1Au premier semestre 2020, de nombreux établissements scolaires du monde ont dû passer subitement à l’enseignement en ligne. Cette transition brutale vers l’usage des technologies répondait à l’urgence d’une effectivité de la continuité pédagogique en raison des défis imposés par la pandémie à coronavirus connue également sous le nom de la Covid-19. Cette continuité était destinée à s’assurer que les élèves poursuivent des activités scolaires leur permettant de progresser dans leurs apprentissages, de maintenir les acquis déjà développés depuis le début de l’année (consolidation, enrichissements, exercices, par exemple) et d’acquérir des compétences nouvelles pendant la période de fermeture des écoles (Menj, 2020). Or, on sait qu’un apprentissage en ligne efficace est le fruit d’une préparation lointaine et d’une bonne conception pédagogique (Karakaya, 2021). Une telle décision d’appliquer l’enseignement à distance de manière urgente, bien que résolvant un problème crucial, est apparue comme une sommation faite au corps enseignant (Boudokhane-Lima et al., 2020). Ces derniers devaient dans l’impréparation et un cafouillage total, exploiter les dispositifs numériques pour maintenir les élèves en éveil et pérenniser l’offre éducative.
2Dans le contexte camerounais, même si les écoles ont été fermées temporairement pour assurer la santé et la sécurité des élèves et du personnel enseignant, l’enseignement n’a pas complètement cessé. Les autorités en charge de l’éducation ont appelé les enseignants à faire usage des espaces numériques, des plateformes technologiques et des outils collaboratifs tels que les réseaux sociaux pour assurer les échanges avec les élèves (Mah, 2021). Par ailleurs, les chaînes de radios et de télévisions nationales, par le biais d’un partenariat avec les pouvoirs publics, ont également été mises en contribution pour maintenir un contact régulier entre les élèves et leurs professeurs (Dounla, 2020). La continuité pédagogique a été assurée par les professeurs confinés chez eux ou dans les espaces d’enregistrement des cours pour les élèves à la maison. L’objectif était de « nationaliser » l’enseignement et de surmonter le choc de la crise.
3Cependant, même si les cours ont été mis en ligne, l’enseignement à distance, tant souhaité par les autorités éducatives, a été entaché de nombreuses irrégularités qui font douter d’une réelle continuité pédagogique. Béché et Djieufack (2020) ont mis en évidence, dans leur recherche, la négligence du système éducatif camerounais face aux besoins des acteurs de l’éducation. Ces auteurs ont dénoncé l’incapacité des établissements à mettre sur pied un dispositif technologique adéquat capable de répondre aux attentes des usagers pendant la Covid-19. De plus, le déficit en énergie électrique, la mauvaise qualité d’Internet et le coût élevé de la bande passante ont fortement altéré la qualité de cette continuité pédagogique (Dounla, 2020). Ndibnu-Messina Ethé et Kouankem (2021) ont souligné les problèmes rencontrés par les enseignants dans l’intégration des technologies, l’expérience de l’éducation à distance et l’absence d’échange. Sur ce dernier point, Suchaut (2020) relève qu’il n’y a pas d’enseignement efficace sans interactions, ni discussions. En effet, la transition des méthodes d’enseignement en face à face à des méthodes plus indirectes, a contraint les écoles à la gestion des flux d’apprentissages pleine de complexités (Rasmitadila, 2020). Dans l’urgence et sans formation pour la plupart, il était illusoire de croire à un enseignement numérique réel et actif (Wagnon, 2020). Cet enseignement à distance non préparé a néanmoins réveillé le système éducatif camerounais de son état de somnolence.
- 1 L’arrêté conjoint N°078/B1/1464/MINEDUB/MINESEC du 25 Août 2021, en son article 2 (alinéa 1) précis (...)
- 2 Arrêté conjoint N°078/B1/1464/MINEDUB/MINESEC du 25 Août 2021, en son article 2 (alinéa 2).
4Sur un autre plan, les problèmes posés par la pandémie de la Covid-19 ont permis à de nombreux pays de repenser leurs politiques éducatives en matière d’intégration du numérique. Le gouvernement camerounais en a pris conscience et s’est tourné vers des dispositifs éducatifs hybrides1 qui allient présentiel et distanciel. L’enseignement en présentiel2 se poursuit comme par le passé dans les campus scolaires avec un système de mi-temps pour les établissements à large effectif. Ce système recommande un fonctionnement en deux périodes pour les élèves d’une même salle de classe : 07h30 à 12h40 pour une première partie et de 13h à 17h30 pour la seconde. Connu sous le label de « Distance Education », ce dispositif d’enseignement à distance, qui s’inscrit dans la continuité des pratiques en ligne réalisées durant la pandémie, se présente comme le principal pilier du ministère des enseignements secondaires permettant aux élèves des collèges et des lycées de rattraper à la fois le retard observé durant la période du confinement scolaire, le retard imposé par le système de mi-temps et de donner un coup d’avance aux apprenants face à leurs problèmes d’apprentissage.
5Ce mode d’enseignement vise à offrir de nouvelles opportunités éducatives à distance telles que des ressources éducatives libres et une ouverture massive en ligne des cours en vue de permettre à une plus grande masse sans distinction du lieu, de l’heure ou de l’âge d’accéder à l’éducation. De plus, la généralisation des technologies mobiles a ajouté une dimension positive à l’enseignement en distance. L’usage de ces outils a joué un rôle important sur la motivation de l’apprenant, la régulation, le contrôle et la personnalisation de l’environnement d’apprentissage.
6Cependant, comme face à toute pratique nouvelle basée sur les Technologies de l’Information et de la Communication (désormais TIC), des préalables doivent être établis. Dès lors, nous cherchons à comprendre quels regards les acteurs (enseignants et élèves) portent sur l’implémentation du dispositif national d’éducation à distance. Sont-ils suffisamment impliqués dans cette expérience ? Le présent article vise à rendre compte des perceptions des acteurs de ce mode d’enseignement, de leur degré d’implication et à révéler les problèmes individuels auxquels ils sont confrontés.
7L’apparition de la pandémie de la Covid-19 dans le monde a totalement changé les modes d’enseignement (Meirieu, 2020). Aidés par le développement permanent des TIC, en particulier la diffusion de l’utilisation d’Internet, ces modes d’enseignement ont permis à de nombreux gouvernements de traverser une période inédite (Dounla et Béché, 2021). Des termes comme éducation basée sur Internet, formation à distance, enseignement en ligne ou e-learning, apprentissage électronique ont été de nouveau popularisés durant la fermeture des écoles pour rendre effectif la continuité pédagogique.
8Selon Plateau (2020), il s’agit d’une modalité d’enseignement qui permet à un élève d’apprendre de façon relativement autonome, avec des contraintes minimales d’horaires et de milieux, et avec l’accompagnement de personnes-ressources. De façon simpliste, il s’agit d’un moyen d’apprendre à distance sans être en contact direct avec un enseignant dans la classe. Un tel mode d’enseignement s’appuie sur les cours et tutoriels en ligne via divers systèmes de gestion de l’apprentissage tels que Moodle et Blackboard (Midgley et Resalat, 2020). Selon Moore et ses collègues (2011), l’enseignement à distance est le descripteur le plus connu lorsqu’il s’agit de référence à la formation à distance. Il décrit souvent l’effort de fournir l’accès à l’apprentissage pour ceux qui sont géographiquement éloignés. L’une de ses caractéristiques est en effet l’absence de salle de cours, de salle de séminaires et de salle de tutorat (Keegan, 2013). C’est donc une façon d’étudier dans laquelle vous ne fréquentez pas une école, un collège ou une université, mais étudiez depuis votre lieu de résidence, généralement sur Internet. Les cours existent sous différentes formes et types, comme les vidéoconférences, les sessions de diffusion en direct, leçons audio ou vidéo asynchrones, devoirs et projets, cours en ligne à horaire ouvert, etc. Pour Holmberg (2005), l’enseignement à distance est identique à l’étude privée de textes prescrits avec ou sans guide d’étude. C’est un système d’enseignement-apprentissage comprenant un matériel d’étude spécialement préparé pour les contacts réguliers et médiatisés entre tuteurs et étudiants individuellement ou en groupe. À l’image de n’importe quel mode éducatif, l’enseignement à distance comporte de multiples avantages et inconvénients.
9Au rang des potentialités offertes par l’enseignement à distance, l’examen de la littérature révèle la richesse de ce mode d’enseignement auprès des apprenants. Karsenti et Collin (2010, 2011) les présentent comme des moyens qui facilitent les formations tout en conciliant travail et obligations familiales. En effet, sa principale force réside dans l’accessibilité et la flexibilité qu’elle offre ; donc absence de contrainte de temps ou d’espace dans l’apprentissage. Elle interfère faiblement dans les activités quotidiennes régulières d’un travailleur. Cette flexibilité de l’horaire est également source d’attraction pour certains, même s’ils n’ont pas véritablement d’empêchement dans le temps ou l’espace. Marchand et Loisier (2003) précisent qu’avec l’enseignement à distance, les étudiants peuvent se former à leur rythme et selon des périodes personnelles de disponibilité. Pour certaines personnes plus âgées, cette souplesse dans l’enseignement aurait même une influence positive sur leur apprentissage. De plus, l’adoption des cours à distance en ligne développe des compétences numériques absolument nécessaires à l’employabilité et à l’insertion professionnelle des apprenants.
10Toutefois, l’implémentation de ces dispositifs d’enseignement à distance en Afrique ne va pas sans obstacles. Le principal réside dans les inégalités sociétales à l’origine de ce qu’on a dénommé « fracture numérique ».
11Selon l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2011), l’expression « fracture numérique » fait référence aux situations où il existe une forte disparité entre individus, foyers, entreprises et aires géographiques, en termes d’accès aux technologies et d’utilisation de l’Internet pour une large variété d’activités. En effet, elle est appréhendée, dans un premier temps, comme un retard dans l’acquisition des infrastructures de télécommunication et l’accès aux technologies, et dans un second temps, sous l’angle d’un faible taux de connectés avec un grand déphasage observé entre les couches sociales (favorisées et défavorisées), les villes et les campagnes, etc. Pour la mesurer, on prend en compte le nombre d’utilisateurs d’Internet ou de téléphones portables dans une communauté, le nombre de zones couvertes par le réseau internet ou téléphonique, etc.
12Il faut préciser que ce concept de fracture numérique a été développé en sociologie des usages dans le cadre de l’étude des dimensions socioculturelles relatives aux technologies. Bien qu’il ait fait l’objet de plusieurs critiques sur le plan théorique (Guichard, 2003, 2011) et au regard de son opérationnalisation méthodologique (Le Guel, 2004 ; Methamen, 2004), ce concept a été progressivement complexifié et associé à des inégalités socioculturelles plus larges (Ben Youssef, 2004 ; Rizza, 2006 ; van Dijk et Haker, 2003 ; Warschauer et Matuchniak, 2010). Quelques travaux présentent la compréhension de la fracture numérique sous plusieurs aspects dont trois retiendront notre attention dans le cadre de notre étude (Sagna, 2006 ; Vodoz et Reinha, 2006 ; Vodoz, 2010) :
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la disponibilité d’infrastructures renvoie à l’existence ou non des infrastructures de télécommunication. Il s’agit notamment du problème de connexion à l’échelle nationale ou internationale, parfois associé à la configuration des systèmes de distribution en électricité et voies de communication ;
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- 3 L’abordabilité est la traduction du mot anglais affordability. Il signifie simplement l’accessibili (...)
l’abordabilité3 fait référence à la possibilité qu’a le citoyen de se procurer les outils technologiques et d’utiliser les réseaux électroniques dont la connexion Internet. Cet aspect englobe à la fois le coût direct d’achat des dispositifs, équipements informatiques, frais d’installation et les coûts récurrents liés aux frais d’accès aux réseaux de télécommunication. Alors que ce dernier aspect est relativement abordable en Afrique de nos jours, le coût des équipements informatiques reste lui encore assez élevé et non accessible à tous ;
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la compétence numérique ou en TIC se pose de plus en plus avec acuité. Alors que la fracture numérique est souvent perçue en premier sous l’angle de la disponibilité en infrastructure, il est important de souligner que les difficultés d’utilisation sont également perceptibles. L’Afrique relève encore un fort taux d’analphabètes, malgré les progrès remarquables en connectivité au réseau mondial observés ces dernières années.
13En somme, l’analyse et la compréhension de ces préalables facilitent une assise effective et efficace des enseignements à distance en ligne et peuvent expliquer le degré d’implication des acteurs à la pratique de l’enseignement à distance. En effet, la notion d’implication est de plus en plus au centre des interrogations dans le milieu de la recherche en sciences humaines et sociales (Ardoino, 2000 ; Pagès, 2006). Sun-Mi, Barbier et Verrier (2007) les déclinent en trois dimensions :
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« être impliqué » dans cette expérience signifie faire partie intégrante d’un système constitué d’interactions et d’échanges, de droits et de devoirs qui met en lien l’ensemble de la communauté éducative, au-delà des membres pris isolément ;
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« s’impliquer » veut dire que chaque membre manifeste son désir de savoir et d’action au sein de ce réseau. L’élève va donc mettre en exergue son propre désir dans la situation éducative et l’orienter, dans la mesure de ses moyens, pour le meilleur ou pour le pire (Sun-Mi et al., 2007) ;
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et « impliquer » est le résultat de l’implication de chaque individu sur l’ensemble des autres par le biais de ces interactions. Ainsi, l’élève constate que ce qu’il dit aux autres au sujet de ce qu’il a appris bouleverse parfois leurs représentations personnelles et sociales. Il en reçoit également des feedbacks, non sans certaines secousses.
14De plus, le concept de fracture numérique dans le cadre de cette étude, permet d’anticiper en contexte éducatif, les variations du rapport aux dispositifs technologiques d’enseignement à distance conçus, entre apprenants d’une même région, d’une même école, voire d’une même classe. Il contribue ainsi à intégrer l’hétérogénéité des profils socioculturels des apprenants dans le cadre de la complexification des usages des technologies en éducation, car l’adoption des pratiques avec les TIC dans ce contexte engendre des variations d’accès et des différences d’usage parmi les apprenants (Collin et Karsenti, 2013).
15Ainsi, cet article pose un triple questionnement. Le premier concerne le regard que les principaux acteurs pédagogiques (enseignants et apprenants) ont de l’implémentation de l’éducation à distance dans le système d’enseignement secondaire au Cameroun. Le second est relatif aux pratiques réelles observées face à un environnement social marqué par une fracture numérique. Enfin, le troisième a trait aux perspectives d’amélioration envisagées. Pour répondre à ces préoccupations, trois objectifs ont donc été formulés. Il s’agit, dans un premier temps, de montrer comment les dimensions socio-culturelles notamment liées à la fracture numérique sont à l’origine d’une perception négative des enseignants et apprenants sur l’implémentation de l’éducation à distance au Cameroun. Dans un deuxième temps, il faudra faire une analyse descriptive des pratiques observées, et dans un troisième temps, d’en déduire les attentes des acteurs visant à l’amélioration de leur implication dans ce processus d’enseignement à distance. Pour atteindre ces objectifs, une démarche méthodologique a été appliquée.
16Cette recherche a utilisé la méthode de l’étude de cas, qui fait partie des méthodes de recherche qualitative. Ce choix se justifie par le fait que cette dernière exploite de multiples sources d’information afin de produire une meilleure compréhension d’une situation dans la vie réelle ou d’un phénomène précis (Creswell, 2012). Dans la même logique, Millette et ses collègues (2020) réaffirment la pertinence des approches qualitative en misant notamment sur l’analyse des données denses et riches pour comprendre l’émergence des phénomènes sociaux contemporains. Pour cette recherche, le cas est l’expérience de l’enseignement à distance pratiquée par les enseignants pendant la Covid-19 tout au long du premier trimestre allant de septembre à décembre de l’année scolaire 2021-2022. Étant donné que cette étude vise à évaluer le fonctionnement de cet enseignement à distance à travers le regard des différents acteurs impliqués, elle s’intéresse aux enseignants et aux élèves. La sélection des participants s’est faite dans six établissements représentant les divers ordres d’enseignement secondaire au Cameroun notamment : deux d’enseignement général (lycée bilingue de Bafang et lycée de Bansoa-Mbri), deux pour l’enseignement technique (lycée technique de Fotouni et lycée technique de Douala-Koumassi) et deux pour l’enseignement normal (école normale des instituteurs de l’enseignement technique de Maroua et l’école normale des instituteurs de Mbalmayo). Dans chacun de ces établissements, un enseignant et deux élèves ont été choisis sur la base du volontariat. En somme, un total de six enseignants (avec trois femmes et trois hommes) et de douze élèves (six filles et six garçons) a été retenu pour répondre à notre entretien.
17En ce qui concerne la collecte des données, nous avons eu recours à l’entretien semi-directif et à l’observation des pratiques d’enseignement à distance dans les établissements. En effet, dans l’approche de la recherche sur les usages des technologies, l’entretien permet de mieux appréhender le vécu des usagers. Un guide d’entretien a été élaboré et soumis à l’évaluation de deux experts en technologies de l’éducation. Les questions initialement posées ont été reformulées et appliquées à des fins d’essai à deux élèves et deux enseignants participant à l’enseignement à distance. La version finale du guide d’entretien était constituée de six questions regroupées autour de trois champs thématiques notamment la perception des acteurs, l’usage du numérique et les attentes des participants. L’administration de ce guide d’entretien a été adressée à tous les enquêtés par téléphone. Le temps moyen de réponse était de 15 minutes. L’observation, quant à elle, a consisté à faire une visite dans les établissements scolaires afin de rendre compte des pratiques observées. L’administration des différents établissements retenus nous a permis d’intégrer les salles de classe et les plateformes dédiées au suivi de l’enseignement à distance. La durée d’observation des comportements des élèves dans chaque espace était d’environ 30 à 45 minutes. Après le recueil des données, l’analyse de contenu a été appliquée aux fins d’obtenir des résultats. Cette méthode d’analyse est généralement exploitée pour analyser les informations issues des entretiens et des observations, pour systématiser et quantifier les données (Fraenkel et al., 2012).
18Les résultats de cette recherche sont de trois ordres : l’analyse de l’enseignement à distance comme facteur de renforcement des exclusions scolaires d’une part, celle de la pratique effective au Cameroun se situant entre norme d’usage et bricolage d’autre part, et enfin, les attentes éventuelles des acteurs pour une amélioration et une réussite.
19La politique d’éducation pour tous est l’un des principes qui renforce la lutte contre la sous scolarisation et la déperdition scolaire ; deux phénomènes très observés en Afrique subsaharienne. Il s’agit en fait d’une politique de réduction de toute sorte de disparités à travers l’instauration de l’égalité et de l’équité en éducation. Au Cameroun, le Ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du Territoire (MINEPAT) dans le Document de Stratégie du Secteur de l’Éducation et de la Formation (DSSEF) d’avril 2013 insiste sur « l’égalité d’accès à une éducation de qualité » comme gage de la réalité du droit à l’éducation et la démocratisation effective du système (p. 45).
20L’analyse des résultats de nos entretiens présente des aspects majoritairement en déphasage avec cette vision gouvernementale. L’enseignement à distance, tel qu’il est implémenté, exige en effet des préalables favorables à la médiation des enseignements. Il s’agit notamment des équipements personnels des apprenants et des enseignants, une couverture parfaite du pays en réseau internet et des facilités financières d’achat de la bande passante permettant l’accès à la plateforme dédiée à la pratique. Ces trois aspects sont néanmoins les plus évoqués comme limitant le suivi réel de ce programme de formation. En effet, à la question de savoir ce que les acteurs pensent de l’enseignement à distance implémenté dans le système, 12 sur 18 (soit 66,66 %) d’interviewés estiment que ce programme n’est pas facile d’accès à tous bien que nous soyons à l’ère du numérique. Dans ce sillage, un enseignant du lycée technique de Fotouni affirme que « d’une manière globale, le distance éducation tel qu’implémenté exclut les élèves indigents, les élèves des zones reculées ou des zones rurales qui n’ont pas accès aux réseaux téléphoniques et Internet ». De même une autre enseignante de l’École normale d’instituteurs de l’enseignement général de Mbalmayo précise que « le problème avec ce type d’enseignement est que tout le monde n’a pas accès aux outils de TIC. Il discrimine les élèves qui sont dans l’arrière-pays et qui n’ont aucun accès aux ressources multimédia ». Ces propos trouvent tout leur sens dans l’affirmation de Daniel (2013, cité dans Conseil supérieur de l’éducation, 2015) concernant les formations à distance telles que les MOOC. Selon lui, plutôt que de favoriser une plus grande accessibilité aux études, elles pourraient creuser davantage le fossé entre les classes sociales et entre les pays.
- 4 Enseignant désigné par le responsable d’établissement pour assurer le suivi de la pratique du « Dis (...)
21Par ailleurs, environ 75 % des élèves interrogés déclarent n’avoir jamais visité la plateforme dédiée à l’enseignement à distance, bien que les points focaux4 de cette pratique au sein des établissements aient déjà mis à leur disposition des liens d’accès. Parmi les raisons évoquées par ces derniers, on note la mauvaise qualité de la bande passante, l’absence des outils TIC, l’inaccessibilité des ressources mises sur la plateforme, l’absence de couverture internet dans certaines zones et surtout le manque de moyens financiers pour se doter des outils TIC et de la bande passante. Ce dernier aspect le plus évoqué met en exergue la question de l’abordabilité du numérique. Dans ce sillage, un élève du lycée technique de Bafang explique en ces terme : « Je n’ai pas encore une autonomie financière pour suivre les cours en ligne de manière régulière, surtout mes parents sont pauvres pour m’assurer une connexion permanente et je ne comprends pas pourquoi je vais suivre les cours en ligne alors que j’ai des enseignants qui peuvent me les dispenser en direct ». Cet argument rejoint l’avis majoritaire des enseignants (4 sur 6) sur le fait que les élèves du secondaire ne sont pas assez outillés pour suivre des enseignements en ligne et une forte partie des élèves a des difficultés à s’offrir un téléphone intelligent. Notre descente sur le terrain a permis de constater un ratio d’un élève sur quatre détenteur d’au moins un outil TIC favorable à l’enseignement en ligne. En effet, en Afrique en général, le faible développement du contexte sociotechnique est l’une des difficultés majeures liées à l’innovation technopédagogique (Karsenti, 2009 ; Karsenti et al., 2011). Le déséquilibre technologique relevé au sein des communautés bénéficiaires ne favorise pas une égalité d’accès aux savoirs ; d’où la possibilité d’observer une éducation à plusieurs vitesses, sources des exclusions et de rabais des performances scolaires. Dreyfus (2008) affirme d’ailleurs que l’enseignement à distance (surtout en mode asynchrone) ne permettrait pas d’atteindre le même niveau d’approfondissement des connaissances. En tout état de cause, une bonne disponibilité des outils TIC chez tous les apprenants devrait constituer une source de motivation de ces derniers au suivi des enseignements en ligne et surtout pourrait favoriser un accès équitable pour tous.
22Il faut noter que tous ces manquements susmentionnés ont été observés par les enseignants dès le lancement du programme de l’enseignement à distance et un réseau de points focaux a été mis sur pieds dans toutes les régions du pays afin de trouver des voix de contours possibles permettant un accès universel aux savoirs transmis dans la plateforme dédiée aux enseignements. L’interrogation qui nous guidera dans la prochaine articulation est la suivante : quelle pratique pour quelle prescription ?
23L’enseignement à distance tel que conçu dans le programme des enseignements secondaires au Cameroun a pour objet d’accompagner les enseignements déjà suivis en présentiel, tout en renforçant les capacités des enseignants à la pratique des enseignements selon l’Approche par les compétences (APC). De manière concrète, il s’agit d’une plateforme dans laquelle des ressources sont déposées aux fins d’une exploitation de la part des acteurs éducatifs mais en particulier des apprenants. Ces ressources sont essentiellement constituées des tutoriels présentant des enseignements enregistrés dans diverses disciplines. Les acteurs doivent y accéder et télécharger les enseignements qu’ils voudraient suivre et les visionner grâce à leur téléphone intelligent ou à leur ordinateur.
- 5 Enseignant désigné par le chef d’établissement chargé d’accompagner les apprenants dans les platefo (...)
24Toutefois, comme l’ont précisé nombreux d’entre eux, les difficultés d’accès au site dédié constituent un handicap majeur observé. Une descente dans les écoles à la rencontre des acteurs nous a permis d’observer des pratiques contextualisées en fonction des types d’inégalités saillantes. Dans une première catégorie d’établissement qualifié de rural, notamment le lycée technique de Fotouni, le lycée de Bansoa-Mbri et le lycée technique de Bafang, on observe un relais de transmission d’enseignement en ligne dans les salles informatiques regroupant obligatoirement et simultanément tous les élèves. Cette pratique, décrite par le point focal du lycée de Bansoa-Mbri, consiste à « télécharger dans un premier temps, les tutoriels en ligne par les différents points focaux sous financement des chefs d’établissement, ensuite de les mettre à la disposition des enseignants qui doivent à leur tour sélectionner celles qui répondent aux objectifs de leur progression et enfin, les projeter en salle informatique à des heures choisies ». La seconde catégorie est relative à l’usage du réseau social WhatsApp comme moyen de relais des notions présentées dans la plateforme d’enseignement à distance. Cette pratique est plus observée dans les établissements des zones urbaines fréquentant les classes d’examen. Elle consiste, dans un premier temps, à télécharger les tutoriels, les envoyer dans un groupe WhatsApp dédiée aux élèves de classes spécifiques et, dans un second temps, de fixer des périodes de synchronisation pour répondre à leurs préoccupations. Pour cela, des enseignants du e-learning5 sont désignés par les chefs d’établissements pour un suivi particulier des apprenants en ligne. Dès lors, un écart est véritablement observé entre les pratiques prescrites et celles observées sur le terrain. Chaque établissement se forçant à implémenter à sa guise l’enseignement à distance. On comprend aisément qu’il s’agit d’un bricolage adapté sur le terrain pour rester fidèles aux prescriptions des autorités éducatives.
25Ce bricolage se fonde également sur l’incompétence numérique des acteurs mis en jeu. À ce titre, un enseignant souligne qu’« aucune formation des enseignants à l’usage du dispositif TIC n’a été faite au préalable. C’est d’ailleurs ce qui explique le grand désintérêt de ces derniers à la consultation de la plateforme ». Dans le même ordre d’idées, une élève mentionne que de nombreux élèves, surtout ceux des zones rurales, ne savent pas comment faire des recherches via Internet, la majorité des usages se limitant aux appels téléphoniques pour ceux qui en disposent. Ces témoignages mettent en exergue le niveau de connaissance relativement des acteurs dans l’usage pédagogique des TIC. C’est dire combien la « pandémie du siècle » a permis de mettre à nu outre, les insuffisances organisationnelles et en particulier le retard technologique et infrastructurel du pays relatif à la numérisation des enseignements, mais aussi le retard technologique des enseignants et des apprenants.
26De plus, pour conforter les pratiques observées dans ces différentes structures scolaires, les enseignants soulignent plusieurs raisons notamment : « la non maturité des apprenants du secondaire à s’engager dans les enseignements en ligne, l’absence de l’interactivité entre pairs, l’absence d’accompagnement des enseignants, tout ceci dans un contexte pédagogique marqué par l’APC (Aide Pédagogique Complémentaire) qui prône le socioconstructivisme ». Selon 83,33 % d’entre eux, la meilleure pratique pédagogique est celle qui encourage la construction des apprentissages par les apprenants eux-mêmes. En effet, la tendance lourde à vouloir offrir certains cours uniquement en enseignement à distance prive les apprenants d’une accessibilité à ces dimensions relationnelles et communicationnelles, pleinement possibles uniquement en présentiel (Conseil Supérieur de l’Éducation, 2015). Ainsi, 66,66 % d’enseignants se sont prononcés négativement sur la question de la pérennisation de l’enseignement à distance implémenté bien que selon eux, si tout est bien pensé en amont, cette pratique peut être bénéfique pour les apprenants. Un autre enseignant affirme « qu’il y’a plusieurs aspects qui ne sont pas pris en compte (…) plusieurs choses sont à modifier car je ne pense pas que cela permet d’atteindre les objectifs fixés. Ce qui ne permet pas que cette pratique soit pérenne ». Leur perception négative nous a poussé à nous interroger sur les attentes probables des acteurs, favorables à une amélioration possible.
27Il faut dire que le regard des acteurs au sujet de l’enseignement à distance prescrit n’est pas radicalement septique. Il y a néanmoins des expressions relevant de l’espoir des acteurs. L’on ne peut parler des attentes ou des perspectives sans associer les insuffisances y relatives. Le tableau 1 ci-dessous retrace l’essentiel à ce sujet.
Tableau 1 : Récapitulatif des insuffisances relevées
Catégories de problèmes
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Exemples de verbatim récoltés
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Insuffisance de contenus
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« Les contenus ne répondent pas aux attentes de certains ordres d’enseignement, et même des progressions. Par exemple, très peu de cours sont en phase avec l’enseignement technique… »
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Insuffisance en équipements chez les apprenants du secondaire
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« Plusieurs élèves ne disposent pas d’outils appropriés pour une connexion aux enseignements en ligne. Quand cela est nécessaire, ils font un recours aux smartphones de leur parents, toujours pas disponibles en temps voulu… »
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Défaut de couverture
du réseau internet
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« Dans notre localité, de nombreux quartiers ne sont pas couverts par le réseau téléphonique. Aucun opérateur n’est disponible. Du coup, le téléphone n’est utilisé que par endroit… »
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Monotonie des ressources disponibles
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« Le simple fait que toutes les ressources sont constituées de vidéos d’enseignement est un problème. Il faut les varier. Aucun contenu documentaire n’accompagne… »
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28Au regard du tableau 1 ci-dessus, les attentes des acteurs sont diverses et multiples. Pendant que les enseignants se préoccupent des déficits pédagogiques et organisationnels, les élèves soulèvent des difficultés d’ordre financier. « La plateforme de l’enseignement à distance ne contient pas tous les cours ; ce qui décourage de nombreux collègues à la visiter », explique un enseignant. Pour certaines disciplines scolaires, « il n’existe aucune ressource en ligne », explique un autre. À cet effet, de nombreuses propositions découlent des entretiens administrés auprès des acteurs (enseignants et apprenants). Sur le plan des contenus, ces acteurs proposent une amélioration des contenus qui intègre les ordres d’enseignement technique et normale. En outre, une implication des partenaires à l’éducation, comme les associations des parents d’élèves, pourrait fortement contribuer au renforcement des structures locales en équipement TIC, voire doter les élèves en outils technologiques de bases favorables aux enseignements en ligne. L’une des élèves affirme d’ailleurs que « si j’avais les moyens nécessaires, je pourrais me connecter pour voir aussi comment ça se passe ». Ajoutés à cela, les pouvoirs publics devraient voir comment intensifier les réseaux de communication afin de faciliter l’accès à la communication pour tous. En outre, certains enseignants préconisent une variété des ressources avec possibilité de suivi de connexion : « en dehors des vidéos qui sont déjà très lourdes, on peut associer des contenus écrits et détaillés. Un système d’évaluation avec contrainte de retour ». Cela nécessite l’instauration d’une plateforme intelligente par région avec des chargés d’enseignement en ligne. Celle-ci permettrait d’analyser les traces quotidiennes des apprenants et leur niveau de progression dans le parcours.
29L’interprétation des données récoltées, d’une part, ouvre ainsi la voie à leur discussion à la lumière de quelques travaux relatifs aux formations ouvertes à distance, et d’autre part, permet de mieux donner du sens à notre recherche.
30Les champs thématiques développés dans la présentation des données ci-dessus sont triple. Le premier est lié à la perception de l’enseignement à distance par les différents acteurs impliqués, le deuxième à la pratique réelle de ces derniers et le troisième concerne les attentes d’amélioration.
31Les résultats sur la perception de l’enseignement à distance ont permis de mettre en exergue la possibilité d’entrave à la politique de « l’éducation pour tous », source des exclusions aux savoirs. Dans ce sillage, les points explicatifs recensés insistent, comme le précise Sagna (2006), sur l’existence à la fois des difficultés d’ordre technologique, socio-économique et cognitif qui entravent le déploiement du dispositif d’enseignement à distance dans le contexte camerounais, et même africain. Sur le plan technologique, les différents acteurs ont soulevé des problèmes comme celui de la mauvaise qualité de la bande passante, des coupures électriques ou encore de la connexion Internet qui empêchent le bon déroulement des activités pédagogiques en ligne. Dans cet ordre d’idée, le Centre de recherche pour le développement international (CRDI) affirme que dans la plupart des pays du sud, la bande passante Internet internationale dépasse rarement quelques dizaines de Mégabits (Kouakou, 2015). Ces résultats rejoignent les conclusions de nombreux travaux notamment ceux de Béché et Dieufack (2020), Dounla (2020) et de Mah (2021) qui expliquent l’importance de la disponibilité des outils TIC dans les pratiques enseignantes ouvertes à distance. De même, Brugvin (2005) et Glikman (2002, 2014) précisent que l’évolution et l’expansion des technologies en sont un vecteur important et qu’elles conditionnent leurs modèles pédagogiques. Diop (2015) pointe du doigt l’insuffisance des infrastructures, de la distribution des tâches, de la formation des enseignants et de leur motivation financière. Ce dernier aspect soulevé met en lumière, à la fois, les questions de l’abordabilité et de la compétence numérique des acteurs. En effet, l’accessibilité aux outils TIC et de la bande passante n’est pas aisée du fait des coûts qui restent assez élevés. Les opérateurs de télécommunication, qui sont des entreprises « semi » étatiques et dont les multinationales étrangères sont les plus grosses actionnaires, sont plus intéressées par la réalisation d’énormes bénéfices (Sagna, 2006). En effet, il existe des individus, qui ont accès aux technologies de dernières générations. Ceux-ci appartiennent soit à une classe sociale aisée, soit à une classe d’élite, qui est prête à investir pour disposer de ces infrastructures, synonymes pour une grande part d’entre eux de mode de vie à l’Occidental et de modernité. On peut donc poser la question de l’accès au numérique et de leurs usages, ainsi que leur articulation avec les inégalités socioéconomiques au sein des communautés éducatives. En outre, l’insuffisance des compétences numériques des apprenants et des enseignants les a poussés à se retourner vers des voies de contournement (sorte de bricolage en déphasage avec les pratiques prescrites). Dans ce sillage, Béché (2013) affirme que « la formation des managers scolaires aux TIC est aussi déterminante dans le développement des pratiques innovantes d’enseignement ».
32Le projet du gouvernement camerounais de favoriser le déploiement d’une formation complémentaire à distance dans l’enseignement secondaire soulève de vives inquiétudes. Cette mesure qui vise notamment le renforcement des connaissances des apprenants en période de la Covid-19, surtout marquée par l’instauration des écoles à mi-temps dans les classes à effectif pléthorique, soulève un autre pan des inégalités face à l’éducation. Ce déphasage concerne notamment les régions éloignées ou les élèves qui fréquentent dans une petite école ne disposant pas des ressources nécessaires pour offrir sur place tous les cours. Cette pratique vient ainsi mettre en exergue la notion de fracture numérique en Afrique ; véritable obstacle à l’implémentation d’un dispositif national d’enseignement à distance. La présente étude a permis de relever non seulement cet aspect opposé au libre accès au savoir, mais également de voir la façon dont les pratiques de « bricolage » sont faites pour faciliter l’apport des savoirs aux élèves de divers bords.
33Au total, on note une mauvaise perception des enseignants et des apprenants. Celle-ci est déterminée par un défaut de disponibilité des infrastructures technologiques, un problème d’abordabilité aux TIC et une insuffisance de compétences numériques des acteurs éducatifs. Par ailleurs, le sentiment d’une réussite possible dans cette démarche étant majoritairement partagé par les enseignants, ces derniers ont pu dégager quelques pistes de solutions qui ont fait l’objet de notre attention. Il s’agit, par exemple, de créer des bases régionales d’enseignement à distance plutôt que nationale (une plateforme par région avec des animateurs locaux), de revoir les contenus en les adaptant aux ordres d’enseignement, les installations des wifi en milieu scolaire, etc. Nous pouvons au terme de notre analyse penser que le ministère des enseignements secondaires du Cameroun bien qu’animé par un grand esprit d’innovation, devrait revoir les stratégies à déployer pour un bénéfice équitable des apprenants mais aussi, repenser les dispositifs et les démarches qui sied aux apprenants du secondaire.