- 1 Arrêté du 1-7-2013 relatif au Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professor (...)
- 2 Circulaire n° 2015-139 du 10-8-2015 : Missions des conseillers principaux d’éducation.
1Dans le système scolaire français, le métier de Conseiller Principal d’Éducation (désormais CPE) symbolise, par sa singularité vis-à-vis du corps enseignant et son caractère unique à l’international, le décloisonnement entre éducation et instruction, hérité du fonctionnement ancestral du lycée napoléonien (Condette, 2013). L’instauration d’un référentiel de compétences commun aux professeurs et personnels d’éducation en 20131, puis la rénovation de la circulaire de missions du CPE en 20152, ont marqué une étape de reconnaissance de son expertise dans le suivi individuel des élèves et dans l’organisation de leur vie collective. La réalité du métier sur le terrain des collèges et lycées révèle une tension persistante dans ce travail d’équilibriste que le CPE accomplit entre deux rôles : celui qu’il joue sur les plans éducatif et pédagogique dans l’accompagnement du parcours individuel de chaque élève, et celui qui vise la socialisation dans un cadre collectif relevant de la formation citoyenne (Mikaïloff, 2017).
- 3 Centre national d’étude des systèmes scolaires.
2Cette tension est exacerbée dans les Réseaux d’Éducation Prioritaire (REP) où les phénomènes de ségrégation influent négativement sur le climat scolaire selon le Cnesco3 (Florin et Guimard, 2017), rendant l’activité d’accompagnement individuel de l’élève difficile à mener face à une demande accrue de maintien de l’ordre (Payet, 1997). Considérant le travail réel du CPE, nous analysons ces deux versants de son activité, passant de l’échelle micro du bureau à celle macro du réseau. Plusieurs questionnements émergent de cette double posture du CPE, qui a en charge des enjeux éducatifs sans exercer d’enseignement. Peut-on considérer l’éducation comme une discipline non scolaire, au même titre qu’une discipline d’enseignement ? Peut-on établir des descripteurs didactiques de son activité d’éducation ? Comment permet-il aux élèves, par son action éducative au sein de l’établissement, voire du réseau, d’adhérer à la norme scolaire ? Partant de la conception philosophique de Prairat (2012a) selon laquelle une norme ne se décrète pas, ne se crée pas en tant que règle, mais qu’elle valide, en tant qu’objet de l’institution, des pratiques sociales pour en ordonner le fonctionnement, nous interrogeons la place de la norme dans l’agir éducatif du CPE. Toute norme se caractérise par la régularité des usages qu’elle impose, autrement dit par sa normalité et sa normativité, et par sa dimension collective, au sens où elle est partagée par un groupe social pour en coordonner les interactions. La question de la norme scolaire se pose aujourd’hui avec acuité face aux multiples transgressions illustrées par une montée des désordres scolaires au sein des établissements scolaires (Verhoeven, 2012).
3La diversité des contextes dans lesquels s’exerce l’activité du CPE montre qu’elle relève de savoirs multiples à la frontière entre savoirs de métier et savoirs didactiques – disciplinaires, pluridisciplinaires, transversaux –, dont certains ne sont que faiblement formalisés (Mikaïloff et Espinassy, 2018). Dans un double ancrage théorico-méthodologique à l’interface entre approches didactique et ergonomique, nous cherchons à identifier les compétences professionnelles et les savoirs en circulation dans le cadre de l’action conjointe CPE-élèves tout en interrogeant l’organisation du travail collectif et la circulation des outils au sein du milieu de travail.
- 4 Le décret du 12 août 1970 a remplacé le corps des SG par celui des Conseillers d’Education (CE) qui (...)
- 5 Circulaire n° 82-482 du 28 octobre 1982.
4La mutation de la fonction de surveillant général (SG, dit communément « Surgé ») vers celle de conseiller d’éducation s’est amorcée en 1965 avec l’évolution de sa circulaire de mission qui lui confie l’organisation de la vie scolaire dans l’établissement. La création du statut du corps des Conseillers d’Éducation4 et CPE en 1970 a officialisé la fonction éducative d’un personnel auquel l’institution reconnaissait un rôle majeur dans l’animation socio-éducative et l’accompagnement individuel et collectif des élèves pour faire face aux enjeux de démocratisation scolaire (Merle, 2002). Alors que s’affaiblissent les normes traditionnelles qui prévalaient dans l’École républicaine, les acteurs scolaires doivent composer avec un nouveau public dont l’expérience module la culture académique par la culture juvénile qui contribue à leur socialisation (Dubet et Martuccelli, 1996). Les élèves les plus éloignés de la culture scolaire manifestent leur distance, voire leur résistance à l’égard des normes institutionnelles. Ainsi, l’ordre scolaire ne peut plus être établi a priori, mais relève désormais d’un système négocié et provisoire d’interactions au sein de la relation pédagogique (Périer, 2004). Dans ce contexte, en qualité de responsables de l’équipe de vie scolaire dans le second degré, les CPE, dont le corps vient d’être unifié, voient leurs missions se renforcer autour de trois axes de leur nouvelle circulaire (1982)5 : le fonctionnement de l’établissement, avec le contrôle des effectifs et la sécurité des élèves, la collaboration avec le personnel enseignant pour le suivi des élèves, et l’animation éducative.
- 6 Loi n°89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation (J.O. 14 juillet 1989).
- 7 Institut Universitaire de la Formation des Maîtres.
- 8 Décrets du 28/07/2009.
- 9 École Supérieure du Professorat et de l’Éducation.
- 10 cf. supra.
5En opérant un recentrage sur l’élève, la loi du 10 juillet 19896 officialise par décret l’entrée en pédagogie des CPE et légitime leur expertise dans le suivi et le conseil pour le projet personnel des élèves. C’est dans ce mouvement de professionnalisation des métiers de l’enseignement initié via les IUFM7, puis consolidé avec la masterisation8, que l’exercice du métier se complexifie sur le terrain en fonction des réformes éducatives, des contraintes locales et des politiques d’établissement (Barthélémy, 2014). Après la mise en place des ÉSPÉ9 et du nouveau référentiel métier en 201310, les missions du CPE s’articulent depuis 2015 autour de trois domaines majeurs : la mise en œuvre de la politique d’établissement, le suivi de la construction du projet personnel de l’élève et l’organisation de la vie scolaire. Sa fonction pédagogique, inscrite dans son statut depuis 1989, fut longtemps reléguée après la régulation de l’ordre scolaire. Elle apparaît aujourd’hui clairement et explicitement dans les prescriptions, lui reconnaissant un rôle dans les apprentissages sociaux et civiques des élèves et dans l’acquisition de leurs compétences.
6Avec l’évolution de sa dimension relationnelle et accompagnatrice, le métier de CPE se caractérise par une posture oscillant entre deux pôles (Mikaïloff, 2017), celui de l’organisation collective de la vie scolaire et celui de l’accompagnement individuel pour la promotion du projet de chacun. Dans un contexte sociétal et scolaire d’érosion de l’autorité (Prairat, 2012b), les CPE restent soumis aux représentations institutionnelles d’une fonction normative garantissant la régulation des désordres scolaires (Grimault-Leprince, 2014). Cette position incertaine dans l’équipe pédagogique résulte de la distinction historique entre personnels enseignant et d’éducation dans le second degré, qui se perpétue dans le système éducatif actuel au regard du contexte de division du travail éducatif. Chargés d’instaurer un cadre de vie scolaire qui place les adolescents dans les meilleures conditions de vie individuelle et collective, de réussite scolaire et d’épanouissement personnel, les CPE cherchent à investir pleinement la relation aux élèves sans la focaliser sur la question de l’ordre qui appelle trop souvent des réponses disciplinaires, voire répressives (Monin, 2007). Ils sont confrontés à un véritable défi éducatif résultant d’une tension entre maintien d’un cadre normatif et respect de la singularité du sujet, la question de la norme se posant alors comme un enjeu d’éducation à trouver ses possibilités d’agir en situation sociale (Canguilhem, 1966).
7L’entretien individuel avec l’élève constitue une démarche privilégiée de leur pratique, emblématique de leur action éducative. S’appuyant sur la signification originelle du pédagogue, celui qui accueille la parole de l’élève pour lui permettre d’accéder au savoir, le CPE effectue dans des espaces temps interstitiels de la vie scolaire, un travail qui ne produit pas immédiatement de résultats visibles, mais qui vise à construire progressivement son parcours scolaire dans une perspective d’autonomisation.
- 11 De Compagnon : celui qui partage le panis (pain) ou paignon (petit pain) : Thresor de la langue fra (...)
8L’étymologie du verbe accompagner met en évidence sa triple dimension spatiale, temporelle et relationnelle : le processus d’accompagnement s’opère en cheminant vers (a/ac) un but commun, avec (cum) autrui, tout en partageant (pagnis)11 une relation éducative. Nous nous référons au modèle constructiviste de l’accompagnement qui conçoit cette relation éducative, par définition dissymétrique et temporaire, comme une forme d’étayage visant à susciter le désir d’apprendre d’autrui (Bruner, 1983). Cela implique de considérer le sujet dans sa pluralité (Wallon, 1954), dans un contexte donné, sans lui imposer la direction de son devenir, mais en lui permettant d’en explorer les possibilités. La relation accompagnant-accompagné est envisagée comme une dyade unissant deux entités impliquées dans la création d’un espace tiers, la zone potentielle de développement (Vygotski, 1997) dans laquelle les deux sujets peuvent adhérer à des références communes tout en évoluant de façon autonome. La relation CPE-élève nouée en entretien s’avère mouvante, tel un système de nature autopoïétique capable d’engendrer et de spécifier continuellement sa propre organisation (Varela, 1989).
9Les données issues de la première recherche, menée dans une démarche compréhensive de l’accompagnement (Mikaïloff, 2017), sont reprises pour analyser, dans un premier temps, l’activité éducative du CPE au niveau micro selon une approche « ergo-didactique » (Espinassy, 2019 ; Brière-Guenoun, 2018). Empruntant l’idée de faire « parler le métier » (Clot, 2006 : 170) par des méthodologies indirectes permettant de mettre à distance le travail via des échanges avec les professionnels, nous cherchons à mettre en évidence les organisateurs de l’activité du CPE. Il s’agit de découvrir dans quels buts et de quelle manière il agit pour accompagner individuellement les élèves dans leur parcours scolaire.
10L’approche didactique fait écho au concept d’épistémologie pratique propre aux didactiques disciplinaires (Amade-Escot, 2013), notre objectif étant d’identifier la manière dont le CPE mobilise des contenus d’éducation dans les situations d’accompagnement de l’élève, et le sens qu’il donne à ces pratiques. Celles-ci sous-tendent des gestes didactiques de métier (Brière-Guenoun, 2017) qui ancrent le métier dans des actes signifiants de sa professionnalité et révèlent des techniques propres à atteindre les buts de réalisation de la tâche.
11Nous considérons l’activité d’accompagnement comme un système didactique d’éducation-apprentissage dans lequel interagissent le CPE, l’élève et le savoir. Ces trois instances interdépendantes s’inscrivent dans l’articulation entre l’espace du bureau du CPE et celui de la vie scolaire de l’élève, et peuvent être analysées en considérant la position des acteurs dans l’espace didactique d’éducation, leur rapport au temps au cours de cette activité et l’organisation du milieu d’éducation par le CPE. Tout en prenant appui sur le triplet des genèses qui permet d’analyser les processus de construction du milieu didactique (mésogenèse), l’avancée du temps didactique (chronogenèse) ainsi que les places respectives qu’occupe chaque acteur (topogenèse) au fil du temps (Sensevy et Mercier, 2007), nous adoptons une démarche fondée sur une vision clinique du métier (Clot, 2006) considérant que l’activité ne traduit pas uniquement des compétences, mais qu’elle est sous-tendue par des motivations et un système de valeurs (Schwartz, 2000). Dans ce cadre, l’activité des acteurs est triplement dirigée vers soi, les autres et l’objet du travail, et génère des dilemmes qu’ils résolvent en situation. Ces tensions génèrent des arbitrages, des conflits de critères à propos des façons de faire et de penser le travail et ouvrent sur des processus de normalisation (Schwartz, 2000). Identifier la façon qu’ont les CPE de trouver des compromis opératoires afin d’arbitrer ces dilemmes permet d’accéder aux significations de leur action éducative.
- 12 Ils ont été menés durant l’année 2013-2014 auprès d’un échantillon de 10 CPE, 7 femmes et 3 hommes (...)
- 13 Parmi les répondants figuraient une majorité de professionnels exerçant en collège (60%) et 30% en (...)
12Les données proviennent d’une recherche compréhensive menée auprès de CPE de l’académie d’Aix-Marseille. La méthode a consisté à recueillir leurs propos sur leur activité éducative lors d’une première phase d’entretiens qui avait pour objectif de favoriser l’expression des valeurs et des affects liés à l’action par le récit de l’expérience, et de susciter la narration des manières d’agir des professionnels interviewés12. Dans une seconde étape, une enquête confirmatoire a été menée par un questionnaire en ligne13.
13L’analyse de contenu des verbatim, provenant d’entretiens effectués a posteriori de l’activité d’accompagnement, permet de repérer dans les discours des professionnels des gestes didactiques caractéristiques sur les plans topo- méso- et chronogénétiques. Les propos des acteurs sont regroupés selon trois thématiques principales organisant notre analyse :
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Élaboration progressive de la norme comme savoir co-construit ;
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Un milieu didactique rythmé par des rituels de rencontre ;
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Le temps didactique de l’accompagnement.
14L’analyse du discours des CPE met en évidence des objectifs et des intentions qui relèvent d’une volonté de cheminement avec l’élève par une démarche de questionnement progressif afin de l’inciter à participer au diagnostic de sa situation, à prendre conscience de ses propres possibilités d’agir pour énoncer des propositions sur son devenir :
« J’essaie déjà de lui demander : "d’après toi, pourquoi ça se passe comme ça ? " […] On essaie un petit peu de, de débroussailler. » (Muriel)
« On est à deux sur la question, l’élève et moi, et on essaye de comprendre. […] il faut que l’élève sente la ligne, quoi, le sens, hein ! » (Valérie)
« Moi le but de l’entretien, c’est quand il a compris, oui, qu’il formule tout seul. » (Clotilde)
15Le concept de topogénèse qui désigne la position des acteurs vis-à-vis du savoir en jeu dans l’espace didactique permet, en référence à la théorie de l’action conjointe (Sensevy et Mercier, 2007), d’envisager la norme comme objet de savoir en co-construction dans la relation éducative. Les positions respectives des acteurs dans cet espace didactique d’éducation sont amenées à évoluer. Plutôt qu’imposer une norme à l’élève, le CPE vise à lui faire construire sa norme dans une perspective d’autonomisation (Méard et Bertone, 1998) :
« On va espacer les entretiens. Comment tu peux faire sans l’adulte ? Comment tu peux gérer cette situation-là ? J’aime pas les entretiens où on est en face et l’enfant il se contente d’écouter l’adulte. Pour moi, ça n’a pas de sens, s’il n’y a pas un échange qui se fait ! » (Clotilde)
16Ainsi, si l’on considère la renormalisation, fruit des capacités créatrices du sujet pour s’adapter à son milieu (Canguilhem, 1966), comme objet de savoir, alors l’enjeu de l’action éducative du CPE vise l’apprentissage du rapport à la norme, essentiel à la socialisation :
« C’est à nous à le ramener progressivement à une certaine, une certaine norme. » (Valérie)
« Je lui demande à lui d’abord d’évaluer sa semaine. Qu’est-ce que tu en penses, où est-ce que tu peux t’améliorer ? » (Muriel)
17La singularité et la réaction de chaque adolescent influent sur le déroulement de l’entretien, imposant à l’adulte de s’adapter sans cesse à la relation et à la progression de la situation. L’objectif est de lui donner de nouvelles clés pour l’amener à surmonter ses difficultés. En tant que responsable éducatif (Prairat, 2012b), le CPE assume sur le plan éthique ce qui relève de l’initiative de l’élève en suscitant son activité de réflexion et de définition d’actions possibles.
18L’accompagnement s’opère dans un continuum de moments rythmés par des rituels visant à faciliter l’expression de l’élève. Le milieu éducatif se structure autour de l’agencement de l’espace du bureau et de gestes signifiants opérant dans trois dimensions : configuration d’un espace préservé ; positionnement spatial vis-à-vis de l’élève ; et autres gestes d’écoute.
19La fermeture de la porte du bureau s’inscrit dans ce registre : la majorité14 l’utilise pour protéger la relation d’accompagnement de toute influence extérieure, garantir la confidentialité et libérer la parole :
« Ils le voient bien que je les écoute : je les fais entrer, je ferme la porte, je décroche mon téléphone. » (Carine)
20Si une minorité de CPE seulement laisse sa porte ouverte pendant l’entretien, près d’un tiers prend la décision en fonction des cas. Certains évoquent la prise en compte de la demande de l’élève, le degré d’émotion de la situation d’entretien, ou la complexité de son contenu. A contrario, quelques CPE revendiquent le besoin de laisser la porte ouverte quand ils veulent influer sur la vie collective de l’établissement lors d’un rappel au règlement, ou si une prudence particulière s’impose face à des cas problématiques.
21L’adaptation de leur posture professionnelle, selon une démarche empirique, est l’objet d’une réflexion particulière sur des gestes caractéristiques. Par exemple, la manière d’accueillir l’élève en l’invitant ou non à s’asseoir dans le bureau, se révèle comme geste d’écoute constitutif de l’aménagement du milieu didactique. De la même façon, la symbolique de l’entretien est modifiée selon qu’il s’assied à côté ou face à l’élève. Les CPE décident de faire asseoir l’élève s’ils perçoivent un mal-être, un besoin d’aide, ou la nécessité d’entamer un dialogue qui prendra du temps, tandis que la référence au règlement intérieur est systématique pour préférer laisser l’élève debout pendant l’entretien. C’est par cette capacité à déceler des signaux relevant d’une fragilité ou d’un besoin d’accompagnement, qu’ils ajustent ou réajustent le milieu :
« Finalement je me suis assise à côté d’elle. » (Muriel)
« Il m’arrive de me poser de l’autre côté du bureau, parce qu’il y a un besoin de proximité de parole. » (Elena)
22D’autres gestes d’écoute visent à maintenir une attention privilégiée à l’égard de la parole de l’élève, comme : décrocher le téléphone, garder un cahier ouvert devant soi, un stylo à la main, ou prendre des notes de manière systématique. Ces gestes professionnels caractérisent une posture d’accompagnant qui s’adapte avec tact au fur et à mesure que le CPE avance avec l’élève dans son enquête sur la situation dont il découvre la teneur au cours de l’entretien.
23Il est une constante de l’action éducative du CPE : pas d’apprentissage d’une certaine normativité sans un temps nécessaire donné à l’élève pour transformer son rapport à la règle. Les CPE inscrivent leur accompagnement dans la durée en posant des jalons pour étayer le chemin : questionnement progressif, répétition de rendez-vous pour continuer la discussion en prenant en compte le développement naturel de l’élève dans sa vie scolaire et personnelle. Le rapport au temps nécessaire pour l’entretien éducatif diffère selon les priorités que le CPE définit en fonction de la situation :
« On prend le temps de se poser, de réfléchir, et euh d’essayer de poser des objectifs. » (Clotilde)
« Essayer sur des petites choses concrètes d’avancer doucement, en la revoyant, en essayant de voir si ça progresse en fait. » (Brigitte)
« On n’a pas toujours une réponse, euh, et puis des fois il faut du temps quoi ! » (Elena)
24À la différence du temps d’enseignement-apprentissage au sein d’une classe, rythmé par un emploi du temps stabilisé, cette progressivité n’est pas fixée à l’avance. Elle est tributaire, d’une part, du temps limité que le CPE peut accorder aux entretiens, étant appelé à d’autres tâches dans l’établissement, et d’autre part, du temps qu’il estime nécessaire à l’entretien individualisé.
25D’autres gestes tout aussi labiles vont dans le sens d’un aménagement temporel du milieu. Il en va de la capacité à dilater la temporalité de la relation, notamment en s’autorisant à différer les rencontres pour se donner le temps de résoudre certains blocages :
« Écoute, tu as l’infirmière, l’assistante sociale, on se revoit après ; après on en reparle dans quatre jours, tu vois un peu ce que tu as décidé. » (Brigitte)
« Prendre le temps de parler... mais j’ai plutôt tendance à dire : on se revoit. Et si l’élève revient je sais que faut pas faire durer, car j’ai toujours l’impression que pour lui c’est quelque chose de, comment dire… faut pas que ce soit une forme de violence. » (Bruno)
« Lui, je vois qu’il revient, bon pour l’instant il n’y a rien de décidé. » (Pierre)
26Le rapport au temps mis en évidence dans notre étude est étayé par le concept de moments pédagogiques (Weigand et Hess, 2007) qui se créent dans la relation entre la commande sociale et la personnalité de l’éducateur, dès lors que le projet du professionnel « rencontre le projet de l’élève » (p. 271). Le temps didactique (Sensevy et Mercier, 2007) de l’accompagnement en éducation peut être défini comme la prise en compte d’une nécessaire maturation de l’élève et l’absence de précipitation, en dehors des cas d’urgence que le CPE doit traiter.
27Contrairement à l’idée reçue que le travail du CPE consiste à ramener l’élève dans le rang, force est de constater qu’une norme en construction ne peut s’imposer. L’accompagnement est une forme particulière de transition institutionnelle, expérimentée par l’élève dans l’espace du bureau du CPE, où se joue l’articulation entre vie scolaire, vie de classe et vie privée. Les descripteurs caractéristiques de cette activité relèvent d’une didactique de l’éducation en vie scolaire dont l’étude mérite d’être approfondie. La posture d’écoute active et d’étayage du CPE accompagnant favorise le processus d’adhésion de l’élève à un processus d’élaboration d’une norme adaptée à son métier d’élève. Dans le système constitué par la dyade CPE-élève, l’interaction didactique permet la création d’un espace partagé dans lequel s’instaure une relation éducative centrée sur le parcours de l’élève et son devenir en tant qu’adolescent. Les rituels dans le positionnement éducatif, la configuration du milieu de travail, le rapport au temps, la notion de tact sont autant d’éléments qui caractérisent les gestes didactiques du métier de CPE dans son bureau. Dans la partie suivante, nous souhaitons identifier ceux qui organisent la construction du rapport à la norme à des niveaux élargis de mission relevant de la contribution statutaire à la définition de la politique éducative portée par le projet d’établissement.
28La seconde recherche sur laquelle nous nous appuyons s’inscrit dans le cadre d’une recherche collaborative (Brière-Guenoun, Espinassy et Mikaïloff, 2019) mise en œuvre par convention entre la structure fédérative de recherche SFERE et la délégation académique à la formation et l’innovation professionnelle (DAFIP) des services déconcentrés du ministère de l’éducation nationale. La commande institutionnelle relève d’un niveau infranational, l’académie, elle-même découpée en réseaux d’établissement et en réseaux d’éducation prioritaire. Cette recherche a été initiée par le chef d’établissement, co-pilote du REP+, dans l’objectif de comprendre, d’accompagner et de créer les conditions favorables à la mise en œuvre de l’évaluation par compétences au cycle 3 au sein du réseau. Le cycle 3 constitue un échelon privilégié de collaboration inter-degrés entre les acteurs des écoles (premier degré) et le collège (second degré). L’échelle d’un territoire géographique et scolaire (Brière-Guenoun et al., 2019) est un espace approprié à la recherche pour mettre en évidence les relations interindividuelles au sein de nouveaux collectifs de travail induits par le développement de partenariats au sein des organisations éducatives, notamment avec les parents (Maubant, 2014).
29En tant que membres de l’équipe pédagogique, les CPE jouent un rôle important dans cette articulation école-collège, puisqu’ils accueillent les nouveaux élèves et contribuent à faciliter leur intégration dans l’établissement en travaillant avec familles et enseignants. Nous cherchons à identifier les savoirs et les outils que ces professionnels de l’éducation mettent en circulation pour exercer leur action éducative, non seulement dans le cadre de leur bureau, mais plus largement au sein des différents espaces éducatifs de la classe et de l’établissement, en lien avec l’ensemble des acteurs scolaires.
30La démarche a consisté à mettre en place les modalités d’une coopération entre les acteurs du réseau (enseignants, pilotes, coordonnateurs) et les chercheurs en prenant appui sur l’identification des préoccupations, ressources et résistances relevant des pratiques existantes sur le plan structurel comme sur celui des méthodes en circulation. Afin de cerner puis d’analyser les relations, les mouvements et tensions au sein des collectifs de travail induits par la liaison intra-cycle école-collège, nous avons constitué trois sites d’observation : second degré (enseignants du collège), premier degré (écoles) et enfin site directoire comprenant l’équipe de direction et d’encadrement qui nous intéresse ici (Brière et Espinassy, 2021).
31L’équipe de recherche a adopté une approche collaborative (Morrissette, 2013) visant à explorer avec les acteurs de terrain un même objet : la mise en œuvre de l’évaluation par compétences, dans un but de co-construction de savoirs autour des pratiques professionnelles (Desgagné, 1997). Si le développement professionnel est la visée principale de cette action de recherche, les chercheuses se sont positionnées comme médiatrices à deux niveaux : d’une part, entre le monde de la pratique et celui de la recherche (Desgagné, 1997) en favorisant la discursivité du savoir d’action, et d’autre part, entre les praticiens eux-mêmes par des méthodes d’entretien collectif invitant à la confrontation des points de vue qui ouvre à la possibilité de changement des pratiques.
- 15 Elles se partagent le suivi des quatre niveaux d’enseignement. Leur ancienneté dans le collège diff (...)
32Nous analysons ci-après les données recueillies dans le cadre du « site directoire » auquel les CPE du collège ont participé. Dans une visée compréhensive et transformative de l’activité, la méthode d’enquête a consisté en entretiens semi-dirigés individuels et collectifs, suivis d’une restitution-discussion avec l’ensemble des acteurs impliqués. En se positionnant dans une forme d’extériorité, un entretien individuel a été mené avec chacune des directrices de deux écoles du réseau (Dir. 1 et Dir. 2), ainsi qu’avec les deux CPE qui ont souhaité y participer conjointement pour interagir en fonction de leur positionnement dans l’établissement15, et apporter des regards complémentaires sur son fonctionnement.
- 16 Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté.
33Dans une seconde phase, un entretien collectif a été proposé aux mêmes personnes ainsi qu’au directeur de la SEGPA16. La rencontre a débuté par une présentation de résultats saillants issus de l’analyse des verbatim des premiers entretiens, cernant les contraintes majeures ainsi que des leviers potentiels d’action future identifiés par les acteurs en présence. Il s’agissait que les discussions s’engagent rapidement à propos des actes et signes de la professionnalité que les acteurs scolaires reconnaissent et peuvent partager. Ce sont principalement les valeurs attachées aux objectifs pédagogiques et éducatifs visés et le partage des modalités d’action décrites, qui ont fait l’objet d’une analyse de contenu à partir des verbatim de transcription.
34Les verbatim des deux entretiens avec les CPE (Ent. CPE 1 et CPE 2) et de l’entretien collectif avec l’équipe directoire (Ent. coll.) ont fait l’objet d’une analyse thématique par une approche compréhensive (Schurmans, 2009) visant à interpréter les pratiques décrites et discutées avec les sujets interviewés à partir des significations qu’ils donnent à leur action pour mettre en évidence ce qui se joue chez les élèves lors de leur élaboration de la norme.
35L’approche globale et complexe de la situation de l’élève est étayée par des éléments de connaissance des différentes dimensions de son parcours et par la capacité du CPE à croiser son regard professionnel avec les informations partagées par et avec les autres acteurs de l’établissement. La relation qu’il instaure est éducative dans le sens où son action pédagogique investit le champ entier de la vie scolaire de l’élève. L’analyse des verbatim révèle que sa participation au conseil école-collège (instance de liaison CM2-6e) l’aide à se forger une connaissance fine de l’élève au niveau scolaire, familial, social, personnel, lors des échanges avec les enseignants du premier degré. Ce travail en équipe institué dans le fonctionnement du réseau s’ajoute aux collectifs de travail qu’il forme pour le suivi des élèves avec les acteurs éducatifs, enseignants, sociaux et de santé du collège (Mikaïloff, 2020) :
« On fait des commissions d’harmonisation à la fin de l’année […] c’est le seul moment de rencontre avec les écoles où on parle des élèves […] nous on prend des notes pour avoir un aperçu des élèves qui arrivent […] sur l’aspect social, l’aspect santé, scolaire, l’aspect prise en compte de l’élève selon ses spécificités. » (CPE 1, Ent. 1)
« J’avais repéré déjà quelques élèves par rapport à ce que les profs me disaient, par rapport aussi à ce que les parents me disaient et même ce que les gamins disaient. » (CPE 2, Ent. 2)
36L’entretien collectif en équipe directoire démontre que cette compétence liée à l’approche multidimensionnelle de l’élève est partagée avec les enseignants du premier degré qui peuvent, du fait de leur polyvalence, introduire une certaine souplesse dans la programmation des activités pédagogiques pour répondre aux besoins de leurs élèves :
« C’est pas du tout la même dynamique. Par exemple un enfant au collège il a 3 heures de cours le matin, ben il va avoir mettons 1ère heure anglais. Tandis que nous, autant je vais faire un quart d’heure de musique parce que c’est le moment où il faut les faire chanter, après je vais faire 20 minutes de dossier. » (Dir. 2, Ent. coll.)
« 10 minutes de technique de bien-être, parce qu’on les sent crr, de relaxation […] On ne va pas travailler sur la mise en place de la division si on la sent pas. » (Dir. 1, Ent. coll.)
37L’intérêt pour la vie de l’élève et son état émotionnel conduit ainsi l’éducateur, comme l’enseignant, à adapter son approche pédagogique aux besoins manifestés.
- 17 Décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006.
- 18 Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018.
38À la frontière entre savoirs pour éduquer et savoirs à transmettre, ou plus précisément à faire construire par les élèves, le principe d’autonomie est mobilisé tant comme objectif pédagogique en termes d’apprentissage scolaire que comme moyen d’organiser l’activité. La philosophie kantienne, qui a inspiré la culture scolaire sur le plan de la morale civique, conçoit l’autonomie comme la volonté de l’individu de se soumettre librement à la morale de la raison pratique. Inscrite dans le socle commun de connaissances et de compétences dès 200617, puis dans le programme de l’Enseignement Moral et Civique18, l’autonomie s’exerce à deux pôles indissociables de la scolarité de l’élève, de l’appropriation des savoirs à la vie collective. Pour les CPE comme pour les directrices d’école, c’est un principe fort de l’action éducative. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle d’élève mais bien d’aider chaque enfant ou adolescent à mieux se connaître pour être capable d’apprendre en fonction de ses aptitudes propres et de se projeter dans son parcours scolaire :
« Avoir des entretiens individualisés avec cet élève, fixer surtout une sorte de projet, des objectifs à atteindre, en fonction du profil de l’élève, de son âge aussi et de ses difficultés, par exemple, essayer de les mettre en projet, pour l’orientation et travailler sur la motivation par rapport à ça. » (CPE 1, Ent. 2)
39Au-delà du principe moral universel qui implique l’adhésion individuelle aux règles collectives, l’autonomie comme but pédagogique procède d’une prise en compte globale et attentive de l’élève, dans une perspective démocratique qui consiste à préparer les futurs citoyens à diriger leur vie en toute conscience :
« Apprendre à apprendre, ça passe par là et ça passe aussi par l’estime de soi, l’image de soi, gérer évidemment éventuellement l’échec, quand ça marche pas, comment je le vis, comment je le ressens. » (CPE1, Ent. 2)
« Le but du jeu c’est de leur apprendre à trouver les outils, où aller chercher, à aller retrouver dans le livre, sur la tablette, dans le cours, où sont les réponses, les éléments qui peuvent les aider. » (CPE 2, Ent. 2)
40L’usage de rituels est évoqué comme moyen pédagogique pour accompagner l’élève dans la construction de son rapport à la norme, en lui procurant des repères durant son parcours. La ritualisation de moments pédagogiques participe au processus d’adhésion à la règle par la construction individuelle de normes scolaires qui permettent à l’élève d’intégrer les manières de vivre-ensemble dans les collectifs de travail scolaire :
« Des fois on a des profils de gamins qu’on sent, nous, en difficulté, et y compris difficultés scolaires, mais qui sont surtout perturbés par un manque de repères, de règles. » (CPE 1, Ent. 2)
41Nous retrouvons au niveau méso de l’établissement la place donnée par les responsables de l’encadrement éducatif du premier comme du second degré aux rituels. Ces derniers s’inscrivent dans un temps que directrices d’école et CPE nomment la période d’adaptation de début d’année, temps didactique implicitement consacré à faire connaissance avec les élèves et à leur permettre de prendre leurs marques dans la classe et dans l’établissement :
« Tous les débuts d’année nous c’est les remises en place de tout ce qu’on va avoir, les rituels. » (Dir.2, Ent. coll.)
« Oui les temps d’adaptation. » (CPE 2, Ent. coll.)
« Pour les 6ème, la 1ère période jusqu’à la Toussaint c’est ce qu’on appelle nous la période d’adaptation où voilà il faut qu’on laisse vraiment aux élèves le temps de prendre leurs marques, puis nous de faire connaissance avec eux. » (CPE 1, Ent. coll.)
42À l’arrivée au collège, ce temps d’adaptation est d’autant plus nécessaire aux élèves de 6ème qui découvrent une équipe plurielle d’enseignants et de personnels d’éducation, perdant les repères construits chaque année avec leur référent unique à l’école élémentaire :
« On les tient à bout de bras à force de bienveillance, d’empathie face à leurs difficultés […] Ils arrivent en 6ème, pchii, ils partent en live complet parce que en fait ils n’ont plus… Parce qu’un gamin, il s’attache à une personne référente. » (Dir. 2, Ent.coll.)
43La mise en œuvre de ces rituels constitue ainsi une pratique partagée au niveau du réseau, garante par son caractère transversal d’une continuité entre l’école et le collège, et liée à une certaine élasticité du temps didactique :
« On n’a pas la même temporalité quand on veut travailler tout ce qui est savoir être, il faut beaucoup plus de temps. » (Dir. SEGPA, Ent. coll.)
44La discussion collective autour des compétences de l’élève au sein du directoire fait émerger des préoccupations communes relatives à la formation citoyenne. Tous souhaitent harmoniser les pratiques dans ce domaine, afin de créer une véritable continuité pédagogique entre l’école et le collège fondée sur des savoir être et des savoirs liés à la vie démocratique :
« C’est indispensable de partager des informations ! Et je pense qu’on fait vivre des moments de citoyenneté communs à l’école et au collège […] Les élections des délégués. Nous on fait les élections dans notre coin, et eux ils les font dans leur collège. » (Dir. 1, Ent. coll.)
45La formation à une citoyenneté participative des élèves s’inscrit officiellement dans les responsabilités du CPE relevant de la politique éducative de l’établissement. Cependant son expertise dans ce domaine tend à entretenir, et même à conforter la séparation des tâches éducatives avec les enseignants du secondaire qui se mobilisent peu pour ces questions. Dans ce collège, les deux CPE prennent intégralement en charge l’élection des délégués de toutes les classes, en explicitant le vocabulaire spécifique à la vie démocratique. Les propos ci-après traduisent leur difficulté à faire reconnaître l’importance de l’expression des élèves au sein de l’établissement. Elles portent seules cette responsabilité éducative, ce qui les conduit à décliner la proposition des directrices d’école d’intervenir dans les classes de CM2 sur la posture, les droits et devoirs des élèves, et la représentativité des délégués :
« On aimerait bien intervenir sur tout ce qui est citoyenneté […] mais c’est un peu compliqué pour nous de voir qu’on a déjà du mal à mettre en place ce que l’on veut, alors c’est un peu dur de le transférer, enfin l’adapter aux écoles primaires. » (CPE 1, Ent. coll.)
46Cette division du travail éducatif semble paradoxale pour le directeur de la SEGPA qui déplore la dichotomie dans la culture enseignante entre les savoirs disciplinaires considérés comme nobles et les savoirs transversaux :
« Comme si le savoir c’était eux ! Le savoir-faire c’est douteux […] mais alors le savoir-être c’est pas leur souci ! C’est le souci des CPE. Par contre quand la CPE voudrait intervenir sur un projet autour du savoir être, c’est : "ah non, je vais perdre une heure de mathématiques ou je vais perdre une heure de français". » (Dir. SEGPA, Ent.coll.)
47Il n’est pas question de cloisonnement disciplinaire entre les protagonistes de l’entretien qui partagent les mêmes objectifs centrés sur des savoirs communs. La posture est une notion qu’ils interrogent pour évoquer les savoirs sociaux et civiques devant être mobilisés dans une continuité pédagogique du premier au second degré :
« Qu’est-ce que c’est que la posture d’un élève ? […] Il faut que ce soit travaillé en commun […] ce qui concerne le positionnement de l’élève en tant qu’apprenant, en tant qu’élève et en tant que citoyen. » (Dir. 1, Ent. coll.)
« Les élèves ce ne sont pas que des notes, ce sont aussi de futurs citoyens. » (CPE 2, Ent.1)
« Moi je valide surtout les compétences au niveau civique, bien-sûr hein, les compétences sociales […] : la connaissance des règles de l’établissement et l’implication dans l’établissement. » (CPE 2, Ent. coll.)
48Les prescriptions officielles orientent l’activité des CPE vers la formation des élèves à l’appropriation des règles de vie collective, au développement de leur autonomisation et de leur prise d’initiative. Leur action éducative s’exerce à deux pôles de la vie scolaire des élèves : le parcours individuel et la vie collective au sein de l’établissement. Sur notre premier terrain de recherche, l’analyse de discours des CPE sur l’activité d’accompagnement individuel montre le développement de gestes professionnels caractéristiques d’une démarche constructiviste centrée sur les besoins de l’élève en l’invitant à élaborer son rapport à la norme scolaire pour l’aider à se socialiser. À ce niveau micro d’analyse, la norme se conçoit comme savoir en circulation entre le CPE et l’élève. L’accompagnement pédagogique s’effectue en articulation avec l’action éducative menée par le CPE à l’échelle méso de l’établissement, au sein de collectifs de travail susceptibles d’interagir avec le système dyadique CPE-élève (Mikaïloff, 2020), nonobstant une certaine difficulté à coopérer comme l’évoquent les CPE du collège REP+ de notre second terrain de recherche. La place accordée à la formation globale de l’élève et à son devenir citoyen est ici première dans l’action éducative.
49L’approche ergo-didactique (Brière-Guenoun et al., 2019 ; Espinassy, 2019) a permis de mieux prendre en compte les différentes strates imbriquées du métier, entre prescriptions institutionnelles, travail collectif au sein de l’établissement inscrit lui-même dans un réseau, et suivi individuel de l’élève dans sa singularité. Nous avons cherché à définir des éléments d’une didactique disciplinaire de cette pratique d’accompagnement en cherchant à éprouver la validité de concepts génériques au-delà des didactiques disciplinaires établies (Dorier et al., 2013). Nous pouvons néanmoins identifier des limites méthodologiques à notre recherche, qui s’appuie principalement sur les pratiques déclarées et non sur des pratiques effectives observées. Des méthodes d’observation ne peuvent être envisagées en première intention sans un long travail de co-construction d’une confiance partagée entre praticiens et chercheurs, en particulier lorsqu’elles portent sur des moments éducatifs hors temps de classe, non prévus à l’avance. En outre, ce type de recueil de données par observation in situ nécessite un dispositif plus lourd d’autorisations.
50Pédagogue au sens premier du terme, le CPE effectue une activité transitionnelle en accompagnant l’élève de son milieu de vie d’enfant puis d’adolescent, à celui de citoyen autonome. L’action éducative du CPE implique une certaine plasticité pour répondre aux besoins individuels de l’élève dans les différentes situations rencontrées tout en restant garant d’un ordre scolaire préétabli par le règlement intérieur. L’enjeu de ce processus de renormalisation (Schwartz, 2000) se situe à deux niveaux : celui de l’élève qui doit trouver un sens à la norme qu’il construit ; et celui du CPE qui souhaite rester en accord avec son système de valeurs lorsqu’il répond aux injonctions normatives de l’institution.
51L’activité du CPE nous paraît correspondre à la définition de l’activité de service selon De Gasparo (2015) qui en décrit deux caractéristiques essentielles :
-
la qualité du service n’est pas connue d’avance, mais se constitue en cours d’activité ;
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sa réalisation est une coproduction, qui engage à la fois le professionnel et le bénéficiaire.
52La communauté éducative formule des demandes auprès du CPE dont elle attend qu’il rende service par la prise en charge d’élèves « à problème » et plus globalement de l’éducation citoyenne. Bien que la qualité de son service s’évalue à l’aune du maintien de l’ordre global, l’action du CPE se joue le plus souvent dans des moments de construction individuelle d’une norme qui ne peut s’imposer. Pour répondre aux exigences de son travail, il est amené à faire varier le périmètre de son activité au-delà du cadre de l’entretien mené dans son bureau. Cette activité n’est pas indépendante de ce qui se joue dans d’autres collectifs de vie et de travail au sein de l’établissement, et le CPE se confronte à une tension constitutive de toute entreprise d’éducation, entre maintien du cadre normatif et respect de la singularité du sujet. Il réalise un ensemble d’arbitrages qui mobilisent à la fois sa subjectivité au travail et la prise en compte des prescriptions. Lorsqu’une difficulté se présente, qu’un événement perturbe un cours ou une récréation, la formulation d’une demande vient solliciter un travail qui va se jouer dans la relation avec le CPE. La médiation opérée permet d’interpréter la situation et d’intégrer ce qui émerge. Suivant la logique servicielle, on comprend que les effets de l’action didactique et pédagogique résultent d’une coproduction entre professionnel et bénéficiaire qui réalisent ensemble les potentialités de la situation en l’actualisant. Cette formulation actualise les notions de jeu didactique, d’interactions, ou encore d’aménagement du milieu pour apprendre, et renouvelle l’exercice de définition de la situation de travail pour le CPE. Le travail d’accompagnement de co-construction de la norme est porté par un mouvement de projection, de création vers le possible à venir pour tous les protagonistes (De Gasparo, 2015).
- 19 Programme ODE (Organisateurs didactiques et ergonomiques de l’activité enseignante) - laboratoire A (...)
53Dans le domaine de l’enseignement, les travaux menés par notre équipe19 tentent de faire avancer la réflexion sur la professionnalité des acteurs engagés lorsqu’ils cherchent à construire les modalités de cette co-production dans la manière dont ils aménagent la situation d’apprentissage. La conception dynamique des relations de service permet de considérer l’élargissement de la situation de travail à l’échelle d’un réseau, où les organisateurs de l’activité et l’empan des prescriptions dépassent le cadre de la classe et celui de l’établissement scolaire. S’intéresser au projet éducatif d’un réseau et à l’activité des professionnels de l’éducation qui le mettent en œuvre revient à interroger le rapport que ces derniers nouent avec leur action et le milieu dans lequel ils l’exercent (Espinassy et al., 2018). La notion de prescription-demande-projet, avancée par De Gasparo (2015), correspond à la demande d’un projet éducatif qui génère à la fois un lieu de vie, de lien social et de culture. L’étude de cette prescription et de sa mise en œuvre doit aider à mieux comprendre les leviers du développement dont se dotent les acteurs, chacun à leur niveau de responsabilité, pour atteindre cet horizon en transformant les situations et en donnant sens et valeur au travail individuel et collectif. L’analyse de ces activités individuelles et collectives dans le cadre d’un projet éducatif au sens large doit nourrir la formation des enseignants et des CPE dans une logique d’approche complexe, œuvrant pour le décloisonnement éducatif. Ces projets interrogent aussi les compétences de l’intervenant-chercheur en termes de moyens dont il se dote pour circonscrire la situation de travail et affiner ses analyses (Espinassy, 2019).