Remerciements
Un grand merci à Catherine Fontaine, Mickaëla Hiver-Iborra et David Lemort pour leur aide dans la constitution et l’enrichissement de ce corpus. Merci à Jacques Kerneis pour sa relecture de l’article et ses questionnements.
1En France, les confinements multiples ont mis sur le devant de la scène politique de l’éducation nationale un dispositif nommé « continuité pédagogique » (désormais CP). Il consiste à permettre aux enfants, restés à la maison à cause de la pandémie, de bénéficier d’un enseignement (Cerisier, 2020). Les termes choisis ne sont pas neutres politiquement et posent la question des objectifs poursuivis, mais aussi des non-dits laissés dans l’ombre, par l’État français pour accompagner les élèves dans le maintien d’une activité pédagogique. Le Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports (MENJS) et la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) (2020) ont effectué une enquête sur la CP ayant eu lieu de mars à mai 2020 et montrent qu’elle a été plutôt bien vécue par les familles de collégiens et les enseignants du secondaire. Les enseignants ont pu garder le contact avec les élèves et ces derniers sont décrits par les familles et les enseignants comme plus autonomes dans leur apprentissage. Toutefois, l’apparente « valeur ajoutée » de cette période est contrebalancée par un ensemble de facteurs, présentés par la DEPP comme des « cumuls de handicap » : les jeunes enfants ne semblent pas bénéficier de cette distance forcée, les professionnels travaillant dans un réseau d’éducation prioritaire ne semblent pas tirer profit de cette période, le manque de matériel informatique rend difficile cette mise à distance forcée, etc. Pourtant, des propositions numériques autour du renforcement des Environnements Numériques de Travail (ENT) ou « ma classe à la maison » du Centre National d’Enseignement à Distance (CNED) étaient proposées comme solution technique principale à la mise en place de cette CP. Assez rapidement, le paradoxe quant à l’injonction à la CP à travers le numérique rend le discours politique incompréhensible, voire, peut provoquer méfiance et résistance par rapport à cette continuité par le numérique. En ce sens, Cerisier (2020) rappelle la prudence nécessaire à la volonté de massification de ces outils, qui, dans leurs usages, sont emprunts de logiques non articulées (Wagnon, 2020, mais aussi Amadieu et Tricot, 2020, parlent de mythes) : des logiques de substitution du numérique aux enseignements ordinaires en classe, des logiques de substitution de pratiques pédagogiques proposées par un professionnel à des pratiques pédago-éducatives issues de la famille, une « école à la maison » qui se passe de pédagogues, entre autres.
2Pour des territoires où les conditions d’accès au numérique sont très restreintes, notamment dans les départements d’Outre-Mer (cf. Rapport de la Cour des Comptes par Audoux, Mallemanche et Prévot, 2019), l’ampleur de la tâche est encore plus grande, mettant les professionnels en tension. En effet, Meirieu (2020a, 2020b, 2020c) rappelle que ce sont surtout sur les enseignants que reposent les adaptations, les solutions et la conception de la CP. Une enquête menée à la Réunion, à Mayotte et dans l’hexagone auprès de 4285 enseignants (Genevois, Lefer Sauvage et Wallian, 2020) met en évidence les tensions dans lesquelles se trouvent les professionnels lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre la CP, et des sentiments de rupture dans et avec le métier. Ces signes d’alerte interrogent le fait que la mise à distance forcée et les moyens trouvés pour répondre à la CP et à l’enseignement à distance ne mettent pas les professionnels en sécurité au travail.
3Dans notre recherche, l’angle choisi pour appréhender cette CP n’est pas directement celui du discours enseignant. C’est celui des médias, qui permettent d’appréhender plus globalement les dynamiques des représentations sociales de la CP sur des versants politiques et sociétaux (rapports à l’institution, rapports de pouvoirs interindividuels et rapports au monde). Il s’agit alors de questionner, à travers le discours médiatique, la manière dont la CP se construit, ce qu’elle révèle de la place de l’école et du numérique dans la société, ce qu’elle oriente dans les opinions et les attitudes, et ce qu’elle engendre en termes de stéréotypes, voire de mythes (Amadieu et Tricot, 2012 ; Wagnon, 2020). Au regard de la complexité de la mise en place de la CP dans les départements d’Outre-Mer (Audoux et al., 2019), le territoire de Mayotte est particulièrement étudié. Sa dynamique territoriale fragile et puissante (issue de son choix politique d’être devenu un département Français depuis 2011), met en exergue la complexité de la diversité des formes de CP et des imaginaires culturels sous-jacents.
- 1 Par discours, nous entendons celui qui réfère aux énonciations dans un texte (des phrases, des mots (...)
4Le discours1 de presse est un discours social produit au sein d’une société, par des personnes issues de cette société, et dont les sources institutionnelles, le lectorat et les thématiques du journal donnent un sens aux enjeux culturels actuels. Les représentations sociales incluses à travers ces discours médiatiques sont donc un cadre théorique particulièrement adapté puisqu’elles permettent de comprendre le sens et la fonction de l’objet étudié (ici, la CP) dans la culture. Jodelet (1989) montre que les personnes au quotidien élaborent un ensemble de théories spontanées sur un objet (ici, la CP) qui permettent de lui donner une fonction. Ces théories sont élaborées à partir d’indicateurs perceptifs, d’informations, de croyances, d’opinions, dans l’action. Elles ont pour fonction d’établir des connaissances socialement partagées, de sauvegarder l’identité d’un groupe, de créer un sentiment d’appartenance à travers une justification de son comportement, mais aussi, d’orienter des pratiques culturelles. Le traitement de la CP par la presse écrite est une façon de s’inscrire dans la représentation d’une certaine culture mahoraise : « La presse produit ainsi sa propre mémoire qui participerait à la construction des mémoires collectives sociétales (Moirand, 2007 : 2), et, pourrait-on ajouter, dans le cas qui nous intéresse, sa propre amnésie » (Idelson, Ledegen et Hamza, 2012 : 3).
- 2 Cet élément a d’ailleurs été soulevé par Longhi (2021) dans un article médiatique :
- 3 Citation de phrase à 11 minutes de film.
5À notre connaissance, aucune recherche ne questionne directement les représentations sociales de la CP à travers les médias. Mais plusieurs recherches interrogent les représentations sociales de la pandémie et du COVID-19 à travers la presse médiatique. Pendant la crise sanitaire, les médias ont eu un rôle essentiel dans l’accès à l’information par rapport aux évolutions de cette crise et à la compréhension que le monde entier pouvait avoir de cette pandémie. Une recherche, d’orientation sociologique, est actuellement menée par Joux, Dahan et Bouilland (2020) auprès des journalistes de presse écrite, quant à leurs pratiques professionnelles pendant la première crise sanitaire en France, en mars-juin 2020 (Joux et al., 2020). Cette recherche introduit les médias comme « seule fenêtre sur l’extérieur » pour communiquer des informations officielles envers le public confiné. Elle décrit deux phases dans la représentation par les médias de la gestion de la crise et du confinement : la première présente la crise de façon négative (relayant, par là même, le discours présidentiel français dont la terminologie de la « guerre » a focalisé l’attention2), la seconde phase, plus optimiste, avec la perspective du déconfinement et le soutien du public envers la profession soignante (applaudissements). Girard (2020) montre également que les médias français présentent les différents confinements de façon très dichotomique. Ainsi, les premiers résultats de Joux et al. (2020) sont de deux ordres : la crise sanitaire a renforcé les liens entre le monde journalistique et le public, et elle est « perçue par les journalistes comme une crise institutionnelle » (Joux et al., 20203). Mais les journalistes ne sont pas tous égaux dans le traitement de l’information : certains n’ont pas les compétences requises pour traiter les sources scientifiques. Les presses n’ont pas toutes accès à une cellule spécialisée dans le traitement de l’information scientifique et/ou médicale, et certains journalistes ont priorisé les aspects événementiels plutôt que scientifiques.
6Si Joux et al. (2020) ou Girard (2020) n’ont pas utilisé spécifiquement le cadre théorique des représentations sociales, celui de Jodelet (1989) donne un sens au phénomène : la terminologie de la « guerre » a servi d’ancrage à la représentation sociale du confinement pour la dédramatiser. La recherche de Paez et Perez (2020) sur les représentations sociales de la pandémie et du confinement par la presse en Espagne montre également un processus d’objectivation dans la construction du message, qui consiste à matérialiser la croyance pour la justifier. Dans l’exemple de l’ancrage de « la guerre », la mise sur le devant de la scène médiatique de la police ou de la gendarmerie personnalise alors les réponses considérées comme adaptées à cette situation (objectivation). La dédramatisation de l’information et son objectivation interpellent alors par leur forme de communication particulière, proche de ce que Moscovici (1984) nomme « la diffusion de l’information » qui vise à réduire la complexité du message pour atteindre un large public. Cette modalité de communication se distingue, selon Moscovici (1984), de la propagation (l’information est vidée de son contenu et renforce l’engagement de l’individu dans son groupe d’appartenance) et de la propagande (créer ou maintenir des différences sociales à travers la génération de stéréotypes). Ainsi, les phénomènes de personnification ou de répétition de l’information participent à la compréhension des représentations sociales, au renforcement des croyances, des stéréotypes et des imaginaires sociaux.
7La construction des représentations sociales du confinement (voire de la pandémie) par la presse sert de référence à la compréhension des représentations sociales de la CP par la presse écrite. La CP doit alors être décrite pour mieux identifier ses enjeux et les imaginaires possibles qui pourraient apparaître (plus ou moins implicitement ou explicitement) dans l’étude des représentations sociales.
8À Mayotte, le contexte numérique et socio-technique rend l’injonction à la CP très difficile. Le déploiement numérique à l’école à Mayotte est balbutiant. Selon Blanchard, Schneider, Botton, Mileto et Caro (2018 : 33), dans le cadre d’une enquête pour le Cnesco4 : « en 2016, le nombre d’ordinateurs pour 100 élèves dans les écoles élémentaires va de 1 à Mayotte à 30 en Lozère ». Malgré l’arrivée du très haut débit en 2012, le nombre de ménages qui bénéficient de la connexion internet est très faible : « Seuls 16% des foyers bénéficient d’une connexion internet sur l’île » (Info Maire, 2012), mais s’accroît chaque année (Audoux et Mallemanche pour l’Insee, 2020). Après le premier confinement, lors des Assises du numérique en 20205, une nouvelle structuration du développement numérique sur l’île est présentée, avec un accès prioritaire aux infrastructures, notamment aux établissements scolaires au haut débit, mais aussi, aux matériels et aux services en vue de répondre aux besoins dits pédagogiques. L’Insee6 (2020) montre un résultat selon lequel, à Mayotte, les familles ont le même taux d’équipement en téléphone portable qu’au niveau national : 93% en métropole, 91% en Guadeloupe, 90% en Martinique et en Guyane, 92% à La Réunion et 91% à Mayotte, mais que les revenus des familles vivant à Mayotte étant globalement plus faibles, leur niveau de dépense était nécessairement moindre. De plus, les types d’achats sont différents, puisque les familles priorisent les téléphones portables comparativement aux tablettes tactiles par exemple (17% dans les familles à Mayotte contre 42% d’équipement dans les familles en métropole).
9Le fait que le Ministère de l’Éducation nationale7 (MEN) ait encouragé une forme de la CP reposant essentiellement sur les outils numériques (notamment le CNED, Lumni, Educ’Arte, parfois un ENT8), interroge les conséquences possibles d’une nouvelle forme d’industrialisation de l’école (Moeglin, 2016) dans le déploiement numérique à venir. La CP encourage une exclusion des populations qui pâtissent déjà d’un manque d’équipement et de pratique du numérique. Les départements d’Outre-Mer (cf. Rapport de la Cour des Comptes, par Audoux et al., 2019) sont extrêmement fragilisés. En Martinique, ou les Pays d’Outre-Mer, telle la Polynésie Française, les recherches récentes montrent que la CP reste illusoire, totalement empêchée (Weiss, 2021 ; Weiss, Alì, Ramassamy et Ali, 2021 ; Weiss, Ramassamy, Ferrière, Alì et Ailincai, 2020). Une autre enquête, menée à Mayotte, à La Réunion et dans l’hexagone, réalisée pendant le premier confinement de 2020, a montré que les enseignants craignent une augmentation des inégalités déjà existantes au sein de l’enseignement : des inégalités d’accès, d’usage et d’équipement, notamment liées à des inégalités territoriales (Genevois, Lefer Sauvage et Wallian, 2020). Le rectorat de Mayotte (et notamment la Direction Régionale et Académique au Numérique Éducatif) a mis en place un ensemble de dispositifs locaux pendant les différents confinements, notamment un relai par la télévision et la radio avec une diffusion de cours (surtout pour le français et les mathématiques), un numéro vert à destination des familles pour pouvoir contacter les enseignants, ou encore des prêts de cartes 3G prépayées pour des accès à internet (notamment aux niveaux scolaires pour lesquels une qualification diplômante est en jeu). La CP, opérationnalisée par des outils médiatiques divers à Mayotte, prendrait donc un chemin spécifique par rapport aux outils prévus pour les écoles dans l’hexagone et par rapport à la politique numérique nationale.
10Interroger les représentations sociales (Jodelet, 1989) de la CP revient à questionner les contenus et ses constituants : les premier renseignent quant aux rapports sociaux symboliques entre les acteurs et les savoirs sociaux constitutifs du numérique et de l’école à Mayotte. Les seconds tentent de cibler les processus qui participent à la construction de messages saillant et secondaires, qui peuvent être de trois formes : diffusion, propagation et propagande (Moscovoci, 1984). Le discours véhiculé par les médias autour de la CP donne à voir la place du numérique dans la culture scolaire mahoraise. En questionnant la notion telle que présentée par la presse écrite, il s’agit de déceler les mythes du numérique (Amadieu et Tricot, 2020) et les mythes de la CP (Wagnon, 2020) dans le contexte de l’école et dans la culture mahoraise, et plus généralement, ses non-dits et ses imaginaires. La CP est alors prise comme un exemple exemplaire (Kuhn, 1990) de l’inscription du numérique dans des cultures particulières (culture scolaire, culture mahoraise) et des contextes (contextes de pandémie mondiale).
11L’injonction à la CP est particulièrement difficile dans des territoires au sein desquels le développement numérique est faible, notamment dans les départements d’Outre-Mer (Weiss, 2021 ; Weiss et al., 2020, 2021). À Mayotte, les recherches menées auprès d’enseignants mettent en exergue l’importance des craintes ressenties par les enseignants par rapport à l’augmentation des inégalités entre les élèves (Genevois et al., 2020). Les ressources médiatiques (radio, télévision) sont les principaux vecteurs d’une « continuité scolaire ».
12L’arrivée des médias écrits est relativement récente sur l’île de Mayotte, comparativement aux médias radio qui existent depuis 1961 et télévisuels qui existent depuis 1986 (Assises internationales du Journalisme, 2019). La presse écrite est implantée à Mayotte en 1983 avec Le Journal de Mayotte (Assises internationales du Journalisme, 2019), qui a fermé en 1997, puis Somapresse qui arrive en 20009. Actuellement, la presse écrite se répartit entre quatre entreprises et six journaux : Kwezi (qui édite les journaux France Mayotte Matin et Info Kwezi, et produit une chaîne de radio depuis 2021 et une chaîne TV depuis 201210), la SARL Somapresse (qui gère les journaux Flash Infos et Mayotte Hebdo11 depuis 200012, ainsi qu’une radio), la SARL de presse DM Éditions (qui tient le journal Les nouvelles de Mayotte, premier quotidien numérique depuis 2004), et BARA SARL (qui édite le Journal de Mayotte depuis 2013).
13Le travail réalisé autour des seuls médias de Mayotte permet alors de s’inscrire dans une approche contrastive interculturelle mettant en valeur la spécificité des contextes dans lesquels s’inscrit cette étude. L’approche contrastive, issue de la linguistique (Yllera, 2001), consiste à repérer, au sein d’une même culture, des typologies différentes, les diversités, et les liens intrinsèques entre les langues et la culture. L’approche contrastive, par une méthodologie typologique, vise une recherche « systématique » dans les différences et les ressemblances, là où l’approche comparative cherche l’invariance, des lois universelles. C’est donc à travers les spécificités du contexte local et de sa culture que cette recherche, portant sur la CP, est ici réalisée. Les questions de recherche sont alors les suivantes : comment sont constituées les représentations sociales de la CP dans la presse écrite Mahoraise ? Quels sont les messages véhiculés par la presse écrite Mahoraise par rapport à la CP et au numérique à l’école ? En quoi les contextes temporels (période de confinement, déconfinement, re-confinement) impactent-ils ces représentations sociales de CP ?
14Le corpus d’analyse se constitue de 266 articles de journaux (cf. Tableau 1). Au total, 88 869 mots et 3 778 phrases sont analysés. Les articles proviennent de six journaux locaux de presse écrite : 40 articles viennent du journal Flash Infos, 66 articles proviennent du journal France Mayotte Matin, 21 articles sont issus d’Info Kwezi, 15 de Mayotte Hebdo, 59 articles des Nouvelles de Mayotte et 65 de Journal de Mayotte. Ainsi, l’ensemble des journaux écrits locaux sur Mayotte sont représentés, ce qui confère à notre corpus une représentativité de la presse écrite locale.
Tableau 1 : Nombre d’articles par corpus, selon que le département de Mayotte soit confiné ou pas
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Corpus 1 : confinement total sur Mayotte
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Corpus 2 : confinement levé
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Corpus 3 : confinement total sur Mayotte
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Dates
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16 mars 2020 –
9 juillet 2020
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21 juillet 2020 –
5 février 2021
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5 février 2021 –
15 mars 2021
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Flash Infos
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13 articles
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23 articles
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4 articles
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France Mayotte Matin
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29 articles
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29 articles
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8 articles
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Info Kwezi
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9 articles
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10 articles
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2 articles
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Mayotte Hebdo
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6 articles
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9 articles
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0 article
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Les Nouvelles de Mayotte
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28 articles
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27 articles
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4 articles
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Journal de Mayotte
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35 articles
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23 articles
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7 articles
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15Deux procédures sont adoptées pour récupérer ce corpus : soit ces articles sont envoyés sous format numérique via les institutions de l’académie de Mayotte, soit récupérés directement sur les sites des journaux. Pour l’ensemble des journaux, les articles numériques sont croisés avec les articles récupérés sous format papier, pour compléter les éventuelles informations manquantes. La sélection des articles est réalisée à partir de mots clés : « école, confinement, COVID, collège, lycée, enseignants, continuité pédagogique ». Après une lecture attentive de l’ensemble des articles visibles entre le 16 mars 2020 et le 17 mars 2021, les moteurs de recherche internes aux sites des journaux de presse écrite ont été sollicités à partir des mêmes mots-clés pour croiser le corpus entre la presse écrite numérique et la presse écrite papier. Cette double vérification a été complétée par un troisième corpus, issu de journaux internes au rectorat de Mayotte focalisés sur l’école. L’ensemble de ces sources permettent d’avoir un panel d’articles médiatiques exhaustif et représentatif. Par la suite, les journaux ont été répartis en trois corpus distincts (cf. Tableau 1) pour identifier la diversité des messages en fonction du contexte pandémique. Les journaux n’ont pas fait l’objet d’une comparaison entre eux pour permettre d’appréhender le discours dans son ensemble.
- 13 Les univers de référence renvoient au contexte de l’énoncé : ce sont des thèmes dégagés de mots du (...)
16L’analyse du discours critique (Fairclough, 1995, 2003 ; Maingueneau, 2021 ; Van Dijk, 1993, 1995) adoptée ici porte sur la manière dont la CP est traitée par les médias et non sur la prise en compte de la construction du message par le récepteur. L’analyse est dite critique car les discours des médias sont orientés socio-politiquement et que certaines représentations sociales peuvent l’être également de façon plus ou moins opaque. L’analyse de contenu thématique (Gavard-Perret, Gotteland, Haon et Jolibert, 2012) et la lexicométrie sont effectuées par trois moyens : à partir d’une analyse inter-juge par deux spécialistes des analyses du discours ; via le logiciel Tropes, au travers des indices énonciatifs et métaphores, des repérages d’actants et d’actés (prenant en charge le discours journalistique) et les univers de référence, pour une première lecture du fonctionnement global du discours13 (Seignour, 2011) ; par les logiciels Antidote et Lexico 5, pour identifier des indices précis (conjugaison, lexique, style, grammaire, temporalité du contenu, pragmatique du contenu, analyses factorielles). Les croisements des analyses qualitatives permettent alors de déterminer des catégories au plus proches des énonciations. Pour aborder le contenu des représentations sociales, les analyses thématiques et univers de références seront davantage mises en avant. Pour aborder les constituants des représentations sociales, les éléments saillants et secondaires des contenus et les modalités indiciaires des discours (indices énonciatifs et métaphores notamment) seront priorisés. Le traitement des effets de contexte sera mis en valeur parfois, dans une approche comparative, les trois corpus distinctement, parfois, dans une approche contrastive, les spécificités de chacun des corpus.
17Après avoir présenté quelques éléments généraux de chacun des corpus (occurrences de noms communs, de verbes, styles de chaque corpus, mises en scène de l’écrit pour chaque corpus), nos analyses lexicales et sémantiques porteront sur les représentations du numérique à l’école puis de la CP plus spécifiquement. Les résultats montrent d’abord que le numérique serait présenté comme un vaccin au confinement, mais reste mythique, réactive des traumatismes passés et clive les populations. La CP quant à elle demeure un concept assez flou : elle est d’abord injonctive et propagandiste (implique un assujettissement de la pensée par une mise en valeur d’acteurs spécifiques dominants tels que le recteur et le ministre), puis elle devient une forme de résistance aux injonctions tout en restant irréelle.
18Les fautes d’orthographe et de grammaire apparaissant dans les extraits d’articles de journaux ne sont pas corrigées dans notre article pour rester au plus proche du discours effectivement produit. Si la compréhension de la phrase est entravée, des ajouts sont effectués entre crochets [ ].
19Les analyses lexicométriques effectuées avec le logiciel Antidote décrit (cf. Figure 1) des corpus plus ou moins denses en termes de phrases et caractères. Les verbes et noms employés dans chacun des corpus ont des références prioritaires communes (élèves, être, avoir). Mais les temporalités sont différentes (mai, semaine, rentrée, confinement), ainsi que les niveaux institutionnels scolaires académiques ou nationaux (école, lycée, établissement, ministre, rectorat, recteur) et les personnes (élèves, enfants, enseignants, recteur).
20Les analyses thématiques effectuées avec Tropes sur l’ensemble des corpus montrent une évolution des thématiques évoquées par les médias, et ces analyses confortent les données issues du logiciel Antidote. Les mises en scène diffèrent entre les corpus 2-3 et 1, puisqu’il y a plus de références aux verbes d’actions dans les corpus 2 et 3 alors que dans le corpus 1, les verbes représentent d’abord la réalisation d’une action (cela renvoie aux verbes « aller », « pouvoir », « falloir » notamment). Les trois corpus sont construits sur une dynamique relativement homogène, avec des mises en tension entre acteurs ou entre actions, mais les actions et les acteurs diffèrent selon les corpus.
Figure 1 : Occurrences des univers de références selon les corpus et saillance des marqueurs du lexique (verbes, sujets, compléments), par le logiciel Iramuteq
21Par exemple, dans le corpus 1, on observe une dynamique d’actions d’ajustement par rapport au confinement « nous allons », « nous allons faire », « nous discutons ». Ces ajustements contrastent avec des injonctions fortes aux règles sanitaires « doivent rester chez eux », « il faut s’adapter ». Dans le corpus 2, la dynamique est plutôt destinée à la compréhension du vécu antérieur (le verbe « expliquer » est employé à 64 reprises) mais aussi à une mise en tension entre les acteurs autour des problématiques de la scolarisation et de la rentrée. Dans le corpus 3, il s’agit de « mettre en place » des dispositifs (d’apprentissage, numériques ou du respect des règles sanitaires notamment), dans des conditions impossibles. Le confinement apparaît comme prioritaire dans le corpus 3 et les enseignants apparaissent dans ce corpus 3 alors qu’ils n’apparaissaient pas avec de fortes occurrences dans les corpus précédents. Le rectorat prend une place importante dans le corpus 2, et le corpus 1 est rythmé par une temporalité courte (mois de mai, semaine) et une référence au ministre : en majorité (35/77 références) au Ministre de l’Éducation nationale, puis au Premier Ministre (29/77 références) et dans une moindre mesure, au Ministre des Outre-Mer (9/76 références), au Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche (3/76 références), au Ministre de la Santé (1/76 références) ou aux anciens ministres de la santé (2/76 références). Pris dans leur continuité temporelle, il semble que ces trois corpus proposent un système de communication vertical : on impose et on ajuste, on explique, on justifie.
22À travers les lexiques ciblés (« numérique », « numériques » ou « Numérique »), le logiciel Lexico 5 identifie 26 références dans le corpus 1, huit occurrences dans le corpus 2 et six occurrences dans le corpus 3 (cf. Figure 2). Le logiciel Tropes présente les références au numérique comme très secondaires dans les corpus car non significatives dans les univers de références. La figure 2 montre la fréquence relative des lexiques ciblés (en noir) à travers les trois corpus, de mars 2020 à mars 2021. La fréquence est plus importante dans le corpus 1, suivie par le corpus 2. Pour le corpus 1, le mot est plus fréquent au début du confinement et en juin 2020.
Figure 2 : Fréquences relatives du terme numérique selon les corpus par dates (logiciel Lexico)
- 14 En 2018, l’île a connu deux phénomènes extraordinaires : des tremblements de terre liés à la découv (...)
23Dit autrement, le numérique est mis à distance dans la distance. Les occurrences dans le corpus 1 montrent que « le Numérique » fait référence à l’espace Numérique de travail (ENT). Dans les articles, l’ENT est décrit comme « connu » des enseignants pour « transmettre » des contenus d’enseignements. Les articles présentent un usage à destination des enseignants (et non des familles ou des élèves), également dans une visée transmissive. Un des journalistes rappelle que cet ENT a été mis en place par l’ancienne vice-rectrice de Mayotte (lors de sa gouvernance entre 2014 et 2018), et que cela a eu lieu « lors des grèves de 201814 ». À travers ce phénomène, le journaliste rappelle que l’ENT est associé à un phénomène extraordinaire antérieur et potentiellement traumatisant. De plus, dans ce corpus 1, le mot numérique est entouré de terminologies négatives (cf. Exemple 1) « fracture numérique, numérique ne fonctionne pas, numérique reste le maillon faible, ceux qui sont en marge du numérique ».
Exemple 1. « Des enseignants avaient fait un travail de fourmi en amont, “j’ai appelé tous les élèves de ma classe pour qu’ils récupèrent les cours, et j’ai tous, ça m’a pris 3 heures !”, nous rapporte une professeure principale. Au cœur du dispositif, le numérique reste le maillon faible ici » (Journal de Mayotte, 19 mars 2020).
24Dans le corpus 2, le même lexique ciblé apparaît dans 7 extraits syntaxiques. Là encore, les terminologies négatives apparaissent comme dans l’exemple 2.
Exemple 2. « Les matériels collectifs sont rares dans les écoles. L’outil numérique est complètement absent dans nos écoles. Nos enfants n’ont pas la chance de toucher un ordinateur dans ces écoles primaires. Ils passent au collège avec un handicap dans ce domaine, déplore encore la présidente [de l’association Espoir des Enfants de la commune de Ouangani] qui évoque la restauration [de] meilleures conditions sanitaires » (France Mayotte Première, 22 juillet 2020).
25Par contre, la notion de ressources apparaît. Ces ressources sont destinées à peu d’élèves et liées à la mise en place d’une classe préparatoire aux grandes écoles (cf. Exemple 3) :
Exemple 3. « Des locaux seront inaugurés cette année pour accueillir la vingtaine d’étudiants, qui auront accès à des ressources numériques dédiées et pourront être hébergés à l’internat d’excellence de Dembéni, ou en famille à Sada » (Flash Infos, 3 février 2021).
26Dans le corpus 3, le même lexique ciblé apparaît dans six occurrences. La sémantique associée au terme « numérique » est relativement positive, avec des mises en forme particulières (point d’exclamation), et un message essentiel, le numérique mis en place par les enseignants et le rectorat fonctionne (cf. Exemple 4) et l’appropriation des outils numériques est facile (cf. Exemple 5).
Exemple 4. « “Cette année ce qu’on a pu voir (…) c’est que beaucoup de familles se sont connectées sur l’espace de travail du rectorat : plus de 9000 connections. C’est une satisfaction, cela veut dire que tout ce qu’on a mis en place comme dispositifs d’accès au numérique fonctionne, même si toutes les familles n’y ont pas accès. C’est la raison pour laquelle beaucoup viennent encore chercher les livrets papiers” déclare le recteur » (France Mayotte, 19 février 2021).
Exemple 5. « Décrié au début, il s’agit d’un outil [ParcourSup] simple d’utilisation qui se révèle être un véritable outil d’aide à la décision pour les futurs étudiants et leurs familles » (France Mayotte, 25 février 2021).
27De façon très distincte des autres corpus, le numérique apparaît ici dans sa forme pro-active et sans concurrence avec le papier puisqu’il ne s’adresse pas aux mêmes élèves. À travers ce rapport positif au numérique, les stéréotypes sous-jacents ciblent certaines classes sociales et font un amalgame entre les classes sociales et les performances scolaires : les élèves en fracture d’accès au numérique n’apparaissent plus au premier plan des messages médiatiques ; sont mis en valeur les élèves issus des classes européennes (considérées comme classes de l’élite) pour qui le numérique est porteur d’un changement et d’une ouverture sur le monde, permettant des situations inédites, comme on voit dans l’exemple 6.
Exemple 6. « C’est ainsi qu’au moyen du dispositif européen eTwining, les élèves de la section espagnole se sont vus offrir la possibilité d’obtenir des correspondants à l’autre bout du monde, en l’occurrence en Pologne et en Suède (...) Réalisation de vidéos, appels numériques sur l’application Zoom, échanges de lettres… Autant de moyens qui ont permis aux élèves d’échanger sur leurs cultures respectives, de présenter la vie quotidienne à Mayotte et de découvrir celles des jeunes polonais et suédois, avec parfois quelques surprises » (France Mayotte, 24 mars 2021).
28Telles les références au numérique, celles liées à la CP sont présentes dans tous les corpus mais peu centrales au premier abord. Dans l’ensemble des corpus, la CP est précédée du verbe « assurer » et du complément « le plan de », fréquemment suivie d’un point final de fin de phrase. Cette structure de phrase « assurer le plan de continuité pédagogique. » s’affiche comme une évidence et un programme en soi, dont le point final amène peu de questions et de questionnements.
29Au début de crise (corpus 1), le logiciel Lexico montre que la CP (35 occurrences) est essentiellement dépendante de G. Halbout (le nom du recteur) ou du recteur. Par contre, lors du deuxième confinement (corpus 3), la CP (20 occurrences) et les enseignants vont ensemble, ce qui peut indiquer un changement d’orientation dans le discours. Entre les deux confinements (corpus 2), la CP (5 occurrences) a introduit cette transition vers les enseignants « continuité pédagogique assurée par les enseignants ». Ces renseignements sont visibles en bleu dans la figure 3. La faible quantité d’occurrences interroge, comme si le présentiel créait une rupture dans la pédagogie de la distance. Cette hypothèse est également étayée par l’absence de mentions d’outils numériques dans ce corpus là (5 outils numériques ciblés, dont 3 institutionnels : eTwinning, Zoom, CNED, ParcoursSup, Néo), alors que dans le corpus 1, les médias évoquent un ensemble d’outils numériques (institutionnels ou pas), tous mis au même niveau (Facebook, Cned, Lumni, Edu’Cartable, Opération Nation Apprenante, Pronote, Youtube, ParcoursSup, Néo).
Figure 3 : Fréquences relatives du terme continuité pédagogique selon les corpus par dates (logiciel Lexico)
30Dans le corpus 1, on constate que quatre phrases sont strictement identiques et proposées sur une temporalité très courte, moins d’une semaine (cf. Exemple 7) :
Exemple 7. « Durant la crise sanitaire, les personnels du rectorat ont également été sur tous les fronts pour assurer la continuité pédagogique des élèves du territoire. Parmi eux » (Flash Infos, 1 juillet 2020 ; Flash Infos, 3 juillet 2020 ; Flash Infos, 6 juillet 2020 ; Flash Infos, 7 juillet 2020).
31Ce choix de style rappelle l’état d’esprit dans lequel se trouvent les habitants de Mayotte pendant la première phase de confinement total : un système de rumination (répétition) et de condensation de la pensée mise en forme par un copier-coller de phrases. Les enjeux pédagogiques de la CP renvoient à une conception verticale et autoritaire de l’apprentissage (« assurer » la continuité pédagogique, « transmettre », cf. Exemples 8 et 9). Mais, le public cible est parfois flou, avec une continuité pédagogique à destination des élèves, mais aussi des parents (cf. Exemple 9) :
Exemple 8. « Les enseignants ont l’habitude de donner des cours à distance par ce biais [ENT] et de transmettre des documents » (France Mayotte Matin 16 mars 2020).
Exemple 9. « [La continuité pédagogique revient à] assurer une transmission de devoirs préparés par les professeurs aux parents d’élèves des collèges et lycées qui n’ont pas accès aux outils numériques » (Les nouvelles de Mayotte, 5 mai 2020).
32La référence à la seconde guerre mondiale apparaît dans un article (cf. Exemple 10). Le message donné est celui d’une situation en 2021 qui est pire que celle de la seconde guerre mondiale en termes de scolarisation et de maintien de la scolarisation :
Exemple 10. « Même pendant la Seconde Guerre mondiale, les élèves avaient pu plancher sur les sujets. En 2020, c’est une formule inédite du Bac que propose Jean-Michel Blanquer. Nous avons fait le point sur les annonces et sur l’impact du dispositif de l’école à la maison avec le recteur Gilles Halbout » (Le Journal de Mayotte, 6 avril 2020).
33Dans le corpus 2, la teneur du discours autour de la CP change : cette notion est non seulement contestée mais elle devient un symbole de l’incohérence de la hiérarchie et d’une forme de résistance aux injonctions (cf. Exemple 11).
Exemple 11. « Or le plan de continuité pédagogique prévoyait depuis début juillet le passage à un accueil des classes sur 3 jours en demi groupe en cas de “circulation active du virus”. Nous y sommes (...) les professeurs assurent la fameuse “continuité pédagogique”, qui a déjà fait taper beaucoup de caractères (...) Or force est de constater que le ministère de l’éducation nationale n’applique même pas ses propres préconisations ! » (Info Kwezi, 1er novembre 2020).
34Mais pour d’autres article, le choix est fait de tenter de reformuler la CP, avec la notion « d’accompagnement » et celle « d’une forme d’enseignement à distance » associée à la CP (cf. Exemple 12) :
Exemple 12. « “Nous allons faire un accompagnement, et pour les deux écoles qui doivent ouvrir dans deux semaines (à Kani-Kéli et Miréréni), nous allons lancer la continuité pédagogique”, développe-t-il en référence à l’enseignement dispensé à distance qui a déjà permis de limiter la casse scolaire pendant le confinement » (Flash Infos, 25 août 2020).
35Ce corpus 2 permet alors au discours médiatique de repositionner au centre de la CP l’objet (l’enseignement), les sujets agissants (enseignants) et à faire émerger un des enjeux principaux : « accompagner à la distance ». Mais, le choix du verbe « lancer » au lieu de « relancer », efface toute discussion quant à la mise en place de CP lors du premier confinement. Donc nous voyons dans les exemples 10 et 11 des incohérences envers la CP et des tentatives de maintien du message issu du corpus 1 ou de reformulation du message dans le corpus 2.
36Par contre, le corpus 3 rappelle des éléments du corpus 1 (« d’assurer » « le plan » de CP) (cf. Exemple 13). La notion de CP n’est toujours pas définie, et des néologismes anglais sont utilisés pour tenter d’appréhender la notion (cf. Exemple 14).
Exemple 13. « Le recteur annoncera un plan de continuité pédagogique après l’annonce du confinement de la préfecture » (Infos Kwezi, 4 février 2021).
Exemple 14. « Lorsque le couperet du confinement est tombé il y a 10 jours, fermant les portes des écoles, le recteur a demandé en priorité aux enseignants et aux élèves de “maintenir le contact”. Grâce au “zéro rating”, les cours vont pouvoir arriver gratuitement à la maison » (Le Journal de Mayotte, 15 février 2021).
37Tel dans le corpus 1, la difficulté de la mise en place de la CP demeure principalement à cause des conditions d’accès aux outils (cf. Exemple 15), mais le ton employé dans certains articles est beaucoup plus optimiste (cf. Exemple 16) : « redoubler d’imagination », de « maintenir un lien qui prime », « de jouer à distance ».
Exemple 15. « “Avec le nouveau confinement, les établissements scolaires ont remis au goût du jour la continuité pédagogique dans des conditions pas forcément évidentes en raison du faible accès pour une majeure partie des jeunes à une connexion Internet (...) Nous avons tout de même recensé 8.000 connexions de la part des parents sur la plateforme NEO [un espace numérique de travail spécifique à l’Éducation nationale, ndlr.]. C’est le jour et la nuit par rapport au premier confinement” glisse Hélène, enseignante d’EPS. Une stratégie payante ! » (Flash Infos, 19 février 2021).
Exemple 16. « Dos à l’océan dans un décor paradisiaque, l’enseignant d’histoire-géographie au lycée de [nous rendons anonyme le nom du lycée cité] joue le pédagogue à distance, confinement oblige » (Flash Infos, 5 mars 2021).
38Plus largement, dans ce corpus, on constate un condensé des éléments du discours issus du corpus 1 et ceux issus du corpus 2 : les enseignants continuent, comme dans le corpus, 2, d’être des acteurs principaux de la CP. Le message demeure, tel dans le corpus 2, ambivalent : soit une CP impossible à mettre en place uniquement à cause du manque d’accès (diagnostic issu du corpus 1), soit une CP intéressante et stimulante (message issu du corpus 2), dont le but est d’accompagner les élèves à travers la mise en place d’outils numériques. D’ailleurs, la notion de CP évolue au sein même de ce corpus : les premiers articles du début de corpus rappellent le message du corpus 1, là où les articles en fin de corpus rappellent le message du corpus 2.
39Cette recherche inédite s’inscrit dans trois grands enjeux : comprendre ce que la CP signifie sur le plan sociétal à travers les médias, identifier la manière dont la CP est présentée à travers les médias écrits sur Mayotte, décrire les imaginaires sociaux qui trouvent racine dans les notions de CP et de numérique. Ce travail est réalisé à partir d’un corpus médiatique de 266 articles issus des principaux médias de presse écrite de Mayotte, pendant des périodes de confinement-déconfinement-reconfinement en 2020 et 2021. Les analyses mettent en valeur trois résultats majeurs.
40D’abord, les contenus des discours médiatiques autour du numérique évoluent dans la presse écrite mahoraise. Les corpus 1 et 3 présentent le numérique sous deux formats binaires : le mal absolu (dit « mauvais objet » en psychanalyse) qui fait défaut, qui rappelle les blessures du passé (lien avec les blocages sur l’île en 2018 et le confinement en 2020) avec sa mise en place (pour l’ENT) dans la douleur et dans l’urgence, versus le bon objet qui fonctionne et permet de revivre du traumatisme du premier confinement et d’expériences traumatisantes antérieures. Sous son caractère a priori positif (corpus 3), la mise en place du numérique à l’école paraît être un leurre : aucune des critiques apportées dans le corpus 1 ne sont discutées, les solutions ne sont pas trouvées mais une forme de pensée magique demeure : « ça marche maintenant ».
41Ensuite, par rapport aux contenus et aux formes de communication autour de la CP, dans le corpus 1, on note que quatre processus propres aux représentations sociales (Jodelet, 1989 ; Moscovici, 1984) sont construits : une forme de propagande de l’injonction pour « assurer la continuité pédagogique » qui cible certaines familles qui n’ont pas accès au numérique ; un message sur une CP qui propose une conception de l’enseignement basée sur une transmission de savoir destinée à ces familles (et aussi aux élèves) ; une réactivation de l’ancrage de la guerre qui légitime (c’est l’objectivation) la toute-puissance de l’action du recteur. Alors que le corpus 1 positionne le discours médiatique dans une rumination et un martèlement de l’injonction avec une forte mise en valeur du recteur et du rectorat (au détriment des enseignants), le troisième corpus apparaît dans une forme d’illusion des bienfaits de la CP et un discours pro-numérique inconditionnel. La CP est associée dans le corpus 1 au dispositif « école apprenante » (avec des recours à la télévision et à la radio), et elle a une réputation positive (elle est « fameuse »), mais le néologisme employé dans le corpus 2 (« zéro rating ») la maintient floue. La CP n’a pas de définition au début des corpus mais tente d’être explicitée dans un seul journal dans le corpus 3. Dans ce sens, le message médiatique est celui d’un « accompagnement À la distance » et non « DANS » la distance, effaçant par là même, la place des enseignants dans l’enseignement. De plus, la CP et le numérique (eTwinning par exemple) s’adressent à certaines populations (des enfants compétents scolairement) et effacent du discours les familles qui sont en fracture d’accès (leurs difficultés n’apparaissent plus dans le corpus 3). Or, ces éléments ne vont pas dans la réalité des données de l’Insee (Audoux et Mallemanche, 2020) et renforceraient des dominations sociales et scolaires existantes de certaines populations sur d’autres. Aussi, la rigidité du discours (forme injonctive), les ambivalences et les tensions apparentes entre les objets des discours et leurs messages stéréotypés sont marqués par des ruptures de cohérence discursive.
42Enfin, un dernier aspect apparaît dans les résultats selon lequel le numérique renforce une conception de l’enseignement où il s’agit de « proposer des devoirs » d’une façon transmissive. Les articles de journaux étudiés dans cette recherche rappellent que le numérique est un domaine externe à l’école, non inclus (au sens de Gardou, 2012) dans l’école, au départ considéré comme un danger puis présenté comme un idéal. La culture numérique (Fluckiger, 2008) dans la culture scolaire de Mayotte nécessite une construction convergente (Kerneis, Coutant, Henri et Stenger, 2013), qui est actuellement en tension, avec une accumulation de freins dans la mise en accessibilité des outils numériques dans les classes (Lefer Sauvage, 2021 ; Mercier et Lefer Sauvage, 2021).
43Ces résultats permettent de faire deux hypothèses : le discours médiatique participerait à une forme de mise en échec de la dynamique numérique dans laquelle, pourtant, le département de Mayotte s’engage (à travers des projets tels que le laboratoire d’innovation numérique, la Technopole, le campus connectés, entre autres). Le numérique et la CP favoriseraient une évasion (Kerneis, Priolet, Cheick-Ahamed et Delamotte, 2018) et resteraient irréels. Cela renvoie à la « figure du déni » décrite par Benoit (2013), et qui explique que les législateurs font exister une réalité tout en préservant intacte la croyance inverse. Adaptée à nos propos, il s’agit de faire un parallèle entre les stratégies quasi inconscientes adoptées dans ces textes législatifs et celles des discours médiatiques : la dynamique numérique que l’île ambitionne, et la CP, sont engagées dans une forme d’impensé. L’expansion des travaux scientifiques sur l’hybridation numérique relève-t-elle d’une chimère ou d’un dispositif d’enseignement-apprentissage qui s’est mis en place (autour de la téléphonie mobile et tactile) en parallèle d’une « hybridation papier » qui a eu lieu massivement pendant le confirment à Mayotte ?
44La seconde hypothèse est que les discours médiatiques seraient des renforçateurs des tensions locales et la boite de Pandore à de multiples imaginaires locaux réactivés. Aussi, peut-on dire que cette représentation du numérique est une manière d’identifier un nouveau « colonisateur » des écoles de Mayotte qui perturbe l’ordre social établi dans l’histoire de Mayotte ? En ce sens, la presse écrite locale cristallise-t-elle une représentation sociale existante dans la société et l’histoire mahoraise, ou encourage-t-elle une création et une recréation d’une représentation sociale nouvelle dans la société mahoraise ? Cette recherche présente un biais méthodologique à ce niveau puisqu’elle analyse le message du point de vue de l’émetteur (la presse écrite), et non du récepteur (la population, les enseignants, etc.). La réponse à la précédente question devra faire l’objet de recherches complémentaires.
45Bien qu’inédite, cette recherche présente deux limites importantes (en plus de la troisième susmentionnée) : les médias sélectionnés (presse écrite mahoraise) sont peu représentatifs des médias français ou mondiaux puisqu’ils n’ont pas nécessairement les compétences requises pour traiter l’information scientifique ou scolaire (Joux et al., 2020). De plus, cette recherche aurait eu pour mérite d’étudier les articles en fonction des lignes éditoriales des différentes revues prises indépendamment les unes des autres (dans une perspective comparatiste). Dans le corpus 3, certaines revues tentent de changer le message correspondant à la CP (définir la CP par exemple), là où d’autres revues maintiennent le message initial. Donc, l’étude des représentations sociales de la CP et du numérique à partir du même corpus mais en fonction des différentes revues reste une recherche intéressante pour mieux appréhender la dimension sociétale de la CP et du numérique.
- 15 Voir comme au sens de Wittgenstein (2004).
46En conclusion, voir la CP comme15 un construit social de rapports aux autres et de rapports aux mondes permet de mieux situer la complexité des enjeux des pratiques pédagogiques et d’apprentissage à Mayotte et des savoirs en actes mobilisés en contextes. Cette recherche donne à penser des premiers éléments pour mieux comprendre les déterminants de l’activité instrumentée des enseignants et le développement possible des imaginaires engendrés par les pratiques numériques (notamment hybrides autour de la téléphonie portable) à Mayotte.