1Le système linguistique saint-martinois s’est constitué à partir de différentes variétés d’anglais (Candau, 2015 ; Romney, 2015) dont on peut grossièrement estimer qu’elles relèvent de l’African American Vernacular English (Edwards, 2008), des créoles à base anglaise notamment de la Jamaïque (Cassidy et Le Page, 1980) et d’autres variétés de l’anglais caribéen issus d’îles anglophones (Roberts, 1998/2007). Le récit de Big Rock sous-titré King of the Rock (Romney, 2019) se fait ainsi l’écho de ces formes d’anglais non standard pour raconter une tranche de vie de son auteur dans son pays natal, l’île franco-néerlandaise de Saint-Martin, et de ses compatriotes à la fin des années 60. L’étude linguistique proposée ici a pour but de mettre en évidence la façon dont l’auteur s’y prend pour restituer les traces de l’oral dans le récit. C’est tout particulièrement aux variations linguistiques – qu’elles soient phonétiques, syntaxiques et lexicales – que l’on s’intéresse ici, en accordant une place particulière à la liaison entre le dit et l’écrit. Les variantes linguistiques s’observent toutes dans les passages au discours direct, dans lesquels les personnages saint-martinois s’expriment dans une langue qui se veut fidèle aux pratiques réelles observables dans le territoire. Aussi notre intérêt se porte-t-il exclusivement sur ces moments de discours, dans lesquels l’auteur restitue la présence de l’oral saint-martinois dans le récit. La question qui sous-tend cette étude est de savoir si les pratiques verbales observables dans les discours des personnages saint-martinois de Big Rock sont dotées de propriétés et de régularités relevant d’un parler non standard identifiable, qu’il s’agisse de formes vernaculaires de l’African American Vernacular English, de l’anglais caribéen ou d’un éventuel parler saint-martinois. L’étude linguistique s’appuie donc sur l’inventaire des ressources répertoriées (Green, 2002 ; Labov, 1976 ; Lacoste, 2012 ; Romney, 2011 ; Roberts, 1998/2007), l’identification des phénomènes linguistiques observés et leur analyse. L’observation de ces faits de langue débouche pour chaque composante (phonétique, morphologique, syntaxique et lexicale) sur quelques pistes d’ordre stylistique.
2Le système phonétique saint-martinois s’est constitué à partir de différentes variétés d’anglais (Candau, 2015) attestées pour la plupart d’entre elles dans la Caraïbe anglophone (Roberts, 1998/2007 : 129-132).
3On présentera successivement le fonctionnement des voyelles puis celui des consonnes.
- Monophtongaison de [ai] ; [aʊ] ; [ə] > [a]/[ɛ]
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Ah gonna tell dere parents, p. 54
Je vais le dire aux parents.
We sed dat we’re keepin’ politics out of Jeunesse Vacances, p. 115
On a déjà dit qu’on faisait pas de politique à Jeunesse Vacances.
Mind yuh, tell’im to tek kyer, p. 165
Bien entendu tu lui passes le bonjour de ma part.
Hold dem good nah, p. 122
Tiens-les bien maintenant.
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- Absence de constraste entre les voyelles courtes et longues pour la postérieure [u]
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Ai was tu poor an too black to be in de family.
Moi j’étais trop pauvre et trop noir pour faire partie de la famille.
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- Réduction de [əʊ] > [ʌ]
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She dun deserve dis, p. 57
Elle mérite mieux que ça.
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- 1 Le [a] est une contraction morphologique et phonologique de have : I would have.
- Présence d’une voyelle [a] en finale de mot1
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Yuh see, if I was Miss Angie, I wudda giv’ dat boy a real cut ass in the middle of de night, p. 58
Tu vois, si j’étais mademoiselle Angie j’te lui aurais flanqué à ce garçon une dérouillée au martinet en plein milieu de la nuit.
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- Fricative alvéolaire [r] post-vocalique
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Dat’s how yuh’ ave to treat dose haddened boyzs, p. 58
C’est comme ça qu’il faut les traiter ces durs à cuire.
Ah wanna go to de ma’ket before the sun get hotter, p. 79
Je veux aller au marché avant que le soleil tape davantage.
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- Fricative glottale [h] devant voyelle
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Yuh know’er, man, p. 83
Tu la connais, mec.
Mind yuh, tell’im to tek kyer, p. 165
Bien entendu tu lui passes le bonjour de ma part.
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- Palatalisation de l’occlusive vélaire sourde [k] > [ky]
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The judge say yuh kyan’ go now, p. 42
Le juge dit que tu peux t’en aller maintenant.
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- Modification du mode d’articulation. La fricative interdentale [ð] cède la place à l’occlusive sonore apico-dentale [d]2
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De traffic’s better now, p. 190
Ça roule beaucoup mieux maintenant.
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- Avancement du point d’articulation de la vélaire [k] [t]
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Dose Spanish gals ast yuh know, p. 165
Les petites Espagnoles te réclament, tu sais.
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- Avancée du point d’articulation vélaire [ŋ] en alvéolaire [n]
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She leavin’ de day after tomorrow, p.155
Elle s’en va après-demain.
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- Sonorisation de la labio-dentale [f] [v]
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She damn proud ov dat, p. 15
Elle en est sacrément fière.
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- Fricative interdentale [ð]
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Archie buck’em up !, p. 148
Archie, mets-leur la ceinture !
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- Alvéolaire [n] au milieu du mot
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You do’t respect your passengers, p. 189
Tu fais pas gaffe à tes passagers.
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- Occlusive alvéolaire [t] en finale de mot susceptible d’entraîner un allongement de la voyelle précédente marquée par [w] ou [h]
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Wha else she gaw ?, p. 15
Qu’est-ce qu’elle a d’autre ?
Come, leh me go, Ben, p. 79
Allez, laisse-moi y aller, Ben.
Ah sick ov begging fe money, p. 114
J’en ai ma claque de faire la manche.
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4L’analyse précédente de l’ensemble des phénomènes observables dans les variétés d’anglais caribéen peine à expliquer l’emploi d’un certain nombre de formes que l’on rencontre au cours de la lecture de Big Rock. La transcription graphique de certains mots présente en effet un fonctionnement spécifique qu’il convient d’éclaircir. C’est en particulier aux efforts de l’auteur pour rendre compte sur le plan graphique des sons transcrits que nous nous intéressons ici. Dans le premier cas, les graphèmes transcrivent directement les phonèmes, dans le second ils ne le font pas.
5Les graphèmes s’articulent aux phonèmes :
-
un seul graphème note un phonème. Sont utilisées les formes : e au lieu de l’article a (p. 122), lissen au lieu de listen (p. 23), worthliss au lieu de worthless (p. 54). Cela dénote à chaque fois une graphie phonétique qui vise à mieux rendre compte de ce qui s’entend ;
-
- 3 Pour des raisons de commodité, on ne présente pour illustrer notre propos qu’une seule occurrence, (...)
- 4 La variante graphique kan (1 occurrence) en revanche ne revêt qu’une valeur idéographique. L’emploi (...)
plusieurs graphèmes notent un seul phonème. Sont utilisées les formes concurrentielles suivantes : kyan (13 occurrences) et kaen (1 occurrence)3 à la place de can (1 seule occurrence), daet (1 occurrence) à la place de dat (12). Ces formes sont toutes attestées dans les dictionnaires d’anglais caribéen. Ces graphèmes4 ont une valeur phonographique. Ils notent les sons des parlers caribéens. La concurrence graphique en particulier de kyan et kaen rend compte des variations de prononciation d’une même unité can.
6Les graphèmes ne s’articulent pas aux phonèmes :
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sont utilisées les formes concurrentielles suivantes : I (15 occurrences) et ai (6 occurrences) ; what (1 occurrence) et wat (1 occurrence) ; when (1 occurrence) et wen (2 occurrences) ; yuh (55 occurrences) et you (3 occurrences). Seul ai ne semble pas relever particulièrement de l’anglais caribéen et s’observe assez fréquemment dans les usages écrits relâchés (forums sur la Toile notamment). Les graphèmes (en particulier wat et wen qui ne sont pas attestés en anglais caribéen à la différence de yuh fréquemment utilisé) revêtent une valeur seulement idéographique. Ils ne relèvent pas de la prononciation mais ils indiquent simplement que le mot relève d’un parler caribéen ;
-
sont utilisées les formes uniques suivantes sans variante graphique : yu’r (p. 42), boyzs (p. 53), luk (p. 53), dunn’ot (p. 122). La variation graphique ne revêt pas de fonction particulière. Elle participe simplement de la manifestation d’une écriture fondée sur l’hétérogénéité et la diversité.
- 5 Les variantes graphiques attirent l’attention du lecteur sur les variations de prononciation.
7Deux tendances de détachent de ces observations, en matière de type de graphie (idéographique ou phonographique) et de naturalisation des variétés de langue. D’une part, le récit manifeste une hésitation assez nette entre le principe idéographique et le principe phonographique sans que cela soit tranché. Certains graphèmes notent les sons particuliers aux variantes d’anglais, d’autres simplement le fait que le mot est d’usage caribéen5. D’autre part, l’emploi majoritaire de formes graphiques caribéennes au détriment des formes standards dénote une volonté manifeste de naturaliser les variétés d’anglais à Saint-Martin et d’attirer l’attention du lecteur sur leur emploi. Leur prédominance statistique dans le récit rend compte de leur forte présence dans les échanges réels.
8L’étude phonétique tend à montrer que la transcription graphique des variétés lectales ne relève pas simplement de la couleur locale. En effet, la variation, qui s’observe dans l’ensemble des dialogues, montre l’étendue des formes que les locuteurs utilisent. Il apparaît donc que la variation phonétique manifeste trois aspects fondamentaux du récit :
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le kaléidoscope des formes utilisées par les personnages renvoie à l’éclatement identitaire des individus aux origines caribéennes diverses dans l’île ;
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- 6 Il ne s’agit en aucun cas de discuter le fait que le parler saint-martinois existe ou non réellemen (...)
le recensement des variétés attestées dans la littérature scientifique dédiée à la phonétique dans la Caraïbe (à l’exception des graphèmes idéographiques qui ont surtout vocation à naturaliser la langue) laisse entendre qu’il s’agit davantage de variétés d’anglais parlées à Saint-Martin bien plus que de celles de Saint-Martin. À la lumière de l’étude phonétique du récit, on remarque que l’auteur rend compte de variétés lectales déjà répertoriées et commentées par la littérature scientifique. En d’autres termes, l’étude phonétique du récit tend à prouver, du moins du point de vue de l’auteur6, qu’il s’agit davantage de parlers reconnaissables à Saint-Martin que d’un parler saint-martinois à proprement dit ;
-
- 7 La centration du récit sur l’idylle de deux héros, Willy et Cathy, relègue très nettement au second (...)
les personnages évoluant dans un univers révolu (les années soixante) s’expriment comme des locuteurs des années deux-mille. Ce dernier point invite à relire différemment le récit. S’opposant à toute vision idyllique d’un passé révolu, cette peinture d’un temps révolu auquel le locuteur contemporain peut encore aisément s’identifier révèle tous les manquements d’une société contemporaine, où le temps de l’idylle a laissé la place à l’inquiétude de l’avenir7.
9L’étude syntaxique repose sur l’analyse de la structure, de l’organisation et de la place des morphèmes dans la phrase.
10N’ont été retenus ici que les faits d’expression les plus fréquemment utilisés dans le récit : la forme marquée (le verbe be apparaît) et non marquée (le verbe be prend la forme zéro) et la double négation.
11Nous proposons d’abord une mise au point succincte sur les formes marquées ou non marquées du verbe to be dans les formes d’anglais non standard avant d’illustrer ces principes avec les occurrences tirées du récit.
- 8 Nous reprenons la distinction établie par Bernabé (1987 : 188) entre le morphème zéro ou ø qui peut (...)
Le verbe be apparaît ainsi sous deux formes : une forme marquée et une forme non marquée, qualifiée parfois de morphème zéro8. Ainsi trouvera-t-on (Lappin-Fortin, 2016, 460 ; Fromkin et al. 1997, p. 273) : « She ø crazy » (Elle est folle) et « John be happy » John est heureux maintenant/John est toujours heureux.
La distribution entre forme marquée (morphème be) et non marquée (morphème zéro) s’explique pour des raisons :
-
- 9 Le relâchement de la voyelle de l’auxiliaire en anglais non standard s’explique par le fait qu’elle (...)
phonologiques : la forme non marquée s’observe en particulier dans des énoncés dans lesquels l’anglais non standard aurait tendance à recourir à des formes contractées comme is ’s et are ’re9 (Lappin-Fortin, 2016) ;
-
syntaxiques : l’emploi de be comme auxiliaire de prédication a tendance à le faire disparaître, et son emploi comme auxiliaire progressif à le faire réapparaître (Bourquin, 2004, p. 18). D’autres facteurs syntaxiques comme l’expression du présent ou la présence d’un pronom favorisent aussi son effacement (Labov, 1978 : 18).
L’analyse du corpus permet de discuter les facteurs de la réalisation du verbe be en morphème marqué ou non marqué selon qu’il s’emploie comme :
- auxiliaire de prédication. On relève quatre occurrences.
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Marigot people ø too damned proud, p. 77
Les marigotiens ont une foutue fierté.
Me ø in a hurry, p. 78
Je suis à la bourre.
She ø too damned bold, p. 79
Elle a un sacré courage.
He ø damned brave, p. 115
Il a un sacré courage.
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12À noter que dans un seul cas le morphème zéro remplace une forme passée :
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I know he ø mudder, p. 57
Je sais qu’il s’est fait assassiner.
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- ou comme auxiliaire progressif. On relève douze occurrences. Soient les dix exemples suivants :
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I suppose dey ø out in de sea playin’ king ov de rock, p. 39
J’imagine qu’ils sont partis à la plage jouer à qui sera le roi du rocher.
Look how dey ø squeezing dose girls, p. 53
Regarde comme ils se collent contre les filles.
Ben, ah ø takin’ dese four doctor fish, p. 77
Ben, je t’prends les quatre poissons-chirurgiens.
We ø jokin’, p. 102
On rigole.
She ø leavin’ de day after tomorrow, p.155
Elle s’en va après-demain.
Who ø dey for ?, p. 184
Ils partent où ?
Wah Lionel ø doin’ with us ?, p. 185
Qu’est-ce qu’i’ fiche Lionel avec nous ?
Wah time we ø goin’ get into town ?, p. 185
À quelle heure on part en ville ?
Years now dat ah ø drivin’ it, p. 187
Ça fait des années que la conduis.
Ai ø staying in de car, p. 189
Moi, je reste dans la voiture.
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- 10 On évacue l’hypothèse du recours à la négation (largement traité par Labov, 1978, p. 87-174) et qui (...)
13Il reste néanmoins à éclaircir le contexte d’apparition du morphème zéro, alors même que la copule réapparaît dans le récit à la fois comme auxiliaire de prédication : He’s damn dangerous, p. 24 (il est sacrément dangereux) et comme auxiliaire progressif dans Ah know what I’m sayin’, p. 58 (Je sais de quoi je parle) dans la bouche de personnages saint-martinois. Nous faisons ici l’hypothèse que certains facteurs, sans être exclusifs pour autant (puisque les variantes avec et sans forme marquée cohabitent dans le récit), favorisent néanmoins l’apparition du morphème zéro. Quels en sont les facteurs de conditionnement ?10
14La confrontation des exemples déjà relevés avec ceux dans lesquels on trouve la copule exprimée fait apparaître les éléments suivants :
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à l’inverse de ce que nous avons exposé précédemment dans les formes d’anglais non standard, dans le récit l’emploi du verbe be en auxiliaire progressif a tendance à le faire apparaître sous la forme du morphème non marqué ø.
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l’emploi en auxiliaire de prédication fait parfois apparaître le morphème marqué comme l’atteste l’exemple suivant :
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Furthermore, she’s too young, she’s sixteen, p. 84
En plus, elle est trop jeune, elle a seize ans.
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15En réalité, d’autres facteurs syntaxiques opèrent dans le choix de la forme marquée ou non du morphème be. Il a tendance à apparaître sous une forme marquée lorsque le prédicat est constitué d’un adjectif. C’est ce que l’on observe dans les occurrences suivantes qui comportent :
- un syntagme adverbial
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Me in a hurry, p. 78
J’suis à la bourre.
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- un auxiliaire de topicalisation (Bernabé, 1987 : 195-196)
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Years now dat ah ø drivin’ it, p. 187
Ça fait des années que la conduis.
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16L’élément years détaché à gauche et en début de phrase est repris anaphoriquement par le complémenteur dat, constituant de la construction clivée It’s… that… (It’s been years now that I’m driving it).
17Enfin, dans le cas où il ressortit au groupe verbal (dans les temps composés), il se supprime alors aisément.
- 11 Elle repose sur un paradoxe apparent décrit par Labov (1978, p. 88) qui montre comment un même énon (...)
18La double négation11 constitue une des marques les plus largement documentées dans les études linguistiques menées sur les formes d’anglais non standards (Labov, 1978 ; Weldon, 1994 ; Poplack, 2000). L’analyse que nous conduisons vise ainsi à faire émerger les contraintes syntaxiques susceptibles de rendre compte d’un tel phénomène dans le récit. Nous nous intéressons dans un premier temps aux grands principes syntaxiques régissant la double négation en anglais non standard avant de mettre ces derniers à l’épreuve des occurrences repérées dans le récit.
- 12 Nous lui empruntons les exemples. L’expression de double négation s’entend en termes simplement syn (...)
On peut grossièrement résumer le contexte d’apparition de la double négation sous deux formes (Winkler, 200612) :
- dans la phrase simple.
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Deux cas de figure apparaissent. Dans le premier cas, la double négation peut reposer sur la combinaison d’un marqueur de négation ain’t dans la forme cumulative ain’t (à la place de have not) et d’un marqueur de négation no :
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John ain’t go no money (John hasn’t got any money).
Jean n’a pas d’argent.
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19Le quantifieur négatif no porte sur money. Les marqueurs de négation encadrent le verbe : n’t se trouve à gauche du verbe et no à sa droite. La négation porte sur un seul élément, l’argent.
20Dans le second cas, la double négation peut reposer sur la combinaison entre un marqueur de négation (pronom ou déterminant de sens négatif) et l’auxiliaire ain’t :
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Nobody here ain’t heard of him. (Nobody here has heard of him).
Personne n’a entendu parler de lui.
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21Le morphème de négation se trouve alors à gauche du verbe. La négation porte alors sur l’ensemble de la proposition : Il n’est pas vrai que quelqu’un ait entendu parler de lui.
dans la proposition complexe. La double négation apparaît alors à la fois dans la principale et dans la subordonnée :
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He ain’t say nobody was eating with no college president.
Il n’a pas dit que quelqu’un avait mangé sans le président du collège.
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22Se combinent alors le modal ain’t dans la principale avec les autres marqueurs de négation dans la subordonnée. Le modal ain’t peut aussi se trouver en tête de phrase :
- 13 De nombreux chercheurs (Weiss, 2002) soutiennent qu’en anglais non standard les formes négatives (l (...)
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Ain’t nobody done nothing.
Personne n’a fait quoi que ce soit.
Ce que n’autorise pas la négation ordinaire en anglais standard :
Nobody has done anything13.
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23De nombreux chercheurs (Weiss, 2002) soutiennent qu’en anglais non standard les formes négatives (les « N-words » comme nobody) sont allomorphiques des pronoms et des déterminants attendus (« A-words » comme anybody) et que ain’t le serait de don’t.
Le récit fait apparaître trois formes de double négation :
ain’t no. Apparaissent ainsi les deux occurrences suivantes :
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Ain’t no fool, p. 42
J’suis pas fou.
What a pity, there ain’t no holiday jobs for us, p. 113
Quel dommage qu’i’ ait pas de petits boulots d’été pour nous.
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ain’t any. Soit l’occurrence suivante :
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Dey ain’t any colour bar on our island, p. 84
On ne fait pas de différence de race dans notre île.
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n’t no. Soit l’exemple suivant :
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Oh, my back. I kyan’t stoop no more, p. 189
Oh, mon dos. Je n’arrive plus à me baisser.
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- 14 Nous n’avons pas relevé dans le récit d’occurrence dans laquelle ain’t remplacerait didn’t comme c’ (...)
24La double négation repose donc sur l’usage concomitant de deux marqueurs de négation, dont nous étudierons successivement le contexte d’emploi syntaxique, selon que la négation porte sur le verbe (ain’t et kyan’t) ou sur le complément (no et any). Le verbe nié est dans un cas une copule (ain’t remplace systématiquement be14) et dans l’autre le modal cannot à la forme contractée ’t dans l’exemple « I kyan’t stoop ». L’adverbe not porte ici sur le prédicat dont il nie la possibilité. Le personnage, qui cherche vainement à changer une roue sur le bord de la route, se plaint de sa difficulté à se baisser. On pourrait ainsi gloser la phrase « It would have been impossible for me to stoop » (Il m’aurait été impossible de me baisser).
25L’analyse de deux phénomènes syntaxiques particuliers (l’effacement de la copule et la double négation) atteste de la transposition au sein même du récit de procédés linguistiques très fréquents dans les échanges entre locuteurs saint-martinois. Cependant l’analyse des formes observées a permis de faire émerger plusieurs observations, qui attestent clairement de pratiques langagières un peu différentes dans l’œuvre en matière :
-
l’emploi d’une forme marquée ou non marquée du verbe be ne correspond pas aux observations menées dans les formes d’anglais non standard identifiées par la recherche ;
-
l’emploi de la double négation est similaire aux emplois répertoriés dans la littérature.
26Les faits syntaxiques rendent compte ainsi d’un usage médian des variétés lectales, tantôt proches de ce qui se pratique en anglais non standard, tantôt éloignées de l’anglais non standard. Ils ne suffisent pas à justifier d’une variété lectale propre à Saint-Martin, du moins à l’échelle du récit.
- 15 Conformément à ce qui se pratique en lexicologie (Niklas-Salminen, 1997).
27N'ont été ainsi retenus dans le cadre réduit de cette analyse les mots répertoriés dans le dictionnaire d’anglais caribéen (Allsopp, 1996) ou saint-martinois (Romney, 2011). L’étude lexicologique vise ainsi à identifier les outils lexicaux engagés pour décrire ces realia particulières. Elle s’envisage sous deux angles : l’un morphologique et l’autre sémantique15. L’approche morphologique s’efforce de décrire les mécanismes de construction des mots. L’approche sémantique s’intéresse à l’étude du sens des mots. Le croisement des deux points de vue permet d’élaborer quelques pistes d’analyse stylistique.
28On examine ici les principes de construction des mots complexes, c’est-à-dire construits à partir de deux morphèmes au moins ou de plusieurs mots lorsqu’ils prennent la forme d’expressions lexicalisées. Aux marges de l’analyse morphologique, on dira un mot des unités simples que sont les emprunts, qui ne s’analysent pas en tant que telles mais qui rendent manifeste le recours aux langues en contact : anglais standard ou non, créoles à base française et anglaise. Le relevé des occurrences fait apparaître un procédé particulièrement fondamental en anglais et en créole : la composition. Elle consiste à créer un mot nouveau en juxtaposant des bases autonomes (constituant des unités à part entière) ou non servant alors à créer d’autres unités. Il convient de passer en revue les modalités de ce procédé de formation lexicale propres à chacune des deux langues.
29La composition en anglais apporte des informations particulières sur quelqu’un ou quelque chose. Une attention particulière doit être portée aux liens syntaxiques (l’organisation) et sémantiques (la relation entre les unités) qui se tissent entre les deux ensembles réunis.
La composition s’avère particulièrement productive en anglais d’autant que les deux unités lexicales qu’elle associe relèvent de natures grammaticales variées. La question de la composition n’est pas tranchée de la même façon par tous les spécialistes (Paillard, 2002). Nous retiendrons ici la définition élargie de Renner et Lalic-Krstin (2011) et Renner (2015) selon laquelle la composition regroupe au minimum deux unités lexicales, dont au moins l’une des deux dépend d’une classe grammaticale ouverte. En adoptant ce critère de définition, on retient les unités dont l’une appartient à une classe fermée. Les mots de composition savante comme electrocardiogram, les verbes à particule adverbiales comme to put up with au sens de « supporter », et les structures nom (N)’s N comme doctor degree au sens d’un « diplôme médical » ; N of N comme drop of water avec le sens d’une « goutte d’eau » et N préposition N avec Court of Appeal désignant la « Cour d’appel ».
On retiendra globalement que la composition apporte deux précisions fondamentales sur le sens de l’unité construite :
-
la relation constante entre les deux unités réunies. La relation qui unit les deux termes est en effet valable en toutes circonstances. Par exemple, moviegoer désigne un « cinéphile », c’est-à-dire quelqu’un qui se rend régulièrement au cinéma pour regarder des films ;
-
l’apport sémantique par la première unité qui précise la seconde. À ce titre, a houseboat désigne bien un type de bateau (en l’occurrence une « péniche ») et non pas un type d’habitat pour bateau (en l’occurrence un « abri à bateau » qui se traduit par boathouse).
30Il s’agit du processus de morphologie lexicale le plus productif en créole. On apportera la même attention en matière d’organisation syntaxique et de relation sémantique dans les unités lexicales produites qu’en anglais.
31La composition diffère selon qu’elle serve à construire des noms, des verbes et des syntagmes prépositionnels et conjonctivaux.
32La composition nominale repose sur deux types de combinaison (Colot, 2002, 46). La première de type roman associe deux noms grâce à une préposition sur le modèle de lèt a fouyapen (la « sève du fruit à pain »). La seconde de type germanique réunit les deux unités par un tiret comme dòktè-tèt (le « psychiatre »). Il s’agit à chaque fois d’une composition par juxtaposition.
33À la différence de la première, la composition verbale réaménage la structure syntaxique ordinaire. Deux cas de figure apparaissent. Le premier relève sur la combinaison d’un verbe et d’un nom. L’unité obtenue manjmoun qui désigne un comportement « sauvage et rustre » se construit sur l’association du verbe manjé, qui subit l’aphérèse de sa terminaison, et du nom moun désignant un « individu ». Le second relève d’une construction particulière du verbe. Il peut s’agir d’un emploi du verbe support au sens lexical peu marqué que le complément a pour fonction de préciser. C’est le cas avec les verbes comme fè, pran, ba. Soit les exemples suivants : fè jé (« se moquer »), pran siren (« faire tapisserie dans un bal »), ba lè (« laisser respirer quelqu’un »). Il peut aussi s’agir d’une construction double associant deux verbes de mouvement. Soient les sept verbes suivants (Bernabé, 1987, 1278) : alé, vini, viré, monté, désann, vansé, kilé (« reculer »). Se forme ainsi l’expression monté-désann qui signifie « aller et venir, flâner ».
34Au même titre que l’anglais, la composition en créole dénote une relation forte entre les deux unités réunies. Sur le plan sémantique, on distingue les cas où le sens de l’unité produite se déduit de l’ensemble des traits propres à chacune (on pyé-mango est un arbre qui porte des mangues, un « manguier ») sans que cela soit toujours le cas. En effet, l’unité formée par la composition n’est pas nécessairement la somme de ses constituants. On distingue en effet pran gou (« prendre goût ») du simple verbe pran (« prendre quelque chose »). Les verbes composés possèdent des propriétés syntaxiques particulières, puisque la construction figée impose une spécialisation du sens (ici avec un sens figuré).
35La distinction entre unités composées et groupes syntagmatiques n’en reste pas moins productive en créole, dans la mesure où elle permet de distinguer une expression comme on moun janti « une personne sympathique » et on granmoun « une personne âgée ». Pour distinguer les deux unités, on recourt donc à des critères à la fois :
-
syntaxiques. L’unité composée ne peut pas être dissociée. On ne peut pas insérer d’élément à l’intérieur (*on gran janti moun). Elle ne peut pas non plus être remplacée par une expression synonymique (*on long moun). Enfin, on ne peut pas mettre en relation les deux unités séparément (*moun sé gran) ;
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sémantiques. On observe alors une distribution des sens du mot qu’il soit fondamental dans le groupement syntagmatique (il s’agit du sens propre) et plutôt second dans le cas d’un figement (il s’agit du sens figuré). Soit l’exemple suivant : « Labé-la soukwé wòb a-y si-y » (Bernini-Montbrand et al., 2012/2014, 350). La phrase reçoit deux traductions : « L’abbé lui a secoué sa soutane dessus » et « L’abbé lui a jeté une malédiction ». On dira alors de l’ensemble soukwé wòb qu’il s’agit d’un groupement syntagmatique dans le premier cas, et d’un figement dans le second.
36Dans cette partie, on s’intéressera à la composition lexicale en anglais non standard dans le récit.
- 16 On notera cependant que si le terme relève bien de l’usage standard, il renvoie néanmoins à la pêch (...)
37L’étude des unités s’intéresse essentiellement aux mots construits. Sur le plan étymologique, on note que les unités simples sont empruntées pour quatre d’entre elles à l’anglais caribéen (dasheen désignant le « taro », obeah le « sorcier », maubi « une boisson provenant de l’arbre maubi », guenip une « quenette ») tandis que d’autres sont attestées autant en anglais caribéen qu’en créole à base française (mélé désignant la « rumeur », macos les « indiscrets »). Néanmoins, on ne retiendra pas les unités telles que des mots jack désignant une « carangue » (poisson tropical) attesté en anglais standard16. Le corpus fait apparaître plusieurs modes de composition relatifs aux unités complexes :
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N + N. Il s’agit de la majorité des occurrences : pot fish (« pêche du poisson dans un casier »), mélé rooster (« se dit de quelqu’un de cancanier »), coco-plum (« icaque »), guinea corn (« variété de maïs ») ;
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N + prép + N. On trouve une seule occurrence : man-of-war (« aigle-de-mer ») ;
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N + V. Une seule occurrence est à noter : sweet talk (une « flatterie ») construit par conversion du verbe to talk en base nominale.
38Certaines occurrences plus délicates méritent une attention toute particulière. On relève notamment ; bull-face mangoes (« mangues dont la forme rappelle la tête d’un taureau »), et chac chac (« maracas »).
39Le premier exemple interroge la limite entre la composition et l’association syntagmatique. La question se pose de savoir si l’ensemble de l’unité lexicale bull-face mangoes a subi ou non un certain degré de figement. On serait d’abord tenté de croire que ce n’est pas le cas. Il existe en effet deux unités distinctes : d’une part la forme du fruit (bull-face) et de l’autre le type de fruit qui porte cette caractéristique (mangoes). Chacune des unités est en effet dotée d’une certaine autonomie, puisque chacune des bases peut commuter avec une autre. Il est en effet tout aussi envisageable de faire commuter :
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bull-face. On évoque d’ailleurs la particularité d’un fruit en antéposant sa propriété (sweet mangoes pour désigner des « mangues sucrées ») ;
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- 17 À noter que l’expression en anglais jamaïcain ne comporte pas de tiret.
- 18 « A common variety of mango with a solid ‘beef’ flesh » (Allsopp, 1996, 35). Elles sont appelées ma (...)
mangoes. La forme bull-face s’applique aussi aux feuilles de tabac (Cassidy et Le Page, 1980, 78) dont la forme élargie rappelle la tête de l’animal (bull face leaves17). On ne retiendra pourtant pas cette hypothèse. En effet l’expression de bull-face mangoes évoque moins la forme particulière des mangues qu’une variété particulière du fruit, au même titre que les beef mangoes (mangue dont la chair consistante rappelle la viande de bœuf18, Allsopp, 1996, 35). Il s’agit donc bien là d’un mot composé et non pas d’un groupement syntagmatique. Le dernier mot chac chac ne relève plus à proprement parler de la composition mais d’une construction double : la réduplication d’une part et la reproduction d’un son par imitation d’autre part (Colot, 2002, 80). Au même titre que de nombreuses onomatopées, le contenu sémantique dépend de la structure phonique. La récurrence du son [a] traduit la résonance des bruits rapides produits par le heurt des graines aux parois de la calebasse qui les renferme.
40L’analyse a permis de faire émerger les points suivants en matière de :
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construction morphologique. Les unités simples renvoient à des realia dont il est difficile d’offrir un réel équivalent sémantique en français (obeah désigne la magie noire dont les secrets ont été rapportés par les Africains déportés, maubi et guenip relèvent de la flore antillaise, et les mots renvoyant à la rumeur mélé et macos ont une résonance particulière dans une société dotée d’une grande tradition orale). Les unités complexes recourent à une réalité qui existe tant en anglais qu’en créole. La variété des procédés identifiés dans le récit rend compte de la productivité de ce mécanisme en anglais caribéens. Enfin, la composition d’une unité comme bull-face mangoes atteste une fois de plus la désémantisation relative de l’adjectif lorsqu’il s’antépose au nom auquel il se rapporte. Si l’on admet aisément que les locuteurs saint-martinois connaissent tous la variété des bull-face mangoes, il est moins sûr qu’ils lui reconnaissent la forme d’une tête de taureau ;
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recours aux langues. Si l’on reconnaît l’emploi de l’anglais standard ou caribéen dans la quasi-totalité des unités analysées, on sera plus pondéré pour l’étude de chac chac. L’unité relève autant de l’anglais caribéen que du créole à base française, et non plus de l’anglais standard.
41On examine ici les unités lexicales, non plus du point de vue de leur construction morphologique, mais de celui de leur signification, en termes d’analyse componentielle (Rastier, 1987/2009). L’étude sémantique vise ainsi à rendre compte de la signification des unités étudiées en contexte pour comprendre le réseau de sens qu’elles contribuent à tisser. On en rappellera brièvement les principes avant de proposer une analyse à partir du corpus des unités retenues.
42C’est ainsi que l’on cherchera à resituer les unités retenues dans le champ sémantique auquel elles ressortissent :
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en langue. De ce point de vue, on s’efforcera de comprendre les choix en matière de traits lexicaux ;
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en contexte. De ce point de vue, on cherchera à rendre compte de l’environnement immédiat des unités lexicales étudiées. Une attention particulière sera apportée aux relations syntaxiques et sémantiques qu’elles entretiennent avec la phrase dans lesquelles elles sont employées. Le contexte immédiat pourra alors permettre de sélectionner les traits sémantiques retenus en langue, en préciser certains au détriment d’autres, et lever ou au contraire entretenir certaines ambiguïtés de sens.
- 19 Nous n’avons pas été en mesure de proposer une analyse exhaustive de tout le lexique caribéen utili (...)
43L’analyse du corpus vise ainsi à dégager les traits pertinents en langue et en contexte des unités lexicales précédemment évoquées. On organisera l’analyse en regroupant les ensembles par unités thématiques afin de mettre en évidence les relations de sens qui s’établissent entre les unités lexicales étudiées. Ont été retenues deux catégories : la nature et l’homme19.
44Cette première catégorie repose sur deux sous-ensembles : la faune et la flore. Chacun sera traité séparément.
45- La faune :
- 20 « Any kind of edible fish of a lesser quality which are caught indiscriminately in a fish-pot » (A (...)
- 21 On n’accordait dans les années soixante pas plus d’intérêt à la langouste qu’aux burgots. L’intérêt (...)
- 22 « Probably from its size and the fact that it attacks other fish-eating birds for food. » (Allsopp, (...)
pot fish
- Description morphosyntaxique. Il s’agit d’un substantif désignant une quantité imprécise, qui assume la fonction de complément d’objet direct relié au verbe longed par la postposition for :
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Its French sister always longed for the lobster, the whelks and potfish caught on its shore, p. 11
Sa sœur française avait toujours rêvé de trouver à son tour langouste, burgots et menu fretin sur son rivage.
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Sens en langue. Le terme a le sens de « toute forme de poissons souvent de qualité médiocre saisis dans la nasse »20. Il s’emploie dans toute la Caraïbe anglophone sauf à La Barbade où on lui préfère l’unité fresh-fish (Allsopp, 1996, 451). Il relève du vocabulaire spécialisé (la pêche) comme l’atteste une autre unité composée à laquelle il sert de base : pot-fish wire qui désigne la structure métallique du casier.
Sens en contexte. Les trois unités expressions de pot fish, whelks, et lobster, qui appartiennent toutes à la classe des noms communs, détonnent par leurs usages pour un lecteur contemporain. Si la première rend compte d’une pêche de piètre qualité, la deuxième implique beaucoup d’agilité pour s’en saisir dans le récif corallien où le coquillage se niche, la troisième s’associe davantage au raffinement. Dans ce passage coexistent ainsi sans hiérarchie coquillages et poissons dont la seule valeur se mesure à la satisfaction qu’ils procurent. L’usage de l’unité pot fish teinte largement de nostalgie cette description du paysage saint-martinois des années soixante21. Il faut s’imaginer les marins harassés d’une longue journée en mer revenus au rivage avec le fruit de leur pêche.
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man-of-war
- Description morphosyntaxique. Il s’agit d’une unité composée qui entre dans la constitution du sujet et régit les deux verbes dived et swooped :
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The frigate birds and man-of-war dived and swooped stealing what the smaller ones had caught, p. 12
Les frégates et les aigles-de-mer plongeaient et raflaient à la volée ce que leurs congénères plus petits venaient d’attraper.
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Sens en langue. Donné pour synonyme de frigate-bird dans l’ensemble de la Caraïbe, il désigne un oiseau de grande taille souvent à l’affût de la nourriture pêchée par ses semblables22.
Sens en contexte. L’emploi de ce mot participe à la peinture d’une nature vivante et en mouvement, souvent faite par touches impressionnistes, qui participent davantage à une sensation globale qu’à une observation minutieuse du réel.
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46- La flore :
- 23 « A small, round, brownish, sometimes blue-brown fruit about an inch in diameter, having a single s (...)
coco-plum
- Description morphosyntaxique. Coordonné à d’autres noms communs (sea grapes et cashews), il est complément d’objet direct du verbe pick :
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They enjoyed going to Nettle hill, to Limestone Point to pick sea grapes, coco-plums, cashews, p. 54
Ils aimaient se rendre à Nettle Hill, à Limestone Point pour récolter du raisin de bord de mer, des icaques et des cajous.
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- Sens en langue. Le terme, attesté dans toute la Caraïbe anglophone (avec un équivalent en créole à base lexicale française zikak à la Dominique et à Sainte-Lucie), désigne « un fruit de petite taille, arrondi, de couleur marron, tirant parfois sur le bleu, d’un pouce de diamètre, doté d’un petit noyau, blanc, mou, dont la pulpe épicée recouverte d’une membrane fine et irrégulière, qui pousse sur un arbuste aux feuilles arrondies, épaisses et qui aime les lieux secs et ventés »23.
- Sens en contexte. Le passage évoque la cueillette des baies au bord de la mer par les adolescents durant les vacances scolaires. La récolte des fruits relevant d’une tradition très ancienne à Saint-Martin (déjà connue par les Indiens Caraïbes) ancre la description dans une histoire de l’île et de ses pratiques. Elle renvoie à une image de partage avec les proches (la famille et les amis) à qui on offre bien volontiers ce que l’on a récolté.
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guinea corn
- Description morphosyntaxique. Syntagme nominal, il est l’un des sujets du verbe lay :
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Corns and guinea corn lay among piles of chickens and brooms from Anguilla, p. 72
Le maïs et le sorgho se trouvaient au milieu d’une pile de poulets et de balais venus d’Anguille.
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- Sens en langue. Attesté dans l’ensemble de la Caraïbe, il est le nom vernaculaire pour le sorgho ou le millet (Allsopp, 1996, 273). L’expression de guinea réfère au départ aux esclaves déportés d’Afrique, avant de désigner par métonymie, tout ce qui revêt une couleur noire.
- Sens en contexte. La mention du sorgho (littéralement le « maïs noir ») participe à la richesse de la description à la fois par la mention de la couleur et par l’allusion à l’Afrique (grâce au terme générique de guinea) en mentionnant le trait d’unité (l’héritage africain commun) dans un marché où les territoires et la population se mêlent les uns aux autres.
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- 24 Et autres variétés de mangues…
- 25 Cette remarque alimente le débat et pose la question une fois de plus l’anglais décrit par Romney. (...)
bull face mangoes24
- Description morphosyntaxique. L’expression appartient au syntagme nominal, sujet du verbe were :
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Bundles of stringy, shaw mangoes, turkey breast and bull-face mangoes were next to pumpkins, guavas and papayas, p. 72
Avaient été posés à côté d’un amoncellement de mangues filandreuses, des Shaw, des mangues-dindes et des mangues-à-tête-de-taureau, giraumons et papayes.
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Sens en langue. Attesté uniquement à la Jamaïque (Cassidy et Le Page, 1980 : 78), l’expression rappelle la tête d’un taureau (cf. supra)25.
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Sens en contexte. La structure des unités lexicales présentées (shaw mangoes, turkey breast, bull(-)face mangoes) met particulièrement en avant l’apparence du fruit qu’il s’agisse de sa chair ou de sa forme. L’utilisation peu fréquente des termes (le premier non répertorié dans les dictionnaires et le deuxième seulement attesté à la Jamaïque, et) atteste d’un rapport particulier à des réalités plus ou moins connues et surtout peu décrites. À la vivacité des couleurs du marché de Marigot décrit par le narrateur s’ajoute l’originalité des produits présentés, dont les caractéristiques autant que la dénomination échappent à l’évidence.
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Obeah
- Description morphosyntaxique. Substantif masculin, déterminé par a kind of, est l’objet direct du verbe used :
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We are pretty sure this Black man used some kind of obeah or resorted to voodoo to get her, p. 67
Nous avons la certitude que ce Noir a utilisé la magie noire ou qu’il a eu recours au vaudou pour l’attirer.
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- Sens en langue. Le terme obeah, attesté dans toute la Caraïbe (appelé parfois myal à la Jamaïque) renvoie à l’ensemble des pratiques susceptibles de se défendre ou au contraire d’attirer le mal sur quelqu’un. Par extension, il désigne toute pratique générale de magie (Allsopp, 1996 : 412).
- Sens en contexte. Le contexte investit le mot d’une inflexion largement ironique dans cette évocation du comportement raciste des deux frères de Madame Angie, à qui ils reprochent d’avoir épousé un étranger à la peau sombre plutôt qu’un de leurs compatriotes.
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sweet talk
- Description morphosyntaxique. Syntagme nominal construit par conversion de la base verbale, il partage la fonction de complément d’objet direct avec un autre nom auquel il est coordonné :
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As a proud woman of strong values, she wanted no compromise, no sweet talk or flattery from any man who knew that her husband worked abroad, p. 68
En femme fière de ses valeurs affirmées, elle refusait tout compromis, tout baratin et tout boniment de la part de tous ceux qui savaient que son mari travaillait à l’étranger.
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- Sens en langue. Le terme employé dans toute la Caraïbe est donné comme équivalent de sweet-talk (« baratin ») (Allsopp, 1996 : 543).
- Sens en contexte. Le choix de cette expression entre en résonance avec les autres termes qui lui sont directement associés (compromise et flattery). Se manifeste ainsi toute la force d’un personnage aux valeurs authentiques, bien décidé à ne pas se laisser berner par les avances illusoires de ses prétendants. La structure très claire de la phrase révèle l’hypocrisie des hommes qui lui font la cour : l’apparente compassion dont ils font preuve, qui prend la forme de flagorneries (no compromise, no sweet talk or flattery), recèle le mensonge de ceux qui connaissent sans l’avouer sa solitude (from any man who knew that her husband worked abroad). Le passage pointe toute la difficulté de ces femmes seules mais conscientes du rôle qui leur incombe dans une société encore patriarcale et conservatrice.
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mélé rooster
- Description morphosyntaxique. En tête d’un syntagme nominal dans l’extrait, il est mis en apposition au nom propre Pauline lui-même sujet de la phrase :
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Pauline, the loud mouth good-looking mélé rooster who usually took pride in showing how blessed she was by providence with her generous bottom, pelted news for so and so, p. 14
Pauline, la jolie pipelette à la grande bouche, qui tirait souvent fierté à exhiber à quel point elle était bénie par le ciel d’avoir un tel arrière-train, caquetait les nouvelles à qui voulait bien l’entendre.
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- Sens en langue. L’expression n’est pas répertoriée dans les dictionnaires d’anglais caribéen. Seul l’auteur propose un équivalent en anglais standard (Romney, 2019, 198) : « synonymous with gossipmonger / synonyme de colporteur de ragots »). En revanche le terme de mélé est bien attesté dans certains territoires anglophones (Antigue, Nevis, Saint-Vincent ; Allsopp, 1996 : 379) avec le sens de « gossip, rumour, scandal ». En créole français, il s’agit d’un verbe avec le sens d’« impliquer quelqu’un dans une affaire ». (Bernini-Montbrand et al., 2012/2014 : 265).
- Sens en contexte. Comme le laisse présager la note de l’auteur, le contexte immédiat du mot ne permet pas de retenir l’acception qu’il en créole à base lexicale française. C’est donc bien l’idée de rumeur qu’il faut retenir ici. La mention du coq (rooster) qui avance lentement et par à-coups et le complément so and so (littéralement « untel et untel ») s’associent pour rendre visible et palpable la progression des ragots colportés par Pauline.
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chac chac
- Description morphosyntaxique. Il s’agit d’un substantif employé comme complément d’objet direct du verbe shake :
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They let Willy and Cathy shake the chac chac, and Mrs Angie’s elder son, Jerry, succeeded in beating a pan and surprised everyone, p. 68
Ils permirent à Willy et à Cathy de secouer les maracas, et le fils aîné de Madame Angie, Jerry, réussit à battre le rythme au pan à la surprise générale.
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Sens en langue. Identifié comme un instrument de musique dans l’ensemble de la Caraïbe (avec une variante graphique chak-chak dans les îles francophones) il accompagne les autres instruments.
Sens en contexte. L’unité est ici à mettre en relation avec tous les autres termes renvoyant à la musique dans l’extrait (les deux personnages participent à une fête où tout le monde danse et chante). L’extrait proposé laisse entendre le pouvoir de la musique qui réunit ceux qui dansent et ceux qui chantent, mais aussi ceux qui s’aiment.
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47L’analyse sémantique a permis de faire émerger une certaine représentation de Saint-Martin. Sans recourir à une description nécessairement précise ou fidèle, le narrateur propose un lieu agréable (où les plaisirs simples de la pêche, de la cueillette et de la danse suffisent aux hommes, qui savent tirer la leçon de leur héritage culturel) teinté ci et là de pessimisme (les femmes comme Madame Angie n’échappent ni à la convoitise ni aux calomnies que rapportent certains personnages comme Pauline). La plus grande leçon tient peut-être à la touche ironique (notamment avec la mention de la magie) lorsqu’il s’agit de peindre un monde révolu dont l’ensemble de Big Rock se fait l’écho nostalgique.
48L’ensemble du récit offre un grand nombre d’occurrences de termes empruntés pour leur majorité à l’anglais caribéen et pour quelques-uns au créole français. Une poignée d’entre eux ne sont pas répertoriés dans les dictionnaires. Ils s’attestent uniquement à Saint-Martin. L’analyse morphologique a montré l’importance du procédé lexical de la composition et l’usage qui en est fait pour décrire les realia du territoire. Les unités simples renvoient à des realia dont il est difficile d’offrir un réel équivalent sémantique en français tandis que les unités complexes renvoient à des réalités existantes en français et en créole. La variété des procédés identifiés dans le récit rend compte de la productivité de ce mécanisme en anglais caribéens. L’analyse sémantique a permis de nuancer cette hypothèse, en révélant que ces mêmes realia dénotent moins des référents culturels propres à Saint-Martin que communs aux îles de la Caraïbe, dont elle se fait le miroir. À la mesure du débat suscité sur la langue, lors de l’étude morphologique, on est en droit de se demander si l’approche sémantique ne rend pas plus compte d’un univers caribéen que saint-martinois à proprement parler.
49Cette recherche avait pour ambition de faire le point sur l’apport d’un récit réellement saint-martinois (par la voix de son auteur autant que des personnages) à l’identification d’un possible parler saint-martinois clairement identifiable. Ainsi avons-nous interrogé les quatre composantes principales de l’analyse linguistique. La première, phonétique, a permis de montrer l’importance du recours aux graphies non standards qu’elles relèvent du principe idéographique ou phonographique d’une part, et le choix d’une graphie caribéenne d’autre part. La seconde, syntaxique, a fait émerger des choix observables dans les formes d’anglais non standard mais en privilégiant certains moins attestés dans la Caraïbe. La dernière, lexicale reposait sur une approche d’abord morphologique puis sémantique. L’analyse de la morphologie atteste majoritairement de procédures fréquentes en anglais caribéen. L’approche sémantique a révélé que les realia renvoyaient moins à des référents culturels propres à Saint-Martin que communs aux îles de la Caraïbe, dont le récit se fait le miroir. L’hypothèse d’un parler saint-martinois à proprement parler s’avère difficile à soutenir entièrement à la lumière seule du récit. Les propositions linguistiques de Big Rock (qu’elles soient d’ordre phonétique, syntaxique ou lexicale) apportent des renseignements du plus grand intérêt sur la façon dont on parle à Saint-Martin bien plus que sur le parler de Saint-Martin en lui-même. La force du récit tient ainsi davantage à sa volonté de s’ouvrir à la Caraïbe dans son ensemble qu’au recensement scrupuleux des formes linguistiques propres à l’île. L’écriture du récit se met ainsi au service d’un lecteur plus largement ouvert à tous les usagers de l’anglais non standard, soucieux de marquer ainsi une appartenance à une littérature transgressive, qui s’étend de Mark Twain à Toni Morrison, sans s’enfermer pour autant dans une langue particulière. C’est peut-être en ce sens que la langue de Romney est vraiment saint-martinoise, au sens où elle se fait martiniquaise chez Césaire (Prudent, 2013, 31).