1L’enseignement de la philosophie dans le système éducatif camerounais a pour finalité fondamentale, la formation de l’esprit critique chez les apprenants. L’esprit critique fait partie des compétences que l’école est sensée développer dans le contexte de la construction de l’identité sociale camerounaise. Il faut rappeler que les autorités, préoccupées par l’état avancé du sous-développement de la société camerounaise, ont décidé d’agir par la mise sur pied d’un programme qui affiche clairement l’ambition de vaincre la pauvreté afin de faire du Cameroun un pays émergent à l’horizon 2035. Dans ce programme qui a pris effet depuis environ une décennie déjà, l’école occupe une place de choix. Il lui revient la charge de développer les compétences définies par l’État comme composantes nécessaires de l’identité nationale devant servir de support à la réalisation de l’émergence envisagée. Cette redéfinition du rôle de l’école n’est pas fortuite. En effet, un regard sur l’histoire révèle que le système éducatif dans le contexte camerounais n’a pas toujours été en phase avec les préoccupations de la société. Le Cameroun est un pays qui a subi la colonisation comme la plupart des pays africains. En accédant à l’indépendance, l’éducation scolaire n’avait pas connu de véritable changement. Celle-ci était axée sur des valeurs qui ne cadraient pas avec les exigences de la société camerounaise. Les valeurs définies par l’État colonial étaient au centre de la formation des jeunes citoyens. Très tôt, la relation entre l’école et la vie sociale a commencé à préoccuper les esprits au regard de l’inadaptation des produits de l’école dans le contexte social. C’est d’ailleurs sur cette préoccupation que revient Houssaye (1987 : 7) lorsqu’il pose la question de savoir « Qui n’a pas déploré l’absence de liens entre l’école et la vie ? Qui n’a pas montré du doigt, tout en jetant une lueur de honte, la coupure entre l’école et la vie ? ». De cette interrogation, il arrive à la conclusion selon laquelle : « un tel procès est devenu tellement évident qu’il constitue un leitmotiv tant sur le plan pédagogique que sur le plan social » (Houssaye, 1987 : 7).
2Si nous situons la préoccupation de cette réflexion sur l’état des lieux de l’enseignent de la philosophie au Cameroun, c’est pour cerner comment l’école procède à la construction de l’identité sociale dans une société positionnée sur l’orbite de l’émergence, à partir des disciplines qui la composent.
3L’école n’est pas une institution qui évolue en marge des préoccupations sociales. Houssaye (1987) fait d’ailleurs savoir qu’il n’est plus question pour l’école de poursuivre sa route en ignorant les besoins profonds qui structurent le contexte social réel. Pour cet auteur, l’école est le moyen par lequel la société forme des hommes capables de résoudre les problèmes que pose l’intégration à la vie communautaire. En réalité, c’est en fonction des besoins que le profil identitaire des hommes à produire par l’éducation est taillé. De ce point de vue, Houssaye (1987 : 49) met en relief la vérité selon laquelle « l’école a une fonction adaptatrice et régénératrice par rapport au social : c’est cette prétention qui se retrouve dans la notion d’efficacité que l’éducation nouvelle n’hésitera pas à revendiquer contre la pédagogie traditionnelle ».
4Pour des auteurs comme Dewey (1967), l’école doit prioritairement prendre en compte les exigences de la vie sociale afin de former des individus qui assurent et assument l’idéal social qu’elle porte. L’homme produit par l’école est un citoyen qui intègre la société en vue de participer activement à son fonctionnement. De ce point de vue, Dewey estime que le rôle de l’école est de produire des membres dévoués à la cause de l’idéal social de leur milieu de vie. Considérant que les conditions d’existence sont transformées radicalement par le développement commercial et industriel, estimant en conséquence que l’éducation doit préparer l’enfant en vue d’un état social dynamique, Dewey (1967 : 137) écrit : « L’école n’a pas d’autre fin que de servir la vie sociale. Aussi longtemps donc que nous nous bornerons à considérer l’école comme une institution isolée, nous ne saurons découvrir aucun principe moral directeur de son activité, parce que celle-ci sera sans objet et sans idéal ». Cette affirmation est la justification de l’idée selon laquelle la conception de la politique éducative dépend des besoins fondamentaux de la société. En d’autres termes, on éduque sur le plan scolaire pour former les hommes à trouver des solutions aux exigences sociales de leur milieu de vie.
5L’ancrage de l’école sur les besoins réels de la société s’explique clairement si on prend en compte le fait que l’adaptation à la réalité sociale exige une formation préalable. Pour une intégration harmonieuse dans la logique sociale, il faut des bases solides qui permettent de suivre l’évolution et les orientations de la réalité sociale. Dewey (1967) est encore plus clair dans cette explication du positionnement de l’école sur les besoins sociaux. Il affirme en effet qu’« il est nécessaire que l’école procure à ceux qu’elle éduque : l’intelligence sociale, le pouvoir social, l’intérêt social » (Dewey, 1967 : 161). Vu sous cet angle, l’auteur est d’avis que l’école est la réalisation de l’identité sociale qui s’exprime dans la réalité quotidienne de la vie communautaire. En effet, Dewey montre que l’école ne peut véritablement opérationnaliser l’identité sociale que si celle-ci fonde la formation de l’homme dans la réalité de la vie sociale qu’elle reproduit. On peut donc ainsi comprendre pourquoi il affirme que la vie scolaire doit « se rapprocher de la vie sociale réelle » (Dewey, 1967 : 161). L’accent mis sur le social dans la formation de l’homme fonde le changement de paradigme dans le processus éducatif.
6De cette analyse, on tire la conclusion que l’école camerounaise, dans son processus éducatif, met l’enfant dans les conditions sociales qu’il vivra hors de l’école. Cette exigence est nécessaire dans la mesure où elle offre à l’apprenant la possibilité d’apprendre à se mouvoir de lui-même et par lui-même avec ses capacités dans des conditions dégagées des préoccupations des adultes. Lorsque cette exigence n’est pas prise en compte, l’éducation prend une autre orientation (Dewey, 1975).
7Le processus de socialisation est la mise en œuvre des valeurs identitaires de la société dans la formation de la personnalité des jeunes citoyens. Selon Calindere (2010 : 115) : « La socialisation est le processus complexe qui vise l’insertion de chaque individu dans sa société ». De cette définition, on retient que la socialisation n’est pas la priorité exclusive de l’institution scolaire dans la mesure où elle est « le processus d’apprentissage permanent par lequel la personne humaine intègre la culture et s’adapte à la société qui constitue son milieu vital » (Denni et Lecomte, 1999 : 122). En tant que processus complexe, la socialisation intègre plusieurs paramètres qui proviennent d’institutions sociales différentes. On peut justifier cette réalité par le fait qu’au cours de son existence, l’individu procède à une permanente acquisition d’informations, ayant comme principal instrument le langage. De ce point de vue, on retient que « la socialisation est un processus complexe par lequel l’individu s’approprie les expériences socioculturelles communes de sa communauté en les utilisant à son profit, mais d’une manière adaptée à son environnement social et culturel » (Calindere, 2010 : 115).
8Dans la situation particulière de la réalité camerounaise, l’apprentissage de la vie en commun est la dimension de la socialisation qui met l’accent sur le vivre-ensemble harmonieux. Sous la bannière de l’intégration nationale, le vivre-ensemble fonde la cohésion sociale qui œuvre pour l’accomplissement des projets et des objectifs communs. L’école se présente dès lors comme le cadre réglementaire où l’individu acquiert les valeurs sur lesquelles la société camerounaise fonde son organisation et son fonctionnement à travers des contenus scolaires et la vie associative déployée dans cette institution. L’importance de la socialisation dans le contexte scolaire se justifie à deux niveaux : d’une part, les jeunes prennent connaissance, au niveau informatif, des règles, des avantages et de l’importance de la vie en commun, et d’autre part, ils les expérimentent en pratique au cours du processus d’apprentissage. Ainsi, pour la vie en groupe et particulièrement pour vivre au sein de la nation camerounaise, les jeunes apprennent la signification de la notion de « bon citoyen ». Cet apprentissage permet de construire des connaissances pratiques sur des statuts et des rôles exigés et adoptés par la société, les relations désirables devant être établies entre les concitoyens, et aussi les conditions spécifiques favorisant ces relations. L’école crée chez les citoyens la nécessité de s’approprier l’héritage socioculturel, de transmettre cet héritage, d’établir certaines règles pour son utilisation au monde, mais aussi d’encourager et de veiller à l’enrichissement de cet héritage par l’intermédiaire de l’action individuelle de chaque individu et de l’action collective. On peut ainsi comprendre pourquoi Durkheim (1999 : 7) définit l’éducation comme « une socialisation de l’enfant ».
9Si faire de l’individu une personne humaine est actuellement le but de l’éducation, et si éduquer, c’est socialiser, Durkheim (1999) fait savoir qu’il est possible d’individualiser en socialisant. Dans la pédagogie durkheimienne, la socialisation de l’individu par l’école est d’abord et avant tout une tâche morale. Pour lui, le maître a le devoir « de donner une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la moralité est commandée par tout le développement historique » (Durkheim, 1999 : 15). Si la morale occupe une place fondamentale au sein de la socialisation, c’est parce que l’éducation morale a « pour rôle d’initier l’enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les vertus particulières, prises une à une » (Durkheim, 1999 : 16). Mais elle a aussi pour rôle « de développer en lui l’aptitude générale à la moralité, les dispositions fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer en lui l’agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du progrès » (Durkheim, 1999 : 16). Durkheim propose trois éléments fondamentaux de notre moralité dérivant du processus de socialisation par l’éducation : « l’esprit de discipline, l’esprit d’abnégation et l’esprit d’autonomie » (Durkheim, 1999 : 17). L’esprit de discipline, premier élément de la socialisation, est très important dans la mesure où il est, « à la fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l’individu l’inhibition des impulsions et l’effort » (Durkheim, 1999 : 17).
10On ne peut dire quelque chose sur l’enseignement de la philosophie que si et seulement si on a une idée du sens du concept philosophie. Du point de vue étymologique, Pythagore a fondé le sens de cette notion sur deux mots grecs philo (amour) et sophia (sagesse). La philosophie est donc l’amour de la sagesse. Socrate, s’appuyant sur cette conception de la philosophie, a fait de l’Homme son objet. De ce point de vue, on peut présenter la philosophie comme une activité qui a pour centre d’intérêt l’Homme dans les différents aspects de son existence. Elle analyse les conditions dans lesquelles ce dernier mène son existence au regard des rapports qu’il établit avec ses semblables, la nature et l’absolu. Aujourd’hui, la réflexion philosophique se fonde sur la situation de l’Homme en société. Ainsi, on peut saisir l’activité philosophique comme l’exercice de la pensée sur le vivre-ensemble. Faire de la philosophie dans ce contexte signifie concrètement penser la société, « c’est-à-dire penser l’homme en tant que subjectivité engagée dans des rapports aussi nécessaires que constants avec d’autres subjectivités » (Mbede, 2011 : 2). En clair, il s’agit de « penser l’homme comme une réalité inscrite dans une histoire dont la trame se joue dans le cadre du triple espace temporel : passé, présent et futur » (Mbede, 2011 : 2).
11La didactique de la philosophie tire sa première conceptualisation de l’Antiquité grecque. En effet, la philosophie est, pour Platon, l’éducation qui permet de former des individus vertueux au raisonnement juste. En mettant en application sa conception de l’éducation à l’Académie, Platon décide d’enseigner à la manière socratique, sous forme de dialogue. Cet enseignement est destiné « à un cercle d’étudiants disciples liés par l’amitié, voire par l’amour homosexuel, qui assure, dit-il, “une communauté beaucoup plus étroite” entre l’éraste (le maître) et l’éromène (l’élève) » (Fournier, 2001 : 8).
12La finalité que Platon assigne à l’éducation philosophique est de permettre la découverte de la vérité par une élévation individuelle du sensible vers l’intelligible. Pour l’atteinte de cet objectif noble, Platon envisage un programme d’enseignement-apprentissage d’une étonnante modernité. Dans la pédagogie de Platon, tout commence vers l’âge de sept ans avec l’apprentissage des rudiments. Le cerveau de l’enfant étant encore malléable à cet âge, il faut en profiter pour implanter dans son esprit de bonnes habitudes à partir d’un bon développement harmonieux de l’esprit et du corps, par la musique, la danse, le chant choral, la gymnastique. Cette mise en œuvre du programme éducatif dès le plus jeune âge est placée sous la direction de moniteurs rémunérés par l’État.
13Pour que l’éducation philosophique atteigne son objectif dans ce contexte, Platon recommande de procéder par la pratique des jeux éducatifs dans des sortes de jardins d’enfants. Pour cet auteur, l’usage des méthodes actives, plus lentes mais plus sûres, qu’il qualifie de « grand détour » ou de « vaste circuit » (Fournier, 2001 : 8), est prioritaire. On ne peut jamais atteindre la finalité du processus d’éducation si à cet âge tendre, on propose à l’enfant des histoires mythologiques. Pour l’auteur, il faut bannir toutes ces fantaisies que « nous ont débitées Hésiode aussi bien qu’Homère et le reste des poètes, car ce sont eux sans doute qui, ayant mis en œuvre pour les hommes ces contes mensongers, les leur ont débités et continuent à leur débiter » (Fournier, 2001 : 9). Le défaut principal de ces fictions est qu’elles encombrent les jeunes cervelles d’histoires inutiles et immorales, de fables qui égarent l’esprit, flattent les passions, rabaissent les dieux et les grands hommes, détournent de ce qui doit être le grand but de l’éducation : la recherche de la vérité.
14À partir de dix ans, le programme d’enseignement de la philosophie doit se focaliser sur les études littéraires et sur les mathématiques. L’éducation a pour rôle ici d’accoutumer l’élève à l’abstraction et à la logique. Ces éléments sont une excellente préparation à la spéculation philosophique et permettent de sélectionner les « meilleures natures » (Fournier, 2001 : 9), qui seules accéderont à la métaphysique.
15Toujours dans la logique d’atteindre la finalité de l’éducation dans le contexte de la philosophie, Platon conseille d’insister sur la formation physique et militaire, à partir de l’âge de dix-huit ans. Dans sa perception, une éducation réussie est non seulement celle qui permet d’accéder à la vérité, mais aussi celle qui fait de bons citoyens capables de défendre la cité.
16Après cette étape, viennent dix ans d’étude des sciences et des mathématiques transcendantes, puis cinq ans de dialectique, et enfin quinze ans de stage dans les affaires publiques. De ce programme éducatif de Platon, on remarque qu’« il faut cinquante ans pour faire un homme » (Fournier, 2001 : 8).
17Dans le processus d’enseignement-apprentissage de la philosophie, Socrate a conceptualisé la méthode pédagogique qui devait servir de support. Plus que tout autre élément, la méthode socratique est l’élément qui fait la pertinence de l’enseignement de la philosophie au sein des institutions scolaires. Clauzard (2015 : 6) souligne à cet effet que « Socrate est un enseignant qui n’a rien écrit, mais dont on sait qu’il développa (470-399 av. J.-C.) une méthode pédagogique : la maïeutique ou l’art d’accoucher ». De ce point de vue, Barnier (2003 : 10) estime qu’il est tout à fait « pertinent de voir en Socrate l’initiateur d’une pédagogie interactive à travers laquelle il s’agit surtout de guider, d’orienter la recherche d’un élève qui doit trouver par sa propre réflexion ». Cette innovation pédagogique de Socrate tire son importance dans « sa façon de conduire le dialogue, de questionner, (qui) amène l’autre à développer sa propre pensée en prenant conscience des insuffisances de son niveau initial de réponse » (Barnier, 2003 : 10). L’originalité de la méthode socratique comme méthode d’apprentissage de la philosophie se trouve en deux points majeurs : le premier est la maïeutique et le deuxième l’ironie. Tout se passe alors comme si, sous certaines conditions dialogiques, la vérité s’avérait fille de la discussion. C’est sur cette posture que se fonde aujourd’hui la méthode interactive qui conditionne la construction des connaissances dans la formation des personnes en philosophie.
18Pour cerner la définition de l’expression didactique de la philosophie, il faut tout d’abord saisir la définition du terme didactique lui-même. De ce point de vue, on retient qu’étymologiquement, le vocable didactique vient du verbe grec didaskein, c’est-à-dire enseigner. La didactique, de par son origine grecque, se présente comme l’art de l’enseignement, de l’instruction. Nombreux sont les auteurs qui ont réfléchi sur la définition de ce concept. En effet, dans le dictionnaire des concepts clés de pédagogie, Raynal et Rieunier (2017 : 107) pensent que le terme didactique « renvoie à l’utilisation de techniques et de méthodes d’enseignement propres à chaque discipline ». Selon Belinga (2013), la didactique est la science de l’éducation qui a pour objet d’étude les processus de l’enseignement et de l’apprentissage, l’élaboration rationnelle des programmes scolaires, des enseignements à dispenser, la gestion de la classe, l’étude des méthodes et techniques didactiques, et de la docimologie.
19Ainsi, la didactique de la philosophie désigne l’ensemble des techniques retenues pour sélectionner, analyser, organiser les savoirs et les savoir-faire philosophiques en vue de leur appropriation par un public donné. Elle consiste donc en un ensemble d’activités qui fondent le processus d’enseignement-apprentissage qui permet d’accéder aux savoirs. Dans cette logique, elle se fonde sur le contenu des enseignements et sur l’apprentissage des compétences en philosophie. Partant de cette perception, la connaissance des principes didactiques desquels dérive le développement des compétences dans le processus d’enseignement-apprentissage est fondamental. La didactique de la philosophie est fondée sur un certain nombre d’éléments dont la connaissance garantie l’efficacité du développement des compétences. Parmi ces éléments, on peut citer : la transposition didactique, le triangle didactique, la situation didactique et le contrat didactique.
20Verret (1975) est, dans le domaine de la sociologie, le premier à utiliser le concept de transposition didactique. Celle-ci sera reprise par des auteurs comme Chevallard (1985) dans le champ de la didactique des mathématiques. L’enseignement et l’apprentissage d’un savoir ne sont possibles qu’après un traitement didactique obéissant à des contraintes précises. La transposition didactique, dans le contexte de la philosophie, est une véritable construction où le savoir savant subit un traitement didactique et devient un objet d’enseignement philosophique. En tant que notion permettant de rendre compte du passage d’un contenu de savoir précis à une version didactique de cet objet de savoir, Chevallard (1985) relève qu’il existe deux principales phases dans la transposition didactique. Dans un premier temps, on transpose le savoir savant en savoir à enseigner à travers les instructions officielles mises en textes dans les manuels et les programmes. Dans un second temps, on transpose l’objet à enseigner en objet d’enseignement dans le contexte de la classe. Autrement dit, le savoir savant, lorsqu’il est transposé en savoir à enseigner, subit des transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre place parmi les objets d’enseignement, ce travail est appelé « transposition didactique ».
21Les opérations didactiques en philosophie, comme dans toutes les autres disciplines, s’organisent autour de trois pôles : le pôle savoir, le pôle élève et le pôle enseignant. C’est le triangle didactique. Il représente les relations entre enseignant, élève et savoir. Le pôle « savoirs » représente l’élaboration didactique qui consiste à recueillir et à sélectionner les savoirs savants susceptibles de conduire aux buts et aux finalités du système éducatif. Ces savoirs seront transformés/construits en objets d’enseignement établis dans un programme. Le pôle « élèves » constitue tout ce qui est relatif à l’appropriation des savoirs, ce sont alors les théories de l’apprentissage qui sont mises en jeu. Le pôle « enseignants » est relatif à l’intervention didactique qui consiste en l’explicitation des objectifs, c’est le contrat didactique, la mise en place des stratégies d’enseignement.
22Le contrat didactique est, selon Brousseau (1986), l’ensemble des comportements spécifiques du maître qui sont attendus de l’élève et l’ensemble des comportements de l’élève attendus par le maître. C’est un contrat largement implicite qui se tisse entre le professeur et les élèves en relation avec un savoir. Ce contrat fixe les rôles, les places et les fonctions de chacun des éléments du pôle, ainsi que les attentes réciproques des élèves et du maître. C’est un contrat passé entre l’enseignant et les apprenants qui garantit, si les clauses du contrat sont respectées par chacun des acteurs, que les échanges dans la classe se passent sans difficulté majeure.
23La situation didactique désigne la modélisation d’un cadre d’enseignement en vue de créer une atmosphère favorable à la construction des connaissances. Pour Sensevy (2007), la situation didactique désigne tout milieu où se déroule l’action didactique. Le milieu, dans le contexte de la didactique, renvoie à deux éléments : il désigne, d’une part, le contexte « cognitif commun », et d’autre part, un « système de potentialités antagonistes ». Ces deux sens du vocable milieu auquel renvoie la situation didactique ont pour vocation de permettre, dans leur complémentarité, une meilleure description des activités didactiques, dans la mesure où l’action des acteurs est tantôt centrée sur la reconnaissance d’intentions et la production d’intentions conjointes, permises par le contexte cognitif commun, et tantôt organisée par la compréhension et l’utilisation des rétroactions du milieu antagoniste.
24L’identité sociale est une construction permanente. Elle est la somme des apports de tous les secteurs de la vie sociale. L’école y participe à travers la réalisation des objectifs devant faire du jeune citoyen, un camerounais à part entière. Ainsi, la définition des valeurs identitaires, devant être apprises par l’apprenant, permet de déterminer les modalités des contributions de l’enseignement de la philosophie à la construction de l’identité sociale camerounaise. De ce point de vue, il s’impose la nécessité de présenter les valeurs à partir desquelles l’apprentissage de la philosophie contribue à la définition, à la construction et à la consolidation du profil identitaire attendu.
25D’entrée de jeu, précisons que l’enseignement de la philosophie s’inscrit dans la logique du développement des valeurs contenues dans la loi d’orientation de l’éducation de la République du Cameroun. En effet, la loi de l’orientation de l’éducation d’avril 1998 présente en son article 5, les objectifs de l’action éducative. Il s’agit du profil identitaire à réaliser. Dans cet article, neuf éléments principaux sont présentés et déterminent les valeurs identitaires camerounaises dans le système scolaire.
26Le premier, défini par l’alinéa 1, stipule que « la formation de citoyens enracinés dans leur culture, mais ouverts au monde et respectueux de l’intérêt général et du bien commun » est ce que l’école doit prioritairement mettre en place comme valeurs identitaires fondamentales de l’identité camerounaise. L’alinéa 2 insiste sur le fait que « la formation aux grandes valeurs éthiques universelles que sont la dignité et l’honneur, l’honnêteté et l’intégrité ainsi que le sens de la discipline » doit être au centre du processus d’apprentissage. À l’alinéa 3 de l’article 5, la loi d’orientation met l’accent sur « l’éducation à la vie familiale » afin que l’école ne produise pas des citoyens inaptes à la vie de famille. Le quatrième point de cet article met en relief le poids de la langue dans la construction de la personnalité. Selon cet alinéa, en effet, « la promotion des langues nationales » est fondamentale dans la formation du jeune citoyen camerounais au sein de l’institution scolaire. L’alinéa 5 impose à l’institution scolaire de commencer le processus d’apprentissage du jeune apprenant par « l’initiation à la culture et à la pratique de la démocratie, au respect des droits de l’homme et des libertés, de la justice et de la tolérance, au combat contre toutes formes de discrimination, à l’amour de la paix et du dialogue, à la responsabilité civique et à la promotion de l’intégration régionale et sous régionale ». Selon l’alinéa 6, « la culture de l’amour de l’effort et du travail bien fait, de la quête de l’excellence et de l’esprit de partenariat » doivent être aux fondements de la formation du jeune citoyen. Ces éléments sont des valeurs qui définissent la contribution de l’école dans la construction de l’identité nationale camerounaise. L’alinéa 7 exige de l’école « le développement de la créativité, du sens de l’initiative et de l’esprit d’entreprise » dans le processus de formation de l’individu. Pour l’alinéa 8, « la formation physique, sportive, artistique et culturelle de l’enfant » ne doit pas être négligée dans le processus d’apprentissage. Enfin, l’alinéa 9 montre combien il est important d’axer la formation du jeune camerounais sur « la promotion de l’hygiène et de l’éducation à la santé ». C’est sur ces valeurs que les objectifs de la didactique de la philosophie ont été formulés dans les programmes d’enseignement.
27Selon l’arrêté du 7 octobre 1998, l’enseignement de la philosophie dans les établissements secondaires participe à la réalisation de l’identité camerounaise en quatre principaux points formulés en termes d’objectifs. Premièrement, l’enseignement de la philosophie est destiné à favoriser l’apprentissage et le recours à la réflexion entendue comme préalable à toute action véritablement humaine. Deuxièmement, cet enseignement vise aussi l’initiation et la sensibilisation à la pensée philosophique, c’est-à-dire aux grandes idées et thèmes majeurs qui ont marqué et animé l’histoire de la vie intellectuelle des hommes dans le temps et dans l’espace. Troisièmement, l’enseignement de la philosophie est destiné à développer la vision rationnelle du monde. Il s’agit de former, chez les élèves, l’esprit critique et scientifique qui permet à l’Homme d’éviter les prises de position gratuites de manière à n’adhérer à une opinion qu’au terme d’une analyse soutenue par des arguments rigoureux et convaincants. Quatrièmement, cet enseignement vise à développer et à inculquer le sens de la moralité, de l’esprit civique et de la culture démocratique. Le but visé ici est la formation de citoyens conscients de leurs devoirs comme de leurs droits, ouverts aux valeurs universelles de solidarité, de tolérance, de respect de la personne humaine et du bien commun.
28Pour parvenir à la réalisation de ces objectifs fondamentaux qui définissent le profil identitaire à réaliser du point de vue philosophique, les processus didactiques en situation de classe sont conçus et centrés sur les priorités fondamentales suivantes : d’abord les activités didactiques dans la pratique de classe doivent introduire et habituer les élèves à la lecture de textes philosophiques d’auteurs africains et non africains, spécialement de tradition occidentale, compte tenu du rôle joué par l’occident dans l’histoire générale de la pensée. Ensuite, les activités d’enseignements et d’apprentissage de la philosophie doivent initier les élèves à une pensée rigoureuse et cohérente au moyen d’exercices appropriés à la réflexion philosophique.
29C’est sur la base des contenus des programmes scolaires que se fonde l’opérationnalisation des valeurs identitaires nationales. Pour cette raison, le Cameroun a opéré une refondation de son système éducatif par la mise sur pied des nouveaux programmes. Rappelons que dans cette refondation, la philosophie, qui n’était enseignée qu’en classe de Terminale, débute désormais en classe de Seconde. Ce processus de refondation vise principalement à : « Préparer ceux-ci, grâce à des enseignements-apprentissages pertinents, à s’intégrer au monde et à affronter un marché du travail de plus en plus exigeant » (Arrêté n° 263 du 13 août 2014, p. 1). Le contenu des programmes d’enseignement au niveau de l’école camerounaise actuelle oriente vers la formation des citoyens capables de porter l’idéal de la société camerounaise par leur compétence, d’où l’adoption de l’approche par compétence.
30Dans la logique de cette approche, le développement des compétences est centré sur six éléments essentiels qui constituent la structure d’ensemble et le tableau modulaire. La structure d’ensemble, dans la logique de ces contenus, est ce qui donne une présentation générale du programme d’étude. Elle permet de cerner la situation du programme dans le curriculum, la contribution du programme au domaine d’apprentissage auquel il appartient, la contribution du programme à un ou plusieurs domaines de vie auquel il peut être rattaché, la présentation de l’ensemble des familles de situations de vie couvertes par le programme ainsi que les modules du programme.
31La méthode d’enseignement-apprentissage qui sous-tend l’approche par compétence exige une parfaite connaissance du rôle de l’enseignant et de l’apprenant. Cette connaissance conduit à la compréhension des principales étapes d’une leçon. La démarche générale d’une situation d’éducation se décline en six étapes malgré les variantes dues à la spécificité de certains exercices :
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première étape : découverte et mise en relief de la situation-problème. Cette étape inchoative est principalement axée sur la découverte des consignes, des tâches à accomplir au cours d’une séquence d’apprentissage ;
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deuxième étape : traitement de la situation-problème (individuellement ou en groupes). À cette étape de la situation d’éducation, on procède à l’identification/repérage à partir de questions précises. On procède à la manipulation du corpus/texte à partir des consignes données par le professeur en vue de résoudre la situation-problème ;
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troisième étape : confrontation des réponses/résultats. À ce niveau, sous la conduite du professeur, les apprenants présentent, en les justifiant, les résultats de leurs analyses. Ce faisant, les apprenants prennent conscience de leurs erreurs et les corrigent par eux-mêmes ;
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quatrième étape : formulation de la (des) règle(s) ou de la nouvelle connaissance. Au terme de l’activité précédente, les apprenants formulent ce qui, après correction, doit être retenu comme règle ou connaissance et consigné au tableau puis dans leur cahier ;
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cinquième étape : consolidation. À cette étape de la leçon, le professeur propose aux apprenants des exercices d’application oraux ou écrits pour renforcer la compétence acquise ;
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sixième étape : intégration à mi-parcours. Il s’agit ici des exercices d’intégration qui se déroulent, à mi-parcours, après quelques séances d’apprentissage des savoirs notionnels, lorsque cela est nécessaire, pour aider à installer les compétences d’étape. Il s’agit des compétences de base qui vont de palier en palier.
32On peut se rendre compte, à partir de ces données, que la méthode que prescrit l’approche par compétence est axée sur la relation connaissance et situation de vie concrète. On retient ici que la compétence est la capacité de celui qui a suivi un apprentissage à faire usage des connaissances construites pour résoudre de façon efficace les difficultés de la vie auxquelles il sera confronté dans son milieu de vie. Ainsi, il ressort que la didactique de la philosophie, adossée au développement des compétences, traduit clairement le dispositif mis en œuvre par l’école pour construire l’identité nationale.
33Cette réflexion était l’occasion de montrer comment l’enseignement de la philosophie participe à la construction du profil identitaire par le développement des compétences. En s’appuyant sur le contexte éducatif camerounais, nous avons essayé de montrer comment s’opérationnalise l’identité sociale dans le dispositif d’enseignement-apprentissage de la philosophie. En examinant le processus qui conduit au développement des compétences, nous avons dégagé le lien étroit qui existe entre l’enseignement de la philosophie et les exigences de la société. Dans le processus de construction de l’identité par les compétences, l’enseignement de la philosophie s’appuie sur le contenu d’un curriculum élaboré sur les exigences et les attentes de la société. De ce point de vue, la didactique de la philosophie, à travers l’adéquation du curriculum et la pratique de classe, permet de cerner concrètement l’apport de l’enseignement-apprentissage de la philosophie dans la construction et la consolidation des valeurs identitaires qui définissent une société. Dans le processus d’opérationnalisation des compétences, l’enseignement de la philosophie implante les fondements de l’identité définit par la société.