Texte intégral
- 1 À savoir, les phénomènes capables de mettre en relation les échelles globales et locales.
- 2 L’ethnonyme ‘Enata’ et le démonyme ‘Marquisien’ sont, en effet, des synonymes (mais le premier a eu (...)
1La recherche en anthropologie de l’éducation a adopté depuis longtemps l’hypothèse selon laquelle l’éducation familiale des peuples autochtones intégrés aux États nationaux devrait être interprétée en tant que processus de transmission des données culturelles liées à un paysage naturel et social déterminé, encadré par une dynamique historique postcoloniale. Les travaux paradigmatiques de Robert LeVine et Rebecca New (2008) – et, pour le monde francophone, ceux de Lè Thành Khôi (1981, 2001) et Dominique Groux (1997) – ont montré que l’éducation familiale ne se limite pas à l’arène domestique et qu’elle est soumise à la pression exercée par des forces exogènes glocales1 (notamment les impératifs imposés par l’économie de marché). Cette étude s’inscrit dans cette démarche en proposant une réflexion a posteriori à l’issue d’un programme pluriannuel de recherche (2011-2016)2 qui visait l’étude des dynamiques éducatives chez les peuples autochtones de l’outremer français (à partir d’études ethnographiques en Guyane et Polynésie française), en observant ce phénomène en tant que dynamique adaptative (créative ou transfiguratrice), à partir d’une perspective anthropologique, en la mettant en relation avec la réalité globale et avec les transformations imposées par les politiques nationales d’intégration sociale (citoyenne et scolaire) des plus jeunes membres des communautés étudiées.
- 3 Pour faciliter la lecture, cette désignation géographique sera souvent réduite à Polynésie. Par ail (...)
- 4 Pour un panorama plus complet des résultats de l’analyse comparative, voir Alì, 2016a et 2017. Pour (...)
2Dans cet article je présenterai les conclusions issues de la mission ethnographique réalisée à Hiva Oa, une île dans l’archipel des Marquises (Polynésie française3), entre septembre 2014 et février 2015. La mission avait l’objectif d’étudier les "styles éducatifs observables" chez les familles autochtones enata. Ce site très isolé a fasciné plusieurs générations de voyageurs, d’explorateurs, d’artistes et de scientifiques. Hiva Oa fait en effet partie de l’imaginaire géographique national français : île des Mers du Sud, paradis bleu, sublimation du désir d’exotisme. L’enjeu de cette étude, mené à la première personne, consiste à prendre de la distance par rapport au terrain ethnographique pour questionner a posteriori les résultats obtenus à la lumière de l’écosystème éducatif et du contexte local : loin de vouloir résumer l’intégralité du corpus récolté4, ce travail veut plutôt systématiser les données ethnographiques (fragmentaires et contingentes) pour proposer une réflexion anthropologique sur l’éducation familiale (processus interactif destiné à former des membres d’une communauté à partir de certaines considérations locales fortement ancrées dans le panorama naturel et social) et sur son rapport avec la scolarisation obligatoire. En effet, la famille et l’école constituent deux univers de socialisation qui, dans les contextes postcoloniaux (comme dans la France d’outremer), peuvent facilement entrer en conflit par effet de certains choix politiques ordonnés dans le but de préserver l’unité de la nation ou de développer le potentiel économique des cultures dites « locales ».
3Cette mission ethnographique, promue par le ministère de la Culture et financée grâce à une allocation de recherche de la direction générale des patrimoines, avait quatre objectifs :
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décrire les pratiques éducatives des Enata en observant le rôle joué par chacun des facteurs suivants: l’éducateur (celui qui éduque), l’éduqué (celui qui apprend), le message (le savoir transmis), les outils (les ressources pédagogiques) et, finalement, l’environnement (l’espace à l’intérieur duquel se développe la transmission des savoirs). Pour l’atteindre, le travail ethnographique a été associé à la révision des sources primaires afin de mettre en perspective les pratiques actuelles avec celles observées dans le passé (en privilégiant les témoignages, comptes rendus, mémoires et journaux de bord du XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle qui mentionnaient des descriptions de la vie quotidienne des autochtones dans les zones étudiées) ;
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décrire leurs écosystèmes éducatifs, à partir des catégories proposées par Uri Bronfenbrenner (1986), qui a imaginé que chaque individu est entouré par une série de systèmes interdépendants, avec lesquels l’individu a une relation plus ou moins directe mais qui ont tous la capacité d’influencer le développement de la personnalité de l’individu. Il s’agit des microsystèmes (avec lesquels l’individu a une relation directe : le parent, l’école, les amis), du mésosystème (qui regroupe le réseau de relations entre les microsystèmes), de l’exosystème (qui regroupe le réseau de relations entre les microsystèmes de niveau supérieur, avec qui l’individu n’a pas de contact direct) et le macrosystème (le niveau le plus externe, peuplé par les systèmes idéologiques qui déterminent l’action des niveaux les plus internes : on y trouve, par exemple, l’économie de marché mais aussi les revendications identitaires, le néolibéralisme mais aussi l’écologisme). Le choix de ce système de classification est dû au fait que l’écosystème de développement imaginé par Bronfenbrenner a l’avantage de permettre d’identifier très facilement les éducateurs, de les associer à un certain niveau systémique et, finalement, de les regrouper au sein des différents microsystèmes. Pour atteindre cet objectif, des longues observations ont été menées afin de décrire les systèmes de parenté enata, de décrire le rôle éducatif de chaque membre de la famille et, finalement, de l’associer à un microsystème déterminé (réunissant les éducateurs du même « rang ») ;
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- 5 Qui consiste à relever sur le lieu de vie de l’individu (ou du groupe) observé des items préétablis (...)
décrire leurs styles éducatifs à partir des catégories proposées par Rodica Ailincai selon qui les interactions éducatives (c’est-à-dire les échanges et les séquences d’échanges animées par une volonté de transmettre un savoir) peuvent être décrite selon quatre styles majeurs : suggestif, autonomisant, directif et fonctionnellement disjoint (ou négligent. Voir Ailincai et al., 2016, 2017, 2018). Pour cela, plusieurs familles de Hiva Oa ont été observées afin de déterminer la « quantité » moyenne d’interactions éducatives réalisées par chaque éducateur (en utilisant des simples grilles chronométriques) et d’associer chaque interaction avec un style déterminé, ce qui a permis de décrire les styles dominants de chaque éducateur. La méthodologie choisie était l’observation systématique de type éthologique5 ;
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décrire leurs logiques éducatives, c’est-à-dire les objectifs éducatifs visés par les éducateurs (et, donc, leur représentation de la « réussite ») et les stratégies imaginées et mises en œuvre pour les atteindre. Cet objectif a demandé la réalisation d’entretiens et la mise en place de réunions avec les membres des deux communautés afin de mettre en perspective les pratiques éducatives observées par rapport au « discours » éducatif des parents (c’est-à-dire les justifications produites pour expliquer une pratique, une action ou un comportement lié à la transmission de certains savoirs). Grâce à ce travail, un important corpus ethnographique a été recueilli à propos de l’idée de « réussite » chez les Enata (mais aussi à propos de la conception local de l’échec).
4L’article s’organise en neuf sections : la première est consacrée à la présentation du peuple Enata (la situation géographique, les données ethno-historiques et les aspects socio-anthropologiques) ; la deuxième présente leur organisation sociale et le processus de revendication culturelle qui s’est développé suite à leur intégration à la Nation française ; dans la troisième section on montre le rôle joué par les Églises dans la reconnaissance de la culture enata et des logiques éducatives locales ; dans la quatrième, on présente la notion d’idéologie éducative autochtone et, dans la section suivant, sa déclinaison chez les Enata. La sixième section, en s’appuyant sur la notion de « cumul des identités » proposée par Bruno Saura (1998), décrit les politiques d’assimilation culturelle promues par la France dans le Pacifique et les réponses adaptatives des Polynésiens. L’adaptation est par définition un compromis entre des intérêts parfois divergents et celui des familles autochtones – tout comme leur dilemme : privilégier la réussite scolaire ou la réussite sociale ? – est l’objet de la septième section. La huitième se consacre à cette illusion, crée par le discours technocratique, selon laquelle la scolarisation des peuples de l’outre-mer aurait garanti leur ascension sociale et le progrès de la République. Dans la neuvième section, on conclut en montrant que, pour les habitants de Hiva Oa, cette intégration forcée et peu respectueuse de leurs revendications n’a pas donné les résultats attendus et que, face à un écosystème complexe – comme celui des archipels isolés des Mers du Sud – les formes actuelles de scolarisation obligatoire – et les approches didactiques qui les accompagnent – ne sont pas les plus adaptées pour garantir le développement durable des communautés natives.
- 6 Mais les premiers explorateurs espagnols l’avaient baptisée Dominica.
5Hiva Oa6 est une île d’origine volcanique, d’une longueur de 40 km sur l’axe est-ouest et d’une largeur de 12 km sur l’axe nord-sud, située dans le secteur nord oriental de la Polynésie française (cf. Figures 1 et 2).
Figure : La Polynésie française et l’archipel des Marquises (Source : Archives ORSTOM)
Figure 2 : L’archipel des Marquises et l’île de Hiva Oa (Source : Sémhur / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0. Élaboration de l’auteur)
- 7 En Polynésie, on utilise le terme demi plutôt que celui de métis. Il s’agit, bien évidemment, d’une (...)
- 8 Les beachcombers ou batteurs de grève sont des figures classiques du processus de colonisation euro (...)
- 9 La base de données FamilySearch, gérée par la Genealogical Society of Utah (institution liée à l’Ég (...)
6Elle compte plus de 2 000 habitants, dont la majorité vit dans le village d’Atuona. Même s’il existe sur l’île une présence métropolitaine (représentée par les gendarmes, les agents de santé, les enseignants et leurs conjoints), la plupart des résidents revendiquent leur appartenance à la communauté autochtone Enata, c’est-à-dire les Marquisiens (Sivadjian, 1999a). Cette revendication est également présente chez les familles d’origine mixte, les demi7, ayant des ancêtres étrangers à l’île. De fait, nombreux sont les îliens qui possèdent des noms de famille d’origine étrangère, témoignage du métissage qui a eu lieu à Hiva Oa entre les natifs et les étrangers – marins, beachcombers8 et migrants – qui, depuis des siècles, ont décidé de s’établir sur l’île. C’est par exemple le cas des familles O’Connor, d’origine irlandaise, Peterano, d’origine italienne, Shan, d’origine chinoise, ou Mendiola, d’origine espagnole9.
- 10 La notion de ramage s’applique à « un groupe commun de descendance régi de l’intérieur par le princ (...)
- 11 En langue marquisienne, le mot ka’avai peut signifier vallée ou village.
- 12 Pour ajuster le décalage entre le cycle lunaire et le cycle solaire, le cycle annuel des Pléiades é (...)
- 13 Le père Mathias Gracia soulignait que « [b]ien qu’ils connaissent comme nous le Nord et le Sud, l’O (...)
7Les ancêtres des Marquisiens sont venus de l’ouest de ces îles, sans que l’on sache exactement d’où (Galipaud et al., 2014). En effet, les îles Marquises, par leur position centrale au sein du secteur polynésien du continent océanien, ont joué « un rôle charnière au cœur des processus de peuplement et d’interaction de cette vaste région » (Molle, 2011, p. 19). Jusqu’à l’installation, des premiers occupants européens, au 19ème siècle, l’organisation sociale des îles avait une base tribale qui assignait le pouvoir aux haka’iki, chefs ou leaders des différents ramages10. Les unités politiques se répartissaient selon les vallées (ka’avai11) des îles au gré des ressources écologiques, comme la présence d’arbres fruitiers ou d’un littoral poissonneux (Thomas, 1990). Il s’agissait d’une société fortement hiérarchisée : dans chaque vallée, le pouvoir politique était exercé par la famille du chef et par son entourage proche, constitué de prêtres (les tau’a et les tuhuka ‘o’oko), de guerriers et de vassaux. Le critère de distribution du pouvoir reposait sur la consanguinité et sur la famille proche du chef, qui constituait la classe tapu, sacralisée et douée de certains pouvoirs surnaturels. Elle détenait toutes les fonctions essentielles pour l’organisation sociale du ka’avai. Le reste de la communauté se composait de la parenté étendue, des alliés et des prisonniers, auxquels étaient assignés les travaux domestiques (Ferdon, 1993). La représentation du temps se basait sur le cycle saisonnier de l’arbre à pain (mei) et sur l’observation des phases lunaires12 ; l’espace, comme pour d’autres peuples austronésiens, était décrit en fonction de la position de la mer (tai) et de la montagne (uta)13.
- 14 Ce constat est aussi partagé par les observateurs de l’époque. Déjà en 1883, le capitaine de vaissa (...)
8On connaît cette structure sociale et culturelle grâce aux descriptions de la société marquisienne qui ont été réalisées entre 1595 (date du premier repérage des îles par le navigateur espagnol Alvaro de Mendaña) et 1842, quand l’archipel a été intégré à l’Empire colonial français. Cette présence imposera une acculturation forcée et la transformation de l’organisation sociale autochtone. Les travaux d’ethnohistoire de Dominique Pechberty, montrent qu’ « après 1842, les contacts avec l’Occident s’intensifient et le paysage politique et culturel est rapidement modifié. Les épidémies réduisent considérablement la population » (Pechberty, 2012, p. 13)14. Victor Ségalen formule d’ailleurs un triste constat dans ses Immémoriaux : « La variole, la syphilis, la phtisie, l’opium les ont progressivement éteints. Ceux qui restent, de teint clair rehaussé de tatouages purement ornementaux, marchent gaiement et insouciamment vers leur fin de race » (Ségalen, 1907 : 42).
9Aujourd’hui, bien que les formes d’organisation macrosociale des Enata aient disparu en faveur de l’adoption des institutions républicaines, nombreux sont les valeurs et les traits culturels ancestraux qui ont survécu à la dynamique coloniale et postcoloniale. Contredisant la prévision de Victor Ségalen qui pronostiquait leur extinction, les Marquisiens ont été capables de survivre à la modernité en adaptant leurs coutumes, leurs usages et leurs modes de vie au contexte environnemental dans lequel ils habitent et à la hiérarchie politique qui les administre.
- 15 Le cas du tatouage est particulièrement intéressant puisque, bien que la presque totalité des Marqu (...)
- 16 Cependant, le Code Dordillon admettait l’emploi du marquisien comme langue d’évangélisation.
- 17 Il s’agit surtout de reproductions de petite taille des tiki, les grandes statues anthropomorphes r (...)
- 18 Le dernier festival s’est tenu en 2019 à Ua Pou.
- 19 Il rédigea d’ailleurs un lexique marquisien-français (Le Cleac’h, 1997) et soutint un projet de tra (...)
- 20 La première messe en langue marquisienne a été célébrée le 15 août 1988 sous la conduite du cardina (...)
10Comme l’a souligné Michel Bailleul, « les deux dernières décennies du XXème siècle sont marquées dans l’archipel par la recherche identitaire […] De nombreux Marquisiens se lancent avec passion à la recherche de leur racines » (Bailleul, 1999 : 168). Bien que la colonisation, la conversion et la scolarisation forcée des habitants de Hiva Oa a contribué pendant des décennies au processus d’acculturation (avec l’interdiction du tatouage15, des danses et des chants traditionnels ou encore l’exclusion de la langue locale de l’enseignement scolaire16), depuis quelques années la renaissance identitaire marquisienne passe paradoxalement par l’école et l’Église. L’association culturelle Motu Haka, considérée comme l’expression la plus vivante de cette renaissance, a été fondée à la suite du synode diocésain voulu en 1979 par Monseigneur Hervé-Marie Le Cléac’h, évêque du diocèse de Taiohae (qui administre la circonscription apostolique correspondant à l’archipel des Marquises) et défenseur de l’idée selon laquelle l’Église locale devait s’adapter au contexte marquisien dans l’expression de sa foi, dans ses orientations, ainsi que dans le recrutement de ses ministres et ses animateurs. En 1987, Motu Haka, soutenue financièrement par le clergé catholique, a organisé le premier Festival des arts des îles Marquises dans le but de rendre visible la richesse du patrimoine culturel local. Aujourd’hui, ce festival est considéré comme une manifestation culturelle majeure en Polynésie; il se tient tous les deux ans dans une île différente de l’archipel, pour célébrer non seulement le patrimoine local mais aussi celui de toute l’aire océanienne, à travers des performances de danses et de chants traditionnels, des compétitions sportives, des dégustations gastronomiques, des ateliers de tatouage, d’artisanat en bois, d’os ou pierre17, des productions de tapa (vêtements faits d’écorce de banyan, Ficus prolixa) ou de pirogues. Des groupes venant d’autres îles y sont régulièrement invités18. Monseigneur Le Cléac’h avait très vite compris l’importance du patrimoine culturel marquisien en encourageant ses expressions et en promouvant la langue, surtout dans les espaces religieux19. De nos jours, à Hiva Oa, les cérémonies religieuses sont régulièrement officiées en langue marquisienne20. Une fois par semaine, on propose une messe en langue française pour un public de Français métropolitains ou de Tahitiens (les enseignants, les gendarmes et les personnels de santé, qui travaillent temporairement sur l’île), mais aussi de navigateurs ou de touristes étrangers de passage.
- 21 Par la délibération n° 2000-19 APF du 27 janvier 2000 portant création de l’Académie marquisienne.
11De même, l’Académie marquisienne Tuhuna ‘Eo Enata (littéralement, « les experts de la langue marquisienne »), institution culturelle créée par l’Assemblée de la Polynésie française21 avec la mission de sauvegarder et d’enrichir la langue marquisienne, a toujours joui du soutien de l’évêché et, depuis sa création, son siège est accueilli dans les locaux de la Mission catholique de Taiohae. Par ailleurs, presque tous les jeunes de l’île participent aux activités dominicales organisées en langue marquisienne par les paroisses, telles que des cours de danse, des groupes de musique, des chorales et autres activités ludiques (et perçues comme traditionnelles).
- 22 Avec le décret du Ministère de l’éducation n° 81-553 du 12 mai 1981 relatif à l’enseignement des la (...)
- 23 C’est ainsi qu’est appelée la langue marquisienne. Cette graphie suit la prononciation des habitant (...)
- 24 Les entretiens avec les enseignants de l’île se sont déroulés entre novembre et décembre 2014. L’in (...)
12Dans les écoles aussi, la culture locale est désormais très valorisée. Bien que la loi n° 1951-46 du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et des dialectes locaux (connue comme loi Deixonne) autorisait les maîtres à recourir aux parlers locaux dans les écoles maternelles et primaires de la République, ainsi qu’à consacrer, chaque semaine, une heure d’activités pour enseigner des notions élémentaires de lecture et d’écriture dans la langue locale, cette loi ne s’est étendue à la Polynésie française qu’en 198122, soit trente ans plus tard, et seulement pour la langue tahitienne. Mais, au début des années 1980, certains membres de l’association Motu Haka qui travaillaient en tant qu’enseignants dans les écoles de l’archipel ont commencé à inclure des activités en langue marquisienne dans leurs programmes. Comme me l’a signalé un d’entre eux dans le cadre des entretiens que j’ai pu mener lors de la mission ethnographique, « il n’y avait pas autant de contrôles, à l’époque, pas d’inspecteurs ni visites des conseilleurs pédagogiques. Alors on faisait nos cours en éo enata23. C’était pratique pour expliquer certaines notions de mathématiques, par exemple, ou de science. Les gamins apprenaient plus vite »24. Monseigneur Le Cléac’h, qui soutenait discrètement ces enseignants, a alors invité un éminent linguiste luxembourgeois, le père François Zewen, lequel dirigeait le Centre de Recherche des Églises du Pacifique à Port-Vila, Vanuatu. Le père Zewen a séjourné à Taiohae jusqu’en mars 1987, époque à laquelle il publia le premier manuel d’enseignement de la langue marquisienne, ce qui facilita considérablement le travail de ces enseignants « non conformes » (Zewen, 1987).
- 25 Cette attitude, on le verra dans les sections qui suivent, est pour le moins paradoxale. Dans la ma (...)
13Aujourd’hui, dans toutes les classes des écoles primaires de Hiva Oa, les enseignants réalisent régulièrement, souvent en partenariat avec l’Académie marquisienne, des activités en langue marquisienne et consacrent une partie de leur programme à des projets visant à développer des compétences sur le territoire et la culture des îles. Il s’agit, là, d’un enjeu de taille, puisque l’objectif explicite des acteurs qui soutiennent ces actions est de préserver le patrimoine immatériel des îles et de garantir la survie – et la renaissance – d’une langue qui est un vecteur identitaire fort. Aussi, depuis 2002, afin d’encourager la rédaction en marquisien, l’Académie organise un concours d’écriture pour les élèves des établissements des premier et second degrés des îles Marquises, et, depuis 2005, sont publiés les premiers livres et méthodes du maître pour intégrer le marquisien dans les enseignements. Depuis 2015, cinq heures hebdomadaires sont réservées à la langue marquisienne. Cependant, dès l’entrée en sixième, l’enseignement de la langue n’est plus assuré dans les mêmes conditions et seule une heure par semaine lui est consacrée25.
- 26 Le dossier de candidature a été mis au point par l’association Motu Haka (laquelle, entretemps, a m (...)
- 27 Probablement, comme le suggère Emily Donaldson (2019), à cause d’un processus informatif défaillant (...)
- 28 Ce champion de l’identité marquisienne, qui était aussi maire de Taiohae, trouva la mort le 23 mai (...)
14Enfin, pour beaucoup d’habitants de Hiva Oa, l’enjeu politique essentiel du début du 21ème siècle est aussi l’inscription des îles dans la liste UNESCO du Patrimoine mondial de l’humanité. Depuis 2010, date à laquelle la Délégation Permanente de la France auprès de l’UNESCO26 a soumis à l’Organisation la candidature de l’archipel, les Marquisiens attendent littéralement le miracle27. Selon la plupart des villageois, l’inscription sur la liste de l’UNESCO rapporterait aux Marquises des investissements et du travail mais surtout une reconnaissance internationale nécessaire pour se débarrasser de ce que certains de mes informateurs appellent « le double colonialisme franco-tahitien ». Lucien Kimitete28, l’un des fondateurs de l’association Motu Haka, résumait cette idée lors d’un de ses derniers entretiens avec la presse :
- 29 Une partie de la transcription de cette même interview est aussi citée – avec de légères modificati (...)
15« Il ne faut jamais oublier que les Marquises sont un butin de guerre pour la France, qui les a, par commodité, intégrées à la Polynésie. Si nous avons été colonisés autrefois par la France, aujourd’hui, le colonisateur, c’est Tahiti. Et ici, toute la vie administrative et politique reflète la double tutelle de la métropole française et des autorités tahitiennes. Nous avons tout en deux exemplaires : administrateurs, représentants religieux, etc. Nous sommes bien gardés, trop bien ! On nous fait ingurgiter à la fois ce qui vient de France et de Tahiti. Nous avons deux cordes au pied et il faudra bien qu’il y en ait une qui cède !» (Cité par du Prel 2002 : 20)29.
16Le père Mathias Gracia avait déjà écrit en 1839, en avisant ses supérieurs, que « le peuple marquisien est un peuple fier, naturellement indépendant » (Gracia, 1839 : 33). Cependant, jusqu’à l’heure actuelle, les Marquises restent sous le double contrôle de l’État et du Territoire de la Polynésie française. Rien de concret ne laisse présager que cette situation puisse changer dans un futur proche.
- 30 Pendant mes observations avec un groupe catholique de l’île, j’ai eu la possibilité de transcrire c (...)
17Depuis près de quatre décennies, les communautés religieuses marquisiennes ont acquis une double fonction : si, d’un côté, elles se chargent de l’élaboration d’un système de valeurs propres à chaque culte et de la diffusion d’une morale exogène, d’un autre côté, elles sont aussi vectrices du renouveau culturel autochtone de l’archipel. Pour ce faire, la langue ‘eo enata est presque toujours utilisée pendant les cultes, et des activités destinées aux enfants et aux jeunes de l’île sont organisées pour donner un nouvel élan à certains aspects de la culture traditionnelle, notamment la musique (Bailleul 1999). Presque tous les groupes religieux de l’île de Hiva Oa ont, par exemple, créé des groupes musicaux et des chœurs dans lesquels les jeunes sont formés au pahu (tambour en peau de requin), au pu ihu (flûte nasale) et au ‘ukulele (une sorte de petite guitare), mais aussi à chanter en utilisant les techniques, les mélodies, les rythmes et les tonalités de la musique d’antan. Bien évidemment, les textes qui sont associés à ces activités sont directement issus de la tradition religieuse chrétienne et n’ont rien à voir avec ceux qui étaient chantés autrefois30.
- 31 La première, Te pua o feani, créée en 1998 à Atuona, a pour objectif de faciliter l’insertion des j (...)
18À Hiva Oa, il existe aussi trois grandes associations culturelles31 qui se consacrent à l’enseignement de la danse marquisienne et qui accueillent des élèves âgés de 7 ans ou plus. Leurs formateurs s’appuient sur les données ethnographiques recueillies par les voyageurs des siècles passés et sur les souvenirs des personnes âgées pour reconstruire les chorégraphies des temps anciens ou pour en créer de nouvelles. Les associations participent activement à la vie culturelle de l’île et se chargent de l’organisation d’évènements qui rassemblent tous les villageois, surtout à l’occasion des fêtes de Noël, des célébrations du 14 juillet ou des phases de préparation du Festival des Arts des îles Marquises. Si seule une minorité des enfants et des jeunes de Hiva Oa participe à ces activités de formation, les évènements qu’elles organisent – spectacles, fêtes, représentations – rassemblent toujours la plupart des habitants de l’île.
- 32 Dans le cadre de mes observations, j’ai pu constater qu’elles se réalisent surtout à travers l’oral (...)
- 33 Toutefois, la majorité des enseignants que j’ai pu interviewer se plaignent du fait qu’il n’existe (...)
- 34 En effet, bien que la Polynésie française jouisse officiellement d’une certaine autonomie pour la d (...)
19Les écoles participent aussi à cette vie culturelle, mais en évitant d’interférer avec les activités des associations ou des groupes religieux. Dans le cadre des activités scolaires, les enseignants se dédient plutôt à l’apprentissage de la langue marquisienne32, à la lecture et à l’analyse du patrimoine littéraire et mythologique local33, ainsi qu’à l’étude de certaines notions basiques de l’histoire polynésienne34. Les enfants de Hiva Oa sont donc exposés à une vraie galaxie de systèmes de socialisation internes et externes à l’espace domestique, qui agissent tous en tant qu’éducateurs (cf. Figure 3).
Figure 3 : La galaxie des systèmes de socialisation chez les enfants enata
20L’espace domestique est partagé entre les parents, la fratrie et incidemment par les pairs qui appartiennent au voisinage, tandis que les autres membres du réseau de parenté (les grands-parents, les oncles et les tantes) ne vivent pas sous le même toit mais à proximité. À l’extérieur de ce cercle se trouvent les systèmes de socialisation externes à la famille, comme les groupes religieux, les associations culturelles ou l’école, qui revendiquent toutes leur rôle éducatif, notamment dans le domaine des savoirs locaux (perçus comme traditionnels). . Bien que composés de personnes qui se considèrent toutes liées entre elles par un lien de parenté,) ils répondent à une organisation et une logique de travail très différentes de la vision du monde « à la marquisienne ». En ce sens, ils agissent comme des points de contact entre les exigences locales et les structures globales, facilitant le développement d’un système idéologique glocal et la création de réponses adaptatives aux demandes des villageois (qu’on présentera dans les deux parties qui suivent), en fonction des contraintes imposées par la participation à la vie nationale et à l’économie planétaire.
- 35 C’est-à-dire, les interactions éducatives « en contexte », modelées par les idéologies et les systè (...)
21Dans les sections précédentes, j’ai essayé de montrer les modes d’interactions établis entre les différents acteurs de la dynamique éducative (éducateurs et éduqués) en contexte marquisien. La théorie de l’écosystème de développement proposée par Uri Bronfenbrenner (1986, 1995), montre que, si ces modalités éducatives35 dépendent du vécu des personnes chargées de l’éducation et de la représentation qu’elles se font du rôle d’éducateur, elles dépendent aussi des attentes que les éducateurs projettent sur leurs enfants. Ces attentes sont stimulées par l’idée de réussite véhiculée par les couches supérieures de l’écosystème, à savoir les normes et les valeurs de la nation et les structures économiques globales (Bronfenbrenner, 2005).
- 36 Il s’agit de l’acronyme de White, Anglo-Saxon and Protestant, c’est-à-dire blanc, anglosaxon et pro (...)
- 37 En anthropologie de l’éducation et dans les études d’éducation comparée, on utilise la notion d’idé (...)
- 38 En tant que représentation archétypique du mythe étasunien de l’homme qui, bien qu’issu d’un milieu (...)
22Les objectifs éducatifs que les parents se fixent en vue de l’intégration de l’enfant à l’écosystème social, vont, selon la personnalité des parents, prendre différentes formes : l’intégration se fera par le biais d’une subordination pure et simple, d’une adaptation utilitariste ou d’une résistance critique à l’autorité. En effet, plusieurs travaux dans le domaine de l’anthropologie de l’éducation ont montré la variabilité des moyens et des outils employés par les parents de différentes cultures pour construire la personnalité des enfants et influencer leur comportement et leur développement psychosocial. L’un des travaux pionniers sur cette question est celui de Jean Briggs (1972) qui, dans son étude sur le développement de l’autonomie chez les enfants utkuhikhalik (dans le Grand Nord canadien), a observé comment les mères Inuits agissent afin d’apprendre à leur progéniture comment contrôler leur colère et leur violence – qui sont considérées comme inadmissibles par la communauté –, en utilisant la « honte » comme mode de contrôle social. Le comportement observé par Briggs est totalement opposé à celui observé par Peggy Miller et ses collaborateurs (2001) chez les parents nord-américains (notamment les WASP36), lesquels ont plutôt tendance à protéger les enfants des situations qui pourraient entraîner un sentiment de honte, et ce à partir de transgressions narratives, c’est-à-dire du récit de leurs expériences personnelles. Par ce biais-là, les parents mettent ainsi en évidence les erreurs ou les échecs qui ont joué un rôle dans leur vie d’adultes et montrent à leurs enfants que tous les humains ont des faiblesses, mais que, malgré cela, « on peut toujours s’en sortir ». Selon les auteurs, cette idéologie37 reflète les valeurs américaines d’égalité (ou, plus précisément, de symétrie entre parents et enfants) et d’estime de soi : valeurs qui sont à la base de l’idéaltype du self made man38.
- 39 Patricia Clancy affirma même que cette logique éducative a pour but de permettre aux enfants de « s (...)
- 40 En réalité, Rebecca New n’utilise pas la notion de contexte éducatif mais celle de niche évolutive (...)
23De leur côté, Sara Harkness et Charles Super (1977) ont exploré le processus de socialisation linguistique chez les Kipsigis du Kenya, afin de comprendre les normes des compétences communicatives transmises au fil des générations. Ils ont alors pu découvrir que le principal but des éducateurs (les adultes comme les pairs) est de développer chez les enfants la compréhension du langage plutôt que sa production : un objectif qui coïncide avec les valeurs culturelles d’obéissance et de respect qui caractérisent la société kipsigis. L’idéologie éducative des Kipsigis présenterait donc un trait distinctif similaire à celui observé au Japon par Patricia Clancy (1986), qui a montré que la priorité éducative des parents du pays du Soleil Levant est de permettre aux enfants d’acquérir une maîtrise de soi (ou autocontrôle) à travers des stratégies pédagogiques qui inhibent la libre expression du corps et du langage39. Finalement, Rebecca New (1994) a montré que les logiques des éducateurs peuvent également varier au sein d’une même culture et qu’il est donc impossible d’établir une relation univoque entre une seule idéologie et une seule culture (et inversement). L’idéologie d’un éducateur varie en effet en fonction du contexte40 dans lequel se réalise l’action éducative, ce qui explique, par exemple, les différences observables entre les logiques éducatives qui guident les enseignants dans leur profession et celles qui guident les mêmes enseignants dans leur rôle parental.
24Pour comprendre les idéologies éducatives des éducateurs dans le contexte étudié ici, je m’appuierai donc sur ces considérations, en essayant de montrer comment les facteurs externes au village peuvent influencer le processus de transmission des données culturelles aux membres les plus jeunes de la famille.
- 41 Bien que d’autres chercheurs aient essayé de montrer que cette analyse était erronée (Troadec, 1996 (...)
25Bien qu’elles ne portent pas sur l’étude des processus éducatifs, les monographies ethnographiques sur les Enata réalisées avant la création des premières écoles donnent une idée des logiques pédagogiques qui guidaient auparavant l’action des adultes et les stratégies employées pour permettre aux enfants de devenir des adultes. Deux éléments en particulier ont suscité l’intérêt de la plupart de ces observateurs. D’une part, les adultes semblaient ne jamais rien imposer aux enfants, lesquels apprenaient par imitation plutôt que par l’assignation de tâches (ce qui a contribué à alimenter, chez certains experts, le mythe selon lequel l’enfant enata serait un enfant-roi 41). D’autre part, les enfants, dès leur plus jeune âge, étaient maîtres de leur territoire, ce qui leur permettait d’apprivoiser l’écosystème complexe de l’océan et de tirer profit de toutes les ressources qu’il pouvait offrir.
26Nombreux ont été les observateurs occidentaux qui ont été fascinés par les pratiques éducatives marquisiennes. Prenons pour exemple les témoignages de deux observateurs du 19ème siècle. En 1843, le père Mathias Gracia écrivait, au sujet des enfants marquisiens, que « la liberté, pour ainsi dire, native de tout individu, dès qu’il peut marcher, d’aller partout où il veut, de tout voir, de tout entendre, exempte les parents d’une grande surveillance » et que « l’éducation même des enfants n’est pas un lien pour les parents » (Gracia, 1843 : 113). Près de quarante ans plus tard, en 1882, Max Radiguet, affirmait même que « les enfants indigènes font à peu près ce qui leur plaît », mais que, cependant « jamais ils nous ont rendus témoins de ces scènes de pugilat si fréquentes entre enfants civilisés » (Radiguet, 1882 : 176). Dans la première moitié du 20ème siècle, Abram Kardiner (1939), dans son essai d’anthropologie psychanalytique, et Alain Gerbault (1941, 1949), dans ses autobiographies, feront un constat similaire. Pour autant, il serait certainement exagéré de dire que, dans le passé, les enfants enata étaient livrés à eux-mêmes. Le père Gracia avait, en effet, noté que, bien que les parents ne soient pas toujours en train de s’occuper des enfants, « la tribu toute entière est l’école de l’enfance » (Gracia, 1843 : 113). En d’autres termes, l’éducation des enfants n’était pas l’apanage exclusif des parents mais une véritable affaire communautaire, dont se chargeaient tous les membres de la communauté, qui se considéraient comme les membres d’une même famille.
27Les récits des explorateurs, voyageurs et missionnaires qui ont visité les Marquises avant la création des premières écoles dans l’archipel (notamment Gracia et Radiguet) soulignent que, dès l’adolescence, les Enata participaient activement à l’économie familiale (et à la production d’aliments), aux cérémonies communautaires et, quand cela était nécessaire, aux combats entre communautés rivales (Ferdon, 1993). Mais, une fois adultes, leur valeur reposait avant tout sur leur capacité à survivre aux contraintes écologiques de l’environnement océanien. Comme c’était le cas chez d’autres peuples natifs, le critère de réussite était donc lié à l’adaptation à l’habitat et à l’acceptation du système de valeurs propre à leur communauté.
- 42 Il s’agit de l’albumen séché de la noix de coco, avec lequel on produit l’huile de coco utilisée da (...)
- 43 Emplacements utilisés à des fins cérémonielles.
- 44 Il serait nécessaire de souligner la différence entre les ha’akakai, mythes répandus dans tout le t (...)
- 45 Une histoire dans laquelle, pour différentes raisons, se trouvent des personnages comme l’écrivain (...)
28C’est là un trait idéologique qu’on retrouve encore aujourd’hui et qui cohabite avec les représentations de réussite sociale qui ont été imposées par l’intégration des îles au territoire national (par le biais des œuvres missionnaires, de l’école et, bien entendu, par les moyens de communication). L’idéologie éducative était, et reste, profondément liée au contexte géographique. Cette conception est étroitement liée à la représentation de l’espace circonscrit à l’île de résidence et aux routes maritimes qui relient toutes les îles de l’Océanie entre elles. Avant l’arrivée des colonisateurs, chaque vallée abritait une communauté (hua’a) qui fonctionnait comme une microsociété, avec un important degré d’autosuffisance. Aujourd’hui, on peut observer les vestiges de cette coutume dans les vallées les plus isolées, mais, dans les principaux villages des îles, les critères de logement ont été modifiés avec l’arrivée et l’installation de personnes venues de l’extérieur (hao’e : les étrangers, ceux qui ne sont pas Enata). Cependant, les Enata maintiennent tous un lien très étroit avec la vallée qui abritait leur lignage d’origine. En effet, même les familles qui se sont établies dans les villages principaux (comme Atuona) continuent de travailler la terre et de cueillir le coprah42 sur les terrains qui appartenaient à leurs ancêtres : cette tradition se perpétue, même si beaucoup des terrains auraient été vendus à des hao’e ou à des entreprises étrangères. Les enfants marquisiens sont formés dès leur plus jeune âge à la compréhension de leur environnement : tout au long de leur enfance, ils sont amenés à étudier leur territoire pour pouvoir reconnaître les lieux tapu, les secteurs de l’île qui sont réservés à la chasse, l’emplacement des nombreux tiki, les me’ae43 et autres vestiges archéologiques de l’époque pré-européenne de l’île, mais aussi la faune et la flore, les cycles agricoles (qui se basent sur le cycle biologique de l’arbre à pain, Artocarpus altilis, et sur les phases lunaires), les cycles des marées qui rythment la pêche, sans oublier l’histoire orale, qui mélange mythes, légendes44 et références à l’histoire coloniale et postcoloniale45 et qui est souvent transmise par les parents et les grands-parents sous forme de contes du soir.
- 46 Comme je l’ai mentionné auparavant, l’apprentissage de la danse ou de la musique par les instrument (...)
29Bien qu’aujourd’hui certains secteurs d’activité ne survivent que dans certaines familles, du fait de leur statut économique (comme la couture, la sculpture sur bois ou sur pierre, l’élevage de chiens, chèvres, porcs, bovins, chevaux, volailles ou abeilles et l’extraction du coprah46), il existe toutefois un ensemble de compétences, liées à l’écologie et à l’accès et à l’utilisation des ressources naturelles locales, que tous les enfants de l’archipel sont censés connaître. Pour les garçons, il s’agit de la pêche, la chasse, la navigation de cabotage et la conduite de pirogues à balancier ; pour les filles, c’est la cuisine et la création de guirlandes et de colliers floraux. La terre et l’océan sont donc deux éléments essentiels de l’écologie enata et occupent une place importante dans les dynamiques de transmission de savoirs au sein des familles.
- 47 C’est là un système que, du fait de sa subtilité, les premiers observateurs n’avaient pas réussi à (...)
- 48 Marcel Mauss considérait que le mana était nécessaire à la genèse du lien social (Mauss, 1925, 1950 (...)
- 49 À Hiva Oa, on privilégiait les alliances avec les ennemis ou les étrangers, afin d’augmenter le man (...)
30Pour comprendre les logiques qui guident les adultes dans le processus de socialisation des enfants, il paraît important de souligner que l’organisation sociale des Enata est fortement influencée par la pratique de l’échange de dons qui définit des modes d’appropriations particuliers47. Il s’agit d’une coutume qui sert à cimenter les relations sociales à l’intérieur des différents groupes sociaux qui constituent les systèmes de socialisation de référence des Marquisiens et qui contribuent à l’évolution du rôle joué par chaque individu dans les groupes auxquels il appartient. En effet, « comme les autres Polynésiens, les Marquisiens s’échangent des richesses sous forme de dons et contre-dons de façon coutumière, collective ou individuelle sous peine d’entrer en conflit. Les hommes rivalisent ainsi de générosité au vu et au su de tous. Ces comportements sont ritualisés et il n’y a pratiquement pas de comportements atypiques » (Pechberty, 2012 : 105). L’échange est régi par une logique normative qui établit des obligations biunivoques : si, d’un côté, il est impératif d’en faire (pour remercier un hôte ou un ami), d’un autre côté, il est tout aussi impératif de les accepter, puisqu’un éventuel refus serait interprété comme un manque de politesse. Auparavant, les chefs centralisaient le cycle des échanges : ce sont eux qui recevaient le plus, mais aussi qui donnaient le plus. Le prestige, le pouvoir et le mana (la force d’origine surnaturelle)48 dépendaient de la capacité des individus à faire circuler des dons. Les conflits apparaissaient généralement à la suite d’échanges insatisfaisants (ou après la violation d’accords d’alliance)49.
31Aujourd’hui, il n’y a plus de chefs coutumiers et les échanges ne sont plus centralisés. Toutefois, l’importance de l’acte d’offrir (tu’u) et l’idée selon laquelle la notion de « privé » (et ses déclinaisons : la propriété, l’espace domestique et la famille) est susceptible de circuler en fonction des exigences du groupe font partie des valeurs fondamentales qui, aujourd’hui encore, guident l’idéologie éducative enata. On offre des cadeaux lors d’une visite à un membre de la famille, des guirlandes de fleurs et des petits tiki en bois aux hôtes ou visiteurs, des colliers en dents de requin aux amis : aux yeux des étrangers, les Marquisiens semblent avoir toujours de bonnes raisons pour offrir des dons aux autres et les membres de la communauté qui ne participent pas à ces échanges sont toujours victimes de commentaires négatifs de la part des autres villageois.
- 50 Il convient de faire un aparté sur la question des compétences langagières, car, comme je l’ai déjà (...)
32Le rôle social du don chez les Enata, tout comme les autres facteurs de socialisation qui constituent le panorama de référence des enfants de Hiva Oa, invitent à dépasser la dyade classique famille-école. Il y a aussi les groupes religieux et les associations culturelles, ce qui implique que les parents doivent se charger de l’intégration de ces organismes externes au cercle (désormais multidimensionnel) des systèmes de développement de l’enfant. Lors de cette mission ethnographique, les familles ont effectivement fait part, à plusieurs reprises, de leurs difficultés à former leurs enfants selon une gestion équilibrée des relations avec les institutions religieuses (auxquelles on délègue la définition des critères moraux à suivre), les groupes culturels (chargés de la transmission de certains savoirs traditionnels, comme la danse) et les institutions publiques (les administrations territoriales du pays et de l’État, dont l’école). Cet effort de diplomatie culturelle exige une forte dose de créativité de la part des parents afin de maintenir l’équilibre entre les logiques pré-européennes (et leur weltanschauung écosophique) et la modernité globale, avec la nécessité de comprendre et de savoir utiliser les nouvelles technologies : pour chercher un travail, acheter un billet d’avion, ou encore rester en contact avec une partie de la famille qui est allée vivre ailleurs50.
33Les résultats obtenus grâce à l’observation ethnographique des performances éducatives à Hiva Oa aideront à mieux comprendre certaines dynamiques générales auxquelles participent les Enata qui ont peu à peu abandonné certaines pratiques précoloniales pour s’adapter au modèle occidental, en suivant plus ou moins consciemment le mirage des avantages offerts par l’intégration à la société nationale. Pour les Marquisiens, bien que l’identité autochtone continue à maintenir son rôle fédérateur et revendicatif, l’accès au village global a requis d’adopter presque intégralement, en à peine quelques générations, une idéologie éducative exogène avec pour but déclaré de permettre à leurs enfants de profiter des bienfaits de la civilisation : un diplôme, l’accès au marché du travail, un salaire fixe et la possibilité d’obtenir des biens d’origine industrielle. Pour le faire, ils ont su s’adapter au colonialisme éducatif français (qui, depuis plus d’un siècle, leur a imposé la scolarisation obligatoire) en créant des stratégies pour faire coïncider les exigences écosystémiques avec les contraintes qui relèvent de l’appartenance à une collectivité d’Outre-mer (la Polynésie) et à un État national (la France).
- 51 Ce qui confirme, d’ailleurs, les considérations proposées par d’autres chercheurs – comme Marshall (...)
34Ce processus de cumul des identités a permis à l’ethnicité enata de s’adapter aux contraintes de la citoyenneté nationale à partir de ce que Bruno Saura appelle un « amoindrissement relatif des clivages identitaires » (Saura, 1998 : 7). Cette juxtaposition a été possible par l’équilibre existant entre les forces centrifuges visant à l’incorporation des modes de vie de la société mainstream, véhiculés par les moyens de communication globale ou les programmes scolaires, et des modes de vie centripètes (soutenus par des entités externes à la communauté locale, à savoir les groupes religieux et les associations culturelles), visant à défendre des pratiques enracinées dans la culture locale, qui reste rurale et, pour des raisons géographiques, relativement isolée des marchés globaux et des routes touristiques. Cet isolement a poussé les Marquisiens à développer une créativité culturelle leur permettant de survivre et de maintenir leur vitalité, bien qu’ils aient été relégués à la périphérie, géographique et symbolique, de l’empire colonial français51.
35Le processus d’acculturation qui a été imposé dans le cadre du régime colonial (et de l’intégration à l’État national) a généré une réponse adaptative: un cumul partiel d’identités qui a permis aux Marquisiens de survivre à l’un des plus graves ethnocides de l’histoire de l’Océanie – qui a fortement réduit leur nombre et effacé, en l’espace d’une génération, leur organisation politique (Tcherkézoff, 2013) – et de profiter stratégiquement de leur position périphérique pour revitaliser leur culture dans le cadre du village global.
36La coexistence de plusieurs logiques éducatives apparemment inconciliables devrait être interprétée comme l’effet d’un double processus. D’un côté, la pression exercée par le niveau supérieur du système (et par les contraintes d’origine externe à la communauté) exige aux systèmes de socialisation primaire qu’ils agissent en fonction des objectifs d’intégration à l’État français et aux marchés globaux. D’un autre côté, le conflit intergénérationnel sépare le style de vie des anciens (avec leur attachement à la terre et à une vision statique de la tradition en tant qu’ensemble immuable de normes, d’usages et de coutumes) et celui des jeunes, lesquels rêvent d’une vie moins dépendante des difficultés imposées par un environnement naturel complexe et par la position périphérique de leur territoire.
37En réalité, les parents et les membres de la famille n’ont pas la possibilité de choisir leur camp. Le fait qu’à Hiva Oa, l’intégration à l’État français soit encore incomplète, que les infrastructures existantes ne permettent pas l’accès de tous les habitants aux droits fondamentaux et que l’isolement géographique de ces îles rende difficile l’acquisition des biens de consommation d’origine industrielle oblige la majorité des familles à assurer leur survie grâce au travail agricole et aux moyens de subsistance traditionnels. Or, ces travaux ne peuvent être réalisés par les seuls adultes ; ils nécessitent l’intervention des enfants, qui passent donc une partie de leur temps à contribuer à l’économie domestique. De nombreux enfants enata contribuent activement à ce type de tâches, bien qu’elles les éloignent souvent de leurs devoirs scolaires.
- 52 Plusieurs d’entre eux m’ont en effet fait part de leurs préoccupations par rapport à l’approche trè (...)
38C’est là un dilemme difficile à résoudre pour un éducateur autochtone : privilégier l’école ou la famille ? Les devoirs scolaires ou les tâches domestiques ? L’intégration des enfants à la société nationale (en tant que citoyens et professionnels disposant d’un diplôme) ou la survie des familles (dans un contexte où certains biens ne peuvent être achetés avec un diplôme et doivent être produits sur place) ? La réponse n’étant pas donnée d’avance, la solution mise en œuvre pas les adultes est généralement basée sur les circonstances plutôt que sur une réflexion autour des priorités éducatives, de sorte que, bien que la réussite scolaire soit considérée comme une priorité, les exigences économiques de la famille obligent parfois les enfants à revenir à la tradition. Dans le contexte que nous avons étudié, l’idée de réussite semble tout aussi complexe. Le développement de l’enfant autochtone est ici associé à deux domaines : celui des compétences scolaires et celui des compétences nécessaires à la survie dans son habitat. À Hiva Oa, cet ensemble est aussi associé aux critères d’ordre religieux et au respect de certaines normes de vie exogènes qui sont parfois difficiles à respecter52 (sans compter que l’île est un huis clos où tout le monde se connaît et où l’espace privé est très restreint). Cependant, si d’un côté la réussite scolaire (qui ne dépend pas seulement du travail réalisé en classe mais aussi d’un environnement familial qui facilite les apprentissages scolaires) est limitée par le fait que les enfants doivent participer aux travaux domestiques, d’un autre côté la réussite en tant que membres d’une communauté autochtone est limitée par le fait que la transmission des savoirs spécifiques à la culture enata soit considérée comme secondaire par rapport aux savoirs scolaires.
- 53 Bien que certains observateurs considèrent que la cause majeure de cette crise soit, tout simplemen (...)
39L’incapacité de certains enfants et jeunes autochtones à réussir dans les deux domaines (la vie communautaire et la vie scolaire) entraîne l’échec, qui est vécu comme une grande frustration et qui peut parfois induire au suicide53. Les politiques publiques doivent prendre en considération ce phénomène et reconsidérer les modalités d’action dans des contextes tels que Hiva Oa, où la notion de réussite sociale et de développement de l’enfant et de l’adolescent s’est construite à partir d’idéologies divergentes et parfois conflictuelles.
- 54 Comme l’a démontré le dernier rapport statistique du Conseil économique, social et culturel de la P (...)
40Dans les pages précédentes, j’ai montré comment l’idée selon laquelle la réussite sociale serait la conséquence de la réussite scolaire s’est répandue à Hiva Oa. Cependant, le fait que très peu d’habitants de l’île aient accompli leurs obligations scolaires (et qu’encore moins aient obtenu leur diplôme national du brevet au terme du collège ou des diplômes de niveau supérieur54) et qu’ils se trouvent finalement en situation d’échec scolaire est l’une des causes de la crise culturelle qui provoque chez les jeunes autochtones un sentiment de frustration, d’échec social et d’incompatibilité avec leur communauté d’appartenance tout comme avec la communauté nationale.
- 55 Ce processus est en train de mettre en péril la tradition de plurilinguisme de ce peuple. Les adult (...)
41Cependant, le cas des Enata n’est pas isolé. Les statistiques les plus récentes sur la réussite scolaire des écoliers de l’outremer français montrent les défaillances du système éducatif national. Pour la Polynésie française, par exemple, un rapport publié en 2014 par la Chambre territoriale des comptes décrit le système scolaire de la collectivité comme étant « en grande difficulté », notamment à cause de l’ampleur du phénomène de la déscolarisation précoce et des « inégalités face à l’éducation, provoquées par l’isolement des archipels éloignés », comme c’est le cas aux îles Marquises (CTCPF, 2014 : 6-8). Les auteurs pointent du doigt « les difficultés spécifiques pour s’approprier le français, langue des apprentissages scolaires, dans un univers qui reste encore largement baigné par les langues [locales] » (CTCPF 2014 : 8) et les difficultés générées par le milieu social, considéré comme un facteur déterminant dans la réussite scolaire. Toutefois, se limiter à ces deux causes endogènes et à des facteurs causaux qui relèvent finalement des familles n’est probablement pas suffisant. Pour ce qui concerne l’usage de la langue française, à Hiva Oa elle est devenue non seulement la langue des apprentissages scolaires, mais aussi la langue la plus utilisée par les parents pour transmettre des données culturelles à leurs enfants. En d’autres termes, le français est la langue de l’éducation domestique55. Le français est aussi devenu la langue qu’utilisent les enfants pour jouer entre eux, celle qu’ils écoutent à la télévision et à la radio, celle avec laquelle ils réalisent la plupart des interactions. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les enfants enata baignent donc la plupart du temps dans le français. Qui plus est, plusieurs études transversales ont montré que, sur la longue durée, le fait que la langue de scolarisation soit différente de la langue maternelle n’a pas nécessairement un impact négatif sur le rendement scolaire (Marks, 2010, 2014).
- 56 Comme le fait, par exemple, Gérard Barthoux, lequel, en prenant la défense de l’école républicaine, (...)
42Il semble également difficile de remettre en cause le milieu social56, puisqu’il s’agit d’une catégorie totalement ethnocentrique et, si elle peut s’appliquer à la société occidentale, il en va tout autrement dans des contextes autochtones où les hiérarchies sociales ne correspondent pas aux critères occidentaux : à Hiva Oa, les critères de stratification sociale ne correspondent pas aux critères pris en compte par les institutions publiques. Selon les enseignants, les causes les plus profondes des hauts niveaux de décrochage scolaire et d’exclusion du marché du travail des enfants autochtones ne sont pas culturelles (la langue et le milieu familial) mais plutôt liées aux insuffisances structurelles des institutions chargées de l’éducation scolaire, notamment en ce qui concerne le manque de financements et le faible effectif du personnel de l’Éducation nationale française. Par ailleurs, une autre cause importante est le fait que les enfants marquisiens qui veulent poursuivre leurs études secondaires, soient obligés de partir de leurs îles, de s’éloigner des familles et de s’installer loin de leurs communautés dans des contextes où l’adaptation et l’intégration se révèle bien souvent très difficiles. Hiva Oa ne disposant que d’un lycée privé (et d’une classe de Bac pro intégrée au collège public), les jeunes désireux de poursuivre leurs études dans un lycée public (ou dans une filière d’enseignement général) sont obligés d’aller à Tahiti, ce qui signifie, pour eux, d’intégrer un internat ou d’être accueillis par des membres de leur famille parfois très éloignée. Par ailleurs, certains d’entre eux m’ont confirmé qu’ils avaient dû abandonner leurs études supérieures à Tahiti parce qu’ils avaient été sujets à de nombreuses moqueries du fait de leur origine insulaire éloignée.
43Déjà dans les années 1970, certains praticiens de l’éducation avaient réfléchi à la problématique de l’échec scolaire en observant que :
44« les conditions sociales de vie des familles sont à mettre en cause, mais aussi l’école et les contenus manifestes et latents ou inconscients d’enseignement, et surtout la crise globale des valeurs. La relation de l’enfant au savoir, au travail, à la culture, n’est pas seulement un trait psychologique individuel, ou, plutôt, par-delà sa manifestation comme trait psychologique individuel on retrouve le social » (Cimaz, 1977 : 8-9).
45Cette réflexion est encore valide, si la personnalité, les compétences langagières et le milieu social des enfants peuvent exercer une influence sur la réussite scolaire, celle-ci dépend aussi d’un facteur de type systémique, à savoir la capacité de l’école à intégrer ses élèves et à leur offrir un parcours d’apprentissage adapté à leurs spécificités socioculturelles (et aux besoins de leur communauté) par le biais d’une contextualisation des didactiques et des programmes scolaires.
- 57 En général, il s’agît de formes de travail qui ne sont pas déclarés : travaux agricoles ou emplois (...)
46La situation des adolescents autochtones qui ont suivi correctement leur scolarisation et qui ont réussi à décrocher des titres d’étude est, au bout du compte, paradoxale. En effet, quand ils retournent dans leur village d’origine, ils découvrent que leurs diplômes ne permettent pas d’intégrer le marché du travail local. Les jeunes survivent donc de petits jobs, parfois à la limite de la légalité57, ou de contrats d’insertion sociale à durée déterminée qui n’assurent pas l’autonomie financière et qui, par définition, ont une portée limitée. Les diplômés qui décident de se lancer dans l’exploitation agricole, les services touristiques, le commerce d’artisanat ou la réalisation de tatouages, découvrent très vite que le nombre de clients potentiels ne leur permettra pas de subvenir à leurs besoins et encore moins à ceux d’une éventuelle famille. Ils se retrouvent finalement obligés de choisir entre émigrer ou retourner à cette vie pour laquelle ils ne sont plus préparés : c’est-à-dire aider leurs parents dans les tâches agricoles, la chasse et la pêche. Souvent, leurs rêves se brisent et c’est alors que la plupart d’entre eux comprennent que l’école n’a pas fonctionné pour eux comme un véritable ascenseur social.
47Le constat décevant que je viens de faire semble montrer que l’échec social des jeunes Enata, lesquels s’adaptent avec difficulté à leur double identité (celle de membres d’une communauté autochtone rurale et celle de citoyens de la République française appelés à contribuer au développement économique de la nation) est, au bout du compte, un symptôme de l’échec partiel de l’école dans l’outremer, qui n’a pas atteint son objectif paradigmatique d’assurer la réussite pour tous ses élèves. À l’aube de ce troisième millénaire, cette situation nous invite à réfléchir à la mission de l’école et à se poser une question volontairement polémique, et probablement paradoxale, mais nécessaire : si l’école n’est pas un ascenseur social et si elle n’est pas capable de garantir l’égalité des chances pour tous les élèves, à quoi sert-elle aujourd’hui ?
48La réponse à cette question, heureusement, se trouve ici, entre les pages de cette revue : la contextualisation des didactiques et des programmes est un domaine de recherche dynamique et prometteur qui s’est graduellement imposé comme paradigme de référence pour imaginer et concrétiser la transformation de certaines pratiques éducatives. Si accompagnée à des investissements structurels importants, une intégration de cette perspective aux politiques éducatives de la République pourra contribuer à revaloriser le rôle de l’école dans l’outremer. Au bout du compte, il y a encore des bonnes raisons pour rester optimistes.
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Notes
À savoir, les phénomènes capables de mettre en relation les échelles globales et locales.
L’ethnonyme ‘Enata’ et le démonyme ‘Marquisien’ sont, en effet, des synonymes (mais le premier a eu une plus large diffusion dans la communauté des anthropologues océanistes).
Pour faciliter la lecture, cette désignation géographique sera souvent réduite à Polynésie. Par ailleurs, il s’agit de la désignation adoptée par beaucoup de Polynésiens – et Marquisiens – qui ne se reconnaissent pas dans l’identité nationale française. Cependant, le terme ne fait pas l’unanimité : la question de l’appellation territoriale, en tant que représentation symbolique d’une identité, n’est pas anodine et peut facilement se trouver à l’origine de controverses et de querelles. Je ne l’utiliserai, donc, que par commodité de langage.
Pour un panorama plus complet des résultats de l’analyse comparative, voir Alì, 2016a et 2017. Pour les résultats concernant le terrain polynésien, voir Ailincai et Alì, 2018 ; Ailincai et al., 2016 et 2018. Pour les résultats obtenus dans les autres terrains d’étude, voir Alì, 2015 et 2016b ; Alì et Ailincai, 2013, 2016 et 2017 ; Ailincai et al., 2017.
Qui consiste à relever sur le lieu de vie de l’individu (ou du groupe) observé des items préétablis, à déterminer leur durée, leur succession et leur fréquence, et à les coder selon la méthode des séries temporelles. Dans le cadre de cette recherche, le relevé se basait sur un échantillonnage par comportement (behaviour sampling : on notait chaque occurrence d’une interaction éducative) avec un codage sur quatre modalités de la variable « style éducatif » (style directif, autonomisant, suggestif ou fonctionnellement disjoint).
Mais les premiers explorateurs espagnols l’avaient baptisée Dominica.
En Polynésie, on utilise le terme demi plutôt que celui de métis. Il s’agit, bien évidemment, d’une catégorie ethnique imposée de l’extérieur, puisque, le plus souvent, les individus considérés comme demis ne se perçoivent pas comme tels, mais plutôt comme Polynésiens (ou, dans le cas des habitants de Hiva Oa, comme Marquisiens). Selon certains observateurs, être identifié comme demi n’apporterait aucun bénéfice, puisqu’il exclut la personne concernée des avantages qu’offrent, selon le cas, l’identité autochtone soi-disant pure ou l’origine métropolitaine (Troadec, 1992). Cependant, l’appartenance à la communauté demie est censée apporter d’autres avantages liés au statut socioéconomique propre à ce groupe, souvent vu - à tort ou à raison - comme plus argenté, plus éduqué et plus intégré aux élites locales.
Les beachcombers ou batteurs de grève sont des figures classiques du processus de colonisation européenne du Pacifique entre le 19ème siècle et les premières années du 20ème. Il s’agissait d’aventuriers, souvent sans scrupules, qui cherchaient à faire fortune dans les îles des mers du Sud, généralement dans le domaine du commerce (McArthur, 1966 ; Maude, 1981).
La base de données FamilySearch, gérée par la Genealogical Society of Utah (institution liée à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours) a digitalisé les registres de l’État civil et des paroisses de l’île. Elle nous confirme qu’à Hiva Oa des familles avec ces noms étaient déjà présentes dans la deuxième moitié du XIXème siècle (https://histfam.familysearch.org/).
La notion de ramage s’applique à « un groupe commun de descendance régi de l’intérieur par le principe du droit d’aînesse » (Sahlins, 1971 : 291). Il s’agit d’un groupe de descendence cognatique « composé d’individus associés en fonction des liens généalogiques les reliant, par les hommes ou par les femmes, à un ancêtre commun » (Barry et al., 2000 : 726).
En langue marquisienne, le mot ka’avai peut signifier vallée ou village.
Pour ajuster le décalage entre le cycle lunaire et le cycle solaire, le cycle annuel des Pléiades était observé : leur réapparition dans la voûte céleste, chaque douze mois, signait le commencement du nouvel an (mataiki).
Le père Mathias Gracia soulignait que « [b]ien qu’ils connaissent comme nous le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, ce ne sont point là pour eux les points cardinaux; ils en ont d’autres plus particuliers, c’est la position de chaque île qui la donne : le rivage de la mère et la montagne, puis la droite et la gauche, par rapport à ces deux points, suivant que la personne qui vous parle se tourne vers l’un ou vers l’autre » (Gracia, 1843 : 177). Une étude remarquable sur le système d’orientation spatiale des Enata a été réalisée par Gabriele Cablitz (2006) à partir d’une analyse approfondie des formes verbales de la langue marquisienne. Bertrand Troadec a observé des critères de representation de l’espace similaires aussi à Tahiti et dans d’autres îles polynésiennes (Troadec, 2002, 2003).
Ce constat est aussi partagé par les observateurs de l’époque. Déjà en 1883, le capitaine de vaissaeu Charles Pigeard, dans son introduction au journal de bord de Max Radiguet, s’écriait : « [d]epuis 1845 la mort a fait aux îles Marquises de cruels ravages, les coutumes s’y sont sensiblement modifiées ; vienne une nouvelle période semblable, et le voyageur cherchera peut-être en vain sur cette terre la trace des ‘Derniers Sauvages’ » (Radiguet, 1883 : 4). Effectivement, si les rapports des premiers navigateurs, entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, estimaient la population à environ 50 000 habitants, le recensement de 1842 en comptabilise moins de la moitié, soit 20 200 personnes (Cook, 1777). Le recensement de 1874 comptabilisait 6 011 habitants, chiffre qui baissera à 4 279 en 1897 et à 3 317 en 1902. En 1921, il ne restait plus que 2 094 personnes sur les six îles de l’archipel (Chastel, 2001). En 1996, on en dénombrait 8 064 et 8 712 en 2002 (Merceron, 2005). Toutefois, les administrateurs de la colonie suivaient une autre hypothèse pour expliquer cette crise démographique. En 1903, l’Inspecteur Général des Colonies, M. Salles, écrit dans son rapport sur la situation aux îles Marquises qu’ « après la tuberculose pulmonaire, l’alcool et la nourriture comme causes de mortalité, reste le problème de l’infécondité des femmes », puis il ajoute que :
« [p]armi les usages des Marquisiens il en est un qui est barbare et nuisible entre tous à la production : dans la famille, avant même d’être nubile, à 10 ou à 12 ans, la fille est déflorée. L’internat à Taiohae et à Atuona, tel qu’il a existé jusqu’à présent, gêne cette pratique ; mais si une enfant se rend accidentellement dans son village ou bien le jour où elle sort de l’école, alors elle subit l’assaut de tous les mâles de la vallée et plus tard elle se targue du nombre d’hommes auxquels elle a pu donner satisfaction. Après une telle épreuve elle reste généralement à jamais inféconde. Les femmes sont toutes malades, dit un rapport médical, elles se plaignent toutes de la matrice, elles ne peuvent plus avoir d’enfants » (cité par Chastel, 2001 : 39).
À ses yeux, cela justifiait le soutien à l’œuvre missionaire pour éviter « l’extinction » des Marquisiens.
Le cas du tatouage est particulièrement intéressant puisque, bien que la presque totalité des Marquisiens soient tatoués, d’un point de vue strictement juridique, cette coutume est encore illégale. En effet, l’arrêté numéro 276 du 15 septembre 1898, signé par Monsieur Gallet, Gouverneur des Établissements Français de l’Océanie, qui intègre dans la législation française certaines dispositions du Code Dordillon (le premier règlement de conduite pour les îles, établi par l’évêque René-Ildefonse Dordillon et approuvé par le Gouverneur des Marquises, le 2 mars 1863) dont l’interdiction du tatouage aux îles Marquises, n’a jamais été abrogé. La peine prévue est une amende de 25 à 100 francs pacifiques et, le cas échéant, un emprisonnement ne pouvant excéder une durée de 15 jours. Ce qui signifie que, à l’heure actuelle, la grande majorité des habitants des îles se trouve en situation irrégulière face à la loi. Fort heureusement, ces dispositions ne sont plus appliquées depuis longtemps.
Cependant, le Code Dordillon admettait l’emploi du marquisien comme langue d’évangélisation.
Il s’agit surtout de reproductions de petite taille des tiki, les grandes statues anthropomorphes représentant « Tiki », l’ancêtre semi-divin qui fut, selon les légendes locales, le premier homme.
Le dernier festival s’est tenu en 2019 à Ua Pou.
Il rédigea d’ailleurs un lexique marquisien-français (Le Cleac’h, 1997) et soutint un projet de traduction de la Bible en langue marquisienne.
La première messe en langue marquisienne a été célébrée le 15 août 1988 sous la conduite du cardinal samoan Pio Taofinuu, légat du Pape pour le Jubilé des 150 ans de la mission catholique des îles Marquises.
Par la délibération n° 2000-19 APF du 27 janvier 2000 portant création de l’Académie marquisienne.
Avec le décret du Ministère de l’éducation n° 81-553 du 12 mai 1981 relatif à l’enseignement des langues et « dialectes » locaux.
C’est ainsi qu’est appelée la langue marquisienne. Cette graphie suit la prononciation des habitants des îles du groupe méridional de l’archipel (Hiva Oa, Tahuata et Fatu Hiva). Dans les îles du groupe nord (Nuku Hiva, Ua Huka et Ua Pou) on dit éo enana.
Les entretiens avec les enseignants de l’île se sont déroulés entre novembre et décembre 2014. L’intégralité du corpus ethnographique est présentée dans le deuxième tome de Alì, 2016.
Cette attitude, on le verra dans les sections qui suivent, est pour le moins paradoxale. Dans la majorité des familles avec qui j’ai eu l’opportunité de travailler pendant mon séjour à Hiva Oa, les parents s’adressent aux enfants en langue française et le marquisien est considéré comme une « langue d’adultes » (pour utiliser une expression qui m’a été suggérée par Jacques Vernaudon, enseignant-chercheur en sociolinguistique à l’Université de la Polynésie française).
Le dossier de candidature a été mis au point par l’association Motu Haka (laquelle, entretemps, a modifié son nom pour devenir la Fédération culturelle et environnementale des Marquises), l’Académie marquisienne et l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD).
Probablement, comme le suggère Emily Donaldson (2019), à cause d’un processus informatif défaillant qui ne permet pas de comprendre la taille de l’enjeu mais aussi les avantages et les inconvénients d’une éventuelle inscription sur la liste UNESCO.
Ce champion de l’identité marquisienne, qui était aussi maire de Taiohae, trouva la mort le 23 mai 2002, en pleine campagne électorale, quand le bimoteur sur lequel il voyageait avec d’autres leaders autonomistes d’opposition (Boris Léontieff, Arsen Tuairau et Ferfine Besseyre, tous membres du parti Fetia Api) disparut en vol. Le mystère de cette catastrophe aérienne reste entier à ce jour. Aucun corps n’a jamais été retrouvé et l’enquête sur les circonstances du crash est officiellement close depuis janvier 2011.
Une partie de la transcription de cette même interview est aussi citée – avec de légères modifications – dans un article de Pierre Carpentier (2014) pour le magazine Tahiti Info.
Pendant mes observations avec un groupe catholique de l’île, j’ai eu la possibilité de transcrire cette strophe, chantée par un chœur de jeunes dirigé par un prêtre local, qui me semble assez significative : « Ua ke omua te henua nei/ Me te tau kuhane mikeo/ Atahi nei ake matou e/ Me te tau poi hoohoo… », qu’on peut traduire par « Autrefois cette terre faisait bande à part, avec les esprits méchants ; maintenant nous sommes réunis avec les peuples fidèles… ». En effet, bien que l’Église catholique participe activement à la valorisation de la culture marquisienne, certains prêtres semblent persévérer dans une vision obscurantiste du passé local qu’ils associent à une période de barbarie pendant laquelle l’archipel « faisait bande à part » et était dominé par des « esprits mauvais » que seule la conversion a permis d’éliminer pour permettre aux Marquisiens baptisés d’intégrer « les peuples fidèles ».
La première, Te pua o feani, créée en 1998 à Atuona, a pour objectif de faciliter l’insertion des jeunes au moyen d’animations, de formations et d’organisation de sorties de découverte de l’écosystème, de l’archéologie et du patrimoine culturel de l’île ; la deuxième, le Comité des Fêtes Puanui de Puamau, a été créée en 2006 à Puamau, pour préparer et organiser les célébrations en l’honneur du 14 juillet ; et la troisième, Te avei tina te motu o hiva, a été créée en 2008 à Atuona, pour soutenir la dynamique communautaire dans la programmation, l’organisation et la réalisation de manifestations à caractère festif. Bien que plusieurs membres de l’association Motu Haka habitent à Hiva Oa, cette dernière ne réalise pas d’activités sur l’île, son siège se trouvant à Nuku Hiva.
Dans le cadre de mes observations, j’ai pu constater qu’elles se réalisent surtout à travers l’oralité, sans passer par la phase d’écriture et de littératie.
Toutefois, la majorité des enseignants que j’ai pu interviewer se plaignent du fait qu’il n’existe pas suffisamment de textes scolaires en langue marquisienne.
En effet, bien que la Polynésie française jouisse officiellement d’une certaine autonomie pour la définition des programmes des écoles primaires, en réalité, le gouvernement territorial, avec l’arrêté 768/CM du 19 juillet 1996, « a repris quasi intégralement, et à la virgule près, les programmes nationaux » (Lechat et Argentin 2011 : 101), ce qui explique l’organisation du temps disponible pour l’enseignement de l’histoire locale dans les classes de l’école primaire. Je rappelle que le statut d’autonomie défini dans le domaine éducatif par la Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 a permis la rédaction de la convention État-Territoire relative à l’éducation en Polynésie française du 4 avril 2007 qui assigne à ce dernier - compte tenu de la législation et des règlementations nationales - la compétence de la stratégie et politique éducative ainsi que sa mise en œuvre par l’organisation des enseignements et la répartition des moyens enseignants. Dans la mesure où la Polynésie française a fait le choix pour son système éducatif de la préparation des diplômes nationaux français, elle s’est engagée à respecter la mise en œuvre des cursus et des référentiels qui y mènent. Par ailleurs, il est important de souligner que les dispositions de Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 sur l’orientation et le programme pour l’avenir de l’école, dite « loi Fillon », qui instaure le socle commun des connaissances et des compétences, ont été imposées à la Polynésie, ce qui a contribué à ce que certains enseignants préfèrent donner la priorité à certains contenus du programme national – ceux qui se rapprochent le plus des compétences requises par le socle – et délaisser d’autres sujets d’intérêt local, mais sans lien apparent avec les piliers prévus par le socle.
C’est-à-dire, les interactions éducatives « en contexte », modelées par les idéologies et les systèmes de valeurs qui y sont associés.
Il s’agit de l’acronyme de White, Anglo-Saxon and Protestant, c’est-à-dire blanc, anglosaxon et protestant, correspondant à l’archétype de « l’Américain moyen ».
En anthropologie de l’éducation et dans les études d’éducation comparée, on utilise la notion d’idéologie pour décrire un système d’idées et de valeurs (parfois dogmatiques) autour de l’éducation : notamment, les objectifs éducatifs, les stratégies d’enseignement et d’évaluation des apprentissages (voir, par exemple, son utilisation dans les travaux de Judy Kiyama 2010 ou de Kendall King et Elizabeth Lanza 2017). La notion peut s’appliquer au cadre domestique (l’idéologie éducative des parents peut influencer le cadre de vie familiale) mais aussi au domaine, plus large, des politiques éducatives qui organisent la scolarité, les études supérieurs et la formation continue des citoyens. Jean-Pierre Béchard a publié récemment une analyse généalogique de la notion d’idéologie et de son application dans les sciences de l’éducation (Béchard 2016).
En tant que représentation archétypique du mythe étasunien de l’homme qui, bien qu’issu d’un milieu défavorisé, est capable d’atteindre la réussite sociale et surtout économique, grâce à ses mérites, à son talent et à son travail.
Patricia Clancy affirma même que cette logique éducative a pour but de permettre aux enfants de « s’entrainer au conformisme » (Clancy, 1986 : 247).
En réalité, Rebecca New n’utilise pas la notion de contexte éducatif mais celle de niche évolutive (developmental niche), qu’elle emprunte à Charles Super et Sarah Harkness (1986). Cette notion englobe ce qu’ils considèrent comme les trois facteurs clés du contexte éducatif, à savoir l’environnement naturel et social, les stratégies des éducateurs, et surtout leur psychologie.
Bien que d’autres chercheurs aient essayé de montrer que cette analyse était erronée (Troadec, 1996).
Il s’agit de l’albumen séché de la noix de coco, avec lequel on produit l’huile de coco utilisée dans la manufacture cosmétique.
Emplacements utilisés à des fins cérémonielles.
Il serait nécessaire de souligner la différence entre les ha’akakai, mythes répandus dans tout le triangle polynésien, et les tekao (ou tekao kakiu, « paroles anciennes »), légendes qui s’inspirent d’histoires locales, de personnages qui ont réellement existé et de lieux qui sont bien connus par leur public (Chastel, 2012).
Une histoire dans laquelle, pour différentes raisons, se trouvent des personnages comme l’écrivain américain Hermann Melville, le peintre parisien Paul Gauguin, le navigateur lavallois Alain Gerbault, l’explorateur norvégien Thor Heyerdahl ou encore l’artiste belge Jacques Brel. Tous ont vécu une partie de leur vie aux îles Marquises et leur comportement, perçu comme bizarre par les habitants des lieux, a donné lieu à anecdotes, histoires, légendes qui continuent à se transmettre par le biais de la littérature orale enata.
Comme je l’ai mentionné auparavant, l’apprentissage de la danse ou de la musique par les instruments traditionnels (le tambour, ou pahu, la flûte nasale, ou pu ihu, et le ‘ukulele) sont l’apanage des organisations religieuses (les Églises et les diverses associations catholiques, protestantes et autres) ainsi que des associations culturelles.
C’est là un système que, du fait de sa subtilité, les premiers observateurs n’avaient pas réussi à interpréter. Le lieutenant de vaisseau Pierre-Eugène Eyriaud Des Vergnes, qui a rempli, de 1868 à 1874, les fonctions de résident aux îles Marquises, se plaignait, dans un rapport adressé au ministre de la Marine, du fait que « la propriété aux Marquises est très difficile à déterminer d’une manière certaine ; à vrai dire, tout le monde est propriétaire et personne ne l’est » (Eyriaud Des Vergnes 1877 : 22)
Marcel Mauss considérait que le mana était nécessaire à la genèse du lien social (Mauss, 1925, 1950), position partagée aussi par Bronislaw Malinowski (1948).
À Hiva Oa, on privilégiait les alliances avec les ennemis ou les étrangers, afin d’augmenter le mana de la famille (Pechberty, 2012). Ian Hogbin (1971) a proposé une interprétation différente : selon lui, les mariages étaient de simples formalisations d’un accord de non belligerance. Il s’agissait d’échanges entre familles visant à éviter le morcellement et la fragmentation des terres pour maintenir l’unité de l’héritage d’une même lignée.
Il convient de faire un aparté sur la question des compétences langagières, car, comme je l’ai déjà mentionné, dans toutes les familles observées (dans le village principal, Atuona, comme dans les vallées les plus éloignées), les parents ont l’habitude de s’adresser aux enfants en langue française ; la langue marquisienne semble plutôt transmise par les autres membres de la famille (les grands-parents, les oncles et les tantes) et par la communauté (les pairs, mais aussi les groupes religieux). L’introduction à la langue locale advient surtout à partir de l’adolescence, ce qui, selon les adultes, se justifie par la difficulté qu’ils ont à trouver l’équivalent en langue française d’une expression locale utilisée pour décrire des objets, des plantes, des animaux ou des processus locaux (voir note n.28).
Ce qui confirme, d’ailleurs, les considérations proposées par d’autres chercheurs – comme Marshall Sahlins (2000), John Liep (2001) ou Adriano Favole (2010) – qui ont observé dans d’autres contextes de l’aire océanienne une certaine prédisposition à la créativité culturelle en tant que stratégie d’adaptation et de résistance politique.
Plusieurs d’entre eux m’ont en effet fait part de leurs préoccupations par rapport à l’approche très conservatrice de différents prêtres et pasteurs officiant sur l’île, surtout pour ce qui concerne les habitudes sexuelles et la liberté des relations sentimentales avant le mariage.
Bien que certains observateurs considèrent que la cause majeure de cette crise soit, tout simplement, la consommation d’alcool, cette hypothèse n’est pas recevable, puisque la consommation de substances enivrantes ne peut pas être considérée en soi comme la cause d’un phénomène social. Chez les Enata, l’alcool est plutôt un déclencheur qui facilite le passage à l’acte et qui permet aux jeunes victimes de la frustration de dépasser leurs limites et d’accomplir leur dessin suicidaire (Amadéo et al., 2014 ; Yen Kai Sun, 2014).
Comme l’a démontré le dernier rapport statistique du Conseil économique, social et culturel de la Polynésie française (CESC, 2014). Des données plus récentes, basées sur une enquête du 2017, ont été analysées par Vincent Dropsy et Christian Montet (2018) et concordent avec les conclusions du CESC.
Ce processus est en train de mettre en péril la tradition de plurilinguisme de ce peuple. Les adultes de Hiva Oa parlent tous leur langue maternelle, le ‘eo enata, tout en étant capables de communiquer en ‘eo enana, le dialecte des îles du groupe nord de l’archipel, et en français. De plus, une grande majorité est capable de communiquer couramment en langue tahitienne et ceux qui travaillent dans le secteur du tourisme ou en tant qu’ouvriers dans les bateaux qui assurent la liaison entre les îles parlent aussi l’anglais (et j’ai même connu des Marquisiens avec des notions basiques de japonais).
Comme le fait, par exemple, Gérard Barthoux, lequel, en prenant la défense de l’école républicaine, affirme que « les causes de l’échec scolaire, en Polynésie française comme ailleurs, sont à rechercher surtout dans les conditions de vie des enfants et dans le statut socio-économique de leurs parents » et que « l’école républicaine parvient en outre à faire réussir de nombreux élèves censés ne pas correspondre à son public prétendument privilégié, y compris parmi ceux qui plus tard font profession, comme le sociologue Pierre Bourdieu par exemple, de décrier cette école » (Barthoux, 2012 : 45). Cependant, les données disponibles semblent démontrer le contraire : les dernières évaluations du PISA nous confirment que, depuis 2003, le système scolaire français « s’est dégradé principalement par le bas » à cause de son « manque d’équité » et d’une proportion d’élèves résilients (c’est-à-dire les élèves provenant d’un milieu défavorisé se classant dans le groupe d’élèves qui obtiennent les meilleures performances scolaires) très inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE (OCDE, 2015 : 5-11).
En général, il s’agît de formes de travail qui ne sont pas déclarés : travaux agricoles ou emplois dans le bâtiment (sans que les mesures de sécurité nécessaires soient appliquées) mais aussi distribution et vente de substances illégales, comme l’alcool de contrebande, les drogues ou les matériels pour la pêche à l’explosif.
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