1Avant d’être une pratique scientifique cristallisée par l’expression « faire du terrain », le terrain est l’écosystème naturel de déploiement des pratiques linguistiques de locuteurs. Si l’on reprend les termes d’Auroux (1998 : 89), le terrain est « un espace délimité dans lequel se trouvent des locuteurs – des gens doués de capacités linguistiques –, un environnement culturel et un environnement naturel ». Cette définition souligne la nature double d’une notion qui recoupe à la fois dimension géographique et dimension socio-culturelle.
- 1 Colot et Ludwig (2013) utilisent la dénomination « Martinican Creole ».
2L’espace géographique au sein duquel est pratiqué le martiniquais correspond pour une grande part à l’île de la Martinique où se trouvent deux tiers des quelques 600 000 locuteurs du martiniquais dénombrés par Colot et Ludwig (2013)1. Île tropicale appartenant à l’archipel des Petites Antilles, la Martinique est jouxtée par la mer des Caraïbes à l’ouest et l’océan Atlantique à l’est. L’aire géographique du martiniquais est prolongée dans les lieux où la diaspora martiniquaise s’est installée, parmi lesquels la France hexagonale, la Guyane, Montréal ainsi que le Panama (Colot et Ludwig, 2013).
3Au-delà de la localisation des pratiques linguistiques des locuteurs du martiniquais, la notion de « terrain » fait référence à une réalité historique, sociale et culturelle dont la prise en compte est cruciale pour le travail du linguiste. En effet, les pratiques linguistiques de même que les attitudes langagières des locuteurs du martiniquais reflètent l’histoire de la langue et se lisent à la lumière de celle-ci.
- 2 À la suite de Fishman (1967), le concept de diglossie est appliqué à la cohabitation de deux langue (...)
4Si le martiniquais est classé parmi les langues créoles c’est en raison d’une caractéristique génésiaque invoquée dans bon nombre de définitions du concept de langue créole (Hazaël-Massieux, 2002 : 64 ; Holm, 2000 : 6 ; Siegel, 2008 : 1). Le martiniquais émerge au sein de la société coloniale d’habitation des XVIIème et XVIIIème siècles, future société de plantation, dans un contexte d’hétérogénéité sociale et linguistique où s’imposait l’urgence des interactions entre colons français et esclaves de diverses origines et de diverses langues. D’abord dédié à des contextes interactionnels particuliers, le martiniquais devient, au fil des années, la langue vernaculaire de l’île. Lorsqu’ils dressent le portrait sociolinguistique de la Martinique (et de la Guadeloupe) de 1975 à nos jours, Colot et Ludwig (2013) rappellent que jusqu’aux années 1950, le paysage linguistique y était monolingue martiniquais. Ensuite, l’on passe à une période de coexistence entre français et martiniquais. Puis, on se retrouve dans une situation où le français prédomine, sans nul doute sous l’effet de la départementalisation des îles en 1946 ainsi que de l’institutionnalisation du français et de son enseignement. Ainsi, aux premières heures de la départementalisation, on observe une répartition diglossique des usages du martiniquais et du français2. En reprenant les termes de la modélisation de Ferguson (1959), le français, « variété haute », et le martiniquais, « variété basse » entretiennent une relation conflictuelle. Comme le souligne Prudent (1981 : 29), ce conflit est le corollaire direct des « mécanismes de dévalorisation et de minoration » instaurés par l’ancien système colonial. Cette tension opère tant dans les attitudes linguistiques vis-à-vis des deux langues que dans leur répartition fonctionnelle. Le français monopolise les domaines institutionnels et les interactions formelles ; ainsi de l’enseignement, de l’administration, de la religion. Le martiniquais est relégué aux interactions privées et familiales quand son usage n’est pas stigmatisé par les adultes.
5De nos jours, c’est donc cette histoire particulière de la Martinique qui explique le bilinguisme majoritaire de la population. Désormais, le français s’apprend également dans la sphère privée et le martiniquais a fait son entrée dans nombre de domaines institutionnels à l’instar de l’enseignement et de la religion. L’ancien système diglossique a laissé place à une situation de « contact dominant » selon la terminologie de Gadet, Ludwig et Pfänder (2009 : 152). Cet écosystème se caractérise par une « expérience dominante [du contact des deux langues] au quotidien » (Gadet et al., 2009 : 152) pour l’ensemble de la population. Il est possible pour de nombreux locuteurs martiniquais d’« utiliser créole ou français dans la même situation » (Valdman, 1978 : 32). Il faudrait encore préciser cette affirmation en soulignant qu’acours d’un unique acte d’énonciation, il est possible de rencontrer les deux langues, « créole » et « français ».
6De ce terrain entendu comme écosystème linguistique et sociolinguistique, diverses représentations peuvent être livrées. Elles sont fonction de trois facteurs : la définition de l’objet d’étude, les approches et méthodes scientifiques. Ces trois facteurs peuvent eux-mêmes être influencés par l’identité et l’histoire personnelles du linguiste. La première caractéristique, l’objet d’étude, correspond aux systèmes et phénomènes linguistiques que le chercheur entend étudier. La seconde, les approches scientifiques, regroupe les théories du langage et les concepts que mobilise le chercheur pour appréhender scientifiquement son objet d’étude. Les approches scientifiques définissent ainsi le type de savoirs que la recherche a pour but de délivrer. Enfin, les méthodes scientifiques opèrent le lien entre l’objet d’étude et les approches scientifiques. Il s’agit des moyens grâce auxquels le chercheur parvient à délivrer un discours scientifique sur son objet d’étude dans le cadre d’une ou de plusieurs approches. Lors du travail de recherche, l’objet d’étude est appréhendé à travers des données. Les méthodes, elles, sont les démarches et techniques de collecte et d’analyse de ces données. En outre, la contingence biographique susceptible d’influencer chacun de ces trois facteurs peut correspondre à la formation universitaire du linguiste, à sa conception propre de la linguistique, à son appartenance à des communautés linguistiques ou à son expérience du monde, entre autres.
7Les objets de recherche possibles sur le terrain martiniquais sont variés. Le linguiste peut s’intéresser aux systèmes linguistiques de l’ensemble des langues créoles à base lexicale française, au martiniquais spécifiquement, au français régional parlé en Martinique ou bien encore aux interactions entre martiniquais, français régional et français standard. Il peut choisir de concentrer sa recherche sur l’idiolecte d’un locuteur particulier, sur un sociolecte ou un dialecte défini ; il peut aussi aspirer à une vue d’ensemble de la langue qu’il considère. La définition de son objet d’étude englobe, entre autres, le choix des registres, du type de pratiques orales et/ou écrites et des situations d’énonciation qui seront considérées. Ces choix délimitent un champ de vision, un cadre, une fenêtre que le linguiste appose sur le terrain martiniquais. Une fois cette fenêtre dessinée, la sélection des approches vient conditionner le type de résultats produits par la recherche. Si l’on file la métaphore optique, les approches sont l’angle de vue, le positionnement du linguiste par rapport à la fenêtre à travers laquelle il perçoit le terrain martiniquais. Ainsi, ces enquêtes peuvent renseigner sur la réalité synchronique des phénomènes étudiés ou bien sur l’évolution diachronique de ces derniers. Pour exemple, un engouement particulier s’est développé autour de l’origine et du développement des langues créoles (Bickerton, 1983 ; Siegel, 2008 ; Valdman, 1978), dans une perspective diachronique donc. Le linguiste peut mobiliser une approche dialectologique, générativiste, formelle, typologique, fonctionnaliste, sociolinguistique – très développée pour l’étude des langues créoles à base lexicale anglaise –, de corpus, de terrain, pour ne citer que celles-ci. Pour appliquer ces approches à l’objet d’étude qu’il s’est choisi, le chercheur recourt à des méthodes : le regard qu’il adopte face à cette fenêtre est un regard scientifique qui met en œuvre des outils de pensée et d’analyse. Il peut s’agir d’un regard quantitatif, qualitatif, phylogénétique, empirique ou puriste, entre autres.
8Dans une perspective grammaticographique, l’article questionne l’impact de ces quatre facteurs sur l’étude du terrain martiniquais. Il s’agit de comprendre en quoi la délimitation de l’objet d’étude, le choix des approches, celui des méthodes ainsi que la singularité de l’identité du linguiste informent, au sens étymologique du terme, la représentation de l’écosystème linguistique et sociolinguistique martiniquais et modèlent donc le discours scientifique.
9Pour ce faire, je m’intéresse ici au cas de quatre descriptions grammaticales du martiniquais récentes que je compare à celui de ma propre recherche sur le martiniquais. Ces descriptions ont été choisies parce que leurs titres laissent présager une présentation assez complète du système linguistique martiniquais. Il s’agit de Bernabé (Bernabé, 1983a, 1983b, 1983c), Pinalie et Bernabé (1999), Damoiseau (2012) et Colot et Ludwig (2013). Pour chacun de ces travaux, j’analyse les facteurs répertoriés plus tôt afin de questionner leur influence sur les différentes représentations du terrain martiniquais qu’ils véhiculent.
10Cette première partie met en lumière les caractéristiques des représentations du terrain martiniquais délivrées par quatre descriptions grammaticales récentes :
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Fondal-natal: grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais : approche sociolittéraire, sociolinguistique et syntaxique (Bernabé, 1983a, 1983b, 1983c)
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Grammaire du créole martiniquais en 50 leçons (Pinalie et Bernabé, 1999)
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Syntaxe créole comparée: Martinique, Guadeloupe, Guyane, Haïti (Damoiseau, 2012)
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« Guadeloupean and Martinican Creole » (Colot et Ludwig, 2013).
11Comme exposé dans l’introduction (1), je considère tour à tour l’objet d’étude des ouvrages, les approches puis les méthodes utilisées afin d’identifier de possibles interactions avec le type de représentations et de discours scientifiques que proposent lesdites œuvres. Quand cela est opportun, je mets ces trois facteurs en rapport avec la singularité biographique des chercheurs.
12Deux questions se posent dans la détermination des objets d’étude des quatre grammaires : les langues concernées ainsi que les pratiques linguistiques considérées.
13Si l’on commence par identifier les langues étudiées dans ces publications, il est intéressant de constater que parmi ces quatre grammaires, trois d’entre elles étudient conjointement deux ou plusieurs langues créoles à base lexicale française. Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) ainsi que Colot et Ludwig (2013) traitent à la fois du martiniquais et du guadeloupéen. L’étude de Damoiseau (2012 : 7), elle, place le martiniquais au sein d’un ensemble plus large composé de « [...] quatre créoles à base lexicale française de l’aire américano-caraïbes » : le martiniquais, le guadeloupéen, le guyanais et le haïtien. Deux motivations principales sont attribuées à cette décision par les auteurs. Ce sont la proximité géographique d’une part et la proximité linguistique d’autre part.
14Pour la proximité géographique, les auteurs des trois œuvres concernées en font état, plus ou moins explicitement. Dans le cas de Damoiseau (2012), c’est par cet argument qu’il justifie son objet d’étude. D’un point de vue externe, de lecteur, l’argument géographique semble légitime pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les aires géographiques définies par les auteurs reflètent un espace d’interactions humaines, culturelles, historiques, politiques et commerciales réelles. La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et Haïti sont quatre territoires ayant été colonisés par l’ancien empire esclavagiste français à partir du XVIIème siècle. Ce sont tous quatre des lieux où furent déportées des populations majoritairement africaines exploitées pour la prospérité de la société de plantation. Par ailleurs, c’est dans ce contexte partagé de grande hétérogénéité linguistique et sociale, avec un besoin crucial de communication entre colons et esclaves, que se développent les quatre langues, qui ont donc une genèse comparable. Voilà donc autant de données qui attestent d’une pertinence certaine à rassembler ces langues au sein d’une même étude.
15Pour ce qui est de la seconde motivation, celle de la proximité linguistique, ce sont Bernabé et Colot et Ludwig qui en font explicitement mention, adoptant cette fois des perspectives bien opposées. Bernabé (1983a : 1) souligne le fait qu’il analyse « concurremment » les deux langues. Il utilise la confrontation des deux systèmes linguistiques, martiniquais et guadeloupéen, comme un outil heuristique permettant d’affiner sa description grammaticale des deux systèmes pour rendre compte de leurs particularités. Voici un exemple où Bernabé confronte des constructions à « valeur augmentative » :
« Nous aurons donc, avec une valeur abstraite, respectivement :
(2178) A/sé pa kat dòmi Pyè ka dòmi (G/M)
(2179) Pyè dòmi on/an bèl dòmi (G/M)
(2180) Pyè dòmi bon dòmi (G et M)
(2181) Pyè dòmi bon dòmi la/a (G/M)
(2182) A/sé pa ti dòmi Pyè dòmi (G/M)
(2183) Pyè dòmi an bèl jè dòmi (M)
(2184) Pyè dòmi bon kalité/kalté dòmi-la/a (G/M)
Toutes ces phrases ont une valeur augmentative et signifient :
Pierre a dormi, ce qui s’appelle dormir
(Pierre a beaucoup dormi) » (Bernabé, 1983b : 780).
- 3 Traduit de l’anglais « Guadeloupean Creole and Martinican Creole are French-based creole languages (...)
16Le positionnement de Colot et Ludwig (2013) est tout autre. Ils arguent que « le créole guadeloupéen et le créole martiniquais sont des langues créoles à base lexicale française si similaires qu’elles sont traitées ensemble dans [leur] article3 ». Pour exemple, dans l’extrait suivant, Colot et Ludwig (2013) traitent du cas de l’article indéfini :
« The indefinite article indicates that the concept expressed by the noun has been newly introduced into the discourse and that the speaker does not presuppose that the hearer knows it. Moreover, the concept in question does not (necessarily) have a defined and localized referent in reality. The indefinite article is restricted to the singular and precedes the noun phrase (cf. examples 14 and 15). In the plural no marking is used (16):
(14)
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An
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ni
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on
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loto
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nèf. (GUA)
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1SG
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have
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INDF
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car
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new
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‘I have a new car.’
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(15)
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I
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pran
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an
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vyé
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Chimen. (MAR)
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3SG
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take
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INDF
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bad
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path
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|
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‘He took a bad path.’
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(16)
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Té
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ni
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Ø
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moun
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an
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Lari-a. (MAR)
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PST
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exist
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INDF
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people
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in
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Street-DEF
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‘There were people on the road.’ » (Colot et Ludwig, 2013).
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- 4 Atlas of Pidgin and Creole Language Structures online (APiCS en ligne)
- 5 Traduit de l’anglais « Guadeloupe-Martinique Creole French » (Hammarström, Forkel, Haspelmath, et B (...)
17Nous le voyons donc, dans le champ des études portant sur la linguistique du martiniquais, le partage d’un objet d’étude commun n’implique pas une représentation univoque du terrain martiniquais. L’article de Colot et Ludwig (2013) conduit le lecteur à se questionner sur le statut linguistique du martiniquais et du guadeloupéen sans que les auteurs ne semblent véritablement trancher. Toutefois, chose frappante, la fiche récapitulative à la droite du texte de l’article affiche uniquement des informations sur le guadeloupéen et l’île de la Guadeloupe. Le lecteur peut s’interroger sur ce choix. Bien plus, une telle représentation peut laisser penser que le martiniquais est une sorte de guadeloupéen, un dialecte du guadeloupéen en somme. En outre, les arguments linguistiques soutenant la thèse de cette grande similarité ne sont pas clairement présentés. En effet, il n’est pas fait mention de l’intercompréhension et de la proximité lexicale. D’autre part, à mon sens, ces deux arguments ne suffiraient pas pour justifier d’une telle représentation des deux langues. Sur ce point, je cite l’avis de Damoiseau (2012 : 7) qui rappelle dans son avant-propos que « […] si la réalité atteste de l’intercompréhension entre ces locuteurs, il revient à l’analyse linguistique de chercher à approcher ce qui, outre un fonds lexical commun d’origine française, facilite les échanges, mais également, ce qui, sur certains points, les limite ». Formulée différemment, la thèse d’une similarité linguistique entre martiniquais et guadeloupéen gagnerait sans doute à ne pas être présentée comme allant de soi. Les répercussions dans le monde de la recherche du choix d’un objet de recherche réunissant ensemble martiniquais et guadeloupéen sont bien visibles. L’écrit de Colot et Ludwig (2013) appartient à une série de présentations des langues répertoriées dans l’APiCS en ligne4 (Michaelis, Maurer, Haspelmath, et Huber, 2013). Or, l’APiCS est une base de données internationale fréquemment utilisée en linguistique. Pour exemple, elle est citée parmi les références bibliographiques d’un catalogue de langues en ligne : Glottolog (Hammarström, Forkel, Haspelmath, et Bank, 2021). Jusqu’en 2019, le martiniquais y était présenté comme une appellation alternative du guadeloupéen. Martiniquais et guadeloupéen partageaient un unique code glottolog et étaient donc présentés comme une unique et même langue. Si désormais martiniquais et guadeloupéen disposent chacun d’un code glottolog, ils sont tout de même catégorisés comme des « dialectes » de la langue « Guadeloupe-Martinique créole français5 ». Dès lors, on peut se demander si l’article de Colot et Ludwig, cité dans la bibliographie du site Glottolog, a contribué à cette représentation de la langue. Qu’en est-il de l’impact de l’œuvre de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) ? Nous l’avons vu, Bernabé souligne que la réunion des deux langues participe à une entreprise heuristique, non à une négation de leur indépendance en tant que systèmes linguistiques. Il n’en reste pas moins que, dans un monde où l’opinion générale ramène les langues créoles au concept généralisant voire uniformisant du créole qui gomme leur pluralité, même auprès de publics avertis, il est à craindre que le propos de Bernabé ne soit mal compris, mal interprété et donc déformé. Il est à craindre que, comme dans l’analyse de Colot et Ludwig (2013), le statut linguistique du martiniquais et du guadeloupéen demeure quelque peu confus.
18Enfin, notons que l’objet d’étude du projet de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) est également lié à un élément « circonstanciel » pour reprendre les mots de l’auteur. Ayant débuté sa recherche tandis qu’il séjournait en Guadeloupe, Bernabé a trouvé opportun et productif de mettre en regard les connaissances qu’il acquérait sur le guadeloupéen. En d’autres termes, aux côtés de motivations scientifiques, on peut trouver des explications contingentes, biographiques au choix d’un objet d’étude.
19De fait, des quatre grammaires à l’étude ici, seul l’ouvrage de Pinalie et Bernabé (1999) considère un unique système linguistique, celui du martiniquais. Cette singularité s’explique peut-être par la vocation didactique de l’ouvrage. D’aucuns pourraient opposer que cette visée didactique n’est pas seulement le propre de l’écrit de Pinalie et Bernabé (1999) puisque Damoiseau (2012) revendique également un objectif pédagogique. Si cela est exact, il faut tout de même prendre en compte le fait que le public visé par les deux œuvres diffère. D’un côté, Damoiseau (2012) s’adresse à des étudiants en Linguistique créole, à un public averti donc. De l’autre, Pinalie et Bernabé (1999 : 8) s’adressent à des apprenants de ce qu’ils appellent le « créole langue étrangère (CLE) ». Le lectorat défini par Pinalie et Bernabé (1999) est donc un lectorat novice, plus ou moins vierge de connaissances sur le martiniquais. En ce sens, cette visée didactique nous paraît une raison possible du choix d’une unique langue d’étude plutôt que celui d’un ensemble de langues.
20Si l’on se penche maintenant sur le type de pratiques linguistiques dont se préoccupent les quatre œuvres, on remarque que seule celle de Bernabé dispose d’une caractérisation détaillée des pratiques qui y sont étudiées et analysées. Bernabé (1983a) vise une variété linguistique particulière comme l’indique le sous-titre de son livre, « grammaire basilectale des créoles martiniquais et guadeloupéen ». Il entend documenter une des variétés de martiniquais, le martiniquais basilectal, qu’il nomme encore « noyau dur » ou « syntaxe de base » et dont il a conscience du caractère normalisant et fictif. De fait, en distinguant le martiniquais basilectal d’autres variétés de martiniquais, Bernabé reconnaît par là-même que la variation linguistique existe en martiniquais. Dans son discours, cette variation est imputée au bilinguisme des locuteurs et à une cohabitation hiérarchisée entre le français et le martiniquais. Sa formulation est claire, il s’agit de « [remonter] le courant qui vous charrie, locuteur natif, vers l’aval ; qui plus est, vers ‘‘l’avalement’’ progressif de l’objet créole par la langue dominante […] » (Bernabé, 1983a : 3). Bernabé propose donc une représentation dynamique des variétés du martiniquais, déployées entre deux pôles, le martiniquais basilectal et le français. En plus de cette répartition polaire, Bernabé (1983a : 15‑16) distingue entre « basilecte effectif » et « basilecte théorique ». Sans entrer dans les détails, il importe de comprendre que les pratiques linguistiques que Bernabé répertorie et analyse sont des pratiques linguistiques théoriques, qui ne sont pas nécessairement les « énonciations effectives » des locuteurs faisant usage du martiniquais basilectal. Ce sont les énonciations basilectales qui, selon sa théorie, manifestent une « déviance maximale » par rapport au français. En ce qui concerne Pinalie et Bernabé (1999), ils expliquent dans leur préface que les pratiques linguistiques dont ils traitent sont celles observées par Bernabé (1983a, 1983b, 1983c). Colot et Ludwig (2013) et Damoiseau (2012), eux, ne s’expriment pas sur ce point.
21Ce panorama des objets d’étude des quatre grammaires révèle que le terrain martiniquais a été appréhendé à travers des objets d’étude qui, somme toute, présentent certaines similitudes. Pour trois de ces œuvres, le martiniquais n’est pas l’unique système linguistique étudié. Toutefois, j’ai démontré que le choix de rassembler plusieurs langues au sein d’un même objet d’étude relevait de motivations propres à chaque ouvrage et parfois de représentations linguistiques bien divergentes. Enfin, il a été souligné que seul Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) caractérise expressément le type de pratiques linguistiques qu’il documente. Je vais maintenant m’intéresser aux approches scientifiques mobilisées dans ces quatre écrits. Sont-elles d’une relative similitude ou sont-elles plutôt diversifiées ?
22Les quatre grammaires recourent à des approches scientifiques différentes. En conséquence, on peut d’ores et déjà affirmer que même si certains auteurs regardent au travers d’une même fenêtre, observant donc un même objet d’étude dans le champ de la linguistique du martiniquais, leurs angles de vue ne sont pas les mêmes. Il en résulte donc une diversité de discours scientifiques et de représentations de l’écosystème linguistique martiniquais.
23Nous sommes en présence de quatre approches scientifiques : les approches formelle et sociolinguistique employées par Bernabé (1983a, 1983b, 1983c), l’approche comparative dont fait usage Damoiseau (2012) et enfin l’approche typologique de Colot et Ludwig (2013). Notons que si l’approche de Pinalie et Bernabé (1999) n’est pas évoquée ici c’est parce que l’ouvrage à visée didactique a été élaboré à partir des analyses de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c).
24Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) utilise une approche formelle. Il propose une représentation où le système martiniquais consiste en un ensemble de règles transformationnelles des énoncés comme on peut le voir dans l’extrait suivant :
« De manière à présenter un ensemble plus étoffé de règles, nous intégrons celle du déterminant dans celle du SN.
SN ------> (N0) + GN)
Sing
N0 ------>
Plur
GN ------> (D) + N + (Exp)
D ------> (préarticle) + [Art + (Dém)]
Préarticle --> (préart1) + (préart2) + (préart3) + préart4 »
(Bernabé, 1983b : 721).
- 6 Traduit de l’anglais « […] formalized terms of logic or mathematics […] » (Crystal, 2008 : 95).
25La structure transformationnelle première à partir de laquelle les constructions linguistiques du martiniquais sont expliquées est une structure formelle et abstraite dont la justification n’est pas l’objet du propos de Bernabé. La grammaire de Bernabé traite le système linguistique du martiniquais « […] dans les termes formalisés de la logique ou des mathématiques […]6 » pour reprendre la définition de la linguistique formelle livrée par Crystal (2008 : 195). Du reste, Bernabé (1983a : 5) suit aussi une approche sociolinguistique : il contextualise socialement et géographiquement les emplois des énoncés basilectaux dont il élabore les règles formelles en les attribuant à un certain groupe de locuteurs, les locuteurs « [ruraux monolingues] peu ou pas du tout en contact avec le français ». À certains égards, cette distinction diastratique replace le basilecte au sein de son écosystème naturel, celui d’un sous-groupe social et géographique de la communauté linguistique du martiniquais.
- 7 Voir Muysken (1988), Mufwene (2003), Degraff (2005) ou encore Bakker et al. (2013).
- 8 Note de Bernabé (1983a : 4) : « “La Guadeloupe et la Martinique, c’est la même chose”. (Le mot guad (...)
26Damoiseau (2012), lui, revendique une approche comparative. Cette approche tire parti de la confrontation de plusieurs systèmes linguistiques pour mettre en lumière leur similarités et leurs divergences. Damoiseau (2012 : 7) applique cette approche comparative à « [...] quatre créoles à base lexicale française de l’aire américano-caraïbes ». Selon sa formule, nous l’avons vu, il s’agit pour lui d’« approcher ce qui, outre un fonds lexical commun d’origine française, facilite les échanges, mais également, ce qui, sur certains points, les limite » (Damoiseau, 2012 : 7). Attendu son choix de comparer quatre langues créoles, il semble raisonnable de préciser que Damoiseau ancre sa réflexion dans le champ de la créolistique. Cette circonscription n’est pas anodine. Martiniquais, guadeloupéen, guyanais et haïtien ne sont pas seulement étudiés en leur qualité de langues humaines. Ces langues sont comparées en tant qu’elles sont des langues catégorisées comme langues créoles. Leur confrontation renseigne à la fois sur chacun de leurs systèmes linguistiques propres mais aussi sur le système plus large des langues « [...] créoles à base lexicale française de l’aire américano-caraïbes ». Autrement dit, les quatre langues sont d’abord considérées sous l’angle de leur appartenance à un groupe linguistique et leur analyse a pour vocation de faire avancer la connaissance du groupe auquel elles appartiennent. Leur étude met en lumière des dynamiques de convergence ou de divergence au sein dudit groupe. Damoiseau ne s’exprime pas en la matière mais il est important à mon sens de souligner qu’il s’agit d’un lien d’appartenance et non d’un lien de filiation. Contrairement aux familles de langues telle que la famille indo-européenne ou la famille sino-tibétaine qui sont établies sur une filiation linguistique, le groupe des langues créoles est un groupe socio-historique pour lequel la notion de filiation linguistique fait encore débat7. Il ne s’agit pas de me prononcer ici sur la pertinence d’un tel groupe, j’entends simplement en souligner les caractéristiques. L’on pourrait alors se demander en quoi l’approche de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) ne serait pas comparative. Elle l’est. Bernabé (1983a : 4) parle effectivement d’une « perpétuelle évaluation “contrastive” » des deux langues. Toutefois, elle opère à une échelle moins large que celle de Damoiseau et ne ressortit pas à la même visée. L’objectif que poursuit Bernabé (1983a : 4) en opérant cette « perpétuelle évaluation “contrastive” » est celui de « mettre en cause le vieil adage, d’inspiration unitariste, selon lequel : “Gwadloup épi Matinik sé menm biten menm bagay8” ». Et de continuer : « Nous savions […] que si la Martinique et la Guadeloupe étaient deux sœurs, elles n’étaient pas jumelles ». La mise en contraste des deux langues est l’un des ressorts d’une étude dont l’ambition est de prouver la singularité de chacune d’entre elles. Tel n’est pas le dessein de Damoiseau : il ne questionne pas la singularité des langues créoles qu’il étudie, il la postule. En outre, contrairement à Bernabé, Damoiseau ne recourt pas à une approche sociolinguistique. L’incarnation des systèmes linguistiques n’est donc pas une thématique centrale de sa description syntaxique. Toutefois, il invoque une caractéristique sociolinguistique, celle du bilinguisme, pour expliquer certaines structures.
27Enfin, l’approche de Colot et Ludwig (2013) est typologique. Il s’agit d’identifier les stratégies employées en martiniquais pour encoder ce que la typologie nomme des fonctions linguistiques. Cette entreprise est elle-même placée au sein d’un projet plus vaste, le projet typologique, qui consiste en une classification des stratégies d’encodage de ces fonctions linguistiques dans les langues du monde. C’est parce que la typologie aborde les phénomènes linguistiques en tant que stratégies satisfaisant à des fonctions, que des phénomènes linguistiques structurellement différents peuvent être comparés et classés. En somme, l’approche de Colot et Ludwig (2013) place l’étude du martiniquais au sein du questionnement plus large de l’étude du langage humain.
28Ainsi, selon l’approche qu’ils choisissent, les linguistes jettent une lumière particulière sur le système linguistique martiniquais. Chez les uns, le martiniquais est un ensemble de règles formelles qui sont incarnées par les pratiques d’une communauté linguistique. Chez les autres, la langue martiniquaise se décrit par des stratégies d’encodage de fonctions linguistiques ou par des structures linguistiques qui sont mises en regard d’un groupe restreint de langues ou bien de l’ensemble des connaissances translinguistiques. L’analyse des quatre grammaires met en exergue que si les objets d’étude de ces ouvrages sont à certains égards analogues, leurs approches scientifiques, elles, relèvent de théories et de représentations du langage différentes. Lorsqu’elles convergent, elles sont employées avec des desseins différents. À présent, je vais considérer les méthodes d’analyse et de collecte de données mobilisées par les auteurs et questionner les conséquences de tels choix.
- 9 Traduit de l’anglais « All examples without source indication were constructed by the first author (...)
29Aucun des quatre ouvrages que je considère ne comporte une présentation exhaustive des données recensées ni des méthodes employées pour les collecter. J’entends par là que l’on ne dispose pas du profil sociolinguistique des locuteurs qui ont produit ou évalué les exemples cités par les auteurs, on ne sait pas auprès de combien de locuteurs ont été collectées ces données, dans quel contexte ou encore selon quel protocole. Colot et Ludwig sont les seuls auteurs qui nous renseignent brièvement sur la source des données qu’ils emploient puisqu’ils précisent que « tous les exemples qui n’ont pas leur source indiquée ont été construits par le premier auteur, Serge Colot un locuteur du créole martiniquais9 ». Hormis cette exception, la source des données de même que leurs méthodes de collecte ne peuvent qu’être déduites de considérations biographiques. Formulé différemment, la singularité biographique supplante une justification objective des données. Prenons l’exemple de Bernabé (1983a : 1, 4). Dans son introduction, il informe son lecteur qu’il est un linguiste « natif du créole martiniquais [ayant] séjourné à la Guadeloupe pendant les quatre premières années de cette recherche ». Il y fait également référence à des informateurs dont il a observé les productions et avec lesquels il a mené des enquêtes de grammaticalité. On comprend donc que Bernabé dispose d’une intuition du martiniquais et qu’il a collaboré avec des locuteurs de martiniquais et de guadeloupéen. Nonobstant, les exemples de la grammaire ne sont pas accompagnés de métadonnées. Nous ne sommes pas en mesure d’identifier s’ils sont extraits de productions spontanées, élicitées ou s’ils ont été créés par le linguiste. Nous ne sommes pas plus renseignés sur l’identité sociolinguistique de ceux qui ont produit les exemples. Nous pouvons de nouveau nous référer à cet extrait de la grammaire où seules les langues sont indiquées entre parenthèses :
« Nous aurons donc, avec une valeur abstraite, respectivement :
(2178) A/sé pa kat dòmi Pyè ka dòmi (G/M)
(2179) Pyè dòmi on/an bèl dòmi (G/M)
(2180) Pyè dòmi bon dòmi (G et M)
(2181) Pyè dòmi bon dòmi la/a (G/M)
(2182) A/sé pa ti dòmi Pyè dòmi (G/M)
(2183) Pyè dòmi an bèl jè dòmi (M)
(2184) Pyè dòmi bon kalité/kalté dòmi-la/a (G/M)
Toutes ces phrases ont une valeur augmentative et signifient :
Pierre a dormi, ce qui s’appelle dormir
(Pierre a beaucoup dormi) » (Bernabé, 1983b : 780).
30Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’au vu de l’approche de Bernabé (1983a : 15‑16) on sait qu’il entend rendre compte d’un basilecte théorique qui ne se trouve pas nécessairement dans les « énonciations effectives » des locuteurs (2.2) mais qui peut également émerger lors de jugements de grammaticalité. De la même manière, point de métadonnées dans l’œuvre de Damoiseau (2012). Là encore, c’est de la narration biographique que l’on infère les méthodes de collecte du linguiste. Ainsi, dans l’avant-propos (Damoiseau, 2012 : 8), au détour de remerciements adressés à d’autres collègues universitaires ainsi qu’à d’anciens élèves, l’on comprend que les exemples de l’ouvrage ont fait l’objet d’une « relecture critique » par « [les] étudiants [de Damoiseau], locuteurs créolophones de Martinique, de Guadeloupe, de Guyane, d’Haïti ». Cependant, on n’identifie pas clairement s’il s’agit d’exemples d’abord créés ou bien entendus par le linguiste avant qu’il ne les soumette à l’avis des étudiants créolophones. L’absence d’une présentation explicite et systématique de l’origine des données est à mettre en lien avec le caractère récent de l’attribution du rôle de consultant aux locuteurs avec l’émergence de la linguistique de terrain notamment. En effet, en 2010, Grinevald (2010 : 133) écrivait encore : « La linguistique de terrain est une pratique de recherche peu connue et qui est pour beaucoup assez mystérieuse ». En outre, de nos jours, la communauté linguistique promeut l’accessibilité des données et appelle de ses vœux une méthodologie transparente pour garantir la reproductibilité de la recherche. Pour les études de Bernabé (1983a ; 1983b ; 1983c) et de Damoiseau (2012), il me semble que les canaux de légitimation scientifique à l’œuvre sont tout autres et ont tous à voir avec l’identité sociale des deux linguistes. En effet, Bernabé jouit de la légitimité du locuteur natif : le martiniquais est l’une de ses langues maternelles. Il a donc constamment été immergé dans un milieu où les locuteurs s’expriment en martiniquais, il a une expérience personnelle des interactions spontanées en martiniquais. En Martinique, il est reconnu comme locuteur du martiniquais et comme membre de la communauté linguistique. Cette appartenance sociale, communautaire et identitaire me semble tenir le rôle de garant de la légitimité et de la fiabilité de sa démarche, pour une part. Le statut d’universitaire est un autre canal de légitimation. Ce canal de légitimation est présent tant pour Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) que pour Damoiseau (2012). Dans une certaine mesure, ces deux démarches sont socialement perçues comme légitimes car elles émanent de membres d’une sphère sociale dont le « pouvoir symbolique », pour reprendre l’expression de Bourdieu, est celui du savoir. En réalité, ces considérations rendent manifeste que l’objet langue n’est pas seulement un objet scientifique de même que la recherche n’est pas seulement une pratique scientifique. Dès lors, je pense que la distinction entre légitimité sociale et transparence de la méthode scientifique peut aider à comprendre ce qui se joue ici. Dans le cas de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) et de Damoiseau (2012), c’est leur ethos social qui confère à leurs écrits une légitimité sociale manifeste.
31Que dire de l’ouvrage de Pinalie et Bernabé (1999) ? Dans une partie précédente (2.2), j’ai fait la remarque selon laquelle leur étude s’appuie sur les données de la grammaire formelle de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c). Aussi, sur le thème de la méthodologie de collecte des données, le constat est le même que celui fait pour la grammaire de ce dernier. On pourrait néanmoins nuancer son impact sur la question de la transparence de la méthode scientifique eu égard à la visée résolument didactique de l’ouvrage. L’identification détaillée des sources des données exposées dans un ouvrage d’apprentissage d’une langue étrangère n’est sans doute pas la préoccupation première des apprenants.
32Nous nous sommes arrêtés sur les méthodes de collecte de données. Regardons maintenant ce qu’il en est des méthodes d’analyse. Un même constat peut être formulé pour les quatre grammaires : les indications sur la fréquence d’emploi des structures présentées sont peu précises voire absentes. Ces ouvrages soumettent au lecteur un recensement des capacités de la langue martiniquaise mais n’en déterminent pas les usages. Ainsi, sont mises sur le même plan des constructions qui ne font pas toujours l’objet du même usage dans les pratiques des locuteurs. Prenons l’exemple de la forme explétive éti dans la grammaire de Pinalie et Bernabé (1999). On trouve dans l’extrait qui suit les deux paragraphes qui lui sont consacrés :
« Le relatif peut être précédé de “éti” qui ne modifie pas le sens (cette forme est, précisément pour cette raison, dite explétive) :
“boug-la éti ki ka rété Fòdfrans la” : “le type qui habite Fort-de-France”.
On peut rencontrer “éti” également avec le relatif zéro :
“lajan-an éti Féfé ba Pòl la” : “l’argent que Féfé a donné à Paul”
“madjoumbé-a éti ou prété mwen an” : “la fourche que tu m’as prêtée” » (Pinalie et Bernabé, 1999 : 34).
33Pinalie et Bernabé précisent que cette forme est optionnelle mais ils ne nous renseignent pas plus sur son emploi en discours. Cette donnée est cruciale car, en réalité, on peut se demander si éti n’est pas une forme sinon inusitée du moins rare. Pour exemple, on ne trouve aucune occurrence de la forme explétive éti dans l’étude sur la relativisation de Duzerol (2019) qui a été menée à partir d’un corpus de 201 relatives extraites des quarante-cinq premières pages du roman Jik dèyè do Bondyé (Confiant, 1979) et de près de deux heures d’enregistrements. Pourtant, ce corpus compte 194 relatives introduites par un « relatif » ou par un « relatif zéro » pour reprendre la terminologie de Pinalie et Bernabé (1999). Par ailleurs, dès lors que des données de fréquence font défaut, on peut se questionner sur les constructions réputées obligatoires dans les descriptions. J’utiliserai ici l’étude de la forme -la en fin de subordonnées relatives pour illustrer mon propos. Bernabé (1983b : 925) affirme que « l’article défini [la] est obligatoirement copié à la fin de toute relative déterminative ayant un antécédent accompagné de l’article défini ». Nonobstant, le corpus utilisé par Duzerol (2019) montre tout autre chose. Les locuteurs de ce corpus n’emploient pas systématiquement -la à la fin des relatives en question. L’on pourrait alors objecter que les locuteurs-informateurs du corpus de Duzerol (2019) ne pratiquent peut-être pas un martiniquais basilectal. À mon sens, cette critique met plutôt au jour la problématique plus générale de l’usage du martiniquais basilectal documenté par Bernabé (1983a, 1983b, 1983c). Puisqu’aucune fréquence n’est indiquée, la question de l’existence, dans le discours, de ce martiniquais basilectal mérite d’être posée. En somme, pour ces quatre écrits, l’absence d’une mise en perspective chiffrée des constructions linguistiques sépare le système linguistique de la performance linguistique et livre une représentation du martiniquais plus ou moins éloignée de la réalité des usages qu’en font les locuteurs. Ceci a des conséquences majeures sur la représentation et la perception de la grammaire martiniquaise tant par les linguistes que par les locuteurs. Si les études ne reflètent pas les usages des locuteurs natifs, il est à craindre que des informations linguistiques inexactes soient reprises par qui se référerait à ces œuvres. De plus, nous venons de le voir, les auteurs de ces grammaires jouissent du pouvoir symbolique que leur confère leur statut d’universitaires. De fait, l’autorité symbolique de leurs écrits peut s’avérer culpabilisante et dévalorisante pour des locuteurs natifs confrontés à des représentations savantes qui ne correspondent pas à leurs usages du martiniquais.
34Ce premier moment de la réflexion a mis en exergue des convergences entre les quatre grammaires à l’étude pour ce qui est de la définition de leur objet d’étude. J’ai montré que ces convergences apparentes relevaient de motivations qui ne coïncidaient pas nécessairement (2.1). Nous avons considéré les approches employées par les auteurs et avons vu en quoi chacune impliquait une représentation spécifique du martiniquais : ici une langue dont le « noyau dur » est l’ensemble des règles régissant une variété basilectale et théorique que ne pratiquent pas nécessairement les locuteurs, là une langue appartenant à un groupe linguistique dont on veut comprendre les dynamiques internes entre similarités et différences (2.2). J’ai poursuivi en soutenant que l’analyse des méthodes de collecte et de présentation des données de ces auteurs met en lumière différentes voies de légitimation de la recherche scientifique. Nous avons ici identifié celle de la transparence de la méthode scientifique et celle de la légitimité sociale (2.3). J’ai également souligné que les méthodes d’analyse choisies par les auteurs éludaient, pour une grande part, la question de la performance linguistique. Vient maintenant le second moment de cette réflexion. Il s’agit de confronter à ces quatre grammaires ma propre recherche linguistique pour montrer en quoi elle propose une représentation inédite du martiniquais qui a pour idéaux l’empirisme et la transparence de la méthode scientifique.
35Dans cette seconde partie, je mets mon investigation scientifique sur le martiniquais en regard de celles menées par Bernabé (1983a, 1983b, 1983c), Pinalie et Bernabé (1999), Damoiseau (2012) et Colot et Ludwig (2013). Pour cela, je procède encore en m’arrêtant successivement sur les trois caractéristiques que sont l’objet d’étude, les approches et les méthodes scientifiques pour comprendre leur interaction avec la représentation du terrain martiniquais qui résulte de ma recherche et pour montrer en quoi cette représentation invite à regarder le terrain martiniquais à travers une nouvelle fenêtre et à partir d’un nouvel angle de vue. Lorsque cela est pertinent, j’analyse également comment ma propre biographie a pu influencer lesdites caractéristiques.
36Je commencerais d’emblée cette section en précisant que j’ai entrepris ce travail sur le martiniquais, une de mes langues maternelles, parce que j’aspirais à prendre part aux réflexions identitaires et culturelles qui animent ma communauté et ce par le truchement de la recherche scientifique. Mon objet d’étude est donc résolument lié à ma biographie.
37Ma thèse propose une fenêtre d’observation différente de celles proposées par les quatre grammaires dont nous venons de parler (2.2). Quelles sont donc les singularités de mon objet d’étude tant pour les langues que les pratiques linguistiques considérées ?
38En ce qui concerne le nombre de langues analysées, mon étude n’en comporte qu’une seule, le martiniquais. De fait, d’un point de vue numérique, j’effectue un choix similaire à celui de Pinalie et Bernabé (1999). Néanmoins, je l’ai déjà fait remarquer (2.1), considérer le même nombre de langues ou un même groupe de langues n’implique pas que les motivations de ce choix soient identiques pour chacun des auteurs. Effectivement, ma décision de me focaliser sur le martiniquais ne satisfait pas un dessein didactique comme c’est le cas pour Pinalie et Bernabé (1999). J’ai fait ce choix parce qu’il me semblait que ce type d’études sur le terrain martiniquais était moins fréquent que celui où le martiniquais était mis en comparaison avec d’autres langues, le plus souvent des langues créoles. Ainsi, je n’ai pas pour intention de questionner les mécanismes internes à un groupe de langues créoles comme le fait Damoiseau (2012). Si je fais mention d’autres langues, créoles ou non créoles, c’est toujours dans l’objectif de mieux comprendre et de mieux décrire un unique système linguistique, celui du martiniquais. Je montrerai bientôt que la considération ponctuelle d’autres langues du monde au sein de mon étude a une seconde justification, en lien avec l’une des approches scientifiques que je mobilise (3.2). En somme, toutes ces décisions ont été prises dans l’optique d’élaborer un discours scientifique où le martiniquais apparaît en premier comme une langue du monde et est traité comme telle. Son appartenance au groupe des langues créoles est ponctuellement utilisée comme une piste informative, quand cela paraît pertinent. Cependant, je ne considère pas le martiniquais seulement à travers son statut de langue créole, d’autant que cette catégorisation est avant tout socio-historique (2.2). Je le place au sein de l’ensemble des langues du monde de sorte que chacune de ses langues puisse potentiellement contribuer à l’avancée de l’analyse. D’aucuns pourraient opiner que je considère a priori que le martiniquais est une langue là où certains parlent de dialectes pour les parlers créoles à base lexicale française. Je répondrais alors que pour définir objectivement le statut de ces systèmes linguistiques, il est nécessaire que chacun d’entre eux ait été décrit indépendamment des autres pour pouvoir ensuite comparer systématiquement leurs ressemblances et leurs différences. Cela vaut pour des formes grammaticales qu’on hésiterait à analyser comme des morphèmes indépendants ou comme des allomorphes d’un même morphème. Cela vaut aussi pour des systèmes linguistiques dont on se demande s’ils sont des langues indépendantes ou des variétés d’une même langue.
39Voyons maintenant les pratiques linguistiques qui retiennent mon attention dans le cadre de ma thèse. J’aborde le terrain martiniquais en tant qu’espace de manifestation des usages de la langue par des locuteurs natifs bilingues et ce sont ces pratiques qui mobilisent mon attention.
40Je m’intéresse au système linguistique du martiniquais, tel qu’il se manifeste, en synchronie, dans les productions orales des locuteurs-informateurs avec lesquels j’ai travaillé. Il ne s’agit donc pas d’une étude idiolectale qui se concentrerait sur les spécificités du parler d’un ou de quelques locuteurs. Je ne prétends pas pour autant rendre compte de l’ensemble des possibilités linguistiques de la langue. Il ne s’agit pas non plus de documenter un « noyau dur » théorique du martiniquais, comme c’est le cas dans l’œuvre de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c). Ainsi, mon objet d’étude n’est pas théorique, il est résolument empirique. Il s’agit d’une étude d’un corpus de données empiriques dont la présentation est le sujet d’une prochaine partie (3.3). Je m’intéresse au martiniquais dans sa variation linguistique c’est-à-dire dans la diversité des moyens linguistiques utilisés par les locuteurs pour remplir une même fonction. Cette variation, je ne l’impute pas d’abord au bilinguisme des locuteurs du martiniquais, comme le fait Bernabé (1983a, 1983b, 1983c). En effet, je considère la variation comme le propre de toute langue naturelle et je considère qu’« il n’est pas de langue que ses locuteurs ne manient sous des formes diversifiées » selon la formule de Gadet (2003 : 7) citée par Mencé-Caster (2019 : 4). Nous verrons bientôt les répercussions d’une telle conception des langues sur mes approches et mes méthodes scientifiques (3.2 ; 3.3). Dans un second temps, puisque mon ambition empirique nécessite d’intégrer les spécificités du terrain martiniquais, je mets en lumière que la variation naturelle du système martiniquais est couplée à une variation linguistique entretenue avec le français, les locuteurs disposant a minima de deux répertoires linguistiques qu’ils emploient librement comme signalé dans l’introduction (1).
41Pour appréhender mon objet d’étude, je mobilise différentes approches linguistiques qui elles-mêmes façonnent la description que je livre du martiniquais.
- 10 Traduit de l’anglais « […] they go to study a language in the place where it is spoken, by the peop (...)
- 11 Traduction de l’expression usage-based linguistics.
- 12 Traduit de l’anglais « […] the structure and organization of a speaker’s linguistic knowledge is th (...)
- 13 Traduit de l’anglais « […]to describe the facts of lingusitics usages as they are […] » (Crystal, 2 (...)
42Ma pratique de la linguistique a pour filiation la tradition descriptiviste et typologique du laboratoire de recherche Dynamique du Langage (DDL), unité de recherche dans laquelle j’évolue. Localisé à Lyon, Dynamique du Langage est une Unité Mixte de Recherche (UMR) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Université Lumière Lyon 2. Cette unité regroupe des chercheurs qui s’intéresse au langage humain à la fois sous l’angle de la diversité linguistique et de la neuro-cognition. Parmi les thématiques de prédilection du laboratoire on compte la linguistique de terrain et la description de langues à tradition orale, peu ou pas décrites, deux thématiques qui se retrouvent dans ma pratique scientifique. La première thématique renvoie à une pratique scientifique qui consiste pour le linguiste à « aller étudier une langue là où elle est parlée par les personnes qui ont l’habitude de la parler10 » (Bowern, 2015 : 2). Cette pratique de la linguistique est motivée par une conception empirique et sociale des langues. Les langues sont envisagées en tant qu’outils de communication qui n’existent qu’à travers l’usage qu’en font leurs locuteurs d’une part, qui ne sont effectifs que parce qu’ils font l’objet d’un consensus constamment renégocié au sein de la communauté linguistique d’autre part. Comme le formule Blanchet (2017 : 32), « les langues sont ainsi constituées par les pratiques individuelles et collectives dans les actes de communication ». En somme, le descriptivisme est une linguistique basée sur l’usage11 où l’on considère que « la structure et l’organisation de la connaissance linguistique d’un locuteur est le produit de l’usage de la langue ou performance12 » comme l’indique la définition de Diessel (2017). Dans cette approche, l’étude d’une langue commence donc par l’observation et l’enregistrement au sein de corpus desdites « pratiques individuelles et collectives ». De fait, c’est parce que j’entends faire une linguistique de terrain que ma recherche a commencé par le recueil de données auprès de locuteurs-informateurs natifs du martiniquais lors de deux terrains de deux mois que j’ai effectués en juillet-août 2018 et 2019 en Martinique d’une part, au cours de séances ponctuelles avec une locutrice-informatrice native vivant à Lyon d’autre part. Faire de la linguistique de terrain implique d’organiser sa recherche selon une temporalité cyclique décrite par Grinevald (2010 : 137‑142). L’« avant du terrain » est le moment du choix de la langue, du lieu de collecte des données, de l’objet d’étude. C’est le temps des préparatifs du voyage parmi lesquels l’obtention de financements et de visas le cas échéant, l’obtention du matériel technique nécessaire aux enregistrements ainsi que la constitution des supports nécessaires à la collecte des données. Grinevald (2010 : 137‑142) poursuit en précisant que pendant le terrain, le linguiste doit s’installer, prendre contact avec les locuteurs, effectuer le travail de collecte des données, de transcription, de glose voire d’analyse de celles-ci puis il prépare son départ. Après le terrain, le chercheur poursuit l’analyse du corpus qu’il a constitué, en interaction avec les locuteurs de la langue quand cela est possible. Le retour de terrain ne constitue pas une fin de la collaboration entre le linguiste et la communauté linguistique. Elle est entretenue au fur et à mesure de l’avancée des analyses, avancée qui bien souvent nécessite d’envisager de faire de nouveau du terrain, d’où le caractère cyclique de cette pratique. Ma recherche est effectivement organisée selon cette temporalité cyclique. Avant mes terrains, j’ai eu à rédiger des demandes de financements pour pouvoir me rendre en Martinique, j’ai eu à me familiariser avec l’usage d’une caméra Zoom Q8, de micros-tête Shure et d’un assortiment de câbles XLR afin d’obtenir des vidéos d’une qualité satisfaisante pour l’analyse linguistique, la sauvegarde et l’archivage. Pendant le terrain, il m’a fallu trouver des locuteurs-informateurs intéressés par le projet et prêts à y participer, procéder aux enregistrements et commencer à mettre en place ma base de données et ses métadonnées. Enfin, comme le souligne Grinevald, le retour sur mon lieu de travail à Lyon ne mettait pas fin aux échanges avec les locuteurs-informateurs que je sollicitais, à distance, quand cela m’était nécessaire. La deuxième thématique a trait à l’une des spécificités du laboratoire et mon travail ne fait pas exception. Les travaux linguistiques produits à DDL adoptent une approche descriptiviste. Il s’agit de « décrire les faits d’usages linguistiques tels qu’ils sont13 » (Crystal, 2008 : 139) sans opérer une hiérarchisation normative en bons et mauvais usages. Je souscris moi-même à cette conception de la linguistique parce que j’y vois une revendication forte d’empirisme, ce à quoi j’aspire dans mes activités scientifiques. Je considère effectivement que l’observation des faits est la source privilégiée du savoir scientifique. Avoir une approche descriptiviste conduit inéluctablement à être au contact des locuteurs dont on étudie les langues. Dès lors des considérations méthodologiques et éthiques entrent nécessairement en compte. La relation entre le linguiste et les locuteurs-informateurs, le rapport du linguiste au patrimoine immatériel de communautés auxquelles il n’appartient pas nécessairement sont à penser pour garantir une pratique scientifique morale, respectueuse et égalitaire. Nous verrons comment j’intègre ces questionnements à ma méthodologie (3.3). Somme toute, « faire du terrain » selon l’expression consacrée, est une expérience durant laquelle je réfléchis en linguiste, en technicien son et audio, en médiateur, en anthropologue ainsi qu’en responsable éthique pour reprendre l’analyse de Bowern (2015 : 3‑4).
- 14 Traduit de l’anglais « in grammatical typology, one enumerates the main structural means by which d (...)
- 15 Traduit de l’anglais « The typology of wordhood and constituency ».
43En outre, les chercheurs qui effectuent des descriptions linguistiques au sein du laboratoire Dynamique du Langage inscrivent leur recherche au cœur du raisonnement plus vaste de la typologie. Selon la formule de Givón (2001 : 23), « en typologie grammaticale, on recense les principaux moyens structurels grâce auxquels les langues encodent le même domaine fonctionnel14 ». Il s’agit donc pour nous d’apporter notre contribution à l’étude de la diversité linguistique mais aussi de nous servir des connaissances translinguistiques disponibles pour mieux envisager les structures auxquelles nous sommes confrontés. Pour exemple, mon étude du martiniquais a permis d’éprouver l’échelle typologique d’accessibilité à la relativisation proposée par Keenan et Comrie (1977). Mes investigations montrent que certaines positions syntaxiques sont plus fréquemment relativisées que d’autres dans le corpus, que l’accession à la relativisation opère selon la hiérarchie « sujet > objet direct > objet indirect > oblique > génitif > objet de comparaison » (Comrie et Keenan, 1977 : 66) et que la répartition des stratégies de relativisation répond aux contraintes énumérées par les deux auteurs. De fait, l’étude du martiniquais constitue une preuve supplémentaire de la validité translinguistique de l’échelle de Keenan et Comrie (1977). Du reste, le recours à la typologie permet d’avoir à disposition les pistes analytiques ou explicatives déjà formulées pour d’autres langues du monde. Cela stimule également la réflexion linguistique en ce que je suis amenée à envisager des analyses auxquelles je n’aurais pas nécessairement pensé si j’avais uniquement consulté la littérature sur le martiniquais ou encore celle sur les langues créoles. Ainsi du projet « La typologie du mot et de la constituance15 » mené par Adam Tallman (2020) qui questionne la comparabilité du concept de mot dans les langues du monde. Dans le cadre de cette recherche, j’ai pu appliquer au martiniquais une série de tests de constituance pour identifier, sur la base de critères transparents, les candidats possibles au statut de mot. J’ai pu obtenir des pistes de réponses pour la problématique d’une distinction entre mot phonologique et mot grammatical en martiniquais. Pour exemple, dans le cas de la structure verbale, les tests que j’ai utilisés montrent qu’il n’y a qu’un seul candidat pour le mot grammatical mais plusieurs candidats pour le mot phonologique. En outre, ma décision de revendiquer une approche typologique constitue la seconde explication du fait que je me réfère ponctuellement aux descriptions des langues du monde pour mieux appréhender le système du martiniquais, comme je l’indiquais précédemment (3.1). Ici, nous voyons qu’en plus d’influencer la représentation du martiniquais, les trois facteurs qui mobilisent notre attention dans cet article interagissent également entre eux. La constitution de mon objet d’étude est tributaire des approches scientifiques employées dans ma pratique de la linguistique, à certains égards. Mon objet d’étude dit effectivement quelque chose de ma conception théorique du langage et de la linguistique. Nous aurons encore l’occasion de le montrer.
44Aux côtés des approches communément utilisées au laboratoire Dynamique du Langage, je mobilise l’approche récente de la sociogrammaire (Meyerhoff, 2017 ; Nagy, 2009) qui s’inspire des questionnements de la sociolinguistique et du variationnisme. Il s’agissait pour moi d’adopter une approche qui prône une linguistique fondée sur l’usage et qui de surcroît intègre aux objectifs de la description linguistique celui de la prise en compte de la variation linguistique. Nous l’avons vu, je considère que la variation est inhérente à tout système linguistique (3.1). Dès lors, étudier un système linguistique implique pour moi d’observer puis de rendre compte de cette variation et tel est l’objectif de la sociogrammaire. Je prends le parti d’accorder à chaque variant identifié dans mon corpus une place égale au sein de ma grammaire, conformément à la proposition de Nagy (2009). La visée poursuivie est celle d’une représentation des ressources linguistiques la moins susceptible de porter un jugement de valeur normatif. Par ailleurs, Meyerhoff (2017 : 11) précise que cette approche invite à tendre à un traitement systématique, quantitatif et qualitatif de la variation linguistique. Elle invite à prendre en compte les contraintes linguistiques en même temps que les contraintes extralinguistiques entrant en jeu dans l’usage des variants. En somme, j’entends proposer une vision incarnée du système linguistique martiniquais de sorte que cette représentation reflète les usages observés dans mon corpus d’étude en même temps qu’elle tente d’en déterminer les facteurs d’influence.
45Après avoir défini l’objet de ma recherche et choisi les approches me permettant de l’appréhender de manière satisfaisante, il a fallu trouver une méthodologie adaptée pour la collecte, le traitement et l’analyse des données relatives audit projet. Tout comme le choix de l’objet d’étude et des cadres d’approches, la méthodologie du chercheur modèle la représentation du terrain à laquelle on aboutit.
46Le premier aspect de ma méthodologie concerne la collecte des données au cours de deux terrains de deux mois que j’ai effectués en juillet-août 2018 et 2019. Dès lors que j’avais décidé de considérer le martiniquais dans sa variation, celle-ci devenait le fil conducteur de l’élaboration du corpus : variété d’âges, de sexes, de domaines socio-professionnels et donc de formations. Jusqu’à présent j’ai travaillé avec 21 locuteurs-informateurs martiniquais âgés de 19 à 75 ans en 2018. Il s’agit de 13 femmes et 8 hommes. Les 21 locuteurs-informateurs ont pour langues maternelles le martiniquais et le français et ont tous été scolarisés en français. Les domaines socio-professionnels couverts sont ceux du milieu estudiantin, de l’administration publique, de la politique, de l’enseignement et du secteur privé. Les lieux de vie des locuteurs-informateurs constituaient un paramètre sur lequel j’ai eu moins de contrôle puisque la rencontre avec ces derniers a été effectuée sur l’acceptation libre de ma proposition de colloboration. J’ai tout de même une répartition assez équitable entre communes de la Communauté d’agglomération du Centre (9 locuteurs-informateurs) et communes de la Communauté d’agglomération de l’Espace Sud (8 locuteurs-informateurs). Cependant, les communes de la Communauté d’agglomération du Pays Nord sont moins représentées (4 locuteurs-informateurs).
- 16 Blanchet (2017 : 75‑76) recense trois raisons possibles à ce sentiment de distance : « L’insécurité (...)
47La variation devait aussi transparaître dans le choix des tâches proposées aux locuteurs-informateurs. Deux types d’activités ont été mis en place. Le premier type regroupe une douzaine d’heures d’enregistrement audio et/ou vidéo de données spontanées. J’aspirais à des données écologiques c’est-à-dire à une manifestation la plus fidèle possible des pratiques réelles des locuteurs. Ces productions spontanées ont été récoltées dans des situations de pratiques multiples : des conversations entre locuteurs, des descriptions d’images ainsi que des narrations d’histoires de vie. Le second type d’activités correspond à des séances d’élicitation, à savoir des tâches de traduction, de jugement grammatical, de dénomination. Ces séances, faites au fil de l’avancée de mes analyses, n’ont pas été systématiquement enregistrées mais elles ont été reportées à l’écrit. Cette décision de proposer diverses tâches linguistiques aux locuteurs-informateurs a été motivée par l’une des spécificités du terrain martiniquais à savoir l’existence d’une certaine insécurité linguistique. En effet, du fait de l’ancienne situation diglossique et de la période d’institutionnalisation du français dont nous avons parlé dans l’introduction (1), il n’est pas rare de retrouver chez les locuteurs du martiniquais un sentiment plus ou moins conscientisé d’une « […] distance entre ce qu’ils parlent et une langue (ou variété de langue) légitimée socialement […] parce qu’elle est perçue comme « pure » (supposée sans interférences avec un autre idiome non légitime) » selon la formule de Blanchet (2017 : 75)16 qui reprend les réflexions de Francard (1993). Certains des locuteurs-informateurs ont d’ailleurs mis en mots cette insécurité linguistique et ont évoqué plusieurs causes. Ce pouvait être parce qu’ils n’ont pas eu le droit d’utiliser le martiniquais dans leur jeune âge, parce qu’ils ne se sont pas autorisés à l’utiliser pour diverses raisons ou encore parce qu’ils comparent leurs productions aux normalisations puristes de certaines entreprises universitaires ou associatives. Parmi ces entreprises on peut donc citer la théorie linguistique de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c) qui promeut un martiniquais basilectal caractérisé par sa « déviance maximale » par rapport au français. Or, comme je l’ai exposé, ce concept de « déviance maximale » est une idéalisation théorique en rupture avec le fonctionnement empirique du système linguistique martiniquais, ne reflétant donc pas les pratiques linguistiques effectives des locuteurs natifs (2.1 ; 2.3). En somme, il s’agissait pour moi ni de créer ni d’accentuer cette insécurité linguistique. J’ai opté pour diverses tâches afin de m’assurer que les personnes avec lesquelles j’ai collaboré soient à leur aise avec l’une d’entre elles a minima. Par ailleurs, si j’ai informé les locuteurs-informateurs de mon intérêt pour le système linguistique du martiniquais, aucun choix de langue ne leur a été imposé lors des séances de productions spontanées : ils étaient libres d’employer les ressources bilingues dont ils disposaient, comme ils le feraient dans leur vie quotidienne. Procéder ainsi me permettait de les inciter à une parole la plus naturelle possible. Je pouvais également compter sur le fait qu’au-delà de ma casquette institutionnelle de linguiste, les locuteurs-informateurs m’aient également attribué celle de membre de leur communauté linguistique étant moi-même une « enfant du pays ». J’étais donc vue comme une interlocutrice à laquelle ils s’adressaient et avec laquelle ils interagissaient, et mon identité individuelle de locutrice a donc joué un rôle dans la spontanéité des données que j’ai collectées.
48Toutefois, mon désir de données spontanées, naturelles et écologiques va de pair avec la pleine conscience du filtre qu’impose ma posture d’enquêtrice aux productions que j’ai recueillies. Tout d’abord, si pour une même tâche les locuteurs disposaient de divers sujets au choix, ce choix était tout de même conditionné par les propositions que je leur faisais. Ce constat est particulièrement valable pour les descriptions d’images car c’est moi qui avais choisi les stimuli visuels. À cela s’ajoute la présence du matériel d’enregistrement, câbles, caméra, trépied, ordinateur et autres micros-casques, ainsi que la signature d’une autorisation à enregistrer et à diffuser les données collectées. De plus, même si les locuteurs ne l’ont pas exprimé, je me dois de garder en tête que mon identité de linguiste était présente à leur esprit. De fait, il est possible que les locuteurs-informateurs m’aient accordé un pouvoir symbolique lié au statut de chercheuse (2.3), celui de la connaissance du martiniquais, dans une représentation hiérarchisée de la maîtrise de la langue. Par exemple, il est possible que mon identité de linguiste ait malgré tout influencé l’utilisation qu’ont fait les locuteurs-informateurs de leur répertoire bilingue et ait incité à une utilisation préférentielle du martiniquais. Bien que je n’en sois pas convaincue, on pourrait également se demander si cette identité de linguiste n’a pas influencé le registre de langue employé par les locuteurs-informateurs en poussant à privilégier un registre soutenu, différent de celui de la langue de tous les jours et répondant peut-être au critère idéalisant de la « déviance maximale ». En d’autres termes, je suis pleinement consciente qu’il n’était pas possible d’oblitérer mon statut de chercheuse lors des séances de collecte de données, un statut social impliquant des représentations sociales qui conditionnent l’attitude de mes interlocuteurs.
- 17 ELAN-CorpA (Version 6.0) [logiciel]. (30-01-2021). Villejuif : CNRS-LLACAN (Langage, langues et cul (...)
49Le deuxième aspect de ma méthodologie concerne le traitement des données, une fois les enregistrements obtenus. Bien que je parle et comprenne le martiniquais, j’ai fait le choix de transcrire les sessions d’enregistrement à l’aide du logiciel Elan-CorpA17 et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, la transcription fait partie des missions traditionnelles du linguiste de terrain (3.1) et le fait d’être locutrice de la langue étudiée ne m’en exemptait pas. Je pense que l’exercice de la transcription m’a prémunie par exemple de paraphraser en martiniquais des énoncés dont je comprenais assurément le sens mais qui s’en seraient trouvés déformés. J’entends par là que, grâce au logiciel Elan Corp-A, chaque transcription est synchronisée avec sa réalisation sonore de sorte que je peux m’assurer de leur conformité mutuelle.
50En deuxième lieu, l’exercice de transcription permet de disposer d’une base de données apte à l’exploitation et à la recherche automatiques. Je profite d’un référencement systématique des énoncés que je réutilise dans mes descriptions grammaticales. Ce sont des métadonnées qui renseignent sur le fichier source, le type d’activité linguistique ainsi que le numéro de l’énoncé. La Figure 1 en propose une illustration.
Figure 1 : Présentation des données dans mes descriptions grammaticales
51La dernière ligne de transcription indique qu’il s’agit de la partie 1 d’une activité de description d’image effectuée par le locuteur OTA, l’énoncé extrait étant l’énoncé 097. Constituer une base de données me permet donc d’attester en toute transparence de l’authenticité de mes exemples et satisfait à mon idéal d’une pratique de la linguistique basée sur l’usage (3.2).
52Enfin, soucieuse d’effectuer un retour à la communauté martiniquaise, j’ai souhaité constituer un corpus pouvant être archivé en ligne. L’accessibilité du corpus en ligne, transcrit, traduit en français puis en anglais et glosé selon des conventions linguistiques internationales permet de participer à l’exposition d’une part de notre patrimoine immatériel, tant auprès du grand public qu’auprès des spécialistes linguistes et non linguistes, dans une dynamique pluridisciplinaire. De surcroît, l’enseignement du martiniquais étant en pleine expansion, il m’a paru nécessaire de contribuer au dynamisme des recherches, par la constitution de ressources utiles à l’enseignement d’une part, par la proposition d’un projet de recherche innovant d’autre part. Ici encore, nous voyons que la contingence biographique ainsi que mes aspirations personnelles interagissent avec mes choix méthodologiques.
53Un autre aspect de ma méthodologie concerne ma réflexion sur l’identification des langues parlées par les locuteurs au sein du corpus. Je me questionne sur l’élaboration de critères distinctifs empiriques et objectifs en ayant une vue critique sur les catégorisations traditionnelles. Ce questionnement a été inspiré par les travaux de Léglise (2018) sur les frontières de langues dans les corpus linguistiquement hétérogènes, sur les notions de code switching et de translanguaging. Léglise développe notamment le concept d’éléments ou d’énoncés « multilingues » pour désigner des cas où il n’est pas possible d’attribuer une langue matrice au segment considéré sans être arbitraire. Et Léglise (2018 : 155) d’expliquer :
54« Plutôt que de trancher, nous avons décidé d’étiqueter ces éléments comme eux-mêmes multilingues et d’identifier ensuite l’ensemble des possibilités associées. Ces éléments multilingues sont surlignés en bleu dans la transcription.
55Visuellement, nous avons souhaité adopter un système de transcription qui montre les différentes possibilités interprétatives. Pour des cas où les deux langues partagent un certain nombre de traits (en particulier lexicaux), comme une langue créole et sa langue lexificatrice, Gudrun Ledegen (2012) a proposé d’utiliser une double transcription dite « flottante » afin de visualiser les deux interprétations possibles s’offrant au descripteur […]. »
- 18 Voir Cristofaro (2005) pour la liste des domaines sémantiques des prédicats des complétives.
56Prenant l’exemple de la forme i située à la frontière entre un passage en français et un autre en guyanais, dans une interaction du corpus CLAPOTY, Léglise (2018 : 155) signale qu’objectivement « i peut soit être la forme orale du pronom sujet il en français, soit être le même pronom sujet en créole [guyanais] » et prend le parti d’indiquer cette double affiliation dans la transcription de même que dans l’analyse. Le raisonnement de Léglise me paraît d’autant plus crucial que dans le cas des pratiques linguistiques de mon corpus, produites par des locuteurs bilingues martiniquais-français, la pression de l’identification de la langue parlée opère notamment dans le domaine lexical. Cette problématique est moins fréquente pour l’analyse syntaxique. De fait, reconnaître qu’un partage lexical n’est pas toujours possible atteste d’une prise en compte du bilinguisme des locuteurs, de la conscience que les langues ont une variation interne et sont constamment en évolution. Cela garantit également une description transparente qui ne statue pas arbitrairement de l’appartenance ou la non-appartenance de mots lexicaux au système linguistique martiniquais. En ce sens, j’aimerais m’arrêter sur l’exemple du morphème que je note kø et qui apparait au début de certaines subordonnées complétives de mon corpus. Si l’on considère ce qu’en disent les quatre grammaires auxquelles nous nous sommes intéressés, l’on remarque que seul Damoiseau (2012 : 139) mentionne l’existence cette construction. Il affirme que ce subordonnant est employé dans certaines subordonnées complétives introduites par un « prédicat à sens assertif » sous « la pression de la structure française sur le créole de certains locuteurs ». Or, aucune argumentation n’est formulée pour soutenir cette analyse. La formule de Damoiseau laisse entendre que les complétives en kø observées en martiniquais ont une structure similaire à celle des complétives du français. Cependant, le constat d’une similarité ne suffit pas pour justifier d’une « pression de la structure française ». On pourrait même se référer aux propos de Damoiseau (2012 : 7) dans son avant-propos et soutenir que l’exigence d’une analyse comparative systématique et rigoureuse entre les langues créoles à base lexicale française vaut pour toutes les analyses comparatives, y compris pour la confrontation de ces langues créoles au français. En conséquence, il m’a paru nécessaire de questionner ce présupposé hiérarchique pour voir si les complétives en kø de mon corpus avaient, stricto sensu, un comportement linguistique en tous points similaire à celui des complétives du français. D’emblée, j’ai noté que la structure selon laquelle une proposition subordonnée est introduite par un mot subordonnant est une structure qui existe en martiniquais. Par ailleurs, j’ai regroupé au sein d’une base de données toutes les complétives de mon corpus, quelle que soit leur structure, afin d’identifier précisément les contextes d’apparition du kø. Ce projet est toujours en cours à ce jour mais je peux d’ores et déjà affirmer que l’emploi du subordonnant kø dans les subordonnées complétives du martiniquais présente des particularités qui différent de celles du système linguistique français. Pour rappel, en français, le subordonnant que introduit l’ensemble des complétives finies dont le prédicat est assertif. Dans mon corpus de données spontanées, ce n’est pas le cas : en martiniquais, kø est optionnel. L’emploi du kø par les locuteurs-informateurs semble être conditionné entre autres par le domaine sémantique18 du prédicat introduisant la complétive. Pour certains domaines sémantiques, c’est la forme du prédicat même qui semble conditionner l’usage de kø. Ainsi, dans mon corpus, les prédicats de paroles peuvent parfois être accompagnés de kø tandis qu’aucun prédicat désidératif ne l’est. Dans le domaine sémantique de la perception, le prédicat wè ‘voir’ est parfois accompagné de kø tandis que tann ‘entendre’ ne l’est pas. J’entends poursuivre cette investigation en regardant si les complétives en kø de mon corpus apparaissent dans un contexte où les interlocuteurs recourent au système linguistique français. Somme toute, il s’agit de mettre en place un protocole transparent qui permette par la suite d’argumenter soit une similarité avec le français soit une singularité d’emploi propre au martiniquais. En définitive, il me semble important de garder à l’esprit la particularité du martiniquais qui est dans une situation de « contact dominant » (Gadet et al., 2009 : 152) avec le français, l’une de ses langues lexificatrices. Cela implique que l’observation d’interactions lexicales ne signifie pas nécessairement l’observation d’une imitation du français. Rendre compte des éléments multilingues, pour reprendre la terminologie de Léglise, permet de mettre en lumière les dynamiques qui opèrent au sein du lexique bilingue des locuteurs. Toutefois, il ne s’agit pas de nier l’existence de phénomènes d’emprunts. Il s’agit plutôt de ne pas souscrire à une vue figée du lexique martiniquais. Ce phénomène est à mettre au même plan que les emprunts observés par exemple entre le français et l’anglais qui ont été intégrés au système français et ont fait leur entrée dans les dictionnaires de la langue.
57Le dernier aspect méthodologique que je souhaite aborder est en lien avec les enjeux de la sociogrammaire (3.2). D’aucuns pourraient objecter que le fait de recenser l’ensemble des variants présents dans mon corpus d’étude revient à réduire la description grammaticale aux choix individuels des locuteurs alors que l’on sait que les pratiques linguistiques orales sont faites d’hésitations, de reformulations et de corrections, du fait de leur spontanéité. Là n’est point ma position. Je propose plutôt de remplacer l’idée d’une norme prescriptive, qui implique de considérer certains variants comme non normés, par celle d’une norme statistique toujours relative à un corpus fini et donc non exhaustif. Pour chaque phénomène grammatical que je décris, le recensement des variants est couplé à leur comptage. Ainsi, il est possible de visualiser objectivement quels sont les usages les plus fréquents et ceux qui le sont moins, sans pour autant leur attribuer un jugement de valeur. Par ailleurs, grâce aux compétences pluridisciplinaires regroupées au sein du laboratoire dans lequel j’évolue, j’ai pour projet d’employer les méthodes de l’analyse statistique pour explorer l’interaction entre le choix des variants et d’autres facteurs linguistiques et extralinguistiques, dans la lignée des raisonnements sociogrammaticaux proposés par Nagy (2009) et Meyerhoff (2017). Ainsi, si l’on reprend le cas des subordonnées complétives introduites par kø, il s’agira de mettre à profit les modèles mixtes et les arbres de décision pour rendre compte du rôle d’un ensemble de 12 facteurs linguistiques et de 5 facteurs sociaux dans la réalisation desdites subordonnées en kø. Là encore, ma démarche est mue par la volonté de développer une linguiste basée sur l’usage, transparente et incarnée qui aspire à une représentation la plus fidèle possible des phénomènes tels qu’ils se manifestent dans mon corpus. Il s’agit de replacer les constructions étudiées au sein d’un écosystème qui n’est pas seulement linguistique mais qui est aussi social, en somme de proposer une représentation contextualisée du martiniquais.
58Cette réflexion grammaticographique a mis en regard cinq pratiques scientifiques en linguistique martiniquaise, celles de Bernabé (1983a, 1983b, 1983c), de Pinalie et Bernabé (1999), de Damoiseau (2012), de Colot et Ludwig (2013) ainsi que la mienne. Elle a permis de souligner que la recherche linguistique intègre et reflète l’environnement au sein duquel elle s’élabore qu’il s’agisse du terrain où sont collectées les données, des approches et des méthodes dont l’analyse fait usage ou encore de la singularité biographique du chercheur. Si le martiniquais est appréhendé au travers d’objets d’études assez similaires, les représentations qui en sont délivrées n’en sont pas moins diverses. Chez l’un est proposée la description d’une langue théorique peu ou prou incarnée dans les pratiques d’un groupe diastratique de locuteurs d’une part et qui satisfait à une « déviance maximale » par rapport au français d’autre part. Chez d’autres, le martiniquais est vu dans ses interactions avec une ou plusieurs langues créoles pour mettre au jour leurs singularités propres et/ou leurs similarités. Chez d’autres encore, le martiniquais est considéré seul, soit dans une visée didactique, soit pour contribuer à la somme des connaissances disponibles à l’échelle translinguistique. Nous avons fait le constat d’une certaine opacité des méthodes de collecte des données à partir desquelles travaillent les chercheurs, ce qui a mis en lumière que la légitimation de la recherche n’est pas uniquement tributaire de la transparence de la méthode mais passe également par des canaux biographiques et sociaux. Il a été identifié celui de l’appartenance à la communauté linguistique étudiée, celui de l’ethos social d’universitaire ainsi que celui du contact avec les locuteurs. Cette étude a montré que la variation linguistique, phénomène intrinsèque à toute langue naturelle, n’était pas toujours prise en compte pour autant. Nous avons alors vu en quoi la combinaison de la linguistique de terrain, de la linguistique descriptiviste et de la sociogrammaire permettait de prendre pleinement en compte cette variation naturelle du martiniquais en incluant les spécificités de l’écosystème linguistique et social de la langue. Enfin, au-delà de l’influence des trois facteurs à l’étude sur les travaux des linguistes, nous avons fait état de l’influence de ces trois facteurs sur les représentations de la langue à la fois pour les locuteurs, pour la communauté universitaire et pour le grand public. Ainsi du statut linguistique non consensuel du martiniquais qui pose la question de son rapport avec le guadeloupéen. Ainsi d’une approche qui nourrirait l’insécurité linguistique des locuteurs parce qu’elle gommerait la variation ou encore n’exposerait pas de manière argumentée son choix de privilégier une unique variété linguistique.