1La pédagogie universitaire s’est développée depuis un certain nombre d’années en réponse à des besoins de renouvellement face à des nouvelles attentes des étudiants, d’innovation et de massification à l’université. Ainsi, la question de l’évolution des pratiques pédagogiques des enseignants dans l’enseignement supérieur a pris toute sa place dans les débats pour faire face, entre autres, à une baisse de motivation des étudiants ou une hétérogénéité du public (Altet, 2000). Si un certain nombre de travaux existent sur la formation des enseignants du premier et du second degré, ou encore sur la formation tout au long de la vie, les travaux sur la formation des enseignants du supérieur sont plus récents (Fave-Bonnet, 2011 ; Etienne, 2014), et ce en lien avec ce courant actuel appelé la pédagogie universitaire (De Ketele, 2010).
2Notre travail se place dans un contexte national français de mise en place d’une formation obligatoire pour tous les nouveaux maîtres de conférences (désormais MCF) conformément au décret 2017-854 du 9 mai 2017 qui a modifié le texte initial (décret n° 84-431 du 6 juin 1984) relatif au statut particulier des corps des professeurs des universités et des maîtres de conférences. Il s’inscrit également dans un contexte local de mise en œuvre de cette prescription par le Centre d’innovation pédagogique et d’évaluation (désormais CIPE) de l’université d’Aix-Marseille.
- 1 Cette période de stage donne lieu à une décharge horaire d’1/6ème du service annuel. La formation t (...)
3En effet, depuis 2012, le CIPE propose des formations pédagogiques diverses aux enseignants du supérieur et aux doctorants. En particulier, depuis l’année universitaire 2018-2019, il a répondu à la demande institutionnelle et propose une formation de 32 h obligatoire aux MCF stagiaires, et contribuant à l’approfondissement des compétences pédagogiques nécessaires à l’exercice du métier d’enseignant-chercheur1. Dans ce cadre, plusieurs modules sont proposés dont l’un est désigné par « analyse de pratiques professionnelles » (désormais APP). Les modules de formation proposés par le CIPE ont fait l’objet d’une enquête par questionnaire auprès de tous les MCF stagiaires l’ayant suivi, afin de mettre en évidence les effets majeurs de cette formation. Nous ne reprenons pas ici les résultats de cette enquête.
4Dans l’étude que nous allons présenter, nous nous intéressons en particulier au module d’APP, à la manière dont il est conçu et mis en œuvre, et aux résonances (en tant qu’échos rencontrés) qu’il peut avoir sur les pratiques professionnelles des stagiaires y participant : en quoi la manière de faire d’un MCF stagiaire interroge-t-elle les manières de faire des autres ? Ces interrogations permettent-elles à un collectif de chercheurs, débutants comme confirmés, de développer des nouvelles questions de recherche ?
5Pour étudier ce processus, nous précisons dans un premier temps les raisons pour lesquelles nous avons choisi de partir des pratiques professionnelles des acteurs, et nous décrivons le dispositif d’APP mis en place. Dans un deuxième temps, parmi les nombreuses questions de métier ayant émergé pour les MCF stagiaires lors des séances d’APP, nous nous intéressons à l’une des questions révélatrices des pratiques des membres du groupe qui est celle des rituels. Par ailleurs, cette question a aussi permis aux chercheurs d’explorer une thématique qui n’a pas été beaucoup travaillée dans les recherches actuelles sur la pédagogie universitaire, qui est celle des rituels dans l’enseignement supérieur. Pour problématiser cette thématique, nous présentons dans la troisième partie des travaux relatifs aux pratiques d’enseignement-formation des autres ordres d’enseignement, en nous posant la question du type et des fonctions des rituels dans l’enseignement universitaire. Cela nous conduira à ouvrir vers une enquête à mener postérieurement, dont nous indiquerons les grandes lignes.
6Avant de passer au point suivant, précisons que nos positionnements respectifs en tant qu’auteures de cet article diffèrent selon notre degré d’implication dans la recherche conduite : la première d’entre nous est professeure des universités et à l’initiative de ce module de formation qu’elle a animé avec une autre formatrice non impliquée dans le travail de recherche, tandis que la deuxième, actuellement MCF, était elle-même MCF stagiaire de ce groupe durant l’année de formation concernée par cette étude. Enfin, la troisième chercheuse, MCF depuis plus de dix années, n’a pas été impliquée directement dans ce module de formation mais a contribué à leur analyse a posteriori. Ainsi, les trois auteures se distinguent par leurs modalités de distanciation vis-à-vis du dispositif étudié, et par leur expérience dans l’accompagnement des nouveaux enseignants-chercheurs.
7Dans le cadre de la formation des enseignants, les recherches en didactique professionnelle ou en analyse du travail invitent, pour la plupart, à analyser les « problèmes ordinaires » de travail des enseignants, notamment à partir de traces relevées dans leur activité pour favoriser le développement des compétences professionnelles individuelles et collectives, aidant ainsi les enseignants à mieux conceptualiser leurs propres pratiques (Pastré, 2002 ; Goigoux, 2007 ; Vinatier, 2009). La formation proposée aux MCF stagiaires par le CIPE est ainsi réalisée à partir de l’analyse de pratiques existantes. Par ailleurs, les raisons de ce choix ont été débattues dans un travail précédent s’intéressant à l’impact perçu pas les enseignants d’un module d’analyses de pratiques.
8Le dispositif de formation que nous étudions est donc fondé sur la notion de pratique, et plus généralement sur la notion de praxéologie. Beillerot (2003) propose de définir ainsi la notion de pratique : le faire et les raisons pour le faire, c’est-à-dire les gestes et les stratégies pour agir. Ainsi la pratique ne se réduit pas à une technique mais concerne un ensemble de comportements et de procédés mis en œuvre. Nous préférons utiliser la notion de praxéologie intégrant à la fois la praxis et le logos. Cette notion est définie par Chevallard (1999) comme un quadruplet constitué par les types de tâches (ce qu’il faut faire), par les techniques (la manière accomplir le type de tâches), par les technologies (les discours qui permettent de justifier, d’expliquer ou de produire les techniques) et les théories (comme étant les technologies de la technologie). Nous parlons de praxéologies professionnelles pour spécifier la notion de praxéologie au cas où il s’agit d’étudier les pratiques d’un professionnel, comme c’est le cas de l’enseignant. Le choix est de passer des pratiques à leur analyse comme moyen de distanciation, en circulant entre théorie et pratique constitutifs de la notion de praxéologie.
9L’analyse de praxéologies professionnelles est une mise à distance qui permet au praticien de prendre conscience des savoirs incorporés qui lui ont permis d’agir lors du processus d’enquête de la situation (Dewey, 1938/1993). Elle permet de mettre en évidence des compétences mobilisées. Cette analyse vise à faire émerger l’activité dans toute sa subjectivité via le discours des professionnels, afin de mieux objectiver les procédés mis en œuvre (Beillerot, 2003). L’individu agit dans la « conscience directe » de ce qu’il vit (Vermersch et Maurel, 1997 : 246), mais il n’a pas forcément une conscience réfléchie de ce qu’il fait, ni de pourquoi il le fait ainsi. La médiation par une socialisation du récit ou de la parole semble une étape importante. Chacun peut apprendre à le faire seul, mais il apprend en développant ce savoir-faire avec d’autres, généralement en groupe, et de préférence avec l’aide, l’accompagnement d’un formateur formé à ces pratiques (Robo, 2013).
10Différentes formes d’analyse de pratiques professionnelles existent dans le milieu professionnel, en fonction des courants dont elles relèvent et des modalités choisies selon les situations. Robo (2002) énumère une multiplicité de dispositifs et d’appellations pour cela, et propose pour plus de clarté de distinguer deux catégories d’analyse :
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l’analyse de l’action située ;
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l’analyse de l’action sur récit ;
et deux grandes catégories de modalités :
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l’analyse individuelle (seul ou avec l’aide d’un autre acteur) ;
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l’analyse groupale.
11Au-delà de cette variété de méthodologies et des cadres de référence théoriques, Lagadec (2009) pose une question centrale sur ce que produit l’analyse de pratiques professionnelles : de l’appropriation de savoirs théoriques au développement d’un « savoir analyser », de l’élaboration de compétences à la professionnalisation ou la modification de pratiques, les visées diffèrent.
12Étant donné la diversité de formes, de modalités d’APP, nous allons préciser les principes de base qui fondent la conception du dispositif que nous avons étudié.
13Le dispositif de formation par l’APP, mis en œuvre dans le cadre de la formation de MCF stagiaires et faisant l’objet de notre étude, part d’un certain nombre de principes qui sont communs à d’autres APP. Ainsi, il s’agit de prendre en compte que :
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l’enseignement est un travail qui s’apprend, et l’analyse de ce travail est une ressource pour la formation et pour le développement professionnel (Connac, 2015 ; Wittorski, 2012) ;
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« réfléchir à sa pratique pédagogique » permet de la faire évoluer. Cette expression qui est celle du référentiel de compétences professionnelles d’Aix-Marseille Université correspond pour nous au sens d’observer, de décrire et d’analyser les pratiques, les siennes mais aussi celles des pairs, d’où l’importance de constituer un collectif de travail (Felix, 2014).
14Le dispositif APP mis en place a une double visée, pragmatique et épistémique. Une visée pragmatique de formation et d’accompagnement des MCF stagiaires, et une visée épistémique, de recherche et de production de savoirs en vue de comprendre les effets de la formation.
15En suivant Chevallard (2002), on peut considérer six types de tâches pour étudier les pratiques professionnelles : agir en tant que professionnel, observer des pratiques (les siennes ou celles des pairs), analyser des pratiques, évaluer les effets de ces pratiques, synthétiser ce qu’on a appris, développer d’autres pratiques possibles (cf. Figure 1).
Figure 1 : Types de tâches
16Ces types de tâches et la notion de praxéologie sont deux éléments essentiels dans la conception du dispositif de formation étudié. En outre, ce dispositif est conçu pour mettre en place une démarche d’enquête (Chevallard et Ladage, 2011 ; Dewey, 1938/1993). En effet, il s’agit de partir de questions professionnelles posées par un enseignant ou par une pratique professionnelle (à partir de l’observation ou de l’action) formulées sous la forme de types de tâches, et par les réponses apportées à ces questions en termes de techniques, de technologies ou de théories.
17Le travail dans le collectif de confrontation et de comparaison de ces questions et des réponses apportées est envisagé comme l’un des moyens pour pouvoir évaluer les effets produits par ces pratiques, et ensuite pour produire des savoirs sous la forme de synthèses. Développer d’autres réponses possibles est conçu comme un moment qui permet au professionnel d’envisager d’autres pratiques ou de poser de nouvelles questions par rapport à son métier.
18La formation est organisée selon des parcours de ce type, schématisés dans la figure 2, et présentés d’une manière plus développée par la suite.
Figure 2 : Organisation du dispositif
19Plus précisément, les différentes étapes du dispositif sont :
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le questionnement à partir de l’action ou de l’observation : quelles questions professionnelles se pose-t-on ?
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la deuxième étape est celle des réponses : quelles sont les réponses apportées par chacun à ces questions ? Ces réponses peuvent être dégagées à partir de sa propre action, de l’observation de celle des autres ou encore à partir de son expérience ou de lectures ;
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la troisième étape est celle de la confrontation et de la comparaison de ces questions et réponses : quels sont les différentes techniques (ou gestes professionnels) et les différents savoirs (discours technologiques ou théoriques) qui sont dégagés de ces comparaisons ?
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La quatrième étape est celle de la synthèse : quelles praxéologies professionnelles peut-on produire collectivement à partir des comparaisons, des similitudes et des différences ?
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Enfin la cinquième étape est celle du développement d’autres praxéologies professionnelles : peut-on trouver d’autres réponses possibles aux questions qu’on se pose ? Quelles sont les nouvelles questions qu’on se pose ? C’est une étape où il peut y avoir aussi une production de ressources.
20Nous allons maintenant présenter le contexte de la formation étudiée, le synopsis de l’ensemble du dispositif mis en place et le système de recueil et d’analyse de données.
- 2 L’une des formatrices est aussi auteure de cet article.
21Pendant l’année 2018-2019, le collectif participant au dispositif de formation étudié était constitué par neuf membres : sept MCF stagiaires et deux formatrices qui sont également chercheuses en sciences de l’éducation2. Tous les sept MCF stagiaires avaient déjà une expérience d’enseignement dans le supérieur et/ou dans l’enseignement secondaire. Nous ne détaillerons pas ici les expériences individuelles de chaque acteur de ce groupe, mais nous nous intéresserons à ce que le collectif a pu produire en termes de praxéologies professionnelles à partir des questions et réponses traitées collectivement.
22Précisons que l’ensemble des séances d’APP ont été enregistrées (audio) avec l’accord des MCF stagiaires, et que deux stagiaires (Magali et Pierre) ont accepté d’être filmés pendant leurs cours. Ce recueil de matériaux issus de la formation a été initié par les responsables de la formation dans le but d’être exploités durant les séances à des fins d’analyse et par conséquent de développement professionnel des participants. Ces deux films (film 1 et film 2) ont donc servi de support d’analyse pendant les séances. Nous considérons ce dispositif d’APP comme un prototype d’une formation fondée sur l’accompagnement de l’entrée dans le métier d’enseignant-chercheur par des enseignants-chercheurs confirmés qui est à la fois un dispositif pour la formation mais aussi pour la recherche. Le rapport entre accompagnant (enseignant-chercheur formateur) et accompagné (enseignant-chercheur stagiaire) reste certes dissymétrique, mais dans une moindre mesure que dans une situation de formation initiale de futurs enseignants, puisque les MCF stagiaires ont déjà l’expérience de chercheur lorsqu’ils entrent dans le métier d’enseignant-chercheur.
23Nous allons nous intéresser à des épisodes extraits du film 1 (Magali) qui correspond à une séance de travaux dirigés (désormais TD) relative à l’élaboration d’une problématique dans le cadre du mémoire en master MEEF, mention Encadrement éducatif, parcours Conseiller Principal d’Éducation.
24Le synopsis de l’ensemble des séances est précisé dans le tableau 1.
Séances
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Contenus
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Modalités
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S1
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Présentation du module.
Apport d’outils théoriques issus de la théorie anthropologique du didactique pour l’analyse, par exemple les notions de praxéologie, de dispositif, de gestes, de moments de l’étude, de milieu.
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Formatrices
(exposé)
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Questions professionnelles (Q) et réponses apportées (R).
Ces questions, formulées par écrit, sont celles que les MCF stagiaires se posent personnellement avant de voir les extraits des pratiques des autres. Certains apportent des réponses à ces questions, d’autres non.
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Stagiaires
(réponses écrites Individuelles)
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S2
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Retour sur les Q/R de la séance S1
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Formatrice
(exposé de synthèse)
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Visionnement des extraits du film 1 choisis par la stagiaire Magali. La séance filmée dans la classe de Magali, MCF en sciences de l’éducation, est une séance de formation sur le mémoire professionnel en master MEEF, mention 3 (formation des CPE). C’est un travail en demi-groupe dans une salle informatique.
Discussion et débat entre stagiaires à propos des épisodes choisis par Magali.
Le choix des épisodes est fait par le/la MCF stagiaire en fonction de ce qu’il/elle veut mettre en relief de sa propre pratique en termes de praxéologies professionnelles, des moments de l’étude, de la gestion de l’espace-temps ou encore des interactions. Les formatrices choisissent aussi des épisodes en fonction des mêmes critères. La comparaison entre les différents épisodes choisis n’a pas pu se faire par manque de temps.
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Collectif
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Travail en groupe sur les Q/R que chacun se pose.
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Deux groupes
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S3
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Visionnement des extraits du film 2 choisis par le stagiaire Pierre. La séance filmée dans la classe de Pierre qui est MCF stagiaire en communication est un cours magistral (CM) en communication avec des étudiants d’IUT (Institut Universitaire de Technologie).
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Collectif
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Travail en groupe sur les Q/R que chacun se pose.
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Deux groupes
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S4
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Préparation des synthèses à propos du travail (Q/R) par chaque groupe.
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Deux groupes
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Présentation des synthèses et discussion.
Les synthèses permettent de dire l’essentiel du travail en groupe en termes Q/R et de praxéologies professionnelles, pour pouvoir ensuite être objet de débat.
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Collectif
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Tableau 1 : Synopsis des séances
25Pour étudier les effets de ce dispositif, nous avons recueilli un ensemble de traces de ce qui a été fait et dit pendant les différentes séances. Ce sont des traces écrites (travail individuel en S1 sur les questions/réponses, des traces sonores (fichiers sons de l’ensemble des séances de formation) et des traces filmiques (film 1 et film 2 des séances avec les étudiants).
26Nous allons nous focaliser sur l’analyse des épisodes du film 1 et du travail collectif à partir de ces épisodes (séance S2). Nous rappelons notre question de départ : en quoi les manières de faire de l’un des membres du collectif interroge les manières de faire des autres ? Ou dit autrement, en quoi les praxéologies de l’un questionnent les praxéologies des autres ? Quelles sont les résonances des praxéologies des uns et des autres dans le collectif de travail ? Ces questions nous ont permis de choisir des épisodes où la pratique de l’une des stagiaires a résonné auprès des autres stagiaires. Le critère de choix des épisodes a été ainsi celui de la résonance des réponses apportées par les uns et les autres à propos de la question des rituels dans l’enseignement supérieur, comme nous allons le montrer dans la partie suivante. Nous nous intéressons à l’émergence de la question et aux échanges entre acteurs à propos des réponses apportées à cette question.
27Nous avons choisi un épisode (E1) de la séance de formation S2 à propos du film 1 correspondant à la séance de TD de Magali. Cet épisode dure 8 minutes, et pose d’abord la question de l’entrée dans le travail avec les étudiants. Cette question n’a pas été choisie par la stagiaire Magali lors de son choix d’épisodes mais elle a été posée d’abord par le stagiaire Pierre. Les autres stagiaires se sont ensuite emparés de cette question ainsi que l’une des formatrices. Voyons comment cela s’est passé. Le point de départ de cet épisode est l’extrait du cours de Magali lorsqu’elle demande aux étudiants :
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extrait 1 du cours 1 de Magali : « On va commencer. Bon vous allez bien tout d’abord. Pas trop fatigués ? » ;
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extrait 2 du cours 1 de Magali : « Alors aujourd’hui on va commencer donc à entrer dans le vif du sujet du mémoire ».
28L’extrait 1 a été repris dans le cadre de la séance APP par Pierre de la manière suivante :
« On peut parler de rituels aussi qu’on peut avoir. Magali, tu commences ton cours en disant “vous allez bien. Pas trop fatigués ?”. On appelle ça aussi des rituels d’accès en com qui sont absolument incontournables. J’aime bien l’idée qu’on peut avoir cette forme d’interaction qui est un peu, qu’on pourrait appeler presque décalée. Est-ce qu’un prof doit demander à ces étudiants s’ils vont bien avant de rentrer en cours, ou lorsqu’ils rentrent en cours. Je le fais quasiment tout le temps, surtout quand il y a des interruptions comme ça de deux semaines ».
29Pierre parle à partir de son expérience et aussi de sa discipline, la communication. Il identifie dans les praxéologies mises en œuvre par Magali une technique de communication qu’il nomme « rituel d’accès ». Non seulement il l’identifie mais aussi il la nomme. Ensuite il prend position en disant que ces rituels sont « absolument incontournables », et que lui-même il les utilise « je le fais quasiment tout le temps », et c’est bien un choix. La praxéologie de Pierre à propos de ces rituels est explicitée car il a aussi un discours associé à cette technique en tant que « forme d’interaction décalée ».
30La praxéologie de Magali n’a pas été repérée au départ par elle-même mais elle a interrogé Pierre car il a pu s’identifier avec cette manière de faire, la nommer et la justifier. Ainsi une question professionnelle sur les rituels d’accès a pu être posée, et a été ensuite reprise par d’autres stagiaires, notamment Léa (MCF en Langues Étrangères Appliquées), Catherine (MCF en mathématiques appliquées) et Louis (MCF en droit privé), et sur laquelle s’est appuyée la formatrice dans la conduite des échanges.
31Léa réagit tout de suite aux propos de Pierre sur les rituels en disant que ce type de rituel comporte « une certaine limite » car en le faisant aussi elle a toujours la même réponse des étudiants : « c’est difficile, on a trop de cours, le “pas trop fatigué ?” je n’oserais pas le dire ». Elle parle de « cahier de doléances » et pour sortir de cela, elle indique qu’elle préférerait : « poser une question comme : qu’est qui vous plait en ce moment ? Ou qu’est-ce qui s’est passé de bien cette semaine ? ». Cette proposition est bien accueillie par Pierre (« c’est pas mal ça, c’est positif »).
32La formatrice intervient pour demander à Léa si elle fait ce type de demande et réagit aussi aux échanges sur le rituel en posant la question sur ce que permet ce type de rituel, et en donnant une réponse en termes de continuité dans la relation, d’instauration d’un climat de confiance.
33Léa redit alors que « ce n’est pas juste une continuité. C’est aussi pour chauffer un peu la salle, les esprits », et ajoute « c’est un peu étrange quand on est prof de rentrer dans la salle et de dire “aujourd’hui on va faire ça, ça et ça”, c’est aussi une manière de rentrer, de prendre des propositions… en fait, peu importe ». La manière de le faire peu importe, il peut avoir plusieurs manières, et elle ajoute encore « un commentaire sur l’actualité ». Ou simplement « un bonjour » comme le dit Catherine une autre stagiaire du collectif.
34Louis intervient aussi dans les échanges en disant que « c’est un peu formel, c’est une question rhétorique. » Il indique que cela dépend aussi du nombre d’étudiants et du type de contenu :
« s’ils ne sont pas si nombreux c’est aussi l’occasion de parler, parfois c’est un peu le cahier de doléances mais ça donne aussi une opportunité s’il y a quelque chose qui s’est passé ou s’il y a une difficulté spécifique aussi, peut-être d’en parler tout de suite ou un peu plus tard. On ne rentre pas tout de suite dans, je ne sais pas, dans la philosophie ».
35Pierre intervient pour dire qu’il y a une différence entre Léa et Louis : « Léa a une réponse de la part des étudiants. Toi [en s’adressant à Louis], si tu dis que c’est vraiment une question rhétorique, tu n’attends pas forcément une réponse des étudiants » Cette intervention permet à Louis de parler de « rituel d’installation », comme le temps de permettre aux étudiants de s’installer avant de rentrer dans le contenu du cours proprement dit, en précisant que ce type de rituel dépend aussi du nombre d’étudiants présents et du format d’intervention (CM ou TD).
36Catherine pose aussi la question de l’organisation du cours de Magali et de la présentation du plan de la séance. La formatrice pose alors la question si tous présentent le plan de la séance avant de commencer, ce qui semble être effectivement le cas pour Léa, Pierre, Catherine, Magali, soit à l’oral soit par une diapositive. Pierre indique même qu’à la fin du cours il annonce ce qu’il fera au cours suivant.
37L’observation et l’analyse de cet épisode de la séance de Magali mettent en évidence l’existence de praxéologies professionnelles que Pierre a nommées comme des « rituels d’accès ». Le travail d’analyse des échanges dans le collectif a permis de décrire ces rituels à partir des expériences des stagiaires même si deux d’entre eux n’ont pas échangé là-dessus. La description de ces rituels a été aussi interrogée à partir non seulement de qu’on a observé et/ou vécu mais aussi à partir de ce que cela aurait pu être. Des techniques potentielles ont été ainsi mises en évidence, comme le fait de demander aux étudiants ce qui « s’était passé de bien dans la semaine » pour ne pas rester aux discours du type « cahier de doléances ». Deux positions ont été aussi discutées, celle de poser des questions rhétoriques qui n’attendent pas forcément une réponse de la part des étudiants, et celles qui attendent des réponses, soit pour parler de difficultés, soit juste pour établir une certaine ambiance dans le travail (pour « échauffer la salle ou les esprits »).
38De la description des rituels existants ou possibles, le collectif est passé à une réflexion sur les fonctions de ces rituels. La formatrice a lancé la question : que permet ce type de rituel ? Certaines fonctions ont été repérées, comme l’entrée dans le travail, la continuité dans la relation pédagogique, l’instauration d’un climat de confiance, l’enrôlement.
39D’autres rituels ont été aussi discutés, notamment la présentation du plan de la séance. Si la présentation de ce qu’on va faire apparaît pour la plupart d’entre eux comme importante et nécessaire, ce n’est pas forcément le cas de tous.
40La question des rituels dans l’enseignement supérieur s’est ainsi posée à partir des pratiques observées et analysées d’une stagiaire pour qui cela n’a pas été relevé au départ comme significatif. La mise en évidence par l’un d’entre eux a eu des résonances dans les discours des autres stagiaires qui ont fait référence à leurs pratiques aussi.
41En outre, cette question a eu aussi un retentissement sur notre questionnement de chercheuses. Nous ne nous étions pas posé auparavant la question de l’existence ou non de rituels dans l’enseignement supérieur, ou s’ils existent, de leur fonction. Le dispositif d’analyse de praxéologies professionnelles est devenu aussi un moyen pour nous de poser de nouveaux problèmes de recherche. Notre question devient alors : quels types de rituels existent dans l’enseignement supérieur ? Quelles sont leurs fonctions ?
42Pour aborder ces nouvelles questions, il nous paraît nécessaire de faire un détour par les autres ordres d’enseignement en nous intéressant à des recherches sur les rituels dès l’école maternelle jusqu’au lycée. Nous allons rendre compte de cette enquête dans la partie suivante puis nous finirons pour poser ces questions dans l’enseignement supérieur. Nous présentons ci-après le début du questionnement, et sa mise en perspective dans des travaux de recherche à venir.
- 3 Le terme ritualisation apparaît dans les programmes officiels de maternelle en 2002. Les actuelles (...)
43L’apport des rituels dans l’enseignement a fait l’objet de plusieurs études dans le domaine de l’enseignement scolaire et surtout préscolaire depuis le début des années 2000, période à laquelle les textes réglementaires du système éducatif français ont inscrit la ritualisation dans le chapitre « Vivre ensemble » des instructions officielles pour les classes de maternelle3. Aujourd’hui, les rituels sont mobilisés dans les programmes du cycle Maternelle pour atteindre divers objectifs d’apprentissage, qui dépassent le cadre de l’appropriation des seules règles collectives.
44Si le monde de la recherche s’accorde à définir les rituels comme des dispositifs sociaux dans lesquels il y a « création d’ordre et de hiérarchie par le biais d’une action sociale commune qui produit du sens » (Wulf et Gabriel, 2005), la grande variété des approches théoriques mobilisées ne permet pas de les conceptualiser selon un mode unique. Ceci dit, un certain nombre de travaux (que nous indiquerons au fur et à mesure) nous permet de distinguer les différentes fonctions des rituels scolaires, selon que ceux-ci marquent davantage une transition dans la vie scolaire des élèves, ou qu’ils relèvent de dimensions pédagogiques et didactiques en lien avec leurs apprentissages ; d’autres travaux portent en particulier sur la fonction sociale de rituels propres à la formation des futurs enseignants.
- 4 Par exemple par endossement de l’uniforme ou baptême de promotion.
45Nous évoquons en premier lieu ces études consacrées à la vie des élèves dans les écoles normales, car elles relèvent d’une approche socio-historique qui met en évidence la dimension liée à la tradition des rituels. Ces travaux ethnographiques (Blanc, 1987) et biographiques (Boutheau, 1986 ; Richide, 1987) ont comme point commun d’analyser le rôle de l’école dans la société par sa capacité à capter et produire des rituels préexistants. Les rituels ne sont pas créés de manière autonome par les écoles normales mais empruntent et réinterprètent les cultures sociales d’origine des élèves. En ce sens, ces travaux ne nous éclairent pas sur les effets de la ritualisation dans les pratiques mêmes de formation, mais interrogent le rôle de la tradition scolaire dans la perpétuation de coutumes liées à un certain déterminisme social au sein de l’institution, voire de traditions archaïques de formes parfois violentes de bizutage. Ainsi Blanc (1987) montre l’importance des rituels dans la formation de formateurs, qui dépassent le seuil de la symbolique de l’intégration4, mais visent à restaurer à l’intérieur même de ce nouveau corps constitué une filiation de hiérarchies sociales liées en partie au rang d’admission à l’examen d’entrée. Les souvenirs laissés aux anciens élèves de la « Normale » peuvent considérablement différer en fonction de la position sociale du normalien, de son expérience vécue au sein du groupe et avec la hiérarchie, et de l’environnement de son école, du plus familial au plus anonyme voire carcéral.
- 5 Ce sont par exemple le choix de vêtements et de fournitures, les soins particuliers du corps.
46Dans les études dédiées à l’organisation de la vie scolaire des élèves, c’est la fonction de transition des rituels qui apparaît clairement. Ces rites « de passage » (Van Gennep, 1909/1981) ponctuent les changements d’ordre spatial, temporel ou de condition sociale, et permettent de marquer les grandes étapes du parcours de l’élève. Doray (1997) s’est intéressée aux pratiques parentales qui préparent la rentrée de l’élève5 et contribuent à construire le sens du passage de la famille à l’école, en donnant des repères spatiotemporels à l’enfant. La banalisation de la scolarisation due à l’allongement de sa durée, et l’évolution d’une école qui éduque à une école qui instruit, ont généré chez une partie des familles un abandon des pratiques ritualisantes au profit de la discussion avec l’enfant et d’une dédramatisation de l’événement.
47Une abondante littérature scientifique s’intéresse à la place des rituels dans la scolarisation en classes de maternelle. Garcion-Vautor (2002, 2003) et Delalande (2009) ont pour leur part étudié leur rôle socialisant chez les jeunes enfants. Pour la première, le regroupement ou « accueil » du matin, permet aux élèves de faire l’expérience d’activités symboliques de mise en ordre, de partage de savoirs au sein de la classe. Pour la seconde, c’est le jeu dans la cour de récréation qui donne aux enfants de maternelle l’occasion d’adapter les valeurs adultes en instaurant et partageant leurs propres règles de vie comme trait d’union du groupe d’élèves. C’est à partir des textes officiels que Briquet-Duhazé (2015) montre le rôle des rituels dans la construction de la relation au groupe, dans l’établissement d’un environnement sécurisant et dans l’acquisition du langage, tandis que Bertrand et Merri (2015) analysent sur le plan théorique leurs différentes fonctions sociales, cognitives, et langagières. Purdy et Merri (2015) vont plus loin en définissant les conditions psychologiques et didactiques d’une intégration de l’enfant en tant qu’acteur du processus de ritualisation.
48Pour Delory-Momberger (2005), la participation aux rituels scolaires fait partie du métier d’élève et se manifeste dans le rapport au corps, à l’espace et au langage. L’ordre rituel scolaire implique des attitudes, des postures à adopter et des tâches à accomplir pour répondre à la culture scolaire attendue.
- 6 Nathalie Baeza-Carminatti a co-écrit le 1er puis le 2nd, changeant de nom d’usage entretemps.
49Les travaux de Baeza et Nourrit-Lucas (2009) puis de Carminatti6 et Carnus (2019) montrent la place des rituels dans des pratiques d’enseignants en éducation physique et sportive (désormais EPS). Les premières analysent les rituels de rencontre lors de la prise de contrôle d’une classe en EPS, des « zones de rencontre » se construisant selon des modèles de rites d’interaction qui participent de la construction du sujet professionnel par leur dimension adaptatrice et créative. Les seconds s’inscrivent dans le cadre théorique de la proxémie pour montrer la manière dont émerge une modélisation spatiale du sujet-enseignant au travers de rites d’interaction (Goffman, 1974).
50La fonction sociale du rituel apparaît bien dans ces travaux, le rite pouvant être considéré comme un acte d’institution (Bourdieu, 1982) ayant pour fonction de signifier au sujet son identité, de lui permettre de se la représenter. Ces rites de transition visent à consacrer symboliquement une différence, une séparation d’avec un groupe pour entrer dans un autre.
51Au plus près des pratiques enseignantes, d’autres travaux s’attachent plus spécifiquement aux aspects pédagogiques et didactiques des rituels en lien avec les pratiques de classe. Hatchuel (2005) cherche à montrer comment les rituels scolaires mobilisés dans les moments d’enseignement-apprentissage peuvent contribuer à la construction de soi des élèves. C’est dans les moments d’interaction avec l’élève que l’enseignant peut sans cesse réinventer des micro-rituels du quotidien dans l’objectif de lui donner toute sa place et son intimité lui permettant de s’emparer des objets de savoir. Montandon (2005) considère que la ritualisation vise l’instauration d’un cadre pour l’activité, avec ses règles de fonctionnement et ses objectifs en termes de mise en place d’habitus, de prise de rôles et de dispositions d’esprit des apprenants. La même auteure (Ibid., 2015) montre également la dynamique d’un dispositif de ritualisation à la fois stable et dynamique, porté par la communauté éducative, face à la fragilisation du lien social au sein des établissements. Ses travaux se réfèrent à Goffman (1974) qui analyse les rites dans leur stabilité et en même temps dans leur potentiel de renouvellement des formes d’agir social envers autrui.
- 7 L’« offrant » dans la dénomination proposée par Goffman.
52L’éclairage de Goffman (1974) sur la fonction symbolique et sociale des rituels nous paraît aussi opérant dans les situations de formation de formateurs et/ou d’enseignement supérieur. En lien avec la notion de face, c’est-à-dire la valeur positive qu’une personne revendique à travers la ligne d’action qu’il donne à voir aux interactants dans la rencontre, le rituel conduit à considérer la place occupée par les individus dans le monde social et à attribuer une signification symbolique à leurs actes. Garder la face est en effet une condition de l’interaction pour ne pas mettre en danger soi-même ni les autres interactants, en d’autres termes pour avoir de l’assurance et ne pas créer d’embarras chez autrui. Le rituel vise ainsi à ordonner et ajuster le flux des évènements dans la rencontre, en affirmant à quel point autrui, personne agissante, est digne de respect. C’est par la déférence, qui traduit l’attention portée à autrui dans une tension entre rites d’évitement et rites de présentation, que l’individu adapte son comportement en situation d’interaction. Les rites d’évitement incitent le sujet7 à se tenir à distance du bénéficiaire, préservant ainsi sa sphère idéale, tandis que les rites de présentation englobent tous les actes spécifiques par lesquels l’individu fait savoir au bénéficiaire comment il le considère et comment il le traitera au cours de l’interaction à venir. La déférence s’articule avec la tenue qui montre les qualités de l’« offrant », révélées par ses attributs (maintien, posture, vêtement…). Parce qu’ils considèrent les cadres de l’expérience (Goffman, 1991) dans leur double dimension cognitive (le sens donné) et opératoire (engagement subjectif envers autrui) de l’action, les rituels doivent donc se distinguer des routines. Marchive (2007) insiste ainsi sur le risque de tentative d’imposition du rituel qui perdrait alors de sa force symbolique et de son efficacité pédagogique. Le rituel est par définition stable et répétitif pour garantir l’harmonisation des relations à autrui et la cohésion du groupe, mais également variable dans ses modalités d’organisation des situations d’enseignement-apprentissage. Les rituels relèvent donc de mises en scène et de représentations des corps, ce sont des formes de communication qui ont plus de poids que de simples discours, en incitant les interactants à s’investir dans la situation sociale (Wulf et Gabriel, 2005).
53En faisant une revue de littérature, Bertrand et Merri (2015) distinguent trois fonctions aux rituels dans le cadre scolaire : une fonction sociale, une fonction d’apprentissage et une fonction de langage. Les fonctions sociales se manifestent selon différentes formes : la consécration et acceptation d’un ordre social ; l’adoption de postures corporelles exigées par l’institution ; la transmission de normes et de valeurs culturelles ; et par la création d’un espace sécurisant et le développement d’un sentiment d’appartenance. Les fonctions d’apprentissage sont relatives aux rituels en tant que structure de participation des élèves et des enseignants aux activités collectives menant aux apprentissages, cette participation pourrait être communautaire, interpersonnelle ou personnelle. Les fonctions langagières rejoignent les fonctions symboliques (Goffman, 1974). Ces auteures utilisent les structures d’analyse des rituels de l’anthropologue Rivière (1997) comme outils d’analyse des rituels dans le cadre scolaire :
54« Ces structures permettent non seulement de construire un cadre analytique du rituel scolaire mais également de s’assurer de la prise en compte des composantes de la situation : une situation comporte des personnes qui agissent sur un objet culturel selon des fins en mobilisant le langage et les gestes. Rivière propose autant de structures que de composantes de la situation rituelle » (Bertrand et Merri, 2015 : 44).
55Ces structures des rituels possèdent ainsi plusieurs composantes : de valeurs et fins ; de moyens réels ou symboliques ; de rôles et de responsabilités ; de communication ; et d’actions. Ces différentes fonctions et structures des rituels nous permettent de questionner les pratiques dans l’enseignement supérieur.
56Les rituels existent-ils dans l’enseignement supérieur ? Si oui, quelles sont leurs fonctions ? Ce questionnement a émergé pour les chercheurs à partir du travail fait dans le cadre des APP. La réponse à la première question est positive, comme nous avons pu l’observer. Comme le dit Garcion-Vautor (2003 : 141) à propos des rituels à l’école maternelle et des enseignants : « ils ne savent pas à quoi ça sert, ils ne savent pas exactement pourquoi ils les font, mais s’ils ne les faisaient pas, ils n’arriveraient pas au même résultat ». En effet, les rituels dans cet ordre d’enseignement apparaissent comme faisant partie du genre professionnel (Clot, 2000).
57Pour les autres ordres d’enseignement, une enquête a été faite auprès d’enseignants de la maternelle au lycée (en incluant des enseignants spécialisés) par Vannier et Merri (2015) sur les types et les objectifs des rituels. Les résultats de cette enquête montrent l’existence de rituels dans tout ordre d’enseignement et des noyaux rituels différents entre ces ordres. Par exemple, en collège et en lycée, les enseignants évoquent des rituels d’appel, de rappels, de bilans de semaine ou du programme de la séance. En maternelle ce qui ressort ce sont plutôt des rituels d’appel avec le dénombrement des élèves présents ou absents, et des rituels liés à la structuration du temps (rituel de la date). Cette enquête n’a pas concerné les enseignants de l’enseignement supérieur. Or, comme nous avons vu auparavant, certains rituels ont été indiqués dans le cadre du travail d’APP, comme par exemple le rituel d’accueil avant de débuter le cours et le rituel de présentation du plan de la séance. Il nous semble intéressant de pouvoir mener le même type d’enquête auprès de ce dernier public.
58Ainsi, notre questionnement sur les rituels dans l’enseignement supérieur se précise en deux questions : quels sont les types de rituels les plus fréquents dans cet ordre d’enseignement ? Quelles sont les fonctions de ces rituels ? Comment analyser ces rituels ? Vannier et Merri (2015) nous donnent des pistes sur l’enquête à mener autour de trois questions issues de leur travail, que nous reformulons ci-dessous pour les adapter au contexte de notre recherche :
-
« Menez-vous des rituels ou des activités ritualisées avec vos étudiants ? »
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« Citez les activités que vous qualifierez de rituelles. »
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« Que voulez-vous que les étudiants apprennent pendant ces activités rituelles ? »
59Nous pensons mener cette enquête auprès d’enseignants du supérieur en France, en distinguant quatre critères : le critère du nombre d’années d’expérience (enseignant novice/non novice), le critère de la discipline enseignée, le critère du contexte d’enseignement (nombre d’étudiants, CM, TD, TP), le critère des fonctions. Les résultats de cette enquête pourront être comparés à celle menée par Vannier et Merri, ce qui nous permettra de voir s’il y a des spécificités liées à l’ordre d’enseignement.
60Le dispositif de formation mis en place pour les MCF stagiaires a été conçu pour créer un espace de questionnement pour tous les acteurs et compris les chercheuses, dans une visée de développement professionnel des MCF entrant dans le métier d’enseignant-chercheur. Cet espace a créé effectivement des conditions d’accompagnement par les enseignants-chercheurs animant l’APP, qui ont été propices à l’émergence des questions professionnelles ainsi que des réponses apportées à ces questions. Nous avons analysé ici les échanges à propos des rituels, mais d’autres questions ont pu aussi émerger, comme par exemple celle de l’usage du numérique dans les pratiques d’enseignement et dans les interactions avec les étudiants. La question des rituels a pu trouver certaines réponses dans le cadre du dispositif APP lui-même, et conduire à une réflexion du groupe sur les pratiques à l’œuvre, mais nous avons voulu montrer que cela a ouvert un champ de questionnement qui va au-delà des pratiques des acteurs présents pendant les séances d’APP. Cette thématique est souvent interrogée par rapport à la maternelle, et cela fait même partie du genre professionnel (Clot, 2000) des enseignants de maternelle. Or nous n’avions pas pensé auparavant poser cette question dans le cadre de l’enseignement supérieur. Pourtant, dans le contexte universitaire, où il s’agit de s’adresser à des collectifs d’étudiants selon des formats d’enseignement caractérisés par une périodicité très variable, les rituels semblent avoir toute leur place en tant qu’outil au service de la construction d’une continuité éducative et d’une histoire partagée avec les étudiants.
61C’est bien pour approfondir les réponses aux questions discutées dans le cadre du dispositif APP, que nous avons mené par la suite une enquête sur les types et les fonctions des rituels dans d’autres pratiques sociales et culturelles et surtout celles dans le cadre scolaire. Les travaux menés dans les autres ordres d’enseignement sur les rituels scolaires nous ont permis de préciser des questions et l’enquête à mener pour y répondre. Cette enquête ne fait que commencer autour des questions suivantes : trouvons-nous les mêmes types de rituels que dans les autres ordres d’enseignement ? Est-ce que les fonctions sociales, d’apprentissage, langagières et symboliques de ces rituels se retrouvent dans l’enseignement supérieur ? En quoi ces rituels sont-ils des moyens d’identité des étudiants ? Existe-t-il des différences selon les contextes d’enseignement supérieur en France, en fonction des universités ou de leurs composantes ?
62Le dispositif d’APP apparaît ainsi comme un dispositif de formation pour les nouveaux MCF mais aussi comme un dispositif d’émergence de questions pour la recherche en éducation et formation.