1La pratique philosophique à l’école en France s’est développée à la fin des années 1990 et au début des années 2000, notamment par la diffusion des travaux du philosophe américain Matthew Lipman (au début des années 1970) par le didacticien de la philosophie Michel Tozzi. Ce développement a été le fait de chercheurs-euses en sciences de l’éducation ou en sciences du langage, de praticiciens-ennes d’ateliers de philosophie pour enfants, d’enseignant-e-s du premier degré ou de l’enseignement spécialisé, qui ont élaboré des méthodes certes diverses, mais qui partageaient la certitude que les questions philosophiques ne concernaient pas que les élèves en fin d’études secondaires mais étaient aussi l’affaire des plus jeunes élèves. Ces méthodes en outre avaient toutes en commun de proposer aux élèves des échanges oraux collectifs.
- 1 Notons toutefois que cette terminologie a été remplacée par « discussion réglée » dans le programme (...)
2Quinze ans plus tard, cette conviction et cette proposition de pratique semblent avoir été entendues par l’Éducation nationale qui a inscrit dans son programme d’enseignement moral et civique (MEN, 2015a) la pratique spécifique de « la discussion à visée philosophique » (DVP)1. La discussion à visée philosophique a été largement expérimentée et théorisée par Michel Tozzi. Dès son premier ouvrage consacré à l’école primaire, on pouvait y trouver la définition suivante :
« Il s’agit (…) de “muscler” la réflexivité de la parole et des échanges. S’exprimer non seulement pour parler, mettre en mots un vécu, mais aussi dire ce qu’on pense, mais tenter de penser ce qu’on dit. Argumenter non pour convaincre l’autre, au sens de l’amener sur sa propre position, et obtenir la majorité (“la vérité du nombre”), mais pour savoir si ce que l’on dit est vrai et chercher avec d’autres. Non plus prendre une décision, mais réfléchir sur une question, un problème à enjeu existentiel pour chaque participant, et non pragmatique à court terme » (Tozzi, 2001 : 22).
3Michel Tozzi (2011) a également proposé une matrice didactique de l’apprentissage du philosopher qui indique les opérations intellectuelles concomitantes devant être mobilisées lors de ces discussions : la conceptualisation, la problématisation et l’argumentation. L’identification de ces exigences donne un cap formel à celui ou celle qui mène des discussions à visée philosophique ; elle définit aussi ce qu’est philosopher. Mais il reste à rendre chacune de ces opérations concrète, et surtout opérationnelle et effective. Du point de vue de l’analyse de pratique, ou du point de vue de la formation qui vise à diffuser cette pratique, se pose en effet le problème du rôle de l’enseignant-e dans ces échanges qui visent l’apprentissage du philosopher. Les gestes professionnels (Morel et al., 2015) liés à la pratique philosophique ne sont pas ou peu explicites.
4Selon nous, le contenu de l’enseignement philosophique que représentent les philosophes et leurs textes contribue à guider enseignant-e-s et élèves vers la philosophie. Ils ne sont pas à mettre de côté. Autrement dit, nous défendons l’idée que la lecture de textes philosophiques en amont de la DVP assure la présence de gestes professionnels favorisant le caractère philosophique de la discussion.
5Cet article souhaite rendre compte, à l’occasion d’une recherche menée pendant deux ans en CM1 puis CM2, des gestes professionnels en jeu dans une pratique philosophique qui consiste à proposer une discussion à visée philosophique aux élèves, et à la faire précéder d’une lecture magistrale de textes philosophiques, réécrits pour le jeune lectorat. Si l’introduction de cette lecture avait initialement pour but, dans le cadre de cette recherche, de poser la question de la pertinence de la présence de la culture philosophique dans la pratique philosophique avec les plus jeunes, elle nous a aussi permis d’identifier précisément grâce à notre dispositif d’expérimentation (que nous décrirons plus loin) les gestes professionnels en jeu dans une pratique de DVP traditionnelle (sans culture philosophique sollicitée) et dans une pratique de DVP avec lecture de textes philosophiques. Nous souhaitons faire état ici d’un essai de contextualisation didactique qui a consisté à inscrire davantage dans la discipline philosophie la pratique scolaire de la DVP. Nous entendons par « contextualisation didactique », dans la ligne de Delcroix, Forissier et Anciaux (2013), l’ensemble des interactions qui ont lieu lors de l’activité d’apprentissage/d’enseignement (la DVP). Si le contexte de déroulement de cette activité est nouveau, c’est parce qu’il a la particularité de proposer la lecture de textes philosophiques à de jeunes élèves. Le contexte didactique habituel de la lecture de textes philosophiques est en effet la classe de première ou celle de terminale (MEN, 2019a, 2019b).
6Nous essaierons d’observer dans cette contextualisation didactique des gestes professionnels spécifiques. Une généralisation de ceux-ci ne pourra être que mesurée, puisque notre travail s’est bâti à partir d’une expérimentation qui n’a concerné que deux classes. Nous tenterons aussi de savoir quels sont en particulier les leviers et résistances pour ces gestes apparaissant dans cette contextualisation définie par la lecture de textes philosophiques.
7Quand la discussion à visée philosophique a été citée pour la première fois dans un texte officiel de l’Éducation nationale, une fiche ressource a été créée dans le même temps pour outiller les enseignant-e-s désireux-euses de la mettre en place dans leur classe. Le rôle de l’enseignant-e a ainsi été défini :
« Toute la pertinence du guidage consistera, non pas à amener un groupe à un point donné, mais à l’accompagner jusqu’où il est capable d’aller. Le seul objectif du guidage est d’amener un groupe à tracer son propre itinéraire en l’aidant à le baliser, en le rendant perceptible grâce à des repères qui apparaîtront comme des résultats momentanés » (MEN, 2015b).
8Sont alors précisés dans cette fiche trois types de « repères » : la reformulation de ce qui a pu être énoncé par un élève, les récapitulations intermédiaires des idées tout au long de la discussion et la synthèse finale, toutes trois prises en charge par l’enseignant-e.
- 2 En tant que conseillère pédagogique, chacune des formations que nous avons pu mener auprès des ense (...)
9Or la description de ce guidage ne nous a pas paru opérant pour deux raisons au moins. D’une part, assurer des reformulations ou des synthèses (partielles ou finales) ne garantit pas la présence des trois opérations intellectuelles nécessaires à la DVP (conceptualiser, problématiser, argumenter). D’autre part, le problème de la pratique de la discussion à visée philosophique à l’école tient au fait que la pratique de la discussion collective « tout court » n’est pas une pratique enseignante habituelle. Les gestes professionnels dont manquent les enseignant-e-s relèvent plus du « débat réglé » (MEN, 2002) que de la « discussion à visée philosophique » à proprement parler. Les questions posées lors des formations dédiées à la pratique philosophique2 tiennent davantage aux modalités de la distribution de la parole, à l’instauration d’un climat d’écoute et de respect, mais aussi à la posture de l’enseignant-e. Ainsi la préoccupation première relève de la gestion de classe, et non pas de l’objectif pédagogique initial : développer l’esprit critique des élèves par le biais d’une réflexion sur la vie, l’être humain, le monde.
10Les critiques peuvent être acerbes quant à la qualité des discussions à visée philosophique proposées à l’école primaire, quand elles sont portées par les corps d’inspection de l’Éducation nationale. Notons que celles-ci ne portent jamais en réalité sur le caractère « réglé » des discussions, mais toujours sur leur manque de pertinence du point de vue de leur contenu. Un amoncellement d’opinions, mais aussi des propos anecdotiques, voire personnels, ont pu être décriés et ont conduit certain-e-s à refuser de qualifier ces discussions de « philosophiques ». Quelques Inspections générales de l’Éducation nationale ont parlé récemment de « pratiques conversationnelles filandreuses » pour décrire les DVP (IGEN, 2018 : 4). Or un de leurs arguments était de faire remarquer que cette pratique était éloignée des textes des philosophes dont la lecture ne pouvait être disjointe de l’exercice philosophique. Ainsi nous nous posons la question suivante : bien ajustée pour l’école élémentaire, cette lecture ne pourrait-elle pas être un moyen de garantir le travail philosophique lors de la séance, et lors de la DVP en particulier ?
- 3 Nous disposons aujourd’hui d’ouvrages de philosophie jeunesse, fidèles aux textes originaux des phi (...)
11Dans le cadre de notre recherche, nous avons ainsi essayé de transposer pour l’école la présence effective des textes des philosophes lors des cours de philosophie en terminale. Cela a alors pris la forme de la lecture magistrale de deux ou trois textes écrits pour la jeunesse (cf. Extraits d’une bibliographie de philosophie jeunesse précise, catégorisée et analysée dans Breton, 20193) avant toute discussion à visée philosophique. Cette contextualisation didactique (DVP avec textes philosophiques) n’avait pas jusqu’alors été proposée pour l’école primaire tant il était difficile de faire admettre que les jeunes élèves pouvaient lire et comprendre les textes de Kant, Hegel, Descartes ou Aristote. Par ailleurs, les praticiens-iennes et les chercheurs-res avaient davantage, dans un premier temps, à convaincre et à formaliser la pratique de la discussion à visée philosophique, plutôt que d’envisager la lecture philosophique en classe primaire. Les travaux d’Edwige Chirouter (2015) ont toutefois posé la question du support pour ces DVP en montrant la portée de la littérature jeunesse dans le cadre de la pratique philosophique. Dans cette continuité, nous avons proposé d’introduire les DVP par la lecture de textes de philosophie jeunesse.
- 4 Nous avons été professeure des écoles, formatrice d’enseignant-e-s du premier degré (conseillère pé (...)
12Notre expérimentation a été construite au cycle 3 de l’école élémentaire sur deux années consécutives (CM1 en 2016/2017, puis CM2 en 2017/2018) – pour que les élèves aient le temps de découvrir puis de consolider des compétences. Puisque nous souhaitions estimer l’intérêt d’un dispositif en particulier (celui qui propose à la fois la lecture de textes philosophiques et la DVP), nous avions besoin d’au moins deux classes : une classe qui en bénéficie (la classe expérimentale) et une autre qui serve de classe témoin. Cette dernière a participé, au même rythme, à des DVP sur les mêmes thèmes, mais sans supports de textes de philosophes. Pour évaluer la portée de cette lecture de textes philosophiques, il nous a fallu comparer avec le même type d’élèves (issus donc de la même école et étudiant dans le même cycle) – partageant donc sensiblement le même contexte externe (Anciaux, Forissier et Prudent, 2013) – et le même déroulé de séance (à l’exception du moment de lecture), le contenu des DVP tenues au même moment et avec la même fréquence dans une autre classe. Nous avons nous-même mené pendant deux ans les séances dans la classe expérimentale (nous nous nommerons I pour « intervenante » dans la suite de l’article4). L’enseignante de la classe témoin (qui était en réalité un double niveau CM1/CM2) lors de la première année d’expérimentation a aussi été l’enseignante de la classe témoin lors de la deuxième année (une classe de CM2 complète cette fois-ci).
13Pour que les élèves disposent d’un entrainement régulier dans les deux classes, nous avons organisé une séance de pratique philosophique toutes les deux semaines durant ces deux années d’expérimentation. Cela a donc représenté 25 DVP pour chaque classe. Chaque séance se voyait attribuer un thème différent qui correspondait à chaque fois à une notion philosophique choisie par l’enseignante (la liberté, la violence, l’amitié, par exemple).
14Le schéma organisationnel des séances – d’une durée d’1 heure et 10 minutes – de la classe expérimentale en CM1 et CM2 comportait à chaque fois trois étapes principales : lecture-problématisation ; discussion à visée philosophique ; production d’écrit. La particularité de la classe expérimentale était qu’au début de chaque séance, la notion philosophique en jeu était questionnée : d’abord sans aucun support, puis à l’aune de la lecture de textes philosophiques issus de la philosophie jeunesse. Du point de vue du déroulé, c’est donc essentiellement cette première étape qui distingue la classe expérimentale de la classe témoin.
15Chaque séance a été enregistrée dans chacune des classes grâce à un enregistreur numérique (soit 50 séances au total). Pour comparer le fonctionnement des classes expérimentale et témoin, nous avons retranscrit l’enregistrement intégral de trois séances par année ayant eu lieu au même moment et sur le même thème dans les deux classes. Cela représente donc douze retranscriptions au total.
16Le choix des trois séances de l’année a été fait en vue de repérer des évolutions au cours de l’année scolaire. Nous avons donc identifié une séance en début d’année (septembre), puis en milieu d’année (janvier) et enfin en fin d’année scolaire (mai ou juin).
17Notre traitement des données s’appuie essentiellement sur un travail d’analyse de contenu et de dénombrement des opérations intellectuelles effectuées par les élèves et/ou soutenues par l’intervenante ou l’enseignante, lors de chacune de ces six DVP échelonnées sur les deux années d’expérimentation.
18Souhaitant suivre la matrice didactique de Michel Tozzi (2011), tout en lui ajoutant un quatrième élément relevant plus précisément des interventions propres à la présence des textes philosophiques dans la séance, nous avons classé chaque intervention d’élèves et d’adultes dans l’une de ces quatre catégories : la problématisation, la conceptualisation, l’argumentation et l’acculturation au monde de la philosophie (nouvel élément). Nous entendons par « acculturation au monde de la philosophie », toutes les interventions qui notent que les élèves entrent dans une culture nouvelle, celle définie par les textes philosophiques qui relèvent de la culture scolaire française en terminale. Pour l’intervenante, il s’agit de toutes les interventions qui invitent les élèves à entrer dans cette culture ou à l’utiliser. Pour donner un nom à ce quatrième élément, nous nous sommes inspirée des travaux de Jacques Bernardin (2011) qui a mis en valeur dans le cadre de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture le processus d’« acculturation au monde de d’écrit » pour les élèves de maternelle notamment. Ces données quantifiées nous ont permis de répondre à deux questions précises en lien avec notre problématique, puisque devant nous servir à identifier des gestes professionnels :
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Question 1 : En comparant le volume des interventions des élèves et celui des interventions de l’enseignante ou de l’intervenante, dans les deux classes (expérimentale et témoin), note-t-on des différences ?
-
Question 2 : Comment s’organise le volume de chacune des quatre catégories des interventions de l’adulte dans chaque classe (expérimentale et témoin) ?
19Les gestes professionnels s’effectuant toujours en étroite relation avec le comportement et/ou les propos des élèves, nous ajouterons à ce questionnement une analyse qualitative de l’usage des textes philosophiques par les élèves. Nous comparerons leurs interventions à celles des élèves de la classe n’ayant pas bénéficié de cette lecture, en prenant l’exemple d’une séance en particulier.
20Les gestes professionnels observés grâce aux retranscriptions se définissent pour nous par les interventions de l’adulte ayant eu lieu lors des DVP. Notre catégorisation quadripartite nous a permis de quantifier pour chaque séance analysée et dans chaque classe (expérimentale et témoin) le pourcentage de chacune des activités réalisées par les élèves et l’enseignante ou l’intervenante. Ces pourcentages, différenciant l’activité des élèves de celle de l’enseignante ou l’intervenante, ont permis également de comparer le volume accordé à chacun des pôles de l’apprentissage du philosopher d’une classe à l’autre.
21Nos premiers résultats suite à ces retranscriptions (avant toute formalisation de pourcentage), ont consisté en l’identification précise des interventions de l’enseignante ou de l’intervenante pour chacun des éléments appartenant à la matrice didactique traditionnelle (en trois éléments). Nous les retrouvons dans le tableau 1 ci-dessous.
Opérations intellectuelles soutenues par l’adulte
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Gestes professionnels identifiés dans les deux classes
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L’enseignante/l’intervenante soutient le travail de problématisation des élèves.
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- pose une question philosophique.
- montre l’enjeu d’une question philosophique (elle met en scène le problème).
- met en lien les questions philosophiques des élèves.
- réclame aux élèves la formulation d’une question philosophique.
- met en avant une contradiction pour montrer qu’une question philosophique se pose.
- reformule une question philosophique formulée par un-e élève.
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L’enseignante/l’intervenante soutient le travail de conceptualisation des élèves.
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- amène un mot-concept pour désigner ce qui est simplement décrit par un ou des élèves.
- met en avant explicitement une distinction à faire entre deux notions.
- demande de définir une notion philosophique en faisant chercher ses caractères essentiels (essai de généralisation).
- reformule l’élément conceptuel ou la distinction conceptuelle avancés par l’élève et/ou les valide.
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L’enseignante/l’intervenante soutient le travail d’argumentation des élèves.
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- reprend une ou des idées des élèves pour montrer l’avancée de l’argumentation collective.
- contredit une idée énoncée par un-e élève.
- amène une idée nouvelle.
- reformule l’idée d’un-e élève et/ou la valide.
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Tableau 1 : Description des interventions orales de l’enseignante ou de l’intervenante lors des DVP propres à la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation
22Nous discuterons ci-dessous plus finement des distinctions repérées entre les deux classes parmi ces premiers gestes professionnels identifiés. Le tableau 2 liste tous les types d’intervention de l’intervenante qui relève de la nouvelle contextualisation didactique, définie par la lecture de textes philosophiques.
Opérations intellectuelles soutenues par l’adulte
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Gestes professionnels identifiés dans la classe expérimentale
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L’intervenante soutient le travail sur les textes philosophiques des élèves.
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- pose des questions sur le texte philosophique lu, en vue de sa compréhension.
- reformule et synthétise ce qui a été compris par les élèves à la lecture du texte philosophique pour en extraire le message principal.
- demande de mettre en lien les textes philosophiques lus sur une même séance.
- met en lien les idées des élèves et le message du texte philosophique lu.
- demande de mettre en lien un texte philosophique lu et la question philosophique faisant l’objet de la DVP ou d’un moment de DVP.
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L’intervenante apporte une culture philosophique aux élèves.
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- apporte des éléments succincts de biographie d’un philosophe.
- contextualise la pensée d’un philosophe ou en expose quelques éléments simples.
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Tableau 2 : Description des interventions orales de l’intervenante lors des DVP propres à l’acculturation au monde de la philosophie
23Font également partie de nos premiers résultats, l’identification d’interventions qui n’appartiennent à aucune de nos quatre catégories. Même si elles sont beaucoup moins nombreuses, il faut toutefois noter que l’on trouve chez l’adulte l’énonciation de réponses non argumentées, d’exemples, de moments d’explicitation (ce qu’on attend concrètement des élèves dans cet exercice de DVP ou en philosophie en général), de rappel du fonctionnement de la discussion réglée, ou encore de recadrage sur le contenu de la DVP. Notons également que les volumes accordés à chacun de ces différents types d’interventions, plus secondaires, ne sont pas équivalents d’une classe à l’autre. Nous en reparlerons plus loin.
24Nous présentons dans l’annexe 1 l’ensemble des résultats quantifiés obtenus lors de la première année d’expérimentation. Ils mettent en regard, pour notre analyse, les résultats concernant les interventions des adultes et des élèves, puisque les DVP se réalisent dans une interaction soutenue entre des deux types d’acteurs.
25Pour répondre à la question 1 guidant notre analyse, nous comparons d’abord les volumes de parole entre élèves et enseignante ou intervenante. Nous obtenons en moyenne un rapport de 40/60 (e/E ou I) pour la classe expérimentale comme pour la classe témoin. Cette donnée nous fait relativiser ou plutôt clarifier la position de retrait toujours réclamée par le dispositif de DVP dans les manuels pédagogiques ou par les chercheur-e-s, et mal comprise – peut-être parce que mal exprimée – par les enseignant-e-s. En effet, que l’enseignant-e ou l’intervenant-e soit en retrait ne consiste pas à ce qu’elle/il n’intervienne que peu. Au contraire, elle/il est un-e guide et ses interventions sont nécessaires. Le retrait nécessaire concerne l’expression des idées uniquement.
26À la lecture des retranscriptions (pour compléter l’observation de nos données quantifiées), nous observons en revanche deux types de travail effectué par les deux adultes. Les interventions de l’enseignante de la classe témoin consistent essentiellement à accompagner par la répétition mot à mot ce qui est dit :
- 5 Séance 1/25 dans la classe témoin CM1/CM2. Thème de la séance : l’amitié. E désigne l’enseignante ; (...)
E5
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(…) quand on est ami avec quelqu’un ou… est ce qu’on attend de lui certaines actions, certaines choses ?
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é1
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Oui le partage.
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E
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Oui le partage.
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é2
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La gentillesse.
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E
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La gentillesse.
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27Cela explique le fort pourcentage d’énonciation d’exemples par l’enseignante dans cette classe : celle-ci répète simplement et très souvent un exemple qui vient d’être donné par un-e élève. Le guidage est différent dans la classe expérimentale, l’intervenante se servant davantage de la reformulation et de la relance via un nouveau questionnement (problématisation) :
- 6 Séance 1/25 dans la classe expérimentale CM1. Thème de la séance : l’amitié. I désigne l’intervenan (...)
I6
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Comment trouve-t-on de bons amis ? Vous donnez vos premières réponses sur la question, enfin ce que vous en pensez, si vous avez une petite idée, voilà, de la question.
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é1
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Il faut être gentil avec les amis qu’on veut avoir.
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I
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D’accord. C’est une première idée, on va en écouter d’autres.
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é2
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Il faut dire la vérité aux autres.
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é3
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Il y a des choses qu’on peut leur apprendre à faire et après ils peuvent devenir nos amis.
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é4
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On peut les aider à faire quelque chose.
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é5
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On doit les respecter.
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é6
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On doit pas dire de méchancetés dans leur dos.
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é7
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On ne doit pas abîmer leurs affaires.
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é8
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Quand quelqu’un qui dit du mal d’eux, et ben on doit les défendre.
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é5
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On doit quand ils ont mal aller voir quelqu’un (inaudible).
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é9
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On doit leur faire plaisir.
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I
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Alors, j’ai entendu vos premières idées. C’était un petit peu comme si vous me donniez de petites recettes pour euh pour pour avoir des amis. Est-ce que parmi les idées que vos camarades ont données pour se faire des amis, est-ce qu’il y en a certaines qui seraient valables pour son frère et sa sœur, pour son amoureux, son amoureuse ou pour même la terre entière, je dirai ? Est-ce qu’il y a des conseils qui vous ont été donnés, là, qui finalement ne sont pas spécifiques à l’amitié mais qui concerneraient d’autres personnes ?
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28De plus, le retrait attendu du point de vue du contenu des idées n’est pas toujours mis en œuvre dans la classe témoin, l’intervention allant parfois jusqu’à juger une idée ou à en formuler une autre. Comparativement, dans la classe expérimentale, le travail d’argumentation mené par l’intervenante ne consiste qu’en la reformulation des arguments prononcés par différents élèves, ou la mise en relation de ceux-ci, sans apport d’idée :
- 7 Séance 1/25 dans la classe expérimentale CM1. Thème de la séance : l’amitié.
é77
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Non mais des fois il vaut mieux se méfier si on n’est pas trop sûr que c’est vraiment notre ami.
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I
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Toi tu penses comme Bas qu’il faut prendre du temps, puisque l’amitié réclame une vigilance, un temps d’observation. Est-ce que dans la classe il y en a qui pensent le contraire ?
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29En réponse à la question 2, nous pouvons dire que, dans la classe expérimentale, le travail est davantage orienté sur la problématisation ou le texte philosophique (on retrouve des pourcentages pour l’un ou pour l’autre d’environ 30%, soit la plus grande part du type d’interventions), alors que dans la classe témoin, c’est la catégorie « exemples ou interventions non significatives » qui est la plus représentée (pour un pourcentage oscillant entre 38,86% en début d’année et 64,41% en fin d’année). La classe témoin ne disposant pas de texte philosophique, l’enseignante ne fait pas se questionner les élèves par une demande de formulation de questions, par exemple. C’est elle qui prend en charge le questionnement. Son accompagnement consistant essentiellement à répéter ce qui est dit ou à donner des exemples pour illustrer ce qui est dit, la place de la problématisation, et même celle de l’argumentation, se trouvent réduites, comparée à la classe expérimentale. On peut donc dire que les opérations intellectuelles propres au philosopher (Tozzi, 2011), du fait des interventions de l’adulte, sont moins entrainées, développées, dans les DVP de la classe témoin. Nous ne pouvons pas commenter toutes les données obtenues, mais du côté des élèves, nous observons que les sollicitations des adultes conduisent ces derniers-ères : soit vers plus de problématisation (séance 1 sur l’amitié), d’essai de réponse non argumentée (séance 6 sur l’identité) ou d’argumentation à la fin de l’année (séance 12 sur l’égalité) – pourcentages les plus forts présentés en gras dans les trois tableaux de l’annexe 1 – du côté de la classe expérimentale, soit vers plus d’énonciation d’exemples du côté de la classe témoin (durant toute l’année).
30Le contenu des interventions de l’enseignante et de l’intervenante est donc très différent ; ce que reflètent également les pourcentages dévolus au fonctionnement, à l’explicitation et au recadrage. Même s’il s’agit de pourcentages bien moindres, nous pouvons remarquer que les rappels aux règles de fonctionnement sont plus utilisés dans la classe témoin que les moments d’explicitation de ce qui est attendu en vue de philosopher (colonne « explicitation ») ou les interventions visant à recadrer le propos (colonne « recadrage »).
31À la lecture des retranscriptions, on perçoit que, dans la classe expérimentale, est davantage expliqué aux élèves (même si cela est brièvement) ce que c’est que poser une question philosophique ou donner un argument ou un exemple. On demande également aux élèves de répondre à la question en jeu au moment où elle/il intervient et non à une autre. On ne les laisse pas parler « de ce qu’elles/ils veulent », au moment où elles/ils veulent : la discussion est collective, elle suit donc un cheminement dont l’intervenante est la garante.
32Ainsi, même si les deux classes disposent de deux adultes très présentes lors des DVP, ces dernières n’adoptent pas les mêmes conduites d’accompagnement de la séance. Partant d’un contexte de lecture de textes philosophiques, l’intervenante de la classe expérimentale utilise davantage l’activité de problématisation, ajoute des moments d’explicitation et de recadrage.
33Nous allons nous demander maintenant si ces deux profils professionnels se répètent l’année suivante, en considérant que la dernière séance des deux années d’expérimentation a été menée différemment : c’est l’enseignante titulaire de la classe expérimentale (et non plus l’intervenante) qui a mené la DVP avec textes sur le thème de l’amour (nommée E2), et l’enseignante de la classe témoin a exceptionnellement adopté le dispositif de DVP avec textes. Cela nous a permis d’essayer de neutraliser pour une séance l’effet possible de l’intervenante (non titulaire de la classe, ancienne professeure des écoles, et ayant suivi un cursus universitaire en philosophie).
34Nous retrouvons dans l’annexe 2 les pourcentages de la première séance (portant à nouveau sur l’amitié) et de la septième séance (portant sur la violence) ayant eu lieu lors de la deuxième année d’expérimentation.
- 8 Rappel/Q1 : En comparant le volume des interventions des élèves et celui des interventions de l’ens (...)
35Du côté de la classe expérimentale, et pour répondre à la question 18, nous pouvons dire que les données recueillies nous font constater que la part d’interventions élèves/intervenante s’équilibre davantage en cette seconde année d’expérimentation, elle est de l’ordre de 50/50 alors qu’elle était aux environs de 40/60 en CM1.
- 9 Rappel/Q2 : Comment s’organise le volume de chacune des quatre catégories des interventions de l’ad (...)
36Par ailleurs, pour répondre à la question 29, le travail de l’intervenante se situe prioritairement autour des textes et cela de façon progressivement accentuée : 16,87% et 37,74%, comme si c’est là que résidait le plus le besoin de guidage des élèves. Cette idée se retrouve quand on repère que l’accompagnement pour les trois autres opérations intellectuelles – selon la matrice de Tozzi – est deux à trois fois moins fort. Si on calcule en effet les moyennes des quatre types d’accompagnement pour ces deux séances, on obtient : 12,87% pour la conceptualisation, 18,43% pour la problématisation et 13,75% pour l’argumentation (contre 27,3% pour le travail sur le texte). Au cours de l’année, l’intervenante peut donc dans une certaine mesure (et avec maitrise) lâcher prise sur ces exigences qui commencent à être intériorisées par les élèves, pour se concentrer sur l’acculturation au monde de la philosophie par la lecture de textes philosophiques. Il semblerait que la présence des textes lui permette de laisser les élèves davantage autonomes quant aux autres opérations intellectuelles attendues, puisque ces dernières sont toutefois assurées.
37Enfin, comme pour la première année, les parts associées aux interventions concernant le fonctionnement, l’explicitation et le recadrage dans la classe expérimentale sont plus importantes en début d’année.
38Dans la classe témoin, on observe que la part d’interventions élèves/enseignante est toujours de l’ordre 40/60 (réponse à la question 1). Et le type d’interventions privilégié est celui propre à l’exemple ou à d’autres interventions (dites non significatives) qui ne correspondent pas à l’apprentissage du philosopher : 30,65% et 58,68%, soit à chaque fois les plus hauts scores comparés à l’ensemble des types d’interventions définis (réponse à la question 2).
39Ainsi, du côté intervenante et enseignante, nous constatons encore des différences entre les deux classes. Le guidage de l’intervenante plus prégnant sur le quatrième élément de la matrice didactique (lors de la séance 7 sur la violence) ne signifie pas pour autant que les autres éléments de celle-ci ne sont pas investis par les élèves, d’autant plus que, comparée à la classe témoin, la classe expérimentale montre des scores plus importants pour ces derniers. La contextualisation caractérisée par la lecture de textes associée à la DVP semble rendre les élèves plus autonomes dans leur travail de conceptualisation ou d’argumentation, ce qui rend la matrice didactique plus équilibrée : chacun de ses éléments est développé dans la classe expérimentale (ce qui n’est pas le cas dans la classe témoin). Quant aux gestes professionnels, qu’il reste à définir plus finement au paragraphe suivant, nous pouvons dire pour l’instant simplement qu’un dispositif de DVP simple n’engage pas forcément l’enseignante vers un travail de conceptualisation et de problématisation.
40Nous allons maintenant observer les données recueillies pour la dernière séance, les deux classes vivant cette fois-ci une DVP avec lecture de textes philosophiques grâce à leur enseignante (cf. Tableau 3).
Séance 12
Thème : l’amour
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Classe expérimentale CM2
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Classe témoin CM2
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E2
|
é
|
E2 et é
|
E
|
é
|
E et é
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Nombre total d’interventions pour cette séance
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158
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149
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307
|
228
|
167
|
395
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Pourcentage d’interventions
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51,46%
|
48,54%
|
100%
|
57,72%
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42,28%
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100%
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Culture philosophique
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0 %
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0 %
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0 %
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0,88 %
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0 %
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0,51 %
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Texte philosophique
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36,71 %
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22,82 %
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29,97 %
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18,86 %
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20,96 %
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19,75 %
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Conceptualisation
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3,16 %
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5,37 %
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4,23 %
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8,77 %
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9,58 %
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9,11 %
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Problématisation
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12,66 %
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7,38 %
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10,10 %
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17,11 %
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11,38 %
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14,68 %
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Argumentation
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8,86 %
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32,89 %
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20,52 %
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10,09 %
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27,54 %
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17,47 %
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Réponse non argumentée
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0,63 %
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2,01 %
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1,30 %
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0 %
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1,20 %
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0,51 %
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Exemple ou autre
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27,22 %
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28,19 %
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27,69 %
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34,21 %
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24,55 %
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30,13 %
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Explicitation
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1,90 %
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0,00 %
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0,98 %
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0,44 %
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0 %
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0,25 %
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Fonctionnement
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8,23 %
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0,67 %
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4,56 %
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7,02 %
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4,19 %
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5,82 %
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Recadrage
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0,63 %
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0,67 %
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0,65 %
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2,63 %
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0,60 %
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1,77 %
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Tableau 3 : Pourcentages de chaque type d’interventions élèves et enseignante pour la douzième séance de la deuxième année d’expérimentation dans la classe expérimentale (l’amour)
41Notons tout d’abord que la part d’interventions élèves/enseignante, dans la classe témoin, se réduit à l’occasion de ce nouveau contexte (passant de 60,39% d’interventions enseignante à 57,72%). La pratique de l’enseignante de la classe témoin est caractérisée par une forte présence enseignante qui s’atténue avec le dispositif avec textes philosophiques.
42Lors de cette dernière séance sur l’amour, l’enseignante de la classe témoin sollicite moins les élèves sur les textes philosophiques en comparaison de sa collègue E2 (18,86% contre 36,71%), ce qui n’amène pas pour autant les élèves à moins bien les reformuler ou à moins y faire référence puisqu’elles/ils ont presque le même pourcentage d’interventions reliées au texte (20,96% dans la classe témoin pour 22,82% dans la classe expérimentale). Cela montre aussi une certaine indépendance des élèves dans leur envie ou non de solliciter les textes lors de leur réflexion et une certaine autonomie vis-à-vis de cette compétence.
43L’enseignante E s’est toujours montrée soucieuse de l’énonciation d’arguments ou d’exemples lors des DVP. En revanche, dès qu’elle s’empare d’un dispositif de DVP avec textes philosophiques (comme pour cette dernière séance de l’année), la matrice didactique entière est convoquée. Elle sollicite les élèves pour la problématisation, la conceptualisation, l’argumentation et l’acculturation au monde de la philosophie ; en retour, les élèves ont des pourcentages pour les trois premiers éléments cités plus élevés que lors des séances précédemment analysées.
44Enfin, en observant E2, l’enseignante titulaire de la classe qui a observé toute l’année de CM2 l’intervenante mener des DVP avec textes philosophiques auprès de ses élèves, et pour qui il s’agit de la première DVP de son parcours professionnel, nous pouvons penser que le dispositif de DVP avec textes est rapidement opérant puisqu’elle s’en empare sans négliger un élément de la matrice.
45Ces deux derniers points mis en avant nous font donc dire que cette contextualisation didactique qui consiste à proposer une discussion à visée philosophique avec lecture de textes philosophiques – inhabituel dans les pratiques – est tout à fait envisageable de la part des professeur-e-s des écoles n’ayant pas suivi de parcours universitaire en philosophie. Elles disposent déjà de gestes professionnels leur permettant de savoir faire reformuler et utiliser des textes en classe. Le caractère philosophique des textes de philosophie jeunesse n’apparait pas comme un obstacle pour elles. Cet essai d’inscription de la DVP dans la discipline « philosophie » par le biais de la présence de textes philosophiques en classe leur permet par ailleurs, et c’est là l’important, de conduire des DVP avec une garantie plus certaine de faire développer aux élèves les processus de pensée élémentaires à l’apprentissage du philosopher. Il leur permet aussi d’entrer dans un nouveau monde culturel, celui de la philosophie, même si celui-ci est certes circonscrit (la philosophie présente traditionnellement dans l’enseignement en terminale).
46Nous ne pouvons analyser les gestes professionnels des adultes sans montrer plus en détail ce que cela implique du côté élève. Pour exemplifier l’effet de ceux-ci sur la production des élèves, nous avons choisi une séance en particulier. Notre travail de recherche a montré que cet effet s’est produit continuellement sur chaque séance, avec des proportions certes différentes.
47Lors de cette séance (nous reprenons celle évoquée plus haut dans les retranscriptions, soit la première séance de la première année d’expérimentation), les élèves de la classe expérimentale ont non seulement posé davantage de questions, signe qu’elles/ils investissaient plus le processus de problématisation, mais encore leurs arguments étaient plus divers et l’apport conceptuel d’un texte en particulier leur a permis de prendre en charge, de façon autonome, le travail de conceptualisation à un moment de la DVP.
48L’intervenante leur avait lu trois textes avant la DVP, issus de l’ouvrage Sagesses et malices de Socrate, le philosophe de la rue (Roche et Barrère, 2005) : « Les trois tamis », « Le plat de lentilles » et « Rares amis ». À la lecture des retranscriptions (classes expérimentale et témoin), nous comptabilisons d’abord 19 idées exprimées du côté de la classe témoin (dont 4 exprimées par l’enseignante elle-même), contre 18 au total pour la classe expérimentale. Ces nombres sont proches mais sur un différentiel de temps de DVP 3,5 fois moindre (14 minutes contre 51). En tenant compte de ce différentiel, nous pouvons dire que la pratique philosophique utilisant des textes philosophiques a permis une production d’idées plus intense dès la première séance.
49Par ailleurs, si certaines idées se retrouvent certes d’une classe à l’autre, on s’aperçoit aussi que des idées un peu moins pragmatiques ont été formulées dans la classe expérimentale, et cela en étroite relation avec le contenu des textes lus. En effet, il est normal que des élèves de cet âge proposent comme réponse à la question « Comment devient-on amis ? » des formulations du type : « en jouant », « en discutant », « en étant gentil », présentes dans les deux classes. Il est moins évident de penser au rôle de la vérité (« Il faut dire la vérité aux autres ») et du respect dans l’amitié (« On doit les respecter »). Or ce sont là deux notions qui étaient présentes dans le texte de Socrate, « Les trois tamis », lu avant la DVP. De plus, le texte « Rares amis » a permis aux élèves de poser la question philosophique suivante : « Comment trouve-t-on de bons amis ? », sous-entendant que la fausse amitié existait. Or cette distinction, si elle est présente également dans la classe témoin, n’est pas le fait des élèves, l’enseignante l’ayant énoncée. Le texte a donc permis l’autonomie des élèves de la classe expérimentale dans le travail de problématisation et de conceptualisation. Un élève de la classe expérimentale a repris ensuite cette distinction pour avancer une autre idée, celle du temps nécessaire à l’amitié : « On peut être ami, on peut juste être ami normal, très vite. Quand on est sociable, on peut être comme ça. Mais pas avoir de bons amis très vite, ça c’est impossible ». Enfin, la notion de plaisir (« On doit leur faire plaisir ») n’est pas non plus présente dans les idées énoncées dans la classe témoin ; or cette notion avait été interrogée grâce au texte « Un plat de lentilles ». Il est par ailleurs intéressant d’observer que cette notion est utilisée pour affirmer une idée contraire au texte de Socrate pour qui on n’a pas à attendre de l’ami qu’il soit là pour nous faire plaisir (pour nous régaler de mets fins lors des invitations).
50Ainsi les textes philosophiques ont permis aux élèves de formuler des idées moins attendues dans la classe expérimentale que dans la classe témoin, en même temps qu’ils ont permis aux élèves de prendre en charge une partie de la problématisation et de la conceptualisation. Ces textes paraissent inspirer les élèves, qui savent cependant s’en démarquer.
51Nous ne pourrons retracer dans cet article l’ensemble des gestes professionnels identifiés grâce à notre expérimentation, mais nous pouvons mettre certains en avant. Lors de la lecture des textes issus de la philosophie jeunesse et abordant sous un angle différent une même notion philosophique, nous avons repéré sept gestes professionnels assurant un engagement dans la problématisation :
-
demander aux élèves, avant toute lecture, quelles questions philosophiques elles/ils se posent sur la notion en jeu dans la séance ;
-
spécifier lors des premières séances ce que peuvent être des questions philosophiques ;
-
présenter en début d’année ou rappeler au cours des séances le statut de ces textes aux élèves : non pas la manière dont il faut penser, mais un appui pour se questionner ;
-
lors de la lecture du deuxième ou troisième texte, faire comparer les différents points de vue présents dans les textes ;
-
proposer aux élèves de formuler de nouvelles questions philosophiques sur la notion ;
-
aider si besoin (surtout lors des premières séances) à la reformulation des questions des élèves pour qu’elles soient véritablement générales et bien compréhensibles par tous et toutes ;
-
faire voter la classe sur la question philosophique, formulée par les élèves durant cette étape, qui les intéresse le plus.
52Ces gestes mettent en valeur la notion de problème en philosophie, et ils nous semblent essentiels dans la mesure où ils orientent élèves et enseignant-e vers ce processus de pensée particulier qu’est la problématisation. Or cela est pour nous, comme pour d’autres chercheur-e-s (Hubert, 2009 ; Steenhuyse, 2014 ; Jeanmart, 2019) une première garantie du caractère philosophique de l’exercice que représente la discussion à visée philosophique.
53Pendant la DVP proprement dite, nous voulons mettre en avant cinq gestes professionnels liés à la présence de cette lecture faite en amont :
-
distinguer moment de lecture-problématisation et moment de DVP (ne pas interrompre par exemple le cours d’une DVP pour lire un texte) ;
-
expliciter les références implicites aux textes faites par les élèves ;
-
se servir de l’idée ou de la question présente dans un texte lu pour relancer la DVP ;
-
se servir des concepts présents dans les textes pour aider la réflexion collective, si besoin ;
-
demander aux élèves de se positionner par rapport à un texte, si cela est opportun.
54Ainsi ce recours aux textes par ses différents éléments (idée, question, concept) n’est pas systématique et fréquent, il arrive aux moments opportuns au cours de la DVP, grâce à l’attention, l’écoute et la mise en lien (entre les propos des élèves et les textes) de l’enseignant-e.
55Les gestes professionnels liés à la DVP ont déjà été mis en avant par Michel Tozzi (2012b, 2017) qui a essayé – dans un souci de diffusion de la pratique philosophique – de décrire au plus près ce que signifie concrètement animer une discussion à visée philosophique. La posture de l’enseignant-e a également fait l’objet de recherches (Usclat, 2007, 2008). Monique Desault (2011) a en outre spécifié les gestes professionnels nécessaires à la philosophie pour enfants dans un contexte d’éducation aux valeurs. Nous avons souhaité avec notre recherche poursuivre cette description par un essai de contextualisation didactique consistant à introduire la lecture de textes philosophiques en amont de la discussion collective. Nous avons d’abord pu constater que cela ne déséquilibrait pas la matrice didactique de l’apprentissage du philosopher, mais l’activait au contraire. Nous avons aussi pu décrire ces gestes spécifiques qui relèvent d’un art du dosage de l’enseignant-e : ni une présence superficielle de cette lecture de textes qui ne servirait en rien la DVP, ni a contrario un rappel aux textes systématique et omniprésent sans lien avec le développement progressif des propos des élèves. Mais pour définir plus précisément ce dosage qui consiste à utiliser le texte au moment opportun, nous pourrions envisager dans le cadre d’une autre recherche d’identifier ces moments d’interpellation du texte par l’adulte : quand ceux-ci s’avèrent-ils pertinents pour l’avancée de la discussion collective ?
56De plus, si la présence de ces textes représente un levier pour la tenue philosophique de la discussion du côté élève comme du côté enseignant-e, la DVP a toujours un caractère imprévisible dans son contenu : l’adulte ne peut prévoir ce que les élèves vont dire. C’est toute la richesse du dispositif. C’est aussi ce qui représente une résistance pour l’accomplissement de gestes professionnels adéquats. Une autre piste de recherche pourrait donc être de faire verbaliser par plusieurs adultes venant de mener une séance utilisant ce dispositif avec textes (après réécoute d’un enregistrement, par exemple) les raisons pour lesquelles elles/ils ont décidé à tel ou tel moment de la DVP de recourir au contenu d’un texte. On pourrait ainsi essayer de caractériser ces recours, en vue d’identifier ceux qui sont porteurs et ceux qui pourraient s’avérer inféconds.
57La forme de la DVP (dévolution aux élèves de la responsabilité de la construction d’une pensée collective) rend forcément aléatoire l’utilisation ou non de ces textes, puisque ceux-ci, pour ne pas jouer un rôle de prêt-à-penser, doivent être présentés comme des propositions de pensée. L’enseignant-e dans ce contexte doit alors être vigilant-e. Certes, elle/il doit prendre en compte le contenu des textes, en permettant aux élèves de construire à leur sujet une représentation juste en vue de les faire entrer dans une culture nouvelle, celle de la philosophie. Mais elle/il doit aussi prendre en compte les propos des élèves pour ne pas dénaturer l’entreprise initiale que représente la DVP, à savoir un apprentissage de la pensée critique. Cela signifie que l’enseignant-e intervient à partir des propos des élèves et non à partir de son cheminent réflexif propre. Une dernière piste de recherche pourrait ainsi être d’identifier dans les retranscriptions de DVP la manière dont l’enseignant-e présente les textes philosophiques aux élèves (quel statut leur donne-t-elle/il, par exemple) et comment les élèves en disposent dans l’élaboration de leur pensée (utilisation implicite ou explicite, fréquence ou absence d’interpellation des textes, etc.).
58Enfin cet essai de contextualisation didactique mesuré n’est qu’un début pour l’école élémentaire. Nous pensons qu’il y a bien d’autres innovations et recherches à mener pour bâtir des dispositifs auprès des plus jeunes qui permettent une réelle transposition de la discipline (Chevallard, 1985) « philosophie » à l’école. Après s’être centrés sur la pratique orale, les dispositifs pourraient largement investir les domaines de la lecture et de l’écriture, ces derniers caractérisant fortement l’enseignement philosophique.