1Pour comprendre une interaction didactique et les gestes professionnels qui la soutiennent, il faut pouvoir l’appréhender selon différentes échelles d’analyse, du plus local au plus global. Si la prise en compte du contexte est indispensable, pour autant, elle ne peut faire oublier qu’un certain nombre d’évènements émerge de façon située. Dès lors, gestes professionnels, situations et contextes peuvent difficilement être pensés indépendamment les uns des autres.
2De nombreux travaux insistent sur la relation de circularité entre contexte et situation (Bourdieu, 1984 ; Béguin et Clot, 2004 ; Giddens, 1987) considérant que si le contexte agit sur l’individu, la réciproque est également vraie. Le contexte a un impact sur les conduites individuelles et par son adaptation, l’acteur crée du contexte. Contexte et situation offrent ainsi à l’acteur des opportunités d’exercer des compétences d’ajustement, d’adaptation, de contextualisation qui sont à la fois le produit de contraintes contextuelles et d’un passé incorporé mais aussi de créations singulières qui s’émancipent de ces contraintes du fait de la réflexivité, de l’intentionnalité ou encore de la rationalité stratégique des acteurs.
3Il s’agit donc bien de s’intéresser à des opérations de contextualisation et non à des contextes figés (Lahire, 2012). La contextualisation a été longuement définie dans la littérature sociologique (Lahire, 2012) mais également didactique : « prise en compte active des contextes dans le tissage concret des pratiques didactiques » selon Blanchet (2009), « ensemble de processus transpositionnels » pour Delcroix, Forissier et Anciaux (2013) ou encore « ensemble des relations interactives entre l’enseignant et le contexte en cours d’action » d’après Marcel (2002). Tous s’accordent pour dire que la contextualisation s’apparente à un processus qui aide à mieux comprendre les liens dynamiques entre contraintes contextuelles et action en situation, entre action conjointe de l’enseignant / des élèves et éléments de contexte. Ce processus de contextualisation s’opérationnalise dans des gestes professionnels qui prennent en considération la diversité des contextes. Brière-Guenoun et Musard (2012) en font une caractéristique première des gestes professionnels qu’elles décrivent comme « ancrés dans les pratiques » et révélateurs des « façons dont l’enseignant définit, interprète et s’adapte au contexte pour concevoir et conduire son enseignement in situ ». Finalement, on peut dire que le travail de contextualisation de l’enseignant relève d’une compétence à articuler différentes échelles de contexte pour comprendre et agir sur l’activité des élèves ; d’une certaine manière il s’agit d’une compétence à jouer sur les conditions de possibilité de la situation d’enseignement pour construire cette dernière. La « contextualisation didactique » consiste à mettre en lien des éléments de contexte et de situation autour de la médiation de savoirs à enseigner et à apprendre.
4Les contributions de ce numéro thématique s’intéressent aux conditions de mise en lien entre gestes professionnels et contextes. Elles visent à interroger les formes prises par ce processus, à en comprendre les évolutions, à en identifier les leviers et les résistances au sein de contextes variés dans différentes disciplines d’enseignement, en milieux variés, à différents moments du cursus scolaire, etc. Les interactions gestes-contextes sont appréhendées à partir de perspectives et d’objets pluriels qui témoignent de la richesse de la thématique de travail proposé dans ce numéro. Sont ainsi traités l’introduction de la discipline philosophie à l’école élémentaire, la mise en place d’un dispositif d’évaluation, l’analyse de l’activité d’intervention d’enseignants stagiaires d’éducation physique et sportive, la formation des enseignants dans l’enseignement supérieur, l’existence d’alternances codiques dans deux contextes disciplinaires différents, l’Éducation artistique et culturelle par des intervenants scolaires et culturels ou encore les stratégies d’intervention des enseignants en contexte de violence scolaire.
5Dans la première contribution de ce 16ème numéro de la revue Contextes et Didactiques intitulé « Gestes professionnels et/ou en contexte », Laurence Breton étudie les gestes professionnels de l’enseignant-e dans un contexte spécifique caractérisé par l’introduction de la discipline Philosophie dès l’école élémentaire. Menée durant deux années dans une classe de CM1 puis de CM2, la recherche présentée vise à comparer les interventions de deux enseignantes lors de pratiques de discussions à visée philosophique (DVP) soutenues ou non par des textes philosophiques. Les principaux résultats mettent en exergue cinq gestes professionnels associés à la DVP proprement dite qui assurent un engagement dans la problématisation. Ces gestes se rapportent à la distinction des moments de lecture-problématisation, l’explicitation des références implicites aux textes faites par les élèves, l’usage de l’idée ou de la question présente dans un texte lu pour relancer la DVP, l’usage des concepts présents dans les textes pour aider la réflexion collective et la demande faite aux élèves de se positionner par rapport à un texte, si cela est opportun.
6Dans une seconde contribution, Stéphane Brau-Anthony et Vincent Grosstephan rendent compte de l’activité réelle d’enseignants d’Éducation Physique et Sportive (EPS) amenés à utiliser conformément aux prescriptions un référentiel commun dans le contexte de la certification aux examens. Réalisée selon un cadre conceptuel qui croise les apports de l’ergonomie et des recherches en didactique, la recherche porte sur les gestes évaluatifs de dix enseignants au cours de la mise en place d’un dispositif d’évaluation concernant six élèves en boxe et sur un moment de délibération relatif à la notation de dix-neuf élèves en tennis de table. L’analyse de l’agir évaluatif des enseignants révèle que ces derniers mobilisent leurs propres référents qui reposent sur leur conception personnelle des activités physiques et sportives enseignées et sur des visées éducatives absentes des référentiels institutionnels. Ces résultats permettent de mettre au jour l’épistémologie pratique des évaluateurs ainsi que les déterminants qui agissent sur l’activité des enseignants.
7Dans une troisième contribution, Fabienne Brière s’intéresse aux « gestes didactiques de métier » d’enseignants stagiaires d’EPS. Au croisement d’approches didactique et ergonomique, l’analyse repose sur une modélisation des gestes en trois strates imbriquées relatives respectivement aux actions didactiques et techniques associées, à l’épistémologie pratique du professeur reliée aux modalités d’analyse dans et sur l’action ainsi qu’aux déterminants qui pèsent sur leur activité. Les résultats mettent en évidence le poids des différents éléments du contexte et leur spécification en fonction du type de gestes déployé en lien avec diverses échelles allant de la situation jusqu’aux influences sociales. Ils montrent que les gestes de mise à l’étude et d’aide à l’étude des deux enseignants participants dépendent de la position des élèves dans l’espace scolaire, de la spécificité des enjeux de savoirs et des prescriptions institutionnelles. Au-delà, les gestes didactiques de métier se reconfigurent en fonction de l’interprétation que fait l’enseignant des conduites des élèves et des référents culturels, eux-mêmes sous influence de ses expériences et de son histoire singulière.
8La quatrième contribution, celle de Zinab Seddiki, s’attache à analyser l’usage des alternances codiques, considérées comme un geste professionnel langagier, dans le contexte universitaire. Centrée sur la comparaison de deux disciplines au sein de l’université de Djelfa en Algérie, les sciences du langage et la biologie, la recherche vise à comprendre comment et pourquoi les enseignants font appel à la langue première en classe – l’arabe standard et la darija – et en quoi cet usage pourrait constituer une véritable stratégie dans la transmission des savoirs. Les principaux résultats mettent en évidence l’existence d’alternances codiques dans les deux contextes disciplinaires (discipline linguistique et disciplines non linguistique) mais dont les fonctions diffèrent. Ils montrent également l’existence d’alternances « a-didactique » au cours desquelles les enseignants utilisent leur propre pratique langagière afin de se rapprocher du contexte sociolinguistique et des pratiques langagières quotidiennes en Algérie. Finalement, la mise au jour de ces gestes langagiers interroge plus largement la formation à l’utilisation de la dynamique d’une langue à l’autre en classe et son ajustement aux spécificités sociolinguistiques du contexte dans lequel on enseigne.
9La cinquième contribution, proposée par Teresa Assude, Nathalie Mikailoff et Perrine Martin, présente un dispositif d’analyse de praxéologies professionnelles mis en place dans le cadre de la formation pédagogique et professionnelle des nouveaux maîtres de conférences (MCF) en France. Cette recherche présente le mérite de s’attacher à un objet et un contexte encore peu explorés, la pédagogie en contexte universitaire. Les auteurs se livrent à une analyse de la praxéologie de MCF stagiaires dans le cadre de dispositifs d’analyse de pratiques professionnelles. Ils mettent en évidence l’existence de rituels au service de la construction d’une continuité éducative et d’une histoire partagée avec les étudiants. Plus largement, on observe que, au-delà de son usage comme outil de formation dans le contexte universitaire, l’analyse de praxéologies professionnelles apparaît comme un dispositif d’émergence de questions pour la recherche en éducation et formation. Elle révèle ainsi toute sa portée à la fois pragmatique (de formation et d’accompagnement) et épistémique (de recherche et de production de savoirs en vue de comprendre les effets de la formation).
10Dans la sixième contribution, Jean-Charles Chabanne se propose d’identifier quelques gestes professionnels emblématiques de l’activité d’enseignants et de médiateurs de musée dont l’objectif est d’initier de très jeunes élèves à faire une expérience « esthétique » des œuvres d’art au cours de visites d’un musée. L’analyse des gestes de ces professionnels de l’éducation et de la médiation muséale prend appui sur une recherche-intervention-formation centrée sur un projet éducatif commun : l’Éducation artistique et culturelle. Les principaux résultats mettent en lumière différents types de gestes professionnels tels que des gestes d’empathie, des gestes de guidage spatial et temporel ou « trans-sémiotique », ou encore des gestes de définition et de régulation. L’ensemble de ces gestes sont chargés de sens, par référence à des pratiques expertes qui sont transposées, de manière intentionnelle ou non, dans une expérience de visite au musée. L’approche adoptée révèle l’ancrage des gestes professionnels au regard de très anciennes et fort complexes questions d’esthétique sur le plan didactique, ainsi que leur caractère particulièrement exigeant sur le plan ergonomique.
11Enfin, la dernière contribution, proposée par Guillaume Coudevylle, Isabelle Joing, Nicolas Robin, Aodren Le Page, Gilles Marrot et Olivier Vors s’intéresse aux gestes professionnels des enseignants d’EPS en lien avec un contexte particulier. À partir d’une remarquable revue de questions croisant la littérature scientifique des violences scolaires et celle des gestes professionnels, cet article apporte un riche éclairage sur les stratégies de prévention, de régulation ou encore d’amélioration des gestes professionnels mobilisables par les enseignants d’EPS soumis à un contexte de violence scolaire. À l’aide d’une analyse systémique incorporant les dimensions psychologiques, sociales, psycho-sociales et contextuelles des fondements des violences scolaires, les auteurs nous livrent quelques clés d’action qui relèvent de stratégies « usuelles » (instauration d’un climat motivationnel basé sur l’auto-détermination, projet pédagogique basé sur la réussite, focalisation sur la progression dans les apprentissages plutôt que sur les résultats) ou « complémentaires » (communication non verbale, intelligence émotionnelle, ateliers de médiation à la pleine conscience). Avec toute la prudence qui s’impose, sont ici proposées des adaptations visant à soutenir et renforcer les compétences des enseignants et des élèves confrontés à un contexte violent.
12L’ensemble de ces contributions révèle la portée heuristique du concept de gestes lorsque ces derniers sont appréhendés dans leurs interactions avec le contexte dans lequel ils prennent sens. Qu’il s’agisse de l’enseignement de la philosophie à l’école élémentaire, des gestes évaluatifs d’enseignants d’EPS, de gestes didactiques de métier d’enseignants stagiaires d’EPS, de gestes professionnels langagiers ou de praxéologies de MCF stagiaires en contexte universitaire, des gestes de professionnels de l’éducation et de la médiation muséale ou encore de gestes professionnels mobilisables par des enseignants d’EPS soumis à un contexte de violence scolaire, nul ne peut ignorer la richesse des productions gestuelles et la diversité des formes d’ajustement au contexte. L’ensemble de ces contributions en témoigne.