1Dans l’Europe de la Renaissance, les problématiques liées au plurilinguisme et à la didactique des langues sont déjà prégnantes chez les humanistes polyglottes. En redécouvrant l’Antiquité gréco-latine, ils étendent leurs recherches jusqu’au Commencement, jusqu’à la naissance du Verbe. La question de la langue divine et mère est en effet une préoccupation voire une obsession pour nombre de ces doctes penseurs. Parmi eux figure un juriste et professeur polyglotte : Jacques Bourgoing. L’étude de cet humaniste méconnu et de son dictionnaire étymologique plurilingue permet d’ajouter une pierre à l’édifice de l’histoire des langues, pour démontrer que les rapports entre les langues, complexes, nourris de rivalité ou de complémentarité, témoignent dès le xvie siècle d’une conscience aiguë de leurs enjeux linguistiques et didactiques.
2Après un exposé du contexte historique plurilingue, la présentation de Jacques Bourgoing et de son dictionnaire aux multiples enjeux linguistiques conduiront nos réflexions sur le terrain de l’enseignement, avec son projet d’Académie. L’objectif est de tisser entre elles les perspectives linguistiques et didactiques, qui toutes deux éclairent un petit bout de son siècle, mais aussi du nôtre.
3Dans l’histoire de la langue française, le rapport entre le latin et les langues vernaculaires est passé en quelques siècles d’une situation de diglossie en faveur du latin, lorsque les langues romanes étaient tout juste naissantes, à un déclassement du latin. En tant que langue de communication, il est devenu une langue étrangère.
4Au xvie siècle, le latin reste la prérogative de la haute érudition mais il n’est pas la langue du peuple. Il est langue d’école et de grammaire. Un bilinguisme français/latin subsiste néanmoins chez les humanistes, voire un trilinguisme français/latin/grec, auquel peut s’ajouter l’hébreu. Delesalle et Girardin (1998 : 80) caractérisent même dans certains dictionnaires de langue un « faux bilinguisme français-latin », qui serait « un vrai “colinguisme” dans lequel le latin et le français s’appuient l’un sur l’autre, s’expliquent l’un par l’autre ».
5Au milieu du siècle apparaît un bilinguisme italien/français (la Cour s’est en effet italianisée avec les Médicis) et l’espagnol entre en scène également. Il faut donc aussi considérer les échanges et influences des vernaculaires entre eux : « le colinguisme entre langues vivantes contemporaines entre en jeu au même titre que le latin » (Delessale et Girardin, 1998 : 90). Au xvie siècle s’opère donc « un prodigieux élargissement des horizons linguistiques » avec le plurilinguisme (Stefanini, 1982 : 126) :
Et voici soudain un monde tout bruyant de mille idiomes divers : langues anciennes […] à nouveau enracinées dans leur histoire et leur culture, […] vernaculaires ambitieux de disputer aux premières leur hégémonie ou en quête […] de leur identité, dialectes surgissant de tous les coins des terroirs […], langues exotiques venues du Nord mystérieux et du lointain Orient ou proches, comme cet arabe dont certains devinent la parenté avec l’hébreu.
6Le plurilinguisme concerne donc aussi les variétés dialectales du territoire français. Elles attestent de la diversité des peuples, et, au xvie comme au xxie siècle, « participent au concert des variétés de la langue universelle » (Huchon, 1995 : 26). La pluralité des langues est actée, reste à savoir comment elles sont traitées dans les nombreux ouvrages lexicographiques de l’époque.
7Les manuels et ouvrages métalinguistiques publiés en France au xvie siècle le sont d’abord en latin, et sur le latin. Il faut s’exporter en Angleterre pour trouver les premiers ouvrages descriptifs de notre vernaculaire. On observe ensuite progressivement une « émergence du français comme possible objet de savoir et support de savoir » (Lefevre, 1987 : 168), y compris sur le territoire français.
8Selon Sperone Peroni, qui publie au xvie siècle des dialogues en italien, le latin est « seulement de l’encre et du papier » (carta solamente ed inchiostro) (Burke, 2000 : 171). Pour Du Bellay comme pour nombre d’humanistes, le latin et le grec sont des langues mortes devenues difficiles d’accès, et la fin du xvie siècle est la grande époque de ce que Bakhtine a appelé l’hétéroglossie, où coexistent des langues et des styles de discours très divers en interaction ou dialogue entre eux. Ce siècle plurilingue, « unique dans son effervescence linguistique » (Huchon 1995 : 17), produit un nombre incroyable de dictionnaires plurilingues, colloques (dialogues), lexiques, autant d’outils d’apprentissage des langues modernes, européennes voire orientales. Pour exemple, le Calepin (du nom de son auteur Calepino), ne comporte en 1502 que le latin et le grec. Il devient un dictionnaire de onze langues en 1585. De véritables grammaires des langues modernes, à visée théorique aussi bien que pédagogique, voient le jour : le vernaculaire est peu à peu codifié, et c’est ce qui assurera sa pérennité. Mais quels facteurs démultiplient les langues à l’étude ?
9L’intérêt pour l’apprentissage des langues nationales, vivantes, vernaculaires se développe et joue un rôle capital dans l’accroissement du plurilinguisme (Zuili et Baddeley, 2012). Elles commencent à envahir les sphères de la religion, des sciences, du droit, de l’enseignement universitaire. Grâce à leur codification grammaticale et orthographique, et grâce à une production littéraire riche d’expressions vernaculaires, elles deviennent de puissants agents d’unification nationale et culturelle. L’essor du commerce, l’accroissement de la bourgeoisie, les progrès technologiques (comme ceux de l’imprimerie) engendrent en outre une demande et un intérêt inédits pour les langues étrangères, qu’il s’agisse d’une compétence professionnelle indispensable, d’un instrument de promotion sociale ou d’un simple objet de curiosité intellectuelle. Les méthodes de langue se multiplient et s’adaptent à des publics très différents, comme les recueils de phrases utiles et de lettres types pour les marchands. Il existe même déjà un débat sur l’apprentissage de la langue : soit de manière pragmatique, en situation, en apprenant par cœur des formules toutes faites, soit via une approche par les règles.
10Le plurilinguisme n’est pas que « coquetterie d’auteur ou ornement d’éditeur », il est « au fondement de toute la réflexion sur le français » et « préside à la naissance de la grammaire et de la lexicographie française » (Huchon 1995 : 16). Il accouche même d’une nouvelle discipline : la linguistique comparée, née de la confrontation quotidienne, naïve ou savante, des langues en présence. C’est dans cette effervescence de productions lexicographiques que se positionne notre auteur, fervent promoteur des langues : Jacques Bourgoing.
- 4 Bourgoing, 1583. L’exemplaire sur lequel nous travaillons est celui de la Bibliothèque Universitair (...)
11Jacques Bourgoing est issu de la noblesse de robe nivernaise. Il naît le 18 mars 1543 dans une famille solidement implantée dans le domaine de l’administration (juridique, comptable et financière). Juriste comme ses aïeux, c’est en 1579 qu’il devient avocat au Parlement de Paris. Il est également professeur de droit. À la toute fin de l’article « Alpes » de son dictionnaire De origine, usu et ratione vulgarium vocum linguae Gallicae, Italicae, Hispanicae (De l’Origine, usage et raison des mots vulgaires des langues française, italienne et espagnole)4, il fait d’ailleurs référence à l’histoire des écoles de droit, en mentionnant dans l’article « Alpes » (f. Z ij v°), de part et d’autre de la frontière entre la France et l’Italie, leur « rivalité » (aemulatio) ainsi que l’« acharnement de leur dispute » (rixarum digladiatio).
12Est-il catholique ou protestant ? La question de la confession est primordiale dans un siècle déchiré par les guerres civiles. Il étudie à Genève, en 1564 : c’est un indice pro-Réforme. On sait même de source sûre qu’il fut l’étudiant de Calvin. Pour preuve : trois croquis de Calvin, qui sont l’unique représentation attestée, effectuée du vivant du réformateur, signés de son étudiant : Jacques Bourgoing5. Il a donc reçu une formation protestante, ce qui n’implique pas qu’il le soit resté toute sa vie. Nos enquêtes conduites du côté de l’imprimeur et des dédicataires de ses ouvrages n’ont révélé aucune preuve de sa confession religieuse, pas plus que le contenu de son dictionnaire. Le terme « huguenot » y est traité dans l’article « Ahy » (f. 58 v°), sans pour autant fournir d’indice probant. Jacques Bourgoing semble s’interdire toute prise de position et exercer une sorte de droit de réserve. S’il s’est publiquement engagé, c’est donc moins sur le terrain religieux qu’en composant une œuvre lexicographique qu’il voulait monumentale, et en instruisant la noblesse via son Académie. Peut-être réformé sans être activiste, Jacques Bourgoing est assurément un doctus, lexicographe passionné.
- 6 Nous la nommerons désormais « Epistre ».
13C’est en 1583 qu’il publie chez S. Prevosteau le premier (et dernier) volume de son dictionnaire. L’inachevé De origine, rédigé en latin, n’a jamais été traduit avant nous. Il comporte cent un lemmes d’entrée en français, exposés par ordre alphabétique. Le volume se limite à la lettre A (il commence d’ailleurs avec « A » et se termine avec « Alum »). L’auteur y convoque parfois le grec, l’hébreu, mais encore l’italien et l’espagnol en plus du français, voire l’allemand, pour expliquer la source et l’usage de mots et expressions vernaculaires, et ce que sont les correspondants italiens et/ou espagnols du français. Il agrémente ses propos de citations littéraires, majoritairement empruntées aux penseurs et poètes de l’Antiquité. Son dictionnaire contiendrait, selon l’Epistre « Au Roy » (à savoir la dédicace en français à Henri III qui introduit le De origine)6, « quelque observation par lire & ouir […] icelle entretenue, depuis douze ou quinze ans en ça, & conceue des mon entrée aux estudes » (f. i r°). Dans l’Epistre « à la Reina Madre » – Catherine de Médicis – de l’un des exemplaires recensés, Bourgoing le présente humblement comme « l’ébauche » ou encore le « commencement » d’une entreprise considérable :
C’est ce que j’espère faire en ce livre, auquel je m’attellerai avec l’aide Dieu, qui est l’ébauche et le commencement de ce travail, entreprise longue et difficile qui a été plutôt traitée par les Anciens que tentée par les Modernes (Di quello che spero fare in questa opra, overo in che, con l’agiuto di Dio, mi forsarὸ, il comminciamento e assaggio, como d’una lungha e difficile impresa, più da gli antichi trattata che da’moderni, tentata, è questo).
14Finoli (1993 : 263) mentionne l’ambiguïté de l’œuvre, dont le titre annonce un traité théorique, alors qu’il s’agit d’un répertoire étymologique de mots français accompagnés de leurs équivalents italiens et espagnols, « une anticipation des dictionnaires étymologiques historiques des langues romanes » (un’anticipazione dei sizionari etimologici storici delle lingue romanze). Le corps des articles porte en premier lieu sur l’origine des lemmes français choisis, travail que Bourgoing définit dans son « Epistre » (f. e ij v° – e iij r°) :
Traiter l’origine, et etymologie des mots : laquelle nous descouvre, nous faict entendre leur cause et propriété et vérité, soit en ce qu’ils portent en soy, soit par figure et similitude (celles qu’on traicte en la Rethorique) ce qui est en toutes langues fort frequent et commode.
15Il expose donc trois raisons qui le motivent à étudier l’étymologie : elle nourrit la rhétorique, elle améliore la compétence linguistique (« Qui peut bien parler sans sçavoir la proprieté : d’où se peut mieux sçavoir la propriété, que par l’origine ? » [« Epistre » : e iij r°]) et elle facilite l’acquisition des connaissances. Pour être plus précis, elle ne donne pas accès à tout mais permet un tri, une sélection qui favorise l’accès au monde : il faut connaître les mots pour connaître les choses, c’est une preuve du tressage entre langues et connaissances, donc apprentissages. Bourgoing, nourri d’une grande curiosité, révèle donc une volonté encyclopédique de ne négliger aucun domaine. Cette ambition est affichée dans l’« Epistre » (f. e iij v°) :
Au moins est une certitude, une comprehension et abbregé : et par le moyen dequoy, et la voye de l’etymologie, on peut, sans labourieux estude, parvenir à la louable Encyclopedie, et instruction generale de toutes choses, et peu à peu de toutes affaires.
16Le De origine n’a jamais été réédité depuis le xvie siècle. Novateur, il témoigne pourtant d’une réflexion nourrie, raisonnée, parfois facétieuse, sur les rapports entre langues anciennes et vernaculaires au xvie siècle. Il est l’œuvre d’un homme de son temps, si l’on considère avec Céard (1980 : 582) que « la Renaissance s’emploie […] à relever les sciences naturelles du discrédit qui les frappait et à promouvoir les enquêtes linguistiques ». Les langues sont en effet le cœur vibrant de son travail.
17Fervent admirateur des langues anciennes, Bourgoing affirme tout d’abord dans son « Epistre » (f. a iij r°) la primauté de l’hébreu, mère des langues :
quant a ceux qui sont simples appellez primitifs, encor ont ils leur origine d’une autre langue, plus ancienne, que nous devons estimer l’Hebraique, par argument du simple au composé : comme les lettres ainsi les motz sont d’origine Hebraiques : bien que la Phenicienne plus approchante de l’Hebraique auroit esté entre deux.
18Pour étayer sa position, il se réfère au topos du mythe de la Tour de Babel, fameux épisode qu’il se permet de moderniser, lorsqu’il évoque le mélange de langues à son époque, plus important en son siècle qu’aux précédents. C’est un phénomène auquel il donne dans son « Epistre » le nom de « seconde Babylone » (f. e ij v°). La double référence (traditionnelle et actualisée) à cet épisode biblique permet à Bourgoing d’exprimer implicitement l’une de ses motivations : celle de retrouver l’origine des langues, pour se rapprocher du divin. Il n’exprime pas de nostalgie de l’harmonie perdue, ne s’attarde pas sur la « confusion », même s’il la cite, mais insiste plutôt sur l’origine divine de l’hébreu, langue-mère, qui « est a bon droict appellée la langue divine et mere, par laquelle Dieu a parlé et escrit, continuée es Hebrieux et Iuifs iusqu’a ce temps » (« Epistre » : a ii v°). L’histoire des vernaculaires que Bourgoing retrace est celle d’une corruption de la langue-mère divine, mais d’une corruption créatrice plutôt que destructrice, dont l’initiateur est mentionné, dans l’« Epistre » toujours (f. a ii v°) :
Donc le premier homme Adam, et autres ses proches descendants, enseignez de Dieu, ont nommé les choses par leur nom (comme est dict par Moise) c’est a dire proprement et reellement.
19Et la génération d’une pluralité de langues à partir de la mère hébraïque invite à la comparaison des rejetons : les langues sont considérées dans leur diachronie, puis comparées entre elles, synchroniquement.
20L’intérêt de Bourgoing pour la généalogie des langues se manifeste par une convocation assidue des auteurs anciens tout au long du De origine. Il affirme dans l’article « Aage » (f. 4 v°) qu’il faut se mettre dans les pas des Anciens : « Qui en effet n’aspire pas à marcher sur les meilleures traces ? » (quis enim non optimis anhelet vestigijs ?), et le prouve par l’exemple. Il cite les Grecs Homère, Esope, Anacréon, Démocrite, Xénophon, Dioscoride, Aristote, Pythagore et Athénée. Il se réfère aux latins Varron, Festus, Nonius Marcellus, Plaute, Ennius, Stace, Térence, Lucrèce, Catulle, Horace, Ovide, Pline, Martial, Apulée, Ulpien, Ausone, Paul et Virgile. C’est d’ailleurs au latin que va sa préférence, « langue la plus douce, facile, et maniable qui soit entre les hommes » (« Epistre » : a iiij r°). Rien ne saurait le détourner des Anciens. Autre coloration humaniste indéniable : le syncrétisme entre Antiquité et Renaissance, entre paganisme et chrétienté. Bourgoing illustre parfaitement la définition que Burke (2000) propose des humanistes de la Renaissance, en tant que liens ou médiateurs entre les deux.
21Le docte Bourgoing est donc pétri de références anciennes. Mais la convocation de ses pairs contemporains (Rabelais, Erasme) lui permet également d’enrichir de matériau littéraire, philosophique, moral ou facétieux, les mots étudiés. La transition s’opère entre l’Ancien et le Moderne.
22Si pour certains humanistes le français dérive du grec, pour Bourgoing il naît du latin : les langues vernaculaires « sont pourtant en soy, et en generalité demy Latines » (« Epistre » : e v°). Et l’attachement de Bourgoing aux langues anciennes est tout à fait compatible avec la place d’honneur qu’il réserve aux langues française, italienne et espagnole dans le De origine. Dans son « Epistre », les langues vernaculaires ont gagné leurs lettres de noblesse, même s’il peut paraître paradoxal qu’elles le doivent à leur proximité maximale avec le latin. Elles sont « plus parfaites que iamais, d’autant qu’elles approchent plus que iamais du Latin, leur origine […] » (f. a iiij r°). Ce n’était pas le cas dans les « cent ou deux cent ans » qui ont précédé, mais elles sont à présent respectables. Elles iraient même jusqu’à surpasser leurs aïeules. En témoigne l’article « Adirer » (f. 28 r°) :
Tu ne trouverais en effet rien de semblable dans les mots anciens, que tu jugeras parfois plus pauvres que les nôtres (Nil enim in priscis idem invenias, quae nostris pauperiora nonnumquam judices).
23L’évidence demeure : Bourgoing prend le parti des vernaculaires, qui ont acquis une incontestable maturité. Ils se sont accomplis. Leurs correspondances justifient pour Bourgoing leur étude comparée, puisqu’il précise, à la fin de l’article « Alaigre » (f. 73 r°) :
Les mots eux-mêmes, surtout avec une même lettre, sont entre eux analogues. À travers eux, c’est la certitude de l’origine et la concorde des langues qui sont révélées, par un témoignage exemplaire (Ipsa autem vocabula una eadem utique litteras ibi analoga sunt : per quae et certitudo originis et linguarum concordia exemplari testimonio proditur).
24Les langues vernaculaires sont harmonieuses, plus encore que les anciennes, dans l’article « Ayeul » (f. 50 v°) : « les vieux <mots> sont surpassés par les nôtres en matière d’harmonie (concinnitate à nostris vetera superentur). Dans l’« Epître », Bourgoing en souligne la « beauté et accomplissement » (f. a iiij r°). Ces trois sœurs sont même dites « les trois nôtres » (trinas apud nostrates) dans l’article « Ahy » (f. 57 v°). Ainsi Bourgoing souligne-t-il l’attachement qu’il leur témoigne, mais sur le podium trône la française.
- 7 Articles « Aaron », « Airain » et « Allemaigne ».
25La hiérarchie place en effet la française en premier lieu, puisque « la Françoise […] estant nostre nous mettons devant » (« Epistre », f. e v°). Dans la harangue qu’il prononce à l’ouverture de son Académie (Bourgoing, 1598 : B iij r°), la langue française n’est « ni sy perplexe que la Grecque, si variable que la latine, si aspirée que la Toscane, si pesante que la Castigliane ». Il ne s’agit pas pour autant de patriotisme linguistique français, car jamais les voisines européennes ne sont déconsidérées. Les trois vernaculaires, en raison de leur « connexité et parenté », sont « nos alli[é]s » (« Epistre » : e v°). Il coupe court à la polémique et aux risques d’attaques et de dénigrement des langues les unes par rapport aux autres. Cela dit, il ne s’interdit pas les comparaisons. Après la française vient l’italienne, tandis que l’espagnole est jugée plus lourde, à cause de la « lourdeur celtibérienne » (gravitate Celtiberica) dans l’article « Aller » (f. 82 v°). En témoigne également l’article consacré au lemme « agneau », que les Espagnols nomment « borrego […] avec un mot, comme ils en ont l’habitude, alourdi » (borrego […] pondere, ut solent, adaucto vocabulo). Un quatrième vernaculaire vient ponctuellement enrichir le tableau linguistique, il s’agit de l’allemand7. L’arabe est également cité, pour l’étymologie d’« abricot », mais le français occupe toujours la place d’honneur.
26Le jeu entre anciennes et vernaculaires n’est pourtant pas tout à fait égal dans le De origine : Bourgoing rédige entièrement en latin. Il donne donc au latin le rôle de langue véhiculaire et fondatrice : c’est le ciment de l’union des langues. Il n’a pourtant de cesse de promouvoir les vernaculaires, et fournit un maillon de la chaîne qui conduit à l’établissement de leur légitimité. Il peut même aller jusqu’à mêler le vernaculaire au latin pour composer l’étymologie d’un mot. Dans l’article « Hayr » (f. 64 r°), même s’il rechigne à le faire, c’est au latin qu’il mêle le français pour retrouver l’origine de « Brehaigne » (« stérile »). Il pratique l’alternance codique, avec le français « haigne » (« qui déteste ») auquel il ajoute un préfixe latin « bre », équivalent de « bra » issu du latin « para », de « pariendo » (« en accouchant »). Dans l’article « Aisné » (f. 71 v°), il compose maisné (« puîné », « cadet » ou « benjamin ») en mélangeant un préfixe grec « μὴ » ([mε], particule négative) à un substantif français : « aisné ». C’est dire si les langues sont compatibles. Ce professeur, ardent défenseur des langues en tant que créations divines, illustre sa passion par la richesse et la fantaisie de son dictionnaire étymologique, « le tout recueilli en son temps, œuvre non d’un an, ains d’un profond & aggreable loisir, désir en illustrer nostre siècle, & encourager les vertueux esprits » (« Epistre » : i r°). Son dictionnaire est explicitement au service de ses ambitions éducatives.
27Bourgoing est polyglotte, et cette compétence est celle d’un chercheur et professeur, qui fonda une Académie à destination des élites nobiliaires, à Paris, en 1598.
28Au xvie siècle, une Académie est un établissement ou projet d’établissement – car beaucoup n’ont jamais vu le jour – dédié aux gentilshommes, pour éduquer les membres de l’élite via un cursus d’étude complet fondé sur le binôme armes et lettres (Bruschi, 2012 : 135), soit une combinaison de « la pratique d’activités militaires et physiques à l’apprentissage de disciplines intellectuelles et théoriques », (Bruschi, 2009 : 5). On y enseigne entre autres la philosophie morale et l’histoire pour rendre les gentilshommes vertueux, « en les éloignant de la corruption qui a envahi le royaume » (Bruschi, 2009 : 6). Il s’agit, dans un contexte de crises politiques et religieuses, de renouveler profondément la noblesse en misant sur l’éducation, et de dépasser le clivage catholique/protestant pour résoudre les problèmes du pays. Même si ce sont d’abord les protestants, des huguenots modérés, qui réclament la création d’Académies, la plupart d’entre elles sont au final transconfessionnelles (Bruschi, 2009 : 5). Cela n’empêche pas au projet de Bourgoing d’être très mal perçu par la catholique Sorbonne. Selon l’Histoire de l’Université de Paris (Crevier, 1761 : 31-32), il est contesté au point qu’on souhaiterait lui en interdire la concrétisation :
L’Université étoit en pleine possession du privilège exclusif d’enseigner dans Paris, et elle ne souffroit point que personne, indépendamment d’elle et sans son attache, donnât des leçons en quelque genre que ce fût. Elle crut donc ses droits lésés par l’entreprise de Jacques Bourgoing sieur de Belle-perche, qui annonça par des placards affichés une ACADEMIE DU ROI, disoit-il, pour enseigner au faubourg S. Jacques, hôtel du petit Bourbon, les arts libéraux. Elle présenta requête au parlement contre cet établissement nouveau : et il paroît qu’elle réussit à l’empêcher. Car je n’en trouve plus depuis aucune mention.
29Cette mésentente farouche entre l’Université et Bourgoing nourrit l’hypothèse de sa dissidence : il paya cher cette opposition puisque son institution ne fut qu’éphémère (Bruschi, 2012 : 133).
30Certaines Académies sont fondées par des membres de l’épée, qui veulent contrebalancer le pouvoir émergeant de la noblesse de robe en restaurant les compétences de la noblesse traditionnelle (Bruschi, 2012 : 141). Bourgoing, lui-même robin, n’adopte pas cette optique de revanche. Issu du milieu parlementaire, professeur de droit romain et français et conseiller général de la Cour des aides, son ambition concerne toutes les élites (Bruschi, 2009 : 2). Il y promeut une sorte de politique éducative globale, visant à mettre en réseau des établissements qui forment la noblesse.
- 8 Sans doute le manège de Pluvinel, fondé en 1594 à Paris (Bruschi, 2008).
31Bourgoing est lui-même professeur, et cette fonction figure en toutes lettres dans le titre du discours dans lequel il annonce l’ouverture de l’établissement (Bourgoing, 1598). Il s’agit d’une oraison offerte à Henri IV le 13 Décembre 1597 (jour du 44ème anniversaire du roi) et prononcée le 5 février 1598, publiquement, lors de la première réunion de cette Académie, au palais Petit-Bourbon, dans le faubourg parisien de Saint-Jacques. Bourgoing y présente son établissement en précisant qu’il ne limite pas son ambition au seul domaine linguistique ou littéraire. Il envisage de former de bons soldats mais aussi de bons administrateurs (Bruschi, 2009 : 6), compétents pour les fonctions qu’il a lui-même exercées en matière de gestion et finances, au service du roi. Les disciplines sportives et militaires (« voltiger, saulter, lucter, noüer, chasser, courir à la bague, combattre à la barrière » [f. C ij r°]) y côtoient les lettres, la philosophie, les mathématiques, la médecine, le droit et les arts libéraux, dont « la Musicque de voix & en instrumens conuenables, la peinture en figures Poëtiques » (f. C ij r°). Bourgoing propose une instruction « entière et accomplie », il pense nécessaire d’apprendre « les armes par contraincte, les sciences par utilité » (f. C v°), et sera lui-même professeur des disciplines scientifiques et littéraires. Pour le reste, le jumelage avec une école d’équitation préexistante8 permettra l’enseignement des matières physiques et sportives. En somme, Bourgoing reprend et modernise le flambeau des grandes visées réformatrices qui l’ont précédé. Dans l’« Epistre » de son dictionnaire, il exprimait déjà sa volonté d’encourager les bons esprits aux « lettres et a louables entreprises » (f. i r°). Le juriste est aussi un pédagogue, dont les ambitions éducatives ont nourri la rédaction de son œuvre plurilingue.
32Les Académies nobiliaires proposent un programme qui ne peut se traduire en de longues années d’étude du latin, comme le font les Collèges et Universités (Bruschi, 2009 : 12). Cela ne correspond pas aux besoins de la noblesse d’épée, ce qui ne signifie pas que le latin doive disparaître des programmes, pas plus que le grec, ou même l’hébreu. Bourgoing (1598 : B iiij r°) présente sa « Platonique & Ciceronienne Academie ». Mais les langues anciennes doivent être apprises en tant que langues étrangères et non maternelles, objets et non plus véhicules du savoir. Le latin n’est plus la langue de communication, au contraire du français, de plus en plus codifié. Bourgoing met en exergue les potentialités du français (et avec lui de l’italien et de l’espagnol), ce qui lui vaut de figurer parmi les humanistes novateurs. Dans la salle de la nouvelle Académie, il fait placer l’inscription suivante : « Qu’aux trois [langues] anciennes soit ajoutée la quatrième, la française » (Quarta tribus priscis subdatur Gallica linguis). Il le mentionne dans sa Harangue (Bourgoing, 1598 : B ij r°), juste après avoir promu en ces termes la langue française :
Et que à ces trois langues l’Hebraicque Grecque & Latine, antiques & etrangeres, difficiles & longues à apprendre, faciles & legeres à oublier, negligées de la milliesme partie & plus des viuans : A ces langues, dis-ie, non pourtant a rejecter & laisser en friches : ains à contregarder en leur splendeur et reserver en sainct depost d’antiquité & profondité de sciences : soit adiouxtée & mise apres, la langue Françoise et Gallicque, en la France & Pays des Gaules : la Quatriesme aux trois, la fille aux meres, l’integrante aux moins necesssaires, la fonciere aux estrangeres.
33Bourgoing insiste sur l’importance d’un enseignement en français (« chascun doibt estre instruict en sa langue », [f. B ij v°-B ij r°]). Il défend le français donc, langue à laquelle il adresse dans ce même discours un vibrant hommage (f. B iij r°) :
langue Royalle, nostre, belle, recherchée des autres nations. Langue, locution & voix de nostre Roy & Empereur […]. Nostre, naturele, fonciere […]. Doulce & facile […].
34Le contexte plurilingue renaissant a permis l’éclosion d’une production lexicographique sans précédent – à l’image du dictionnaire de Bourgoing – et indissociable d’une réflexion sur l’éducation et la nécessité de former la jeunesse. Hier comme aujourd’hui, l’étude du rapport entre les langues excède le domaine strictement linguistique pour occuper le terrain du savoir et de sa transmission, donc de l’éducation.
35Le plurilinguisme est souvent métaphoriquement présenté comme une mosaïque de langues. Au morcellement nous préférons l’union, et la métaphore musicale du chœur. Le plurilinguisme : chœur de langues, anciennes et modernes, nationales et régionales, tout légitimement placé – Bourgoing l’a prôné avant nous – au cœur de nos recherches et pratiques éducatives.