- 1 « Conflits de lieux, Lieux de conflits. L’espace des mobilisations territoriales », colloque organi (...)
1Ce livre collectif n’est rien moins que le troisième et sans doute le plus important opus issu d’une dynamique initiée en 2014 par Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive. Celle-ci a commencé avec le lancement d’un colloque pluridisciplinaire intitulé « Conflits de lieux, Lieux de conflits. L’espace des mobilisations territoriales » qui s’est tenu en janvier 20151. Deux premières publications collectives sont ensuite parues dans des revues académiques : d’abord un dossier de la revue Norois qui reprenait l’intitulé large du colloque (2016), puis un autre dans Politix qui se focalisait quant à lui sur la seule question des « mouvements d’occupation » (2018). Enfin vient ce livre qui clôture en quelque sorte cette initiative mais sans doute pas la dynamique collective qu’elle aura portée.
2On remarque en effet que le colloque a mobilisé plus d’une quarantaine d’intervenant·es, que les trois publications qui en sont tirées s’ouvrent à de nouvelles contributions qui élargissent encore le nombre de chercheurs et chercheuses impliqué·es, et que l’on y retrouve un nombre significatif de géographes. On peut ainsi considérer sans trop de risque que cette initiative contribue à la fois au « regain d’intérêt des sciences sociales pour l’espace »2, en particulier en sociologie et science politique francophones, à convaincre de la pertinence scientifique de sa prise en compte dans l’analyse des mobilisations, tout en aidant à ouvrir un dialogue transdisciplinaire qui fasse (enfin) une place à la géographie. Dès la phase de rédaction de l’appel à communication et de constitution du conseil scientifique du colloque, la géographie fut en effet associée de façon significative à la science politique (à laquelle ils sont rattachés) et à la sociologie (incontournable sur ces questions)3. Plus rare encore, et pour tout dire inédit, l’un des supports de publication (Norois) est une revue de géographie ce qui a sans doute aidé à faire une place plus importante aux collègues de la discipline, avec notamment plusieurs travaux sur la lutte dite de Notre-Dame-des-Landes. Les introductions proposées à ces publications et certaines contributions font aussi clairement appel à des travaux de géographie, anglophones et francophones, sans que ce soit une simple évocation symbolique et diplomatique. Certes, du chemin reste à parcourir pour que ce dialogue devienne un réflexe ou une évidence de la part de nombre des collègues politistes et sociologues, comme le montre le fait que certaines contributions font encore totalement l’impasse sur cet enjeu, mais gageons que cette initiative y contribuera fortement.
3Il faut dire que la thématique centrale de Politisation du proche, comme déjà celle du dossier « Conflits de lieux, lieux de conflits », cible la nébuleuse des conflits dits d’aménagement, environnementaux ou de proximité plus facilement travaillés par les géographes. Le plan de l’ouvrage fait apparaître trois grandes parties comprenant chacune trois à quatre chapitres. La première porte bien son nom : intitulée « Vouloir rester. Comment se mobilise-t-on dans les quartiers populaires ? », elle présente quatre enquêtes sur des luttes contre des projets de « rénovation » urbaine dont les effets comportent toujours une éviction d’une partie au moins des personnes qui y résident. Ces dernières, si elles sont démunies à plus d’un titre, peuvent puiser dans leur quartier même, en tant qu’espace de résidence mais aussi espace de vie et de relations sociales de proximité, certaines ressources pour y résister. Sous conditions toutefois, non sans difficultés, et sans garantie de succès. La deuxième partie est originale en ce qu’elle jette un pont entre travail et hors-travail, entre des usines et les lieux de vie limitrophes, entre les salarié·es et les habitant·es, mais aussi entre l’enjeu de l’emploi et celui du « cadre de vie ». Deux chapitres pointent notamment les conditions et difficultés pour un conflit du travail de s’appuyer sur les riverains et autres populations du bassin local (G. Gourgues et L. Kondratuk, M. Olive), montrant que les effets de la proximité n’ont rien d’automatique ou d’univoque. Enfin, la troisième et dernière partie aborde les inévitables « conflits d’aménagement », où les enjeux environnementaux sont toujours plus ou moins présents, et plus précisément des luttes contre l’installation de nouveaux équipements : un stade de foot (F. Sawicki), des centrales nucléaires (J. Lenoir), mais aussi des éoliennes (S. Dechézelles) qui suscitent de plus en plus d’oppositions. Deux chapitres traitent ces questions par le prisme des trajectoires individuelles des entrepreneurs de cause, un autre par celui des trajectoires collectives.
- 4 Voir le carnet de lecture proposé par Guénola Inizan dans ce même dossier.
4La plupart de ces recherches sont des ethnographies monographiques, ce qui permet une étude approfondie mais n’aide pas à opérer des comparaisons « toute cause égale par ailleurs ». Cela dit, comme dans tout ouvrage collectif de ce genre dont c’est l’un des principaux intérêts, libre aux lecteurs.trices de tenter des mises en regard entre les enquêtes présentées. En l’occurrence, les variations de contexte historique et géographique ne sont pas d’une grande ampleur, avec huit chapitres sur dix portant sur la France et l’ensemble ne remontant jamais au-delà des années 1970. Effet des ancrages disciplinaires des auteurs.trices ? L’absence de la discipline historique n’est sans doute pas pour rien dans la focalisation sur le très contemporain, et fait contraste avec La ville est à nous !, autre ouvrage collectif tiré d’un colloque récent qui remonte jusqu’au Moyen-âge (Backouche et al., 2016)4. Et si l’on peut faire l’hypothèse que travailler sur d’autres pays que la France est moins fréquent en sociologie et science politique qu’en géographie, cela ne se vérifie pas complètement ici : les deux chapitres extra-nationaux sont autant proposés par un politiste (D. Buu-Sao, sur l’Amazonie péruvienne) que par un géographe (C. Colin, sur Santiago du Chili), quand les deux autres géographes du dossier (I. Berry-Chikhaoui et L. Medina) travaillent sur la France. Mais confronter de multiples études locales sur un même pays dans une courte période historique n’a pas que des inconvénients, loin de là : c’est justement le genre de dispositif éditorial qui permet de montrer la variété des contextes locaux et des effets qu’ils peuvent avoir. Il permet aussi de mettre en regard des luttes devenues mythiques, d’ailleurs toutes indexées sur la France des années 1970 (l’Alma-gare, les LIP, les luttes anti-nucléaires), à des mobilisations moins connues, moins spectaculaires voire plus ordinaires.
5Pour nous guider dans cette mise en dialogue, la longue introduction ainsi que la conclusion de S. Dechézelles et M. Olive offrent une problématisation qui met l’accent sur « les conflits dans et pour les espaces familiers » (263), selon les auteur.ices encore peu travaillés à l’heure où les yeux se tournent vers le global ou le transnational, et qui ne sauraient se réduire au syndrome NIMBY, au conservatisme ou aux petits égoïsmes de clocher. La grille de lecture articule les approches critique et pragmatique des ressorts de l’engagement, du travail militant et des conditions et difficultés de la politisation du proche, du familier, de l’intime. Le « proche », choisi comme maître-mot et placé en titre de cet ouvrage, est défini comme « l’ensemble des êtres (humains ou non humains, présents ou passés) spatialement situés, qui occupent, objectivement ou subjectivement, une place spécifique dans les trajectoires des personnes et des groupes en ce qu’ils s’intègrent à un vécu, ordinaire ou non, participant à des opérations d’identification et de subjectivation. » (Dechézelles, Olive : 14 et 263, italique par les auteur·ices). Définition qui donne à réfléchir. Un peu large peut-être à la lecture des enquêtes qui montrent que cette place occupée ne doit pas seulement être spécifique mais aussi importante et positive. Mais qui entre en résonance avec ce qu’en géographie on a pu appeler « l’espace vécu » et qui renvoie sans conteste à plusieurs formes d’appropriation subjectives de l’espace : cognitive, affective et existentielle (Ripoll, Veschambre, 2014). En croisant ces entrées avec celles des conflits et des mobilisations, nombre de chantiers sont ainsi ouverts ou poursuivis qui s’attaquent à leur dimension spatiale de façon à la fois explicite, frontale, riche et ciblée.
6Cela dit, les mots pour la dire et en qualifier le statut théorique ne sont pas stabilisés ni toujours très assurés. D’une contribution à l’autre, voire au sein d’un même texte, diverses expressions peuvent être mobilisées de façon interchangeable (ou presque), sans que l’on ne sache si elles sont synonymes ou s’il faut faire des distinctions, et dans ce dernier cas lesquelles. C’est ainsi que les mobilisations, ou divers autres entités (une lutte, une revendication, une cause, une ressource, etc.), peuvent être dites « spatiales » ou « spatialisées », mais aussi « territoriales » ou « territorialisées », ou encore « locales » ou « localisées » – la simple variation entre l’adjectif et le participe passé adjectivé pouvant poser autant de questions qu’un changement de lexique. Sans prétendre donner des leçons bien mal venues tant la géographie ne fait globalement pas mieux (même si de vains efforts sont parfois faits pour limiter les dégâts), il serait intéressant de nous demander dans chaque cas quelles sont les caractéristiques qui déterminent l’usage de tel ou tel adjectif plutôt qu’un autre, et à quelles conditions une mobilisation ne pourrait pas se le voir accoler, car il est bien évident qu’aucune mobilisation n’est totalement « hors sol ». De même concernant le statut ou le rôle de l’espace (du quartier ou autre entité évoquée) : « support » certes, mais surtout pas uniquement, car aussi « mobile », « ressort », « objet », « enjeu », « acteur » même pour l’un des chapitres (point le plus discutable), « ressource » bien souvent. Mais parle-t-on bien toujours de la même chose ? Ou inversement, n’est-ce pas plutôt que tout enjeu, tout support, tout ressort, toute ressource, etc., a une dimension spatiale, certes plus ou moins explicite dans les discours militants et donc plus ou moins facile à identifier, certes plus ou moins importante pour la mobilisation, mais toujours présente ? Les difficultés rencontrées ne tiennent-elles pas au statut épistémologique tout de même très spécifique et délicat de l’espace, qui, comme le temps, ne saurait être ramené à celui d’une chose ou entité isolable dont on pourrait lister les caractéristiques ?
7À la croisée sans doute de ces deux questionnements, la plupart de chapitres mettent l’accent sur le rôle des rapports à l’espace physique du proche, qu’il s’agisse des trajectoires résidentielles, clairement reconnues comme décisives dans les trajectoires militantes, des pratiques quotidiennes, et de ce qui est tour à tour appelé ancrage, enracinement ou autochtonie, « bien entendu » pourrait-on ajouter. A la lecture de ce livre, le « capital d’autochtonie » a incontestablement fait son entrée en sociologie des mobilisations. Avec les avantages et les inconvénients d’un usage toujours plus élargi, qui, selon les cas, oscille entre reprise argumentée du concept proposé par J-N. Retière et simple notion comme une autre, dont le contenu peut renvoyer à une ressource sociale effective et efficace ou à un simple argument dans les concurrences et conflits de légitimité.
8Finalement, ce livre se focalise bel et bien sur des luttes ayant « les lieux familiers comme espaces (physiques) de mobilisation », mais aussi et surtout comme enjeu, ce qui permet de comprendre l’importance jouée dans nombre de cas par l’attachement aux lieux, mais aussi aux activités et aux relations sociales qu’on peut y avoir et que l’on risque de perdre ou de voir dégradées. Voilà sans conteste un ressort important de certains types de mobilisations, mais qui ne se retrouve pas dans toutes, en tout cas pas à un degré égal. Pensons notamment aux luttes sur des enjeux macro-économiques ou politiques déterminés/construits à d’autres échelles, nationales ou internationales. Mais il est vrai que c’est déjà un peu différent pour ce qui est du capital d’autochtonie ou plus largement des réseaux de relations spatialement circonscrits qui peuvent fonctionner comme une ressource ou un capital important dans nombre d’autres mobilisations quels qu’en soient les enjeux. Ou inversement des formes de circulation nationale ou internationale des militants comme des ressources, financières, organisationnelles ou argumentatives, qui peuvent être décisives y compris dans des mobilisations dites « locales ». On voit ici tout l’intérêt qu’il y aurait à faire dialoguer des travaux sur des mobilisations aux enjeux variés, afin de réfléchir aux effets que le type d’enjeu et sa dimension spatiale, notamment son extension ou échelle, elle-même socialement construite, peut avoir sur les formes de mobilisation, d’organisation, de ressource, d’arguments, etc.