DI BARTOLO F., BONIN O. (2024), Dispositifs de recherche-création, Paris, Éditions Delatour.
FAVRET-SAADA J. (1990), « Être affecté, Gradhiva », Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, no. 8, pp. 3-9.
Riveraines, pièce de théâtre de Delphine Biard, Mia Delmaë, Flore Grimaud, Caroline Sahuquet, mise en scène Delphine Biard, Flore Grimaud, Caroline Sahuquet.
1La pièce de théâtre Riveraines s’inscrit à l’interface de la création artistique, de l’engagement militant et de la recherche-action pour être sans doute les trois à la fois. Elle plonge dans l’univers professionnel des travailleuses sociales de l’association Solidarité Paris Maman (SOLIPAM). SOLIPAM est un réseau1 médico-social qui émerge en 2006, financé par l’Agence Régionale de Santé (ARS). L'objectif de SOLIPAM est d’accompagner des femmes migrantes enceintes ou mères de très jeunes enfants sans domicile jusqu’au six mois du nouveau-né, en militant pour leur prise en charge dans le droit commun. En 2022, SOLIPAM a accompagné 664 femmes, 734 en 2023 (alors que le nombre de femmes à la rue entre 2022 et 2023 a doublé). Riveraines rend tout à la fois compte des conditions de grande précarité et de violences dans lesquelles sont plongées des femmes migrantes, et du rocher de Sisyphe dont sont prisonnières ces professionnelles, essentiellement des femmes là aussi, pour répondre à chacune des situations qui se présentent à elles.
2Suite aux quinze représentations données au théâtre de la Reine Blanche du 14 mai au 15 juin 2024, nous avons rencontré deux de ses protagonistes, Clélia Gasquet-Blanchard, géographe de la santé et coordinatrice de SOLIPAM, et Caroline Sahuquet, comédienne et dramaturge au sein de la compagnie de théâtre Mi-fugue, Mi-raison, pour échanger avec elles autour de la pièce et des liens qu’elles mettent en évidence entre recherche, engagement militant, action publique et création artistique, mais aussi féminisme et migrations. Comment les temporalités de la création d’une pièce de théâtre transforment-elles l’objet et le positionnement de recherche ? Que produit la mise en scène de multiples formes de violence qui traversent les expériences des femmes, qu’elles soient accompagnées ou accompagnantes, au sein de SOLIPAM ?
3Les procédés dramatiques de Riveraines alertent et interpellent le public massé dans la petite salle de théâtre, en immersion dans le travail quotidien de SOLIPAM. La mise en scène joue du double sens des mots et des expressions figurées : « une patate chaude » parcourt littéralement la scène et circule dans le public dès qu’un dossier est bloqué, sans solution trouvée. L’effeuillage des dossiers qui ouvre le spectacle et scande la pièce dit aussi la submersion des travailleuses sociales par les cas à traiter ou l’empilement des vies qui peinent à se singulariser aux yeux de celles et ceux qui pourraient être porteur.euses de décisions à prendre pour enclencher un processus vertueux que l’on attend. Les spectateurs.trices pris.es dans des séquences haletantes, attendent la trêve, le repos que les protagonistes ne trouvent en définitive jamais. La séance de yoga n’est qu’un remède fugace, un subterfuge ironique pour affronter des réalités insupportables. La décompensation finale d’une travailleuse de SOLIPAM en témoigne, scène tout autant terrorisante que salutaire. Comment peut-on accepter les situations rapportées sur le plateau ? La force dramatique de la pièce tient à la fois de sa rigueur documentaire, de l’intensité théâtrale portée par la mise en scène et des actrices qui embarquent, bouleversent le public à travers un rythme extrêmement tenu et des mots qui percutent jusqu’à atteindre parfois le silence de la sidération.
4La fabrication de Riveraines s’inscrit tout à la fois dans une trajectoire de production théâtrale féministe et la montée des projets de recherche-création (Di Bartolo, Bonin, 2024) à l’université, et notamment en sciences sociales. Riveraines est créée à la suite de Speculum, la précédente création théâtrale de la compagnie Mi-fugue Mi-raison, consacré aux violences gynécologiques et obstétricales. Caroline Sahuquet explique la filiation : « Speculum a vraiment transformé l’objet et l’orientation de la compagnie. Il est devenu évident pour nous que les questions de santé des femmes, de protection et de lutte contre les violences faites aux femmes étaient totalement liées ». La rencontre avec Clélia Gasquet-Blanchard se fait à la suite de Speculum, comme le confie cette dernière :
« Ce que je voulais, c’était décentrer. Ce ne sont pas toutes les femmes qui parlent des violences gynécologiques et obstétricales subies, et je l’ai dit à une des comédiennes : "viens voir ce que vivent des femmes racisées à la rue en France. Tu verras qu’il y a certes les violences gynécos qu’elles ne peuvent même pas énoncer, et qu’il y a aussi beaucoup d’autres violences qui sont systémiques, lentes, institutionnelles". Et c’est comme ça que nous nous sommes rencontrées ».
5A alors débuté un parcours long de deux ans de création fait de lectures, d’enquêtes auprès des travailleuses et usagères du réseau SOLIPAM, et de longues discussions entre la chercheuse et les artistes. Caroline Sahuquet identifie sa petite troupe à « des artistes d’investigation ». Avec ses comparses Delphine Biard, Mia Delmaë et Flore Grimaud, elles sont allées construire leur légitimité au contact des sujets de leur création et du dialogue avec la recherche. Elles ont longuement observé le quotidien de SOLIPAM : elles ont assisté aux réunions d’équipe, échangé avec Gerda de Lépine, assistante sociale du réseau et Clélia Gasquet-Blanchard qui leur proposait en parallèle des pistes de lecture. Caroline Sahuquet se remémore :
« Les staffs, quand on a un point de vue théâtral, c’est une agora. On y voit quelque chose de dramaturgique, c’est plus ou moins circulaire, mais tout le monde a son cas à défendre. Pour nous, il n’y avait presque rien à ajouter. Évidemment, c’est beaucoup de travail, de retranscription, d’observation. Mais en fait on avait déjà une scène, ce qu’il fallait ensuite, c’était des rouages dramaturgiques, pour que ça soit monté en une scène de trois minutes. Mais c’est hyper fort. Les scènes de staff, ce sont des enjeux de pouvoir, des enjeux de valorisation de l'autre, d’interprétation ».
6Vinrent ensuite les premières représentations et tests auprès de différents publics, militants, universitaires, professionnels, et auprès de SOLIPAM-même. « À chaque fois on s'est saisi de ce qui avait été discuté pour faire évoluer l'objet », rappelle Clélia Gasquet-Blanchard.
7Au terme de ce parcours de production se trouve une narration au plus près des réalités vécues. Ainsi sur scène se rencontrent, se croisent, s’interpellent et dansent ensemble, pour recréer du lien ou le maintenir, les actrices, une assistante sociale invitée au jeu, la voix de Mme G., suivie par SOLIPAM ou encore celle d’Arnaud Banos, chercheur au CNRS - sauveteur en mer. Clélia Gasquet-Blanchard joue son propre rôle sur scène lors de certaines représentations.
8Pour Clélia Gasquet-Blanchard, « la pièce, c’est un résultat de recherche ». Elle nous explique que
« dans l’exercice, à SOLIPAM, on voit de l’injustice, de l’injustice et des droits qui ne sont pas respectés. (…) Et ce spectacle montre à quel point cette violence est constamment latente envers ces femmes et envers les professionnelles. Et moi j’avais besoin de ce spectacle parce que je suis profondément affectée. Et pour que ces femmes puissent être visibles et qu’on puisse aussi visibiliser le travail des fonctionnaires ou des agentes de services sociaux, des sage-femme, qui ont des missions de service public mais qui sont empêchés dans leur travail. Ce spectacle est un résultat de recherche parce qu’il est affectant, parce qu’il montre qu’on a été affecté et que la recherche en sciences sociales est affectante, comme le dit Jeanne Favret-Saada » (1990).
9Clélia Gasquet-Blanchard est maîtresse de conférences à l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), au sein de laquelle elle participe à la formation des cadres de santé publique. Chercheure au sein l’UMR ESO, elle s’inscrit dans la géographie radicale et réfléchit aux liens entre justice spatiale, violence et santé en ville. Riveraines est à la fois une manière de rendre compte des réalités qu’elle a expérimentées, mais aussi observées et analysées à travers le réseau SOLIPAM. Avec le prisme du spectacle vivant, Clélia Gasquet-Blanchard a souhaité visibiliser des femmes et des situations de violence, mais aussi rendre compte des effets de ces violences en termes d’émotions et d’affectation.
10A partir de sa triple position, Clélia Gasquet-Blanchard situe Riveraines comme un résultat de recherche qui répond à trois impératifs :
Donner à voir la maltraitance, la violence et les conditions de survie des femmes enceintes et mère de très jeunes enfants à la rue, dans le contexte de la métropole parisienne travaillée par des politiques capitalistes et revanchistes ;
Dénoncer les dysfonctionnements des systèmes médico-sociaux et l’impasse dans lesquelles se trouvent de nombreuses personnes travaillant au quotidien dans la violence produite par les politiques migratoires et de santé.
Alerter les décideurs politiques par une nouvelle forme de production de la recherche, qui souhaite exposer et clamer l’urgence pour sortir des canaux classiques, « trop confidentiels » des revues scientifiques ou cercles d’expertises installés, paralysés par les difficultés d’action et qui, de ce fait, risquent la mise en sourdine.
11Le temps de la représentation se termine par une déambulation au milieu de photographies saisissantes, fruit du travail de Pauline Gauer qui complète la production artistique de Riveraines. Ces images témoignent des conditions d’errance, d’accueil, de rejet mais aussi de l’espoir d’une vie meilleure pour les femmes passées par SOLIPAM. Ces visages exposés placent les spectateurs dans un face-à-face émouvant après avoir été troublés et questionnés ; la déambulation déplace une dernière fois celles et ceux qui partagent la même rive sans pouvoir réellement y vivre ensemble. « Tout d’un coup, tout ce que l’on a entendu dans le spectacle est vraiment visible », explique Caroline Sahuquet. Le dispositif de recherche-création sème des graines sur le chemin de la co-production des savoirs dans le domaine des études migratoires. Ne pas se taire, affecter et interdire l’indifférence, tels sont les lignes directrices de la recherche-création. Le théâtre déclenche un processus émotionnel qui permet de mettre au jour la situation terrible de groupes sociaux dominés et discriminés par des structures de pouvoir qui compromettent la vie, notamment dans ses formes les plus potentielles (la grossesse, la naissance, les premières semaines du nourrisson). Comment asseoir un passage pour que les personnes dont il est question s’approprient et se racontent elles-mêmes dans des dispositifs de recherche-création qui permettent de transmettre et d’élargir la diffusion des savoirs universitaires ? La poursuite de la collaboration entre SOLIPAM et la compagnie Mi-fugue, Mi-raison promet de défricher de nouveaux espaces pour consolider les connaissances issues du partage d’expériences de protagonistes enchâssés dans des structures institutionnelles dont la violence est vertigineuse.
DI BARTOLO F., BONIN O. (2024), Dispositifs de recherche-création, Paris, Éditions Delatour.
FAVRET-SAADA J. (1990), « Être affecté, Gradhiva », Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, no. 8, pp. 3-9.
1 Suite à un appel lancé par l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (APHP), la Ville de Paris (via l'ancienne Direction de la Famille et de la Petite Enfance (DFPE), le SAMU social, le Croix-Œuvre Saint Simon et le CASP (Centre d'action sociale protestante)) face à la carence de la prise en charge de mères de très jeunes enfants ou femmes enceintes à la rue.
Haut de pageClaire Aragau, Marie Bridonneau et Amandine Spire, « Riveraines, espace-temps d’une recherche-création », Carnets de géographes [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/11037 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12u4z
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