Ariella Aisha Azoulay, La résistance des bijoux. Contre les géographies coloniales
Ariella Aisha Azoulay, 2023, La résistance des bijoux. Contre les géographies coloniales, Éditions Ròt-Bò-Krik.
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1Avec La résistance des bijoux. Contre les géographies coloniales (2023), Ariella Aïsha Azoulay poursuit son œuvre aux multiples formes. Professeure à l’Université de Brown, Ariella Aïsha Azoulay est une théoricienne des cultures visuelles, curatrice et réalisatrice de films documentaires. Son dernier ouvrage, paru chez Ròt-Bò-Krik, offre une expérimentation théorique, littéraire et visuelle dans la lignée de sa réflexion critique sur les archives, les musées, les photographies, pensées comme des technologies impériales. Elle propose une analyse structurée en deux temps : un premier moment intitulé « Les langues des ancêtres », qui mêle récit intime et théorie politique ; et un deuxième moment intitulé « Les juifs sont encore là dans chaque bracelet » composé d’archives textuelles et visuelles, qui se déploient autour d’une prose poétique.
2La présentation de son livre à Paris en juin 2023 et janvier 2024 s’est accompagnée de la projection de son film The world like a jewel in the hand (2022), appartenant à une série de deux films documentaires intitulés Unlearning Imperial Plunder réalisés à la suite de son ouvrage, Potential History : Unlearning Imperialism (2019). Le premier volet de cette série documentaire intitulé Un-Documented : Unlearning Imperial Plunder I (2019) interroge la relation dissonante entre les biens spoliés détenus dans les collections des musées européens et les demandeurs d’asile refoulés aux portes de l’Europe, issus pour beaucoup de ces mêmes pays dont l’Europe désire ardemment les objets culturels. Dans le deuxième volet, The world like a jewel in the hand. Unlearning Imperial Plunder II, Ariella Aïsha Azoulay dessine, à travers l’histoire des bijoux et d’autres objets, les contours de ces mondes juifs arabo-berbères musulmans d’Afrique du Nord voués à la disparition à partir de la colonisation française.
3C’est ainsi que l’on pourrait démarrer la recension du dernier livre d’Ariella Aïsha Azoulay, un travail qui se pense en relation avec une série de gestes et d’objets inscrits dans le temps long d’une pensée située : curation d’expositions, réalisation de films mais aussi fabrique de bijoux à la manière de ses ancêtres juifs algériens, comme une façon de performer cet appel à la résistance des bijoux. Elle dédie d’ailleurs la première partie de son ouvrage « à [ses] ancêtres abandonné.e.s dans les cimetières d’Oran et d’ailleurs en Algérie ». L’arrachement à la terre de ses ancêtres et l’« anéantissement impérial du monde juif musulman » (p. 59) est le fil conducteur d’un récit puissant, intime et éminemment politique.
Une pensée relationnelle et située : questionner la restitution depuis une perspective diasporique
4Dans la première partie de son ouvrage, Ariella Aïsha Azoulay revient sur sa généalogie familiale pour mettre en lumière les enchevêtrements de mondes qui la composent, traversés par l’histoire coloniale et impériale. Il y a son père, Juif né en Algérie française, ayant migré en Israël en 1949. Il y a sa mère, « sabra », Juive née en Palestine avant la création de l’Etat d’Israël. Des trajectoires marquées par des processus coloniaux que l’autrice met en relation : la colonisation de l’Algérie par la France et la colonisation de la Palestine par l’Etat d’Israël. Des processus qui se traduisent par l’arrachement de sa famille à ce qu’elle nomme « le monde arabo-berbéro-judéo-musulman », la perte de la langue – judéo-espagnol (ladino) pour la mère, judéo-arabe pour le père – des langues parlées par ses aïeux, abandonnées par ses parents afin d’embrasser leur nouvelle identité juive israélienne et leur nouvelle langue, « l’hébreu sioniste », rappelant de cette façon l’écriture en lettres hébraïques du ladino et du judéo-arabe pratiquées par ses ancêtres. Un effacement de ses identités plurielles qui se traduit également par les changements de prénoms, à l’image de celui de sa grand-mère paternelle longtemps connue comme « Alice ». A la mort de son père en 2012, elle découvre dans des documents soigneusement cachés que sa grand-mère se prénomme « Aïcha », prénom que l’autrice porte désormais comme pour embrasser pleinement cette part algérienne de son histoire familiale et incarner le refus du projet de francisation mené par la colonisation française à la suite du décret Crémieux (1870). Elle mentionne ce décret comme une première forme d’arrachement des Juifs d’Algérie au monde arabo-berbéro-judéo-musulman, faisant écho à la notion d’exil proposée par Benjamin Stora sur les trois exils des Juifs d’Algérie (2006) qui analyse le processus d’assimilation opéré par la France à partir de 1870 en octroyant la citoyenneté aux « indigènes israélites d'Algérie » et la première séparation avec les « indigènes musulmans ». L’autre arrachement des Juifs d’Algérie évoqué par l’autrice est celui de l’exil au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1962, pays qui épousera la structure de l’Etat-nation et le récit de la nation musulmane homogène, invisibilisant ainsi des siècles d’existence des Juifs d’Algérie. Ariella Aïsha Azoulay articule ce moment de l’exil forcé à la production historique du récit d’une tradition judéo-chrétienne dont la généalogie se situerait en Europe à la suite de la Révolution française, puis la période napoléonienne avec l’établissement du Consistoire central israélite qui marquerait l’entrée des populations juives dans le paradigme de la modernité. Elle évoque ainsi cette période comme le début de la modernisation et la standardisation de ce que fut une pluralité de traditions juives locales et l’adhésion à la matrice de la supériorité civilisationnelle de l’Occident qui trouvera ses prolongements dans la mise en œuvre du projet sioniste. L’autrice revient en effet sur l’identité mizrahi au sein de l’Etat d’Israël pour qualifier les Juifs venus du Maghreb et d’autres régions arabo-berbéro-musulmanes en relation avec une identité hégémonique juive européo-centrée. Cette catégorie a joué un rôle important dans l’adhésion des populations mizrahim au projet sioniste en rappelant leur appartenance au peuple juif et en les séparant de la figure radicalement autre et anhistorique de l’Arabe ennemi du peuple juif. Cette catégorie de Mizrahim est aussi, à travers les nombreuses discriminations subies par ces populations au sein du nouvel Etat israélien, le symbole de la violence d’identités infériorisées et effacées au profit de l’assignation d’une nouvelle identité israélienne. Née citoyenne israélienne, parlant l’hébreu, l’autrice invoque ses souvenirs de classe et le mépris des enseignants à l’égard de ses origines maghrébines à l’énoncé de son nom de famille « Azoulay », la volonté de sa sœur de changer de patronyme afin d’échapper aux discriminations – pratiques courantes au sein de familles mizrahim –, ou encore l’abandon des langues ladino et judéo-arabe par ses parents. Elle rejoint les travaux précurseurs de la professeure en études culturelles Ella Habiba Shohat ainsi que du sociologue Yehouda Shenhav. Tous deux juifs israéliens de parents irakiens, leurs travaux abordent la construction des figures juives et arabes en Israël et en particulier, les représentations orientalistes des populations mizrahim de la part des élites ashkénazes israéliennes.
5C’est à partir du processus de fabrique d’une identité homogène et l’effacement de la pluralité des mondes juifs au sein de l’Etat-nation israélien qu’Ariella Aisha Azoulay pense les langues de ses ancêtres et les blessures inscrites dans le corps, héritées de ces derniers, depuis la dé-algérianisation de ses ancêtres juifs algériens, jusqu’à l’assimilation sioniste de ses ancêtres juifs palestiniens. Elle insiste sur la rupture que ces processus assimilationnistes ont produit au regard de la longue tradition diasporique de ses ancêtres, à commencer par les populations juives qualifiées de Megorachim expulsées de l’Espagne et du Portugal catholiques à la fin du 15e siècle. Dans cet exil, la langue diasporique, le judéo-espagnol ou ladino, fut transmise jusqu’à la génération de sa grand-mère et de sa mère. La langue ancestrale est ce qui a toujours permis de raconter le vécu diasporique des aïeux, leurs « secrets », les « traditions religieuses », « leur sagesse » (p. 28). A ce titre, l’autrice raconte la violence de son assignation identitaire qui ne lui a pas permis de s’approprier les mémoires de ses ancêtres, assimilant la perte de la langue judéo-arabe, judéo-darija, et de la langue judéo-espagnol à un nouvel exil. Pour produire cette langue qu’est l’hébreu de l’Etat israélien, « il fallut renoncer à la mémoire de toutes les chorégraphies que ces magnifiques lettres hébraïques avaient dansées autrefois, à travers ses mots, à travers ses phrases, dans les cadences de différentes langues » (p. 44), une langue « épurée de ses attaches ombilicales à l’arabe, à l’amazigh, au yiddish, au ladino, au turc » (p. 47). Ces langues racontent la pluralité des mondes juifs diasporiques dont les mémoires ont été effacées.
6C’est depuis cette perspective située, caractérisée par de multiples arrachements aux mondes arabo-berbéro-judéo-musulmans, que l’autrice pose la question des objets associés à ces mondes. Parmi ces objets, il y a les bijoux fabriqués par les membres des communautés juives d’Afrique du Nord qui pour beaucoup étaient des joailliers au sein de la oumma, de la communauté des musulmans. Elle revient sur une scène du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) dans laquelle les protagonistes algériennes doivent apparaître comme des Françaises modernes et pour se faire, l’une d’entre elles retire ses bijoux. Ariella Aïsha Azoulay voit dans les bijoux, le symbole du monde juif musulman, et interprète l’acte de la protagoniste comme la matérialisation du processus d’assimilation passant par l’effacement de son arabité. Une modernité coloniale qui impose de « se défaire de sa judéo-islamité » (p. 58). S’ouvre alors un deuxième temps de sa réflexion sur ces mondes arabo-berbéro-judéo-musulmans et les modalités de leur destruction dans le contexte de l’Algérie coloniale, destruction qu’elle se refuse de penser de façon irréversible, s’opposant ainsi à Benjamin Stora.
7Ce premier moment de la réflexion nous aura ainsi conduit à penser la complexité des vies diasporiques, des multi-appartenances au sein de mondes enchevêtrés, traversés par des logiques coloniales et impériales, elles-mêmes plurielles. En cela, la réflexion d’Ariella Aïsha Azoulay représente une contribution importante dans le débat sur les restitutions du patrimoine, ravivé à la suite du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain (Sarr/Savoy 2018), qui s’inscrit et suppose encore trop souvent des Etats-nations clairement constitués. Comment penser ces multiples fractures, ces multiples séparations des langues, des objets et de ces mondes sociaux hybrides que la colonialité a démantelés ? Qui pour réclamer les bijoux de ses ancêtres ? Comment penser des espaces de restitution dans une épistémologie qui ne permet pas de penser ces enchevêtrements entre cultures arabo-musulmanes et cultures juives ? La proposition de l’autrice est de penser autrement la question de la restitution : restituer c’est se réinscrire dans une généalogie, c’est produire d’autres récits, c’est réactiver des imaginaires, c’est mobiliser le corps et ses mémoires incarnées, c’est réparer et se réparer en désapprenant l’impérialisme.
Repenser l’épistémologie de la restitution : désapprendre l’impérialisme, détourner l’archive, réveiller la mémoire musculaire
8La deuxième partie de l’ouvrage propose un texte tissé autour d’archives coloniales et d’archives familiales. En tant que théoricienne des cultures visuelles et notamment de la photographie, les images produites en contexte colonial occupent une place prépondérante dans la réflexion de l’autrice afin de saisir le processus de dépossession des terres, des corps, des mondes des sociétés colonisées, en particulier de l’Algérie. A la manière d’un orfèvre artisan, ses mots se déploient en conversation avec une série d’images et de textes extraits de l’industrie visuelle coloniale : cartes postales, photographies issues d’albums privés, coupures de presse, travaux issus de photographes, peintres, dessinateurs et autres ethnologues français opérant en colonie. Cette diversité de matériaux permet de mettre en lumière la fabrique d’un monde à disposition, quantifiable, mesurable, descriptible, parfaitement saisi par la connaissance et le regard totalisant de la puissance coloniale. La question des images est centrale car au-delà des objets, il est aussi question des imaginaires collectifs produits à cette époque à partir de ces matériaux, qui se sont sédimentés dans le temps et circulent encore aujourd’hui dans différents espaces dont les musées. L’autrice considère l’accumulation et la circulation des images comme faisant partie du pillage colonial. A travers ces cartes postales intitulées « Bijoutiers juifs de Constantine », « Femme arabe » ou encore des lithographies intitulées « Juives d’Oran », Ariella Aïsha Azoulay exprime la violence de la capture de l’image de personnes qui ne voulaient pas être photographiées, la violence de la nomenclature, la violence de l’accumulation des images détenues dans des collections privées et publiques qui signifient l’appropriation de ces mondes représentés, simplifiés et essentialisés.
9Ces images sont par ailleurs corrélées à la production de savoirs ethnographiques, géographiques, géologiques qui permettent de mettre en branle la logique extractiviste et rendent possible l’exploitation et « la destruction des infrastructures des cultures locales » (p. 169). C’est de cette façon qu’il faut aussi comprendre l’intitulé de son film documentaire « Le monde comme un bijou dans le creux de la main » qui apparait en lettres arabes et hébraïques dans son ouvrage (p. 163). Les photographies, les croquis et les descriptions détaillées des bijoux produits en Afrique du Nord, à l’instar des travaux du collectionneur et critique d’art Paul Eudel ou encore de Jean Besancenot qui occupera la fonction de « directeur iconographique » du protectorat du Maroc, représentent aussi une extraction des savoir-faire et une négation de l’infrastructure même qui a permis la fabrique et la transmission de ces bijoux. Les images de ces bijoux les dissocient des communautés qui les ont fabriqués, qui les ont portés, de la vie sociale en somme qui leur a donné toutes leurs significations et leurs usages. Ces images participent ainsi de la production d’un discours scientifique empreint de colonialité. L’autrice mentionne en effet les textes savants de ceux qui se font « historiens de l’art de nos trésors » (p. 165) et qui légitiment des interprétations de ce que seraient des bijoux « authentiques » ou encore « barbares », des interprétations sur la déviance des objets ainsi que la décadence de l’artisanat (p. 174) que la colonisation a pourtant contribué à démanteler au profit de l’industrialisation de la production des artefacts. On retrouve ici le processus de patrimonialisation des traditions culturelles « indigènes » essentialisées, mises en scène et spectacularisées pour le regard européen, inscrit au cœur du projet colonial. Cette fabrique de l’authenticité nous dit l’autrice est inséparable de « l’obsession racialisante » à l’œuvre dans la désignation du groupe autochtone authentique, les indigènes « berbères » ou « kabyles », invisibilisant par ailleurs le rôle des Juifs dans la création de ces bijoux. Les figures juives sont bien souvent représentées dans des cartes postales coloniales en tant que « changeurs » ou « bijoutiers », participant de la fabrique d’une imagerie antisémite à l’instar de la représentation du bijoutier juif de l’émir d'Abdelkader en fuite s’accaparant les bijoux de l’émir dans la peinture d’Horace Vernet sur La Prise de la smalah d'Abd-el-Kader (1844), actuellement exposée au Musée de Versailles.
10« Chercher ses ancêtres dans des cartes postales coloniales » (p. 67) c’est ce que tente de faire l’autrice, ne disposant d’aucune photo de ses aïeux, exemple parmi d’autres témoignant de cette série de fractures qui la composent : arrachement à la langue, arrachement à la terre, arrachement aux objets, séparation des objets des infrastructures sociales dans lesquelles ils s’inscrivent, anéantissement de ces mondes sociaux communs. C’est là en effet une idée récurrente au sein du travail d’Ariella Aisha Azoulay : la colonisation a produit et institutionnalisé une taxonomie qui a séparé les populations colonisées en groupes différenciés à la fois racialement et les associant à des régimes de valeurs distincts. Elle évoque ainsi les « types » de personnes réduites à des catégories coloniales de gouvernement – « type berbère », « type arabe », « type juif » – et leurs documentations détaillées par l’anthropologie physique dont elle reproduit des archives photographiques issues des collections du Musée du Quai Branly et mentionnant les crânes encore détenus dans les collections du Musée de l’homme. La violence radicale, selon l’autrice, repose sur le démantèlement d’un monde « commun », d’un monde « partagé », catégories réitérées sans cesse dans le texte telle une invocation d’un monde à repenser comme tel. Un monde enchevêtré dans lequel les Juifs s’identifiaient moins en tant que Juifs que par leurs fonctions d’artisans et commerçants, que l’imagerie coloniale a réduit à la catégorie « type juif » et aux imaginaires associés de l’argent ou de la religion. Elle rappelle les fonctions sociales plurielles et intégrées qu’occupaient les membres de la communauté juive. Elle mobilise les images coloniales contre elles-mêmes et fait jaillir les silences des archives afin de mettre en scène leurs errements, leurs difficultés à séparer ce qui ne l’étaient pas de façon aussi nette, à l’image des cartes postales intitulées « Constantine, rue arabe, enfants juifs », « Scènes et types, enfants arabes juifs » ou encore les ratures au sein d’un album de photographies coloniales où l’inscription manuscrite « type juif » est corrigée en « type arabe ». Mondes hybridés, mondes enchevêtrés que la mythologie coloniale, pour reprendre un terme d’Abdelmalek Sayad, a contribué à fractionner en naturalisant des divisions encore à l’œuvre aujourd’hui dans le champ muséal à l’instar des catégories « art islamique » et « art juif ». L’autrice revient sur la puissance de ces imaginaires coloniaux qui réduisent la composante juive à une esthétique et des formes précises de l’étoile de David ou des Couronnes de la Torah, à l’image de ces bijoutiers marocains, héritiers des savoirs des bijoutiers juifs, qui composent aujourd’hui encore pour l’économie touristique des mains de Fatma frappées de l’étoile de David. On retrouve toute une économie de ces objets présentés comme « juifs » d’Afrique du Nord sur des plateformes de vente en ligne, dans lesquelles l’argumentaire de vente mobilise des extraits des productions ethnographiques coloniales afin de situer ces objets et qualifier leur authenticité (p. 175). Une violence de la séparation des objets et de leurs mondes qui se rejoue sans cesse dans cette économie culturelle et cette circulation contemporaine des objets. Elle évoque au contraire une création et une fabrique de bijoux, par les bijoutiers juifs, beaucoup plus ancrée dans les vies sociales arabo-berbéro-judéo-musulmanes rythmant les rites de passage de la vie (mariage, naissance etc.) et les usages et significations plurielles des bijoux au sein de ces communautés imbriquées au-delà d’une stricte clientèle juive. La fabrique des bijoux s’inscrit au cœur d’intenses interactions sociales dont l’esthétique choisie en est le fruit. Ces bijoux incarnent une éthique du soin inscrit au quotidien : ils sont réparés, remodelés, réaffectés. Des bijoux qui racontent ce monde commun, des bijoux et autres artefacts à l’instar des mezouzot dont les motifs disent quelque chose de cet enchevêtrement qui dépasse les formes stéréotypées d’une identité juive homogène et monolithique. C’est précisément au nom de ce monde commun que les bijoux ne doivent pas être pensés comme des choses « juives », comme s’ils pouvaient être dissociés de leurs mondes sociaux enchevêtrés, de la même façon que le sabre de la figure de la résistance algérienne à la colonisation française, l’émir Abdelkader, conservé aujourd’hui au château de l’Empéri, à Salon-de-Provence et objet d’une demande de restitution par l’Etat algérien, devrait être considéré comme appartenant à cet héritage commun arabo-berbéro-judéo-musulman : « Avant la colonisation, l’intégralité de l’histoire mythologique de l’Algérie appartenait aussi aux Juifs, aux Juives, quelles que soient les origines religieuses ou ethniques de cette mythologie » (p. 111).
11L’autrice évoque ainsi une « césure impériale » (p. 157) de ce monde commun qui explique en partie le rejet par son père de son arabité, oblitérant la part algérienne de son identité et la honte du prénom musulman « Aïcha » porté par sa mère. Et pourtant, Ariella Aisha Azoulay fait l’hypothèse d’un possible renversement de cette disparition d’un monde arabo-berbéro-judéo-musulman. C’est toute l’originalité de sa contribution dans la continuité de ses travaux antérieurs sur l’histoire potentielle – Potential History : Unlearning Imperialism (2019) – et l’enjeu de « désapprendre l’impérialisme » pour se défaire des violences de cet ordre impérial. Elle invite ainsi à repenser la catégorie temporelle du « passé » comme un devenir à remodeler. Ce monde partagé, ce monde commun peut être réveillé dans les imaginaires, dans les récits, s’incarnant dans le corps, dans des pratiques. Cette question de la résistance traverse l’ensemble de l’ouvrage à commencer par son titre « La résistance des bijoux ». L’autrice réaffirme les présences juives dans les bijoux comme une résistance à l’anéantissement, des présences transmises dans ces bijoux portés encore aujourd’hui par les femmes algériennes lorsqu’ils ont pu échapper à la collecte nationale post-indépendance. Lorsqu’elle évoque par ailleurs la figure paternelle, elle mentionne malgré tout « l’héritage de ce sensorium anticolonial, rescapé de la discipline coloniale », « un savoir incarné, transmis en dépit des efforts des colonisateurs » et qui chez lui se manifestait par « un rapport méfiant à l’Etat et par différentes formes d’indiscipline » (p. 14), en l’occurrence une distance soigneusement cultivée à l’égard du récit de la nation juive régénérée dans le nouvel Etat d’Israël. Par « savoir incarné », l’autrice mentionne également une idée centrale de l’ouvrage, celle de la mémoire musculaire, témoin des pratiques ancestrales, inscrites et transmises au gré des circulations diasporiques et des traumatismes. Les savoirs du travail des métaux inscrits dans cette mémoire musculaire peuvent peut-être expliquer le travail minutieux du père, technicien radio, manipulant les fils de cuivre fins ou encore l’art de nouer les cordes. Elle y voit les mains habiles des artisans bijoutiers. Elle veut s’inscrire dans cette généalogie en pratiquant elle-même la fabrique des bijoux (des mezuzots, des ketubots, des colliers), travaillant des pièces de monnaie, façonnant le métal, nouant des fils cirés. Elle tente de réveiller cette mémoire musculaire des gestes de l’artisan, au même titre que la mémoire musculaire de la bouche en « émigrant » de l’hébreu (p. 51) pour rendre possible d’autres mots, d’autres sons et avec eux d’autres voix et d’autres mondes.
12La pensée d’Ariella Aïsha Azoulay est incarnée dans toute une série de pratiques, nous invitant à repenser l’épistémologie même de la restitution, au-delà d’une transaction d’objets. Restituer, c’est se réinscrire dans une histoire de la lutte anticoloniale, se réapproprier ses blessures invisibilisées dans les récits hégémoniques, réveiller des identités et des mondes sociaux démantelés par les empires, réapprendre les savoirs mis sous silence mais demeurés incorporés. Elle envisage ainsi la restitution comme une forme de réparation à travers le récit et la praxis : la fabrique du bijou, le travail du fer, le travail de la langue, la réappropriation du nom, le détournement de l’archive, la réactivation d’imaginaires rendant possible un passé jugé révolu. En l’occurrence, les enchevêtrements d’un monde arabo-berbéro-judéo-musulman sont à repenser au-delà d’un judaïsme maghrébin prisonnier des archives coloniales, pensé comme un îlot communautaire du « type juif » écarté de toute relation avec la pluralité des mondes sociaux qui composent alors l’Afrique du Nord. On pourrait émettre des réserves quant à l’idée d’une créolisation enchantée et harmonieuse. Ces critiques ont d’ailleurs été avancées à l’encontre de la thèse de Benjamin Stora sur l’idée d’un exil des Juifs d’Algérie à la suite du décret Crémieux de 1870. Elles s’appuient sur une interprétation de la colonisation française comme le temps de la libération des Juifs Algériens de leur condition minoritaire associée au statut de dhimmi et non celui d’une séparation violente des Juifs avec le monde arabo-berbère musulman. Si cette interprétation semble soulever des questions ontologiques quant à une modernité occidentale libératrice pour les uns, colonisatrice pour les autres, elle minore également l’importance des contextes situés et de la temporalité longue de l’inscription des communautés juives en Afrique du Nord. En effet, les travaux historiographiques révèlent des situations d’ancrage des communautés juives très plurielles selon les contextes géographiques et les périodes dynastiques. La thèse d’Ariella Aïsha Azoulay, au-delà d’une lecture dichotomique de la créolisation ou de la ségrégation violente des populations juives maghrébines, pose avant tout la question des enchevêtrements et de la rupture coloniale. Elle montre comment les populations juives maghrébines ont elles-aussi été prises dans les logiques de dépossession, d’extraction, de taxonomie, d’accumulation d’images essentialisées qui circulent encore aujourd’hui et jouent un rôle structurant dans les modes de représentation et d’identification des membres de ces communautés en contexte diasporique. A cet égard, l’écrivaine algérienne Hedia Benshali (2023) dans L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu, évoque un « syncrétisme » judéo-musulman et revient elle-aussi sur l’enjeu de la période coloniale, révélant par ailleurs le dialogue transméditerranéen actuel et vif dans lequel se situe la contribution d’Ariella Aïsha Azoulay. De la même façon, dans les échanges épistolaires entre l’autrice et l’écrivaine algérienne Amira Negrouche (publiés sur le site de l’éditeur), cette dernière évoque sa « judéité qui manque à [son] entièreté ».
13La démarche d’Ariella Aïsha Azoulay fait par ailleurs écho au projet porté par la romancière algérienne Assia Djebar, à travers son film documentaire, La Zerda, ou les chants de l’oubli (1982), dessinant à partir des productions archivistiques coloniales, les voix et les chants puissants de la résistance. La « musique » des bijoux (p. 225) réveille les présences juives, qui sont aussi les voix oubliées de la résistance. Son travail peut être aussi resitué plus largement dans une série de productions académiques, littéraires, artistiques, cinématographiques et militantes qui, dans des orientations et des interprétations très plurielles, voire très radicalement opposées, tentent à leur manière de poser la question des héritages juifs en Afrique du Nord, des identités arabo-berbéro-juives invisibilisées, oubliées, diluées au sein de trajectoires diasporiques transméditerranéennes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Linda Boukhris, « Ariella Aisha Azoulay, La résistance des bijoux. Contre les géographies coloniales », Carnets de géographes [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 02 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/10906 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12sv2
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