1Alors que l’ethnologie « personnifie par excellence la culture de l’enquête de terrain (...) la réduisant souvent à une aventure intellectuelle personnelle » (Copans, 2011), cet article interroge, par l’expérience du terrain, les implications méthodologiques du caractère collectif et international d’une recherche en géographie. En effet, la tradition ethnologique ou sociologique, dont la géographie s’est largement outillée pour ses enquêtes, voudraient « que le·la chercheur·e soit seul·e sur son terrain, malgré les traditions nationales des expéditions collectives de la fin du XIXème siècle » (Copans, 2011). Prenons l’exemple des diverses expéditions scientifiques encadrées par Marcel Griaule chez les Dogons où enquêtes ethnographiques et linguistiques ont été menées simultanément par plusieurs chercheurs ; ou encore des situations récentes comme les recherches conduites conjointement par un·e chercheur·e étranger·e et un·e chercheur·e local·e (Sigaud, 2008 ; citée par Copans, 2011). A l’évidence, dans le cadre de ces dispositifs ethnographiques collectifs, il y a beaucoup à retirer des contraintes et avantages de la diversité des représentations sociales et des bagages méthodologiques de chacun·e sur la construction de la posture du·de la chercheur·e et plus largement, du positionnement d’un projet de recherche sur le terrain.
- 1 Circulation internationale et recompositions urbaines au Sénégal est un projet de recherche financé (...)
2C’est la démarche soutenue par le projet CIRCUS1 mené en collaboration entre l’Université d’Angers et l’Université de Dakar. Il s’inscrit dans le prolongement d’une première série de travaux collaboratifs sur les migrations internationales menés au Sénégal (Lessault, Beauchemin, & Sakho, 2011) et sur le suivi depuis une vingtaine d’années des transformations territoriales de la capitale dakaroise et ses périphéries littorales (Sakho, 2002 ; Lessault & Sakho, 2008 ; Lessault & Imbert, 2013). Dans un souci de compléter l’analyse d’un « système de mobilité internationale » en mutation au Sénégal, l’attention s’est portée sur la circulation et l’installation des populations européennes, numériquement minoritaires parmi les populations étrangères mais dont les caractéristiques sont marquées par plusieurs changements récents : évolution des profils sociaux, de la durée des séjours, des activités, diversification des origines géographiques etc. Si ces changements socio-économiques ont été soulignés par les travaux récents de sociologues (Quashie, 2016 ; Bredeloup, 2022), l’hypothèse principale du projet CIRCUS est que ce renouvellement récent des formes de présence européenne a des implications importantes dans la dynamique et le développement des territoires, en particulier dans les espaces historiques de concentration dont la localité de Saly est une figure emblématique au Sénégal.
3Notre propos contournera l’analyse des transformations récentes de la ville de Saly2 pour mieux se centrer sur la fabrique d’enquête et l’expérience de terrain vécue par notre collectif franco-sénégalais. Rappelons simplement ici qu’en l’espace d’une vingtaine d’années, la petite station balnéaire de Saly, qui abritait moins de 5000 habitant·e·s, est devenue le centre névralgique (près de 25 000 habitant·e·s) de l’agglomération urbaine cosmopolite de Mbour (187 500 habitant·e·s en 2017) s’étalant désormais de manière continue de Somone à Nianing (Carte 1). Au plan théorique, l’emploi du terme cosmopolite pourra surprendre d’autant plus qu’il est appliqué à une petite localité ouest-africaine. A la suite de Fournet-Guérin (2017), on considère à la fois la marginalité à l’échelle mondiale de cette région du monde dans le processus de mondialisation et le fait que certaines villes d'Afrique « sont concernées par la « généralisation des phénomènes de mobilité à différentes échelles, dont internationale, pour des raisons diverses » (Fournet-Guérin, 2017). Le caractère cosmopolite souligne ici l’évolution de la composition sociale de Saly par la multiplication récente d’individus originaires de plusieurs pays. Le processus d’internationalisation accélérée de la localité tient notamment au développement initial du tourisme international mais aussi à sa proximité de la métropole dakaroise et du nouvel aéroport Blaise Diagne inauguré en 2017. Cette nouvelle accessibilité, pour les voyageurs, migrants internationaux et élites dakaroises (sénégalaises ou européennes) a été renforcée par la mise en place d’une autoroute à péage permettant de relier la Petite Côte, l’aéroport et la capitale en un temps très confortable (Carte 1). Ainsi, la diversification des nationalités résidentes et semi-résidentes en font un espace de choix pour questionner le vivre-ensemble et le « faire territoire » (Baudin, Bonnin, 2009) surtout lorsque les écarts sociaux, économiques et culturels atteignent de telles extrémités.
Carte 1. Saly dans son environnement géographique
- 3 La notion de race est mobilisée dans une perspective critique, en tant que construction sociale sit (...)
4Tandis que les recherches sur les migrations des Nords vers les Suds, dites "privilégiées" intègrent de plus en plus de réflexions sur la dimension postcoloniale et raciale3 des rapports sociaux, notamment à travers la notion de blanchité (Cosquer, Le Renard, Paris, 2022) notre dispositif d’enquête en équipe franco-sénégalaise est une opportunité et un défi méthodologique fort pour tester l’opérationnalité de ces catégorisations. Il porte en outre une dimension exploratoire importante pour la discipline : si en sociologie, ces thématiques se consolident (Guillaumin, 1972 ; Brun, Cosquer, 2022) en invitant à une prise en compte des positions raciales des chercheur·e·s sur leur terrain (Quashie, 2020), la géographie aborde moins clairement ces enjeux. Ce carnet de terrain met ainsi en pratiques la vigilance épistémologique encouragée aujourd’hui par une part importante des géographes francophones (Ripoll et Frouillou, 2022).
5La première partie de l’article est consacrée à l’organisation de l’enquête de terrain. Elle présente la mixité de l’équipe en termes de genre, de nationalité, de statut et d’expérience. Nous y détaillons les prérequis nécessaires pour aborder, en géographes, les spécificités d’un espace touristique du Sud avant de présenter les outils de l’enquête. La seconde partie nous amène au cœur du terrain conduit en octobre 2022, de ses déambulations collectives et des conditions d’enquête dans lesquelles les binômes constitués ont suscité des interrogations multiples sur les postures respectives des chercheur.e.s à l’œuvre. Enfin, la troisième partie discute les modes de restitution des enquêtes et de production des représentations collectives d’un terrain ayant suscité de nombreux « étonnements » et in fine permis de faire évoluer le questionnement initial du projet.
6David Lessault et Papa Sakho qui ont supervisé l’enquête collective travaillent depuis une vingtaine d’années sur les questions de mobilité et d’habitat à Dakar. En initiant ce nouveau programme, ils ont pour objectif de croiser leur regard sur une forme de mobilité internationale (celle des populations européennes au Sénégal) qu’ils n’ont pas encore abordée dans leurs travaux respectifs. Dès l’origine du programme CIRCUS, la construction de l’équipe de géographes a été pensée de façon à associer différentes compétences et niveaux d’expériences en matière de recherche. Si le projet a d’abord une dimension exploratoire sur un sujet peu abordé dans les travaux menés sur les migrations au Sénégal, il intègre aussi une importante composante de formation par la recherche en impliquant d’emblée trois doctorant·e·s sénégalais·e·s (Caroline Cira, Mohamadou Samb Ndeye, Fatou Mbenda Sarr) dont les sujets correspondent aux trois axes du projet : habitat, entreprenariat et santé. Les trois doctorant·e·s disposent tou·te·s d’une expérience du terrain forgée par des périodes de stages ou de contrats avec des institutions locales notamment, l’Agence d’urbanisme et la Société d’Aménagement de la Petite Côte (SAPCO). Leur vision initiale du terrain est ainsi formatée par les missions (Recensement, diagnostic territorial) qui leur avaient été confiées et par le discours des institutions employeuses. L’expérience du terrain devait permettre à la fois une déconstruction des représentations héritées et de compléter le « système d’acteurs » par des protagonistes souvent « oubliés » des études institutionnelles alors qu’ils jouent un rôle majeur dans la dynamique de développement du terrain (semi-résident·e·s, migrant·e·s internationaux récemment installé·e·s, travailleur·se·s du secteur informel, etc.). Les autres membres de l’équipe disposent quant à eux d’une connaissance limitée du terrain sénégalais mais d’une expérience approfondie des thématiques du projet sur d’autres terrains, notamment au Maroc (Jordan Pinel, Sébastien Fleuret et Brenda Le Bigot) ou en Espagne (Marème Niang) où ils ont étudié les circulations internationales de populations africaines et européennes. Le terrain CIRCUS devait leur permettre de transposer leur regard d’un terrain à un autre et de partager leurs compétences méthodologiques en contexte d’altérité.
Equipe CIRCUS (sexe, âge, nationalité, méthodes, thème de recherche)
. David Lessault, Homme, 46 ans, français, enquêtes quantitative et qualitative sur les mobilités spatiales, Mobilités internationales et transformations des territoires en France et au Sénégal
. Papa Sakho, Homme, 68 ans, sénégalais, enquêtes quantitative et qualitative sur l’habitat et les mobilités au Sénégal, Habitat et mobilités urbaines
. Caroline Cira, Femme, 34 ans, sénégalaise, Activités et dynamiques entrepreunariales dans un contexte de circulation internationale sur la Petite Côte sénégalaise (Thèse en projet)
. Mohamadou Samb, Homme, 50 ans, sénégalais, Vieillissement et accès aux soins des retraités européens semi-résidents au Sénégal (Thèse avancée)
. Ndeye Fatou Mbenda Sarr, Femme, 39 ans, sénégalaise, Mobilités internationales et transformations des territoires : dynamiques d’habiter des populations d’origine européenne au Sénégal
. Brenda Le Bigot, Femme, 34 ans, française, enquêtes qualitatives, Migrations privilégiées dans les Suds (Maroc, Thaïlande)
. Jordan Pinel, Homme, 30 ans, français, enquêtes quantitative et qualitative, Recherches sur les retraités français au Maroc, les migrations de retour au Maroc et les conditions de vieillissement en migration.
. Sébastien Fleuret, Homme, 50 ans, français, enquêtes qualitatives et épidémiologiques, Tourisme international et construction locale de la Santé (Afrique, Europe, Mexique, Canada)
. Marème Niang, Femme, 40 ans, sénégalaise, enquêtes qualitatives, Habiter en migration des Sénégalais et Gambiens en Espagne
7L’enquête repose sur la construction collective d’un dispositif méthodologique permettant de travailler auprès d’une population très minoritaire à l’échelle nationale, peu accessible (difficultés d’accéder à des lieux privatifs gardés) et difficile à saisir (caractère très mobile des individus, impermanence des présences sur place, effet de la saisonnalité). Nous avons donc retenu, en amont du terrain, trois prérequis.
8Il s’agissait d’abord de cibler un espace de concentration des présences européennes dont la trajectoire historique était connue afin de raisonner avec un minimum de recul et de saisir des évolutions. La localité de Saly, située sur la Petite Côte sénégalaise, choisie dans les années 1970 par le gouvernement sénégalais pour promouvoir un développement économique fondé sur le tourisme balnéaire, est apparue d’emblée comme la mieux appropriée.
9Nous devions ensuite tenir compte de la saisonnalité des présences européennes particulièrement marquée au Sénégal, où les touristes et résident·e·s secondaires d’origine européenne évitent souvent la saison des pluies (juillet-septembre) jugée moins propice du fait de la chaleur et des accès palustres. Nous avons donc opté pour une répétition de plusieurs terrains sur une année : en février 2022 (Haute saison), en Octobre 2022 (fin de la basse saison), en Février 2023 (Haute saison). Le terrain dit de basse saison a l’avantage de filtrer les résident·e·s européen·ne·s permanent·e·s. Ayant réuni l’ensemble de l’équipe, cette phase de l’enquête est celle sur laquelle se concentre cet article.
10Enfin, le dernier principe a reposé sur l’optimisation de la coopération internationale permise par le projet et la mise en place de binômes d’enquêteur.rice.s franco-sénégalais·e·s. Cette configuration des équipes a permis de faciliter l’accès à certains lieux. Nos expériences précédentes avaient en effet montré, à Dakar par exemple, que les quartiers résidentiels haut standing donnaient des taux de refus importants (jusqu’à 80 % des ménages refusaient ou n’étaient pas enquêtés dans le projet MAFE, 2008 ; le problème est récurrent également pour les recensements de la population de l’ANSD et autres enquêtes telles EMTSU, 2002 ; un argument des enquêteur.rice.s est souvent qu’ils n’osent pas insister ou bien qu’ils trouvent « porte close »).
11Notre démarche, résolument géographique, privilégie une entrée sur le terrain par l’espace afin de tenir compte de sa diversité interne. L’espace du terrain a été subdivisé en quatre principaux secteurs d’enquête couverts par les binômes d’enquêteur.rice.s et reflétant les principales transitions observées préalablement, en termes de dynamique socio-résidentielle et de peuplement. Ce découpage raisonné des secteurs d’enquête, réalisé à partir d’images aériennes et des connaissances préalables du terrain, avait ainsi pour objectif de cibler des types différents de présences européennes. Ce faisant, nous nous appuyons sur plusieurs postulats : les touristes sont plutôt localisé·e·s dans la zone des complexes hôteliers, les hivernant·e·s dans les résidences collectives, les résident·e·s permanent·e·s dans les quartiers de villas individuelles haut standing. Enfin un quatrième secteur est caractérisé par sa mixité sociale et sa position en périphérie du littoral où l’on peut supposer que l’installation des populations européennes aux profils sociaux moins favorisés ou nourrissant des projets de vie plus ancrés auprès des populations locales.
Carte 2. Les secteurs d’enquête du découpage initial
- Secteur 1 : le centre historique de la station balnéaire, ses hôtels et sa rue commerçante principale, et l’ancien village de pêcheurs.
- Secteur 2 : les espaces de résidences collectives et de villas privatives littorales vers le Nord.
- Secteur 3 : les espaces résidentiels littoraux et intérieurs en extension le long de l’ancienne piste des charrettes vers le Sud et la ville de M’Bour.
- Secteur 4 : les extensions résidentielles de l’intérieur, « front pionnier » très actif dans le prolongement des quartiers anciens et empiétant sur les réserves agricoles et foncières en direction du Centre Diambar et du village de Nguérine
12Cette « carte repère » (Carte 2) a constitué un outil important à différents stades de l’enquête : en amont de l’enquête pour familiariser l’ensemble de l’équipe avec les mutations en cours de l’espace et les tendances par secteur ; pendant l’enquête pour se repérer, localiser les lieux d’enquête, identifier et pointer des lieux hot spots à prospecter ; après l’enquête afin d’organiser la restitution des entretiens et observations et confronter les secteurs les uns avec les autres.
13A l’issue des observations, la connaissance du terrain s’est enrichie et nous avons pu actualiser la cartographie de l’espace investi. D’une part, les secteurs initiaux se sont avérés d’une plus grande diversité interne que prévue et, nous avons pu identifier des interstices spatiaux exprimant des phénomènes de relégation dans les secteurs a priori considérés comme huppés ou favorisés à Koolang ou sur la plage (Carte 3). D’autre part, les premiers entretiens informels nous ont renvoyé à des espaces plus lointains, territoires de conquête foncière sur le front d’urbanisation au Nord et à l’Est (appropriation foncière de riches propriétaires sur les terres agricoles du village de Nguérine sur la bien nommée « Piste des milliardaires » ; expansion d’un quartier populaire où logent essentiellement les travailleurs du tourisme de Saly en limite de la commune de M’Bour : Saly-Carrefour). Autant de lieux vers lesquels nous avons dirigé des enquêtes complémentaires.
Carte 3. Actualisation de l’espace d’enquête, principaux lieux d’investigation
14Un questionnaire commun a été préparé en amont du terrain. Son format et les questions ont été coconstruits, partagés et débattus au cours de réunions préparatoires afin que chaque membre de l’équipe puisse intégrer ses préoccupations et niches d’information à recueillir. La carte des secteurs d’enquête est intégrée au questionnaire pour permettre des relevés d’observation au moment de l’entretien. À partir de cet outil, deux types d’entretien ont été menés par l’équipe : des entretiens informels auprès des acteur·rice·s sur le terrain au cours de déambulations qui visaient à recueillir des informations sur l’actualité de la zone et des contacts de potentiel·le·s enquêté·e·s ; des entretiens semi-directifs conduits au moyen du questionnaire commun. Ce dernier comporte deux parties. La première a pour objectif, au moyen d’une matrice biographique standardisée (selon les nombreux exemples fournis par les travaux du GRAB constitué à l’INED – Groupe de Réflexion sur l’Approche Biographique), de retracer les principales étapes du parcours personnel de l’enquêté·e dans trois domaines : résidentiel, familial et professionnel, depuis l’enfance jusqu’au moment de l’enquête. La deuxième vise à approfondir certains aspects de la vie des individus (thèmes de l’enquête ciblés par les questionnements du projet CIRCUS) au regard du parcours individuel à l’aide d’une trame thématique comportant de quatre modules : les déplacements, les projets résidentiels, les activités économiques, les pratiques d’accès aux soins.
15Le recrutement des enquêtés éligibles au questionnaire s’est réalisé au cours de déambulations menées en binômes de chercheur·e·s. Les réunions collectives qui avaient lieu chaque milieu de journée ont permis de mutualiser les contacts et de constituer un échantillon représentatif d’une diversité de profils d’individus. Au total, 19 parcours individuels ont été collectés (Tableau 1). La durée des entretiens varie entre 30 minutes et plus d’une heure trente, pour une moyenne de 45 minutes à une heure. La plupart du temps, les entretiens biographiques et semi-directifs ont été conduits sur les lieux de résidence ou d’activités des individus ; dans des cas plus rares au sein du logement qui servait de camp de base à l’enquête au sein d’une résidence privée occupée par des Européen·ne·s. Les entretiens se sont déroulés selon le cas en français ou en wolof, ont été enregistrés ou non selon l’appréciation du binôme et la volonté de l’enquêté·e.
Tableau 1. Répartition des personnes enquêtées par secteurs
Secteur d’enquête
|
« Européen·ne·s »
|
« Résident·e·s sénégalais·e·s »
|
1. Cœur de station
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3
|
2
|
2. Extensions Nord
|
2
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5
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3. Extensions Sud
|
3
|
2
|
4. Extensions intérieures
|
2
|
2
|
Source : Questionnaire individuel biographique
- 4 La catégorisation nationale, comme toutes les autres, a ses limites : ici on compte parmi les Franç (...)
16L’échantillon est composé à part quasi égale de ressortissant·e·s sénégalais·e·s (9) et français·e·s (10)4. Cette recherche d’équilibre tient à la nécessité d’interroger la potentielle typicité des parcours et des projets des résident·e·s de Saly selon l’origine. Elle repose également sur l’intérêt de notre étude pour une analyse des pratiques individuelles et des rapports sociaux dans un espace mettant en proximité des catégories socioculturelles fortement contrastées. Les Sénégalais·e·s interrogé·e·s sont d’ancien·ne·s habitant·e·s de Saly ou des migrant·e·s internes attiré·e·s par le dynamisme économique de la Petite Côte. Ils sont agents immobiliers, chauffeurs de taxi, guides locaux, antiquaires, rabatteurs, gardiens de villas ou d’hôtels, piscinistes, barmen etc. Les Européen·e·s (Français·e·s et Franco-Sénégalais·e·s) sont jeunes retraité·e·s, entrepreneur·se·s, responsables associatifs, ou commerçant·e·s. Un tiers d’entre eux et elles sont des hivernant·e·s, présent·e·s au Sénégal de la fin du mois d’octobre jusqu’en avril-mai. Les autres sont des résident·e·s permanent·e·s et constituent des habitant·e·s de Saly au sens propre, installé·e·s au Sénégal depuis une vingtaine d’années pour les plus ancien·ne·s, quelques années pour les plus récent·e·s, parfois mariées avec des Sénégalais, voire ayant pris la nationalité sénégalaise. On note également, à la marge, des habitué·e·s des séjours courts à Saly qui viennent en vacances plusieurs fois par an au moment des congés scolaires, en location dans de petites maisons. L’échantillon révèle donc une certaine diversité de pratiques, d’âges et de statuts. Il permet de transgresser les catégories classiques d’analyse et d’observation en termes de touriste, de migrant·e, ou d’expatrié·e quand il s’agit de qualifier les présences européennes.
17En complément des enquêtes individuelles biographiques (19), nous avons également recueilli divers entretiens supplémentaires auprès des acteurs locaux (22) : responsables de la Société d’Aménagement de la Petite Côte (SAPCO), de l’Agence d’urbanisme, de la Direction de la Surveillance et du Contrôle de l’Occupation du Sol (DESCOS), divers commerçant·e·s, ou encore acteurs et actrices du secteur de la santé.
18La déambulation ou observation mobile à pied au sein des différents secteurs a été le principal mode d’appréhension du terrain. Menée seul·e, en binômes voire en petits groupe de 4 ou 5, il s’agissait aussi bien de permettre aux enquêteur·trice·s connaissant bien les lieux de les faire découvrir aux novices, de mener à différents moments de la journée des observations sur les dynamiques urbaines en cours, que de conduire des entretiens informels ou recruter des futur·e·s enquêté·e·s. La démarche de déambulation a pu s’avérer productive en permettant de développer un double point de vue : européen et sénégalais dans différents secteurs de l’espace étudié. Elle constitue un moyen de « résister aux constructions discursives des enquêtés tout en permettant de s’assurer de la réalité des pratiques évoquées au cours des entretiens » (Arborio, Fournier, 2015). En cela, les deux méthodes (entretiens directs et déambulations) ont été employées afin d’exploiter au mieux leurs complémentarités.
- 5 Tous les prénoms cités dans l’article ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes e (...)
19Le contexte touristique de basse saison dans lequel se déroule l’enquête collective de deux semaines en octobre 2022 introduit un phénomène classique marquant les déambulations et à travers lequel peut s’illustrer l’intérêt du collectif : la recherche, de la part de nombreux locaux potentiels enquêtés, d’un bénéfice matériel en retour d’informations. Nos réactions face à ces nombreuses sollicitations ont été diverses, en lien notamment avec notre expérience diversifiée du terrain. Nous croisions par exemple Mamadou5, rabatteur très présent sur le secteur central, lors de nombreuses déambulations. Si l’un d’entre nous, connaissant bien le terrain, lui a fait comprendre qu’il resterait sur une posture de travail, une autre, découvrant le Sénégal, a pu jouer sur son souhait de ramener des souvenirs pour en faire une monnaie d’échange contre du temps d’entretien.
Journal de terrain. Extrait n° 1 (David Lessault)
Capter un double point de vue social
Dimanche 22 octobre, il est midi quand nous commençons à arpenter la plage en direction d’un quartier de villas littorales qui s’étend vers le Nord de Saly en direction de Ngaparou. Le secteur est un prolongement né de la deuxième phase de développement de la station balnéaire. L’implantation de résidences pour des durées de séjours rallongées a attiré des populations à dominante française et retraitée. Cette extension est devenue en quelques années un nouveau front d’animation de Saly sur le littoral. Il rassemble à la fois des résident·e·s européen·ne·s permanent·e·s ou hivernant·e·s et des résident·e·s dakarois·e·s ou libanais·e·s ayant investi dans une résidence secondaire pour les week-ends. À l’entrée d’une série de lotissements agencés de manière aléatoire, nous sommes interpelé·e·s par un gardien qui a fort à faire avec les passages incessants des piétons qui cheminent entre la plage et l’avenue principale. La pression foncière et la spéculation immobilière n’ont pas fait cas des questions d’accessibilité et de circulation. C’est Babacar, le gardien qui contrôle les allées et venues, qui s’assure de la surveillance des lieux. Nous lui présentons les grandes lignes de notre étude et ils nous indiquent une villa voisine où Armelle et Hervé « des Français qui sont gentils » pourront répondre à nos questions. De toute façon, parmi les 23 villas dont il a la charge de gardiennage, les propriétaires sont tous « des Français » ou de « Riches africains ». Nous saisissons l’opportunité de nous entretenir à l’improviste avec Armelle qui rentre tout juste du sport mais nous reviendrons discuter avec Babacar dont la connaissance de la vie du quartier est précieuse pour nos enquêtes. Ainsi, nous pourrons disposer d’un double regard.
Armelle arrive du club de Padel de Saly. La discussion s’engage en voyant ses raquettes : elle et son mari pratiquent ce jeu importé d’Espagne qui est devenu selon elle en quelques années, un des principaux modes de socialisation des Européen·ne·s à Saly et ses alentours. Elle nous installe confortablement sur la terrasse de la villa surplombant la piscine.
Photographie 1 : intérieur de la maison d’Armelle
Photographie : David Lessault
Nous entamons l’entretien. Armelle et Hervé sont commerçant·e·s, ils ont une quinzaine de magasins en France (franchises) de chaussures pour enfants, de prêt à porter, une boutique de cosmétiques. Ils viennent à Saly depuis 2008. Au début « c’était des aller-retours dans une maison de location ». En 2012 ils achètent un appartement et leurs séjours s’allongent « un mois, puis deux fois un mois, puis trois fois un mois dans l’année… ». Ils ont passé le confinement covid au Sénégal. En 2019 ils ont acheté cette villa qu’ils ont louée en Airbnb en attendant de s’y installer. Aujourd’hui ils ont revendu pour acheter « Piste des milliardaires ». Leurs deux maisons et l’appartement, ils les ont achetés « meublés » et se sont installé·e·s à Saly avec en tout et pour tout 8 valises... A la fin de l’entrevue, nous croisons Hervé qui rentre du travail. Il a investi dans un élevage de volailles « du côté de Malicounda » qu’il veut développer « selon les normes européennes d’hygiène » afin de capter la clientèle française « qui n’en finit pas de grandir ici »…
Nous ne manquons pas, sur le chemin du retour, de prendre rendez-vous avec Babacar. Nous reviendrons mardi, à son poste de garde, avec le thé…
Mardi 24 octobre, 16h, le soleil est plombant et Babacar nous attend adossé au seul mur qui puisse lui procurer un peu d’ombre… Il travaille pour un groupement de 23 villas (3 gardiens qui tournent au total). Son rôle consiste à surveiller les allées et venues : « Pas vraiment de problème dans le coin, à part des gens qui veulent absolument passer : ce sont des gens qui connaissent et qui passaient librement avant pour accéder à la plage ». Le côté privé n’est pas évident (dans cette sorte de venelle) car rien n’est affiché. Il confie que les rapports avec les gestionnaires du syndic sont compliqués (Alain et sa femme Dominique). Elle voudrait que la barrière soit tout le temps fermée. Mais vu le passage, ce serait trop épuisant de « lever-fermer » tout le temps, sans arrêt avec une barrière brûlante le midi, il n’y a pas d’ombre et le poste est en plein soleil.
Photographie 2 : poste de garde de Babacar en plein soleil
Photographie : David Lessault
Il y a quelques personnes avec qui il s’entend bien (Armelle et Hervé notamment, les Picards aussi). Mais il y a aussi un vieux avec qui il ne s’entend vraiment pas. Suite à un conflit avec la barrière : « il arrive vite avec son Buggy et attend que Babacar courre pour la lever… Une fois il a enfoncé la barrière qui a été changée. Le « Breton » ne s’entend avec personne. Il reçoit juste ses enfants qui aimeraient qu’il revienne en France se soigner (Il boit beaucoup) ».
Babacar travaille 22 jours par mois pour 70 000 FCFA mensuels. Pour venir depuis chez lui (de l’autre côté de M’Bour), il prend trois taxis clandos différents et il paie en moyenne 400 FCFA aller et 500 FCFA retour.
20Notre échantillon s’est construit progressivement au gré des déambulations. Un outil de liaison que nous avons nommé « Fiche-contacts » a permis de capitaliser et de mutualiser les contacts, adresses et coordonnées des potentiels enquêtés. Ce fichier a été progressivement mis à jour et utilisé comme point de discussion au moment des retrouvailles quotidiennes de l’équipe le midi pour la pause déjeuner où toute l’équipe se regroupait. Chacun pouvait alors indiquer aux autres la pertinence de tel contact dans son secteur et juger de l’intérêt à le prioriser pour une future entrevue. Cumulé à l’effet boule de neige (une section du questionnaire prévoyait le recueil de contacts vers lesquels se diriger), la capitalisation collective des contacts a assuré un échantillon suffisamment conséquent pour lancer les enquêtes individuelles par questionnaire.
21Après les deux premiers jours consacrés aux déambulations, entretiens informels et prises de rendez-vous, nous avons pu débuter l’enquête formelle, en priorisant certains profils qui devaient permettre à la fois d’obtenir une diversité de parcours et de tendre vers un équilibre entre Sénégalais·e·s et Européen·ne·s.
22Les déambulations comme les entretiens posent nécessairement la question de la perception de l’enquêteur·trice ou du·de la chercheur·e par les acteur·rice·s du terrain. Par son caractère mixte, la perception des binômes est d’autant plus variée que ces derniers relèvent d’une pluralité d’associations, permettant une pluralité de regard : jeune-plus âgé·e ; homme-femme ; sénégalais·e-français·e, etc.
23Pour Jordan Pinel et Brenda Le Bigot, l’enquête avait commencé une semaine plus tôt pour se familiariser avec ce nouveau terrain. Brenda est passée ainsi d’un binôme femme-homme européen·ne·s avec Jordan, perçu comme un jeune couple de touristes, à un binôme franco-sénégalais, femme-femme avec Caroline. Ceci a permis de mesurer des écarts importants dans les interactions avec les locaux entre la première semaine d’observation, où les sollicitations financières étaient centrales, et la seconde, où la présence de Caroline permettait d’être plus facilement perçues par les locaux comme des enquêtrices, tout en étant davantage sollicitées sur le mode de la séduction.
Journal de terrain. Extrait n° 2 (Brenda Le Bigot)
Changer de perspective en changeant de binôme
18 octobre 2022 - fin de matinée : déambulation sur la plage de Brenda et Jordan
Avec Jordan, on marche depuis la résidence Paradis en longeant la plage vers le nord-ouest : nous passons devant plusieurs résidences, encore assez vides. Quelques promeneurs, sénégalais·e·s comme français·e·s, une ambiance très tranquille. Ibou et Babacar nous abordent pendant notre marche. Ils font de la pêche et de l’artisanat, on marchande un peu d’informations, et le contact de Français·e·s installé·e·s à Saly, « Sénégaulois » comme ils disent. Les échanges avec les deux hommes sont plutôt sympathiques, même si on sent qu’ils veulent surtout qu’on achète des statuettes. Généralement pris pour un couple de touristes, on ne contredit pas forcément, ce qui permet de contourner les approches séductrices, et d’identifier les stratégies commerçantes. Sur les incitations financières, on réagit différemment : Jordan, sur son terrain de thèse au Maroc, a un passif d’une très mauvaise expérience à Marrakech, il reste donc plutôt en retrait ce premier jour et évite de laisser entendre qu’il pourrait acheter une statuette. De mon côté, depuis que je suis titulaire, je suis un peu moins frileuse sur les dépenses personnelles sur le terrain, en me disant que c’est un échange. Mais c’est toujours dur de trouver l’équilibre, d’autant plus sur un terrain court : ne pas avoir la sensation de « se faire avoir », et ne pas prendre mes interlocuteurs pour des pourvoyeurs d’informations sans considérer l’inégalité qui prime dans notre relation.
26 octobre - fin de matinée : entretien de Caroline et Brenda avec Issa
En charge d’étudier le secteur central, nous avons avec Caroline croisé Issa presque tous les jours. Rabatteur, il sillonne ce secteur en quête de touristes, pour leur proposer une visite, les amener vers une boutique ou un restaurant. Nous prenant d’abord pour des touristes, une Française accompagnée d’une amie locale, il a ensuite bien compris que nous étions là pour enquêter. Il s’est montré très ouvert pour faire un entretien : on l’invite donc chez Jo, cantine locale au cœur de notre terrain, pour un coca. Il nous décrit avec finesse le parcours qui l’a amené depuis la Casamance il y a 20 ans à Saly, son métier, tout en bas de la hiérarchie des travailleurs du tourisme, et l’évolution du contexte local de plus en plus tendu qui, pour lui, est en lien avec le manque de nouveaux touristes et les stratégies des grands hôtels pour les garder dans leurs enceintes. Il n’hésite pas aussi à nous parler de son objectif premier : trouver une fille française qui le ramènera en France. Sans pression, il demande à Brenda si elle n’a pas des copines qui seraient intéressées, et lui demande des conseils sur comment les séduire.
24Au sein de l’équipe, la diversité de nos positions en termes d’âge, de genre, de nationalité, permettait de développer des stratégies adaptées aux différents acteurs et actrices, mais elles ne s’avèrent pas toujours payantes. L’un des acteurs importants que nous souhaitions interroger était le gérant d’un bar-restaurant très populaire chez les Européen·ne·s, notamment parmi les hommes retraités français cherchant des relations, tarifées ou non, avec des femmes sénégalaises. Anticipant l’entretien comme délicat, en lien avec les réseaux plus ou moins légaux qui pouvaient se développer par l’intermédiaire de ce lieu, nous avons collectivement hésité sur le binôme à envoyer. Le binôme de Caroline et Brenda a tenté de tirer parti du fait d’être deux jeunes femmes, en faisant le pari d’être perçues comme inoffensives. Ne portant aucun crédit à la demande d’entretien, le gestionnaire du lieu n’a pas pris la peine de nous présenter le propriétaire, pourtant présent au moment de l’entretien, et s’est contenté de nous livrer des informations factuelles très générales.
25Autre incidence de la composition des binômes, l’itinéraire de la déambulation et la lecture des situations observées peuvent être modifiés. Les binômes de doctorant·e·s sénégalais·e·s pouvaient privilégier une observation dans les espaces publics, les commerces ou quartiers populaires alors que deux chercheur·e·s français·e·s avaient tendance à être plus à l’aise dans les espaces résidentiels fermés ou les établissements tenus par des compatriotes ayant investi au Sénégal. Notre expérience montre dans certains cas que l’attention portée à la composition des binômes a permis de faire sortir l’un ou l’autre de sa zone de confort et de le mettre en situation de lire des scènes sociales qui auraient peut-être échappé à son observation. Ainsi, la couverture géographique et sociale du terrain a été sensiblement améliorée par la mixité de l’équipe.
26La présence des chercheur·e·s français·e·s pour l’enquête a certainement facilité l’accès aux résidences fermées ou gardées. Pouvant être apparenté·e·s à des touristes ou résident·e·s européen·ne·s, ils et elles ont ainsi pu plus librement circuler dans des espaces qui sont plus souvent soumis au contrôle pour des ressortissant·e·s sénégalais·e·s. En effet un·e enquêteur·trice sénégalais·e pourrait éveiller quelques soupçons chez le migrant·e européen·ne et facilement être perçu·e à priori comme un rabatteur.rice ou quelqu’un qui cherche un privilège, comme le rappelle d’ailleurs la photographie 3. L’expérience d’un doctorant, Mohamadou Samb, démontre qu’il n’est pas toujours aisé pour un enquêteur sénégalais d’accéder au terrain dans certains secteurs de Saly. En 2006, date à laquelle il était étudiant en master de Tourisme et Valorisation des Territoires à l’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, il a eu à effectuer un stage de six mois à Saly au sein de la SAPCO, la Société d’Aménagement de la Petite Côte. Dans le cadre de ce stage, il avait comme mission de travailler sur la requalification de la station touristique. Il devait donc rencontrer tou·te·s les acteur.rice·s de la station afin de recueillir leurs avis et suggestions avant l’élaboration d’un plan marketing de relance. Il a alors été confronté à un problème d’accès à des lieux privatifs « gardés ». Afin de mener à bien son projet, il a eu à développer des stratégies qui consistaient d’abord à changer drastiquement son port vestimentaire (port de costume), puis changer son mode de communication par l’utilisation d’un français académique avec un accent « de parisien » avec les gardiens (premier filtre), ensuite avec la réception (deuxième filtre) et même avec la personne à interroger.
Photographie 3. Sur la plage, invitation à la méfiance des résidents européens envers les populations sénégalaises vivant en dehors des hôtels et des résidences
Photographie : David Lessault, Octobre 2022
27Un autre intérêt de la mixité des couples d’enquêteur·trice·s repose sur le contrôle de certains biais liés aux filtres culturels quand il s’agit d’aborder les pratiques économiques, sociales ou culturelles de chacun des groupes en présence. Par exemple, sur les questions de santé, Européen·e·s et Sénégalais·e·s n’expriment pas les mêmes rapports à la maladie, aux pratiques de soins ou aux dispositifs sanitaires. Ou encore sur les questions de rapports au foncier (différence de législation et de cadre règlementaire), au logement (contraste dans les modes d’habiter et de conception du logement), aux loisirs etc., ils expriment une césure culturelle difficilement compréhensible d’emblée par les un·e·s et par les autres. La connaissance de l’espace et des pratiques souvent sujettes à une forme de « nationalisme méthodologique » (Glick-Schiller, 2010 ; Bantman-Masum, 2016) ou au filtre des représentations culturelles est ainsi enrichie par le regard croisé porté par les binômes et la composition internationale de l’équipe sur une question ou un problème donné.
28On pourrait multiplier les exemples qui montrent combien la composition du binôme a pu jouer comme un biais dans l’entretien et influencé le discours des enquêté·e·s. Bien souvent, le choix de la langue a constitué un enjeu (Gallibour, 1994), spécifiquement un moyen pour ne s’adresser qu’à l’un·e des interlocuteur·trice·s (rappelons qu’au Sénégal la majorité des individus maîtrisent oralement a minima le wolof et le français, alors que les Français, à de rares exceptions, ne connaissent pas le wolof). L’un des chercheurs français connaissant quelques rudiments de wolof pouvait ainsi plus facilement accéder à certains enquêté·e·s ou à certains logements et surtout lever plus facilement la méfiance des enquêté·e·s. C’est également une manière de montrer son intérêt et sa connaissance du pays auxquels les enquêté·e·s pouvaient être assez sensibles. A contrario, l’usage du wolof a pu être utilisé par certain·e·s enquêté·e·s pour exclure les chercheur·e·s français·e·s (ne connaissant pas la langue) de la discussion sur des sujets intimes ou délicats. On relève plusieurs situations où l’abord des questions relatives aux investissements fonciers ou immobiliers ou les questions d’argent en général ont été confiées seulement aux chercheur·e·s sénégalais·e·s en jouant de l’obstacle de la langue.
29Ainsi, lors d’un entretien informel dans une paillote, installée de manière illégale sur la plage, notre présence en équipe franco-sénégalaise a quelque peu influencé les postures de l’enquêté, dont la manipulation de la langue a produit un « double discours ». D’un côté sa tendance à se valoriser et à justifier son activité est exprimée en français, et il se met à parler wolof au moment d’évoquer la présence des « résident·e·s blanc·he·s », de leurs comportements, de la manière dont ils ont détruit le tourisme local.
Journal de terrain. Extrait n° 3 (Marème Niang)
Deux langues, deux langages ?
En cette matinée du mardi 25 octobre 2022, Pape, Sébastien et moi-même (Marème) poursuivons nos observations le long du bord de mer, depuis la résidence paradis en direction du Lamantin Beach. Le panorama laisse apercevoir des restaurants, des hôtels, des résidences qui longent la plage mais aussi des paillotes sous forme de gargotes de fortune jouxtant les résidences. Nous décidons d’aller à la rencontre de ces installations informelles. Dès notre arrivée, nos « salamalec » en wolof adressées au gérant des lieux, Baba, détendent tout de suite l’atmosphère. Il nous accueille avec un large sourire et nous invite à prendre du café « Touba ». Nous profitons de l’ambiance pour lancer la discussion. Sans qu’on ait le temps de lui expliquer concrètement le but de notre présence, nos appréciations des lieux l’amène à nous parler rapidement de l’origine de son activité et de son parcours. Âgé de 43 ans, il est né à Thiès et a grandi à Mbour. Il a travaillé dans différents hôtels comme plagiste (Lamantin) puis a décidé de voler de ses propres ailes en s’installant dans cet interstice de plage où il propose du poisson grillé, des boissons et quelques activités récréatives (ex. Peinture, cours de djembé ou de danse) à une clientèle hétéroclite. Nombre de points sont abordés dans son discours : bras de fer incessants avec la police depuis des années, perte de vitesse du tourisme locale avec l’avènement des résidences, l’évolution de Saly etc. Cependant, notre présence franco-sénégalaise a quelque peu influencé sa posture. Son discours était ponctué de longues séquences en wolof où il avait une position critique vis-à-vis des résident·e·s et de leurs comportements (comment ils ont détruit le tourisme local) et d’aspects qui lui semblent plus sensibles, comme quand il affirme que « les blancs ne doivent plus nous dicter ce qu’il y a faire et que c’est à nous de prendre l’affaire à bras le corps ». Quand il s’exprimait en français (avec quelques bribes de wolof), le discours était plus calme et plus orienté vers une valorisation de son parcours, surtout lorsqu’il parlait de sa capacité de lutte et de défense vis-à-vis de la police touristique, le fait qu’il soit propriétaire d’une villa (propos un peu flous) ou enfin lorsqu’il évoque l’évolution de Saly en lien avec son expérience des lieux.
30Le travail d’enquête en duo ou en trio procure enfin un intérêt en termes de prise de note. Dans notre fonctionnement, l’un des chercheurs était investi de la mission d’animer la discussion (grille d’entretien et relances) quand l’autre était chargé de la prise de note. L’entretien était souvent suivi d’un moment de debriefing permettant de compléter les notes par ce que « l’animateur » de l’entretien a jugé utile de retenir et qui aurait échappé au « script ». Dans le cas de discussion menée en wolof, l’avantage est que la traduction simultanée en français permet d’instaurer des pauses dans la discussion.
31Enfin, au-delà de l’intérêt méthodologique de cette mixité d’équipe, ce dispositif nous interroge sur nos capacités à échanger entre collègues sur ces rapports de pouvoir, intégrant une dimension postcoloniale, dont nous ne sommes pas nous-mêmes complètement détachés. Ce carnet de terrain est une première réponse à ce défi méthodologique. Le retour sur notre expérience nous a permis de constater qu’au sein de nos échanges et documents préparatoires, nous avons utilisé plus volontiers une catégorisation non explicitement raciale, passant par le proxy de l’origine nationale, sénégalaise ou française notamment, et que des catégorisations plus explicites sont apparues plus directement sur le terrain, à travers les discours des enquêtés, qu’ils s’agissent de Sénégalais ou d’Européens, parlant de "blancs" ou de "noirs" pour se désigner ou désigner les autres. Comme l’ont montré les différentes situations évoquées, ces divers retours d’expériences permettent de souligner l’intérêt de ce dispositif d’enquête, non seulement pour tester les implications des positions raciales des enquêteurs et enquêtrices, mais aussi, de manière intersectionnelle, les implications en termes de genre, d’âge mais aussi de statut au sein de l’institution académique. Ils dessinent une réflexivité en construction à partir de ces positions multiples répondant à des impératifs tant méthodologiques que théoriques et éthiques (Debos, 2023).
32À l’issue de la semaine de terrain collective, nous avons organisé une séance de restitution commune sur le terrain, au sein du cœur historique de station abandonné. Dans ce lieu symbole du renouvellement des dynamiques urbaines à Saly, il s’agissait pour chaque binôme de synthétiser auprès des autres les observations et rencontres de la semaine. Alors que nous profitions souvent des repas du midi ou du soir pour raconter en détail un entretien ou une anecdote de terrain à chaud, l’enjeu ici était de mettre en perspectives les dynamiques observées sur chaque secteur.
Photographie 4. Fin de l’enquête pilote CIRCUS – Temps collectif de restitution par binôme franco-sénégalais
Photographie : David Lessault, Octobre 2022
33Toutes et tous géographes, nos questionnements, et donc nos données étaient fortement marqués par une dimension spatiale, et nous avons esquissé un premier compte rendu de notre expérience collective de terrain, sous la forme d’une cartographie dessinée en direct sur un carnet (Illustration 1.) Vu la richesse et la diversité des données qui étaient exposées, et sans l’installation adaptée pour faire cette cartographie de façon collective, les comptes-rendus dessinés n’ont pas pu être exhaustifs, et se présentent comme des prises de notes spatialisées (Illustration 1), qui seront utiles à la production de représentations futures.
Illustration 1. Exemple de croquis de terrain produit au cours de la restitution collective
Photographie : Brenda Le Bigot
34La restitution a dévoilé que la subjectivité du·de la chercheur·e est marquée par des caractéristiques générales, comme son âge, son sexe, ses origines, sa trajectoire sociale ou bien encore sa formation disciplinaire. Comme il est souvent difficile de changer sa posture d’observation, on peut tenter de limiter ces "facteurs d’ethnocentrisme" en recourant à l’enquête collective sur un même objet (Arborio, Fournier, 2015) : non seulement, elle multiplie les points de vue indépendants mais surtout elle livre des descriptions établies par des regards différents.
35Pour certain·e·s, cette approche du terrain a conduit à une déconstruction permanente de la vision héritée de Saly suite à des expériences passées et l’image véhiculée par les médias. Marème y avait effectué un terrain de stage en 2008 pour la SAPCO. La pratique et l’immersion sur le terrain quinze années plus tard lui ont permis d’adopter une nouvelle lecture de la ville : » D’un Saly, espace touristique bien circonscrite par la SAPCO qui donnait à voir dans la presse nationale un lieu un peu excentrique, je suis passée à un Saly, en pleine urbanisation et développement avec des logiques et pratiques complexes de la part non seulement des usagers mais aussi des habitants et résidents. Un espace où se superposent beaucoup d’activités, de populations, de lieux et de liens ». De même, pour Ndèye Fatou qui avait participé quelques années auparavant à l’élaboration d’un plan de développement local : « la représentation que j’avais de Saly est complétement biaisée. Saly n’est pas seulement une station balnéaire qui jouxte un village traditionnel lébou mais c’est une ville dynamique à la croisée de toutes les problématiques urbaines : transport, santé, habitat, cadre de vie, activité économique, etc. » (…) « Si je n’avais pas été intégrée dans un binôme franco-sénégalais j’aurai eu du mal à aborder toute seule un Européen dans la rue ou dans sa résidence. Après tout Saly est aussi une station balnéaire et une jeune femme sénégalaise qui aborde un touriste européen peut générer toute sorte de confusion… ».
36Pour d’autres, ce terrain collectif et partagé a été un moment de remise en cause de l’attitude du chercheur "expérimenté" né de tensions intergénérationnelles entre chercheur·e·s âgé·e·s de 30 à 50 ans avec chacun·e leurs tempéraments, tensions épistémologiques impliquant une vision globale intégrant des approches disciplinaires traversant divers champs des sciences humaines et sociales, confrontations des méthodes de chercheur·e·s outillé·e·s dans des contextes académiques différents. La lecture de l’espace géographique passe par une approche systémique y compris la prise en compte de la posture du·de la chercheur·e. Le terrain commun et les échanges font émerger un champ d’investigation que nous (les chercheur·e·s sénégalais·e·s) avons jusqu’alors peu investi : l’impensé dans les politiques publiques relatif à une réalité socio-spatiale nouvelle.
37Les chercheur·e·s ayant travaillé antérieurement sur d’autres terrains africains ou asiatiques dans lesquels ils se trouvaient en position d’altérité ont pu avoir le sentiment d’être très visibles et très souvent regardé·e·s comme des touristes. Selon eux et elles, les questions inter-ethniques et de couleurs de peau apparaissent de manière plus évidente que sur d’autres terrains comme le Maroc où l’on retrouve également les effets de l’héritage colonial. Un débat collectif s’est engagé sur le fait que le contexte même de Saly se prêtait particulièrement à ce genre de jugement et que sur un terrain comme celui de Dakar ou dans d’autres villes du Sénégal situées en dehors des sentiers touristiques, le ressenti aurait sans doute été différent comme les relations avec la population locale.
38Enfin, cette expérience collective a également permis de mettre en lumière les écarts entre les conditions de travail des chercheur·e·s impliqué·e·s. Nos travaux pointent les inégalités de ressources des chercheur·e·s, non seulement selon leur statut plus ou moins précaire, le temps disponible pour participer une à deux semaines à une enquête collective de terrain, mais aussi au regard des écarts entre le milieu académique sénégalais et français. Ces inégalités ayant nécessairement des effets sur nos pratiques scientifiques respectives, nous encourageons les travaux en coopération internationale qui permettent à de jeunes chercheur·e·s des Suds de bénéficier de l’expérience et des ressources de chercheurs plus expérimentés. Ces derniers bénéficient en retour, par la richesse des échanges, d’un dépassement d’une vision parfois un peu étriquée d’objets scientifiques construits par leur « pensée occidentale » dans les Suds. Aussi demeure-t-il aujourd’hui important voire crucial de se pencher sur les logiques de production des sciences sociales dans les pays du Sud et de repenser notre « boussole épistémique » (Dufoix et Collyer, 2022).
39Si l’hypothèse d’une dynamique de changement socio-spatial impulsée par la multiplication des présences européennes à Saly est vérifiée dans ce travail, le questionnement général s’est enrichi. À considérer que le tourisme international est en déclin en raison des crises environnementales et sanitaires successives, et qu’inévitablement la localité en avait pâti nous avons dessiné les contours d’une nouvelle problématique. Car, si le tourisme international est en déclin localement, Saly n’est pas en crise. Au contraire, la dynamique d’installation des populations européennes, dakaroises mais aussi asiatiques est en voie d’ériger Saly en une agglomération urbaine d’un genre particulier au Sénégal. Et, c’est finalement le thème de la fabrique d’une petite ville cosmopolite en gestation qui figure désormais au centre du projet. Sur un terrain où les statistiques et les données descriptives générales sont peu fiables, il reste beaucoup à faire pour recueillir les informations nécessaires à une analyse. Nous espérons que les premiers matériaux collectés dégageront des pistes solides de recherche et un corpus exploitable par les doctorant·e·s du projet. L’étude classique de la dualité hôtes/touristes internationaux à Saly est révolue et c’est dans l’étude d’autres rapports sociaux plus complexes que l’espace local doit chercher ses facteurs d’organisation et de fonctionnement, et ce à une tout autre échelle. La pluralité des thématiques qui seront abordées à l’avenir dans les thèses en projet : habiter et habitat dans la circulation internationale, accès aux soins des populations européennes comme impensé des politiques publiques, dynamiques entrepreneuriales internationales et développement local y contribueront certainement.
40Notre intention initiale était d’aborder collectivement avec nos différences les dynamiques de changement d’un petit espace touristique du Sud. Revenant sur l’expérience d’enquête, notre propos visait à mettre en lumière les leviers méthodologiques identifiés et mis en place pour dépasser ou « faire avec » certaines difficultés spécifiques à ce terrain. Nous revenons pour conclure sur les principaux choix opérés et leurs implications sur la conduite du projet.
41Le choix de restreindre la collecte des informations à un petit périmètre d’enquête a permis de mieux contrôler et approfondir les dynamiques locales, notamment en assurant une présence régulière et visible sur le terrain. La taille du périmètre est d’autant plus déterminante que l’espace étudié comprend à petite échelle une grande diversité de sous-espaces sociaux et de réseaux d’interconnaissance enchevêtrés. Ici, les réunions quotidiennes d’équipe au cours desquelles chaque binôme a pu partager ses avancées et ses contacts ont été d’une aide précieuse. Au total, nous partageons unanimement la sensation d’avoir collecté beaucoup de matériaux et d’informations utiles en très peu de temps, au point que certain·e·s chercheur·e·s qui découvraient pourtant le terrain pour la première fois ont rapidement eu une impression de familiarité avec l’espace étudié et les rapports sociaux observés. Il en ressort une grande densité d’informations de cette immersion protéiforme vécue par les chercheur·e·s, en particulier enrichie par les échanges de regards dans et entre les binômes d’enquêteur·rice·s.
42Le choix de l’espace étudié, caractérisé par son cosmopolitisme et sa diversité interne, est apparu adapté pour retirer des enseignements méthodologiques d’une expérience collective de terrain. En effet, l’espace de Saly a été choisi en dehors de l’environnement personnel et professionnel des chercheur·e·s français·e·s autant que sénégalais·e·s, nous poussant les un·e·s les autres, à l’invitation de Beaud et Weber (2010) « à rendre familier ce qui est étranger » et « à rendre étranger ce qui est familier ». D’un côté, cet exercice de décentrement (Arborio et Fournier, 2015) a permis aux chercheur·e·s sénégalais·e·s de garder les bénéfices de leurs facultés d’étonnement alors qu’ils portaient un regard pré-construit et parfois biaisé sur "un monde" très proche du leur. De l’autre, l’exercice de distanciation opéré par les chercheur·e·s français·e·s en portant un regard sur "un monde" éloigné est relativisé par l’objet d’étude : les présences européennes. Il permet alors d’aborder un univers distant tout en conservant de la familiarité avec l’espace étudié. Dans les deux cas, la mixité de l’équipe et la diversité de ses expériences passées ont permis de sortir des préjugés analytiques qui entravent souvent une démarche hypothético-déductive mal préparée. Notre dispositif méthodologique défend une posture du travail scientifique qui valorise à la fois l’exploration collective, la démarche inductive et le dialogue international sur un objet.
43Au final, l’expérience collective de terrain a révélé l’intérêt majeur de la coopération bi-nationale sur le plan de la méthodologie et de la production de données. La dimension collective s’est exprimée à travers la dynamique stimulante d’un groupe hétérogène composé de chercheurs et chercheuses géographes expérimenté·e·s, de doctorant·e·s et post-doctorant·e·s. Elle s’est également illustrée sur le terrain à partir d’une organisation de l’enquête par binômes de chercheur·e·s franco-sénégalais·e·s. Cette stratégie s’est avérée très efficace compte tenu des spécificités d’un terrain à la fois cosmopolite et fortement ségrégué sur le plan des pratiques et des espaces. Les observations et entretiens en binômes ont notamment été d’un grand intérêt pour accéder à certains lieux et interlocuteur·trice·s avec les lesquel·le·s la distance socio-culturelle pouvait a priori générer des refus d’enquête ou une fermeture de certains lieux ; pour la mise en confiance et la confidence des enquêté·e·s sur certains sujets ; enfin pour disposer d’un double point de vue sur les situations observées ou les discours recueillis : celui du Sénégal et de la France. Or cette dernière dimension est primordiale pour mieux comprendre les contextes sociaux, culturels et économiques mis en jeu dans les espaces émetteurs et les espaces récepteurs des mobilités.