1La réflexion à l’origine de cet article est née entre île et continent, de la rencontre entre deux jeunes chercheuses conversant le temps d’une traversée agitée sur la mer d’Iroise. Travaillant sur des sujets sensiblement similaires – les îlien·ne·s, leurs usages, leurs modes de vie – nous nous sommes retrouvées dans cet entre-deux symbolisé par la mer. Ce cadre a fait émerger une discussion sur nos positionnements en tant que sujets cherchant aux statuts géographiquement situés : l’une continentale et l’autre îlienne. Si ces origines structurent a priori des points de vue différenciés, cet échange a révélé la résonnance de nos expériences et méthodes de recherche, façonnées par nos attachements aux communautés îliennes et le regard réflexif que nous portons sur ces liens.
2L’imaginaire concernant les îles, envisagé depuis le continent, met souvent à distance ces espaces rêvés, au cadre de vie hors du commun par rapport à « la grande terre » (Péron, 1985). De ce fait, une réflexion critique semble d’autant plus indispensable à tout travail de recherche portant sur ces territoires sur-explorés. Les influences des géographies critique, radicale et féministe ont contribué à la construction de notre posture concernant l’étude des îles et la manière de les aborder comme terrains de recherche. Fortes de nos lectures sur l’émergence encore timide en France d’une géographie des émotions (Guinard & Tratnjek, 2016; André-Lamat et al., 2016), nous avons souhaité interroger la relation dynamique entre nos expériences de terrain et la construction de nos postures et méthodes de recherche.
3Ce questionnement a pris forme dans nos travaux de thèse portant, pour Pauline F., sur l’analyse de l’action publique territoriale au prisme des îles bretonnes et croates et, pour Pauline J., sur les mobilités des îlien·ne·s de Polynésie et d’Iroise vers la ville continentale (Brest) et la recréation d’identités multiples. Dans les deux cas, l’attachement aux îles et aux îlien·ne·s ainsi que notre volonté de les inclure pleinement dans nos travaux ont orienté nos recherches sur ces territoires. Il s’agit, pour Pauline F., de cinq îles réparties entre l’Atlantique et l’Adriatique (Ouessant, l’Île-aux-Moines, Unije, Cres, Silba), et, pour Pauline J., d’îlien·ne·s issu·e·s des îles d’Iroise (Ouessant, Sein, Molène) et de l’archipel polynésien (figures 1, 2 et 3).
Figure 1. Territoires de recherche en France hexagonale
Figure 2. Territoires de recherche en France océanique
4Adoptant une posture réflexive, nous questionnons dans cet article l’influence de nos subjectivités respectives dans la construction de nos méthodologies de recherche. Plus précisément, nous interrogeons la façon dont nos rapports aux îles comme espaces vécus (et non comme seuls terrains et sujets de recherche) ont favorisé la mise en place d’une méthode fondée sur la relation intersubjective entre sujet cherchant et personne rencontrée. Dans le cadre de nos recherches, l’intersubjectivité est envisagée comme un phénomène d’« échoïsation » (Cosnier et Brunel 1997 : 161) entre la subjectivité du·de la chercheur·euse et celle de ses interlocuteur·rice·s, résultant d’une relation basée sur la réciprocité et la confiance.
5Nous reviendrons dans un premier temps sur les orientations théoriques qui ont influencé notre façon d’aborder les îles et les îlien·ne·s. Sous la forme d’un récit à la première personne, nous interrogerons ensuite tour à tour les aspects qui ont façonné nos positionnements, et notamment nos liens aux îles. Toujours sous la forme d’une réflexion individuelle, nous évoquerons la manière dont ces liens ont influencé nos méthodologies de recherche sur le terrain. Enfin, nous tisserons une réflexion commune faisant apparaître les similitudes de nos méthodes respectives. Celles-ci sont structurées par les rapports subjectifs à nos sujets et territoires d’étude et par une volonté commune de mobiliser ces liens dans notre façon d’appréhender le terrain et d’interagir avec les personnes rencontrées.
6S’il est un (sinon le) pilier de la recherche en géographie, le terrain est longtemps demeuré un impensé de la discipline (Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch, 2012 : 2). La question suscite un intérêt épistémologique dans la géographie anglophone à partir des années 1990, tandis que c’est dans les années 2000 qu’elle s’invite dans la réflexion géographique française (Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch, 2012 : 3). Interrogeant à la fois la pratique et la conceptualisation du terrain en géographie, les travaux d’Anne Volvey, de Yann Calbérac ou de Béatrice Collignon se font l’écho de l’intérêt croissant porté à la réflexivité dans les sciences sociales (Volvey 2000, 2003 ; Calbérac 2005, 2007, 2009 ; Collignon 2010). En 2012, la parution d’un numéro thématique des Annales de Géographie portant sur les « Terrains de je. (Du) sujet (au) géographique » consacre l’avènement du terrain comme objet de recherche au sein de la géographie francophone. Défini comme « réalité complexe marquée par un état relationnel et sensible », le terrain devient l’espace d’une réflexion collective aspirant à dépasser les limitations d’une dichotomie « sujet-objet » (Labussière et Aldhuy, 2012 : 5).
7Plus seulement outil de recherche, le terrain en géographie est ainsi perçu comme un objet d’étude à part entière, permettant :
[d’]ouvrir la réflexion épistémologique sur la place de l’objet terrain, qu’il s’agisse d’étudier un corpus disciplinaire, voire pluridisciplinaire, ou encore d’interroger les rapports entre les chercheurs et les terrains. (Galochet et Masson, 2022 : 179)
8Dans le cadre de notre réflexion, le terrain est appréhendé comme une expérience, c’est-à-dire un processus dynamique au fil duquel des liens se tissent et bousculent nos premières analyses. Nos méthodes tout comme nos sujets d’études ont été reconfigurés au fil des allées et venues sur nos territoires de recherche et de nos échanges avec les îlien·ne·s. De fait, propre à une démarche qualitative, « l’enquête de terrain procède par itération », ce qui se matérialise en premier lieu par les « va-et-vient d’un chercheur sur le terrain » (Olivier de Sardan 1995 : 15).
9Plus encore, le terrain constitue un espace vécu (Frémont, 1974), ce d’autant plus dans le cadre d’un travail de thèse en géographie impliquant de longues périodes de terrain. Le rapport au terrain ne se confine pas à la seule expérience de recherche, mais s’inscrit ainsi dans la trajectoire de vie du géographe. Expérience « fondamentalement subjective » (Blidon, 2014 : 7), la pratique du terrain « procède de la mise en relation entre le chercheur, son objet, son aire d’étude et ses méthodes » (Labussière & Aldhuy, 2012 : 595).
10De même, il arrive que ces espaces soient connus et aimés avant d’être étudiés (André-Lamat et al., 2016). Ce rapport affectif précédant la recherche est incompatible avec la perception du terrain comme simple outil au service d’un projet académique. Loin d’être un frein à l’élaboration d’une réflexion scientifique, ces liens affectifs demandent un effort d’explicitation qui rejoint la démarche réflexive aujourd’hui largement pratiquée dans les sciences sociales (Dietrich & Grim, 2019).
11Cette démarche souligne la « nécessaire inclusion de la recherche dans le monde social, et par conséquent de cette présence du monde social en chaque moment de la recherche » (Ripoll and Frouillou, 2022 : 5). Mais, au-delà de la déconstruction de l’illusion de la neutralité scientifique, ce regard réflexif est un moyen d’accéder à une connaissance plus riche : comme le souligne Donna Haraway, « la seule façon de trouver une vision plus large est d'être quelque part en particulier » (traduction) (1988 : 590). Il ne s’agit alors plus seulement de porter un regard réflexif sur sa propre subjectivité, mais de « l’utiliser et l’embrasser comme donnée de recherche » (Girard et al. 2015 : 10). Cette proposition illustre bien l’aboutissement de nos cheminements méthodologiques respectifs, au fil desquels nous avons accepté puis mobilisé notre subjectivité dans nos interactions avec les îlien·ne·s. En ce sens, nous rejoignons le point de vue de Lina Gurung qui, citant Sandra Harding, affirme que « la science est améliorée lorsque les “subjectivités multiples” à propos d'un phénomène social sont prises en compte […] » (Gurung, 2021 : 112).
12En géographie, malgré les nombreuses tentatives de définition du terme, la notion d’île peut encore faire l’objet de confusions. Si le débat éclot dans les années 1990, Nathalie Bernardie-Tahir (2022) souligne encore l’omniprésence d’un imaginaire fort affectant la représentation de ces espaces, autant dans le domaine scientifique que dans la conscience collective. L’île semble encore envisagée comme un territoire d’exception dont l’étude demeure restrictive. Qu’elle soit abordée comme outil permettant le développement de la recherche ou comme thématique en soi, le raisonnement semble se construire selon une vision continentalo-centrée (Baldacchino in McElroy, 2007 : 14).
13D’ailleurs, la pertinence du·de la chercheur·se sur les îles peut être questionnée par les îlien·ne·s. On parle des îles, de science des îles, des îles relais, de l’insularité ou encore d’îléité et d’insularisme, mais trop peu souvent, des personnes des îles elles-mêmes, dont les modes de vie, expériences ou réalités quotidiennes se retrouvent alors dans le domaine de l’intouchable ou de l’irréel (Hay, 2006). L’intention est alors de se démarquer d’une approche continentalo-centrée pour repenser non seulement l’île comme territoire de recherche, mais également les îlien·ne·s comme sujets et acteur·rice·s de cette dernière.
14Françoise Péron (1993), nous enseigne que l’île est en partie définissable par le ressenti de sa population, ce qui rejoint les propos d’Anne Meistersheim (2006) pour qui une île se définit comme telle parce qu’elle est habitée. Si nous ne définissons pas l’île - d’abord parce que nous ne nous restreignons pas à « l’objet île », mais aussi parce que le sujet a déjà fait l’objet de nombreuses recherches -, nous pouvons toutefois préciser que les populations au centre de nos travaux sont issues d’îles de tailles diverses, allant de 0,6 km² pour la plus petite à 1045 km² pour la plus grande.
- 1 Selon les dictionnaires Le Robert et Larousse accessibles en ligne. Les dictionnaires de la géograp (...)
15Dans le cadre de cette réflexion en miroir, il est alors plus pertinent de définir ce que nous entendons par îlien·ne. Il s’agit d’abord de faire écho à un territoire : le terme « îlien·ne » renvoie à l’attachement territorial. Le mot « insulaire », quant à lui, marque davantage la rupture et s’oppose, selon la définition des dictionnaires généraux1, à ce qui est continental. Toutefois, cette définition aux contours flous varie au gré des interlocuteur·rice·s rencontré·e·s sur les îles et ne prétend pas à l’unanimité. Chaque communauté îlienne développe un savoir culturel inhérent au mode d’habiter une île ou d’en être originaire ; aussi, être îlien·ne reflète moins une caractéristique figée qu’un spectre de possibilités selon lequel, d’une île à l’autre et d’un individu à l’autre, l’identité îlienne sera associée à l’habiter et/ou aux origines. Ce savoir, ou plutôt ces savoirs vernaculaires - puisqu’ils dépendent de l’expérience de chaque personne sur l’espace qu’elle investit - sont donc localisés en fonction des communautés et personnes rencontrées. En définitive, nous définissons les îliens et îliennes comme des personnes originaires des îles et/ou habitant les îles, pour qui, dans les deux cas, celles-ci sont des espaces vécus, des territoires de vie ponctuels ou permanents. Si l’identité îlienne peut évoluer et se renouveler au gré des mobilités résidentielles ou des modes d’habiter, c’est bien, dans les deux cas, la perception liée au lieu qui reste primordiale dans la manière qu’aura la personne des îles de se définir.
16Il s'agit désormais, sous la forme d'un récit à la première personne, d'éclairer les implications de nos propres identités et attaches aux îles dans le façonnement de nos méthodologies, qui cherchaient à mettre en valeur le ressenti des îlien·ne·s.
17Originaire de l’île d’Ouessant, j’ai grandi à 25 kilomètres des premières côtes continentales. En tant qu’îlienne, je dispose d’un attachement fort à ce territoire et la conscience de ce lien s’exacerbe dès que je sors de l’île.
18Très présent dans le discours des îlien·ne·s, cet attachement transparaît également dans l’intérêt des continentaux·ales par des questions portant soit sur la chance que nous avons, soit sur l’ennui et l’emprisonnement que nous pouvons vivre sur l’île, traduisant l’exotisme et l’imaginaire projetés sur nous. Paradis ou chaos (Baldacchino & Dehoorne, 2014), cette vision est souvent imposée de manière involontaire par les continentaux·ales. À force, à Ouessant, nous ne faisons plus attention et nous extirpons des clichés tout en les renforçant par un certain mutisme – moins on en dit, mieux on se porte. Ma recherche auprès des îlien·ne·s, portant sur leurs constructions identitaires sur le continent, a constitué le départ d’une remise en question générale de ce point de vue continentalo-centré qui marginalise l’expérience et la réalité vécue des îlien·ne·s.
19Abraham Moles – encore très cité aujourd’hui dans les études sur les îles - qui, tentant de conceptualiser la nissonologie, décrit le « mode de pensée quotidien » (Moles, 1982 : 284) des îlien·ne·s par la « notion de contour », a sans doute été la braise la plus chaude d’un agacement déjà certain. Est-ce que les gens des îles pensent par le contour ? Est-ce que nous pensons par la limite ? Sommes-nous donc limité·e·s ? La constance de questions répétitives suivie de cette lecture a fini par provoquer un basculement : je ne veux pas étudier les îles, mais rediriger le regard sur les îlien·ne·s. Je veux travailler avec les gens des îles, hors des îles pour aider à ce décentrement.
20Cependant, mon statut d’îlienne n’est pas le seul facteur ayant influencé mon travail auprès des îlien·ne·s. Je suis également une femme occidentale qui porte un regard sur une population aux racines différentes des miennes, dans le cas des îles polynésiennes. J’ai dû faire face à la méfiance de mes interlocuteur·rice·s qui, durant les entretiens semi-directifs menés, mettent au défi la personne qui vient « de métropole », porteuse de « blanchité » (Haddad, 2018). J’ai dû prouver que mon intérêt n’était pas de m’approprier une culture qui ne m’appartient pas, tout en manifestant un désir bienveillant de connaître et explorer leurs pratiques sur un territoire autre que l’île.
21Pour lisser ces origines qui, en toile de fond, évoquent un passé colonial encore lourd d’implications, j’ai pu mobiliser mon statut d’îlienne. Ce dévoilement a permis un accès plus simple aux personnes que je rencontrais et encourageait les comparaisons entre îles et façons d’être par rapport à celles-ci. Concernant les personnes des îles d’Iroise, certaines ont affirmé qu’elles ne m’auraient pas dévoilé autant d’informations si je n’avais pas été originaire d’une île, plus encore si je n’avais pas vécu sur une île.
22Mon statut de jeune femme européenne de classe moyenne, dotée d’un capital culturel lié à mon parcours universitaire, n’est pas à mettre de côté. Si les personnes rencontrées présentent une diversité d’origines sociales, de genres ou encore de trajectoires scolaires, sans doute que l’ensemble de mon statut, au-delà du fait d’être îlienne, a freiné quelques un·e·s de mes interlocuteur·rice·s, malgré la difficulté de pouvoir en prendre la mesure. Quand bien même, j’ai constaté combien le fait d’avoir grandi sur une île a intrigué, intéressé et créé une réciprocité dans mes rencontres avec les îlien·ne·s. La mise en avant de ces origines a contrebalancé le côté académique ainsi que le côté « métropolitain » - que je prenais soin de questionner au cours de la conversation.
23De même, cet attachement a été primordial dans l’évolution de ma méthode de recherche puisqu’il a participé de la remise en question de ma propre continentalisation. J’ai réalisé que malgré mon vécu sur les îles, j’étais soumise à une pensée dominante. Il a fallu mettre à distance mon désir de reconnaissance d’une identité îlienne tendant à l’essentialisation d’une population pourtant diverse. Prendre mon statut, le mettre à distance et y revenir au fil de nombreux allers-retours entre littérature et entretiens m’a alors amenée à comprendre que plusieurs identités îliennes existaient.
24Je suis une femme de 29 ans, issue de la classe moyenne et bénéficiant d’un capital culturel associé à mon parcours académique. J’ai grandi en périphérie d’une ville moyenne du Sud-Ouest de la France, dont je me suis progressivement éloignée au fil de mes études supérieures. C’est cette quête d’ailleurs qui m’a menée en Croatie en 2016, au cours d’un premier voyage durant lequel j’avais écumé les îles au cœur de la saison estivale. Conservant un souvenir émerveillé des paysages fantasmatiques de cet archipel comme le regret de n’avoir perçu que la façade touristique des lieux, je concevais le projet de les redécouvrir durant les mois d’hiver. En février 2017, je débarquais donc sur l’île de Cres pour effectuer un premier stage de Master.
25Les regards à la fois amusés et incrédules des îlien·ne·s m’observant sillonner ce territoire du nord de l’Adriatique offraient alors une illustration parfaite de mon statut d’étrangère et de continentale fantasmant les îles. Au-delà de l’insularité, je découvrais les implications du quotidien dans une petite communauté et notamment la perte de l’anonymat, à laquelle mon enfance rythmée par les déplacements journaliers entre un village dortoir et une ville moyenne ne m’avait pas préparée. Au fil des mois et des années, cette expérience de l’interconnaissance est devenue un pilier dans l’attachement que j’ai développé à l’île de Cres, qui se matérialise aujourd’hui, à chaque débarquement sur l’île, dans l’étrange sensation d’un retour « chez moi ». Dans ce glissement de l’ailleurs au chez-soi, la construction progressive de racines, qui peut-être m’avaient manquées, est passée par l’apprentissage de la langue et par les liens établis avec les îlien·ne·s qui me gratifient aujourd’hui de cet immense compliment : « Ti si naša » (« tu es des nôtres »).
26Cette expérience a été fondamentale dans la construction de ma démarche de recherche sur les îles de Bretagne et de Croatie, ce qui n’exclut pas l’influence d’autres aspects sur mon travail d’enquête. Je souhaitais notamment minimiser le rapport de domination pouvant émerger dans la relation enquêteur·rice-enquêté·e et par là tempérer les représentations que l’on pouvait associer à mon statut académique. Afin de créer les conditions d’un échange authentique avec les personnes rencontrées, il me fallait donc atténuer la méfiance pouvant émerger de ce double statut d’étrangère et de chercheuse. Ainsi que le formulait Renée Rochefort dans un entretien avec Yann Calbérac, « quand on travaille à l’étranger, on passe autant de temps à expliquer qui on est qu’à demander aux gens qui ils sont » (Calbérac 2012 : 290). Cette observation est tout aussi valable pour les îles, même s’il est vrai que mon statut de française en Croatie suscitait d’autant plus la curiosité.
27Il m’est arrivé d’être perçue comme une espionne appartenant à quelque faction anticapitaliste (non sans éprouver une certaine fierté de ce statut imaginaire) ou comme une émissaire du camp adverse lors des élections municipales. Ces doutes ne sont pas sans lien avec mon statut de française, et donc d’occidentale du « premier monde », dans un pays qui se trouve aujourd’hui en semi-périphérie de l’Ouest, situation propice à l’émergence d’une « colonisation de l’esprit » et d’un sentiment d’auto-infériorisation (Tlostanova 2012 : 131-134). C’est pourquoi mon intérêt pour la politique croate a pu susciter la surprise et l’incompréhension dans l’esprit de certaines personnes rencontrées, qu’il s’agisse d’habitant·e·s, d’une élue locale ou d’un chercheur. Ainsi que le résume Cyril Blondel : « il n’est possible de s’intéresser à l’ex-Yougoslavie que si l’on en vient » (Blondel 2016 : 219). Ma maîtrise de la langue ainsi que le dévoilement de mes liens à l’île de Cres, témoignant d’un attachement véritable pour la Croatie, ont contribué à tempérer les éventuels soupçons.
28Par ailleurs, la tendance à l’orientalisation qui a auparavant pu affecter mon propre regard est aujourd’hui atténuée par mon expérience de la Croatie. Il s’agit d’un pays où j’ai vécu, travaillé, aimé, au fil de sept années rythmées de séjours de plusieurs mois qui m’ont emmenée à Cres et sur une dizaine d’autres îles, mais aussi à Zagreb, à Pula, à Zadar ou encore à Virovitica. Tout comme l’île de Cres, la Croatie constitue pour moi un espace vécu qui a façonné une partie de mon identité et, ce faisant, ma méthode de recherche.
- 2 Réalisée dans le cadre du projet Polygone, réunissant des chercheur·euse·s de l’Université Côte d’A (...)
29Ma démarche méthodologique s’appuie sur des entretiens semi-directifs au cours desquels j’ai mobilisé mes origines îliennes. Une grille commune2 a été construite pour permettre une comparaison entre les différentes communautés interrogées. Cette grille est axée sur les trajectoires et mobilités, les représentations spatiales, l’insertion et les relations sociales, les pratiques, lieux de vie et lieux fréquentés, les relations avec les îles d’origine et enfin, l’identité et son évolution. L’objectif était de mettre en lumière la dialectique entre choix et contraintes dans les mobilités des îlien·ne·s.
30Dans le cadre de ces entretiens, j’ai rencontré quarante-et-une personnes, réparties équitablement entre hommes et femmes (se reconnaissant comme tel·le·s). Parmi elles, vingt-une sont employées, constituant la majorité de l’échantillon. Les âges vont de 22 à 77 ans et plus de la moitié des personnes rencontrées sont arrivées à Brest pour le travail ou les études. Concernant la communauté iroisienne, mes premier·ère·s interlocuteur·rice·s faisaient partie de contacts connus sur les îles, qui m’ont ensuite donné accès à d’autres personnes. En revanche, n’ayant aucune connaissance au sein de la communauté polynésienne de Brest, je me suis d’abord tournée vers le milieu associatif polynésien, très dense dans le département. Les entretiens duraient en moyenne une heure et avaient lieu dans un endroit choisi par la personne. La plupart a été effectuée dans un cadre privé, chez la personne interrogée. L’autre partie a pris place dans des lieux publics, souvent des lieux à forte mixité sociale, des espaces de récréation ou dans des cafés.
31Au fil des questions posées, je faisais intervenir ma propre expérience d’îlienne que je revendiquais auprès de mon interlocuteur·rice. Quoique le lieu de provenance soit différent, il arrivait souvent qu’un effet miroir s’effectue concernant les choix et les contraintes vécues dans l’expérience de mobilité. Néanmoins, l’écho entre mon expérience et celle de la personne que j’interrogeais n’était pas automatique. Si les personnes des îles d’Iroise m’intégraient directement à leur discours, à des fins de comparaison ou de validation d’un vécu commun, les Polynésien·ne·s me considéraient surtout par rapport à la possibilité de revendiquer leur identité, d’abord déconnectée d’une dimension îlienne. Ce n’est que par la suite que cette dimension prenait de l’importance, surtout en opposition à la situation vécue sur le continent.
- 3 Différente du colonialisme, la colonialité peut-être définie de la manière suivante: “while colonia (...)
- 4 Nombreux·ses sont les Polynésien·ne·s à faire une distinction entre « être Français·e » et « être P (...)
32Dans les deux cas, assumer mon statut d’îlienne a permis de créer un espace de dévoilement commun : je rencontrais des personnes qui se confiaient sur leurs expériences de mobilité, sur leur insertion à un nouveau territoire mais également sur leurs ressentis. En retour, je dévoilais mon expérience et mon avis. La mobilisation par les enquêté·e·s de ma propre expérience et de mon intérêt lié à leur vécu a facilité l’obtention d’informations, particulièrement de la part des Polynésien·ne·s dont la méfiance, résultant de rapports empreints de colonialité3 entre la France continentale et les îles, affecte leurs manières d’être et d’agir sur le continent4.
33Le fait d’assumer mon statut et de le mobiliser a aidé à désamorcer cette méfiance. En guise d’exemple, un interlocuteur iroisien m’a raconté son énervement vis-à-vis des journalistes, étudiants et chercheur·euse·s non affilié·e·s au territoire qui régulièrement interrogent les îlien·ne·s. L’échange suivant relate l’importance de l’évocation de mes origines pour créer un dialogue :
« Vous m’avez dit au téléphone que vous vouliez bien faire l’entretien, mais à une seule condition, seulement si je suis une vraie Ouessantine.
Oui.
Vous pouvez m’expliquer pourquoi ?
Je ne vais pas me confier à n’importe qui. Cette personne, si je ne la connais pas, si elle n’est pas originaire, pourquoi j’irais lui confier ma vie moi ? Tout ce que j’ai fait ? ».
34Dans d’autres cas, les interlocuteur·rice·s projettent leur identité sur la mienne en mobilisant directement mon statut d’îlienne. Par exemple, un·e Polynésien·ne l’évoque en me sortant de ma « métropolitanité », tout en différenciant mes origines culturelles :
« Vous [les Français·e·s continentaux·ales] êtes quand même… enfin après toi, c’est différent, tu viens d’une île comme nous, donc tu as un peu notre mentalité, même j’ai envie de dire, tu as complètement notre mentalité parce que tu es très comme nous du coup, avec ta culture à toi, mais tu viens d’une île, donc, tu te rapproches beaucoup de nous ».
35Cette démarche a alors induit une proximité entre sujet cherchant et personne interrogée, favorisant l’obtention d’un discours décomplexé. Dans les deux cas, cette proximité a permis de creuser les informations du point de vue du vécu de la personne, qu’elle soit originaire d’un ensemble d’îles proches ou lointaines.
36Parmi les leçons tirées de ma perte d’anonymat sur l’île de Cres, la curiosité comme la méfiance suscitée par mon statut d’étrangère dans une petite communauté se sont avérées essentielles. Dans le cadre de ma recherche sur les îles de Bretagne et de Croatie, cette méfiance était susceptible d’être renforcée par mon statut académique. Qu’il s’agisse d’étudiant·e·s ou de chercheur·euse·s, de journalistes ou de simples touristes, il n’est pas rare que les îlien·ne·s éprouvent quelque lassitude face à la curiosité des personnes qui visitent les îles, territoires qui font l’objet d’un véritable phénomène de « spectacularisation » (Bernardie-Tahir 2022b : 7).
37Dans le cadre de ma recherche, j’ai tâché de me défaire de ce regard continental qui tend à essentialiser les îles et les populations îliennes. Un tel projet de décontinentalisation du regard exigeait avant tout une posture d’humilité, afin d’éviter une forme de « paternalisme continental » (Foley et al. 2023 : 3) marqué par un regard surplombant et des analyses préconçues.
38C’est avec ces éléments en tête que j’ai fait le choix d’organiser une conférence-débat sur chacune des cinq îles au cœur de ma recherche (et donc cinq conférences au total). Il s’agissait avant tout de me présenter et d’expliciter ma démarche aux îlien·ne·s, mais aussi de nouer de potentiels contacts en vue des entretiens semi-directifs que je souhaitais mener.
39En amont des premières conférences, qui ont eu lieu à Ouessant et à l’Île-aux-Moines, j’ai contacté quelques ami·e·s de l’île de Cres qui ont accepté de réaliser de courtes vidéos dans lesquelles elles et ils évoquaient les aspects de la vie quotidienne sur leur territoire. Montées et sous-titrées, les vidéos constituaient le support de ma présentation. Celles-ci abordaient différents aspects de la vie quotidienne dans les îles croates, révélant en creux l’existence d’enjeux communs à partir desquels je tâchais d’expliciter ma problématique de recherche. Ce procédé me permettait d’introduire mon sujet tout en m’effaçant derrière le discours des îlien·ne·s, qui pouvait sembler plus légitime auprès des habitant·e·s que le simple énoncé des hypothèses d’une chercheuse extérieure au territoire. Cette démarche était donc une façon d’atténuer les représentations négatives qui pouvaient découler de ma continentalité et de mon étrangéité comme de mon statut académique.
40Après une présentation d’environ trente minutes, un temps d’échange permettait aux îlien·ne·s de réagir. Nombreuses sont les personnes ayant constaté les parallèles entre les enjeux présentés et la situation de leur île, en témoignent ces commentaires enregistrés pendant la conférence organisée à Ouessant :
« C’est vrai qu’il y a énormément de points communs avec les îles du Ponant. »
« On voit des thèmes qui se rapprochent, […] il y a des choses sur les transports, le fait de pas pouvoir faire l’aller-retour en une journée […], il y a la part du tourisme, il y a l’effondrement ou la renaissance et le renouveau de l’économie agricole ou de la pêche, il y a plein de thèmes. »
41Grâce à la complicité de quelques îlien·ne·s rencontré·e·s à Ouessant et l’Île-aux-Moines, j’ai répliqué cette démarche en présentant les îles bretonnes à Cres, Silba et Unije.
42Enfin, ces conférences ne visaient pas seulement à gagner en légitimité auprès des îlien·ne·s mais s’inscrivaient aussi dans une logique de don contre-don, en offrant quelque chose aux habitant·e·s avant de les solliciter pour de futurs entretiens. Je me dois cependant de préciser les limites de ce travail qui a touché un public réduit : tout au plus une quinzaine de personnes par conférence. Quoi qu’il en soit, ces moments durant lesquels j’ai explicité ma recherche tout en m’efforçant de donner la voix aux îlien·ne·s ont constitué une étape fondamentale dans la construction de ma méthode.
- 5 Dans ma thèse, je qualifie d’habitant·e·s intermittent·e·s les îlien·ne·s qui partagent leur vie e (...)
43Dans le cadre des entretiens semi-directifs que j’ai réalisés par la suite auprès des résident·e·s permanent·e·s, secondaires et intermittent·e·s5 de ces îles, cette démarche consistait d’abord à dévoiler ma propre subjectivité. Le fait de révéler mon attachement à l’île de Cres me permettait d’entrer en résonnance avec l’expérience des îlien·ne·s, comme cet interlocuteur qui partage sa vie entre l’île de Silba et le Luxembourg, analysant son propre attachement à l’île : « C’est un mystère, cette attraction du territoire, tu as une partie de toi qui est enracinée ». Cette démarche de dévoilement mutuel m’a permis d’analyser les enjeux de l’action publique territoriale au prisme de « la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés » (Bachelard 1957 : 31). Cette dimension psychologique de mes entretiens, qui émanait de ma subjectivité comme de celle de mes interrogé·e·s, a parfois donné lieu à des récits inattendus : perte d’un proche, souvenirs traumatiques de la guerre en ex-Yougoslavie, etc. En ne cherchant pas systématiquement à neutraliser mes émotions face à ces témoignages, ni à dissimuler mes analyses, j’ai pu favoriser une relation de confiance avec les îlien·ne·s et ainsi atténuer les limites pouvant émaner de mon statut de chercheuse étrangère au territoire.
44Si la question de nos statuts de continentale ou d’îlienne ne semblait pas essentielle au début de nos travaux, sa primauté s’est imposée au fil des allées et venues sur nos territoires de recherche. Pour Pauline F., l’expérience de l’île de Cres a contribué à dépasser les projections continentales portées sur les îles. Malgré tout, il est sans doute impossible de se défaire totalement des implications du statut de française en Croatie, tout comme il serait illusoire d’affirmer que l’on a démystifié entièrement les îles. Le choix de s’effacer derrière le discours des îlien·ne·s au moment d’introduire son travail apparaissait alors comme un moyen d’éviter ce piège tout en manifestant une forme d’humilité. À l’inverse, après avoir longuement hésité à dissimuler ses origines îliennes, Pauline J. a pressenti l’intérêt de dévoiler cette partie de son identité dans le cadre de ses entretiens avec les îlien·ne·s, ce qui a fait émerger une forme de reconnaissance mutuelle. Dans les deux cas, la mise à distance des statuts académiques, et donc de la relation de pouvoir entre enquêteur·rice et enquêté·e, a été facilitée par le dévoilement de nos attaches aux îles.
45À l’origine de ces choix méthodologiques, les rapports que nous entretenons aux îles, espaces vécus et aimés avant d’être perçus comme des « terrains » de recherche, ont été déterminants. Cette valeur particulière que nous attachons aux îles et à leurs habitant·e·s rejoint le concept de topophilie, qualifiant la recherche de l’intime dans un « là », un lieu extériorisé (Bachelard, 1957 : 17). Pour chacune d’entre nous, cette topophilie est à la fois la cause et le moteur du travail doctoral et se matérialise dans la construction d’une méthodologie qui laisse place à l’affect. Ce dernier n’apparaît pas comme un biais mais comme un moteur de la recherche, un choix « d’embrasser [sa subjectivité] comme donnée de recherche » ouvrant de nouvelles perspectives pour le recueil de données (Morrow, 2005 in Girard et al., 2015 : 10). Il devient alors possible de s’intéresser non seulement aux « subjectivités multiples » (Harding, 1992 : 455) mais également à la relation qui se matérialise entre la subjectivité du·de la chercheur·se et celle de l’interrogé·e.
46L’intersubjectivité correspond alors à cette interaction qui, en psychologie, peut se définir comme un phénomène d’« échoïsation » caractéristique d’un échange fondé sur le « mode du partage » (Cosnier et Brunel 1997 : 161). Si ce dialogue intersubjectif est inévitable dans une démarche de recherche qualitative fondée sur des interactions humaines, puisque « la subjectivité ne peut exister sans intersubjectivité » (Berdoulay et al., 2010 : 400), notre objectif est d’adopter une posture volontaire vis-à-vis de ce phénomène.
47Nous postulons alors que le dévoilement ponctuel et partiel de nos subjectivités a favorisé une mise en résonnance de nos expériences et de nos rapports aux îles avec le vécu des îlien·ne·s. Dans cette relation intersubjective, l’empathie et l’expérience mobilisées ont permis de créer un savoir fondé sur le mode de la réciprocité. Ce dévoilement a ainsi favorisé l’émergence d’une réflexion partagée, dans laquelle les îlien·ne·s étaient considéré·e·s comme des acteur·rice·s de la recherche, co-producteur·rice·s d’un savoir qui ne découle pas de la « logique de la "découverte" » mais bien d’une « relation sociale chargée du pouvoir de la "conversation" » (Haraway, 1988 : 593). Par exemple, dans le cadre du travail de Pauline F., la question du logement sur les îles s’est imposée comme un enjeu majeur à approfondir dans la recherche au fil des discussions avec les îliens. De même, ces échanges ont alimenté des reconfigurations théoriques, et notamment le choix de délaisser les notions de développement et de gouvernance pour leur préférer les conditions de vie et l’action publique, plus proches des réalités qui émergent des discours îliens. Pour Pauline J., la question de l’expérience de mobilité, plus que des motifs évidents de départ, s’est manifestée par le partage de ressentis communs. Alors que la contrainte semblait évidente, les allées et venues entre territoire de recherche et concepts ont radicalement fait évoluer le sujet de recherche.
48Plus qu’une juxtaposition entre des subjectivités multiples, une méthode intersubjective favorise un discours au plus proche des vécus, coconstruit dans le cadre d’un processus dynamique. Par ailleurs, ce mode de recueil de données peut contribuer à atténuer la relation de domination entre enquêteur·rice et enquêté·e. Bien conscientes de l’omniprésence de cette relation de domination, nous nous sommes efforcées, en exposant une partie de notre vécu, de minimiser ce rapport de force auprès des personnes rencontrées. Enfin, cette démarche reflète notre volonté commune de ne pas « cannibaliser » (Borghi, 2021 : 204) les territoires de nos recherches.
- 6 Citation originale : « ‘Island studies’ is explained not as a pursuit by islands/islanders, or with (...)
49Cette approche est d’autant plus pertinente dans le contexte de la recherche sur les îles, qui demeure marquée par un prisme continentalo-centré (Baldacchino, 2007) souvent à l’origine d’une invisibilisation du vécu des îlien·ne·s. L’intention est alors de faire des îliens et des îliennes les porte-voix de leurs propres discours et pratiques, alors que les Island studies restent majoritairement orientées sur les îles et les îlien·ne·s et non pas faites avec eux·elles ni pour eux·elles6 (Baldacchino, 2008). Cette intention se rapproche alors d’une démarche de « désoccidentalisation » (Choplin, 2019) qui, concernant les îles et les îlien·ne·s, peut être déclinée en tentative de décontinentalisation du regard.
50Dépasser l’île comme terrain idéal et reconstruire un terrain intersubjectif permet alors d’opérer un glissement de l’idée de terrain – où l’île est perçue comme un objet – au territoire de recherche. En effet, la dimension utilitariste que revêt le terme de « terrain », réduisant les lieux à des outils au service d’un projet académique, ne semble pas adaptée à nos démarches respectives. C’est pourquoi nous préférons le mot « territoire », dont la dimension holistique - englobant à la fois un espace et les personnes qui se l’approprient - est mieux à même de refléter le vécu qui à la fois dépasse et nourrit le cadre de la recherche. Décliné en territoire d’accueil, le terme illustre en outre le caractère intrusif de toute recherche et la gratitude que nous éprouvons vis-à-vis des îlien·ne·s qui ont accepté de nous partager leurs récits. En ce sens, nous rejoignons les propos de l’anthropologue Clifford Geertz, pour qui :
Le lieu de l’étude ne constitue pas l’objet d’étude. Les anthropologues n’étudient pas des villages (des tribus, des villes, des quartiers…) ; ils étudient dans les villages (Geertz, 1998).
51L’utilisation du mot territoire plutôt que du mot terrain permet alors d’éviter une essentialisation du lieu de la recherche, qui participe de la domination dans la relation d’enquête. En définitive, l’emploi du mot territoire invite à renouveler la manière de faire de la recherche sur les îles et avec les îlien·ne·s en dépassant la représentation d’une insularité monolithique.
52L’influence de nos vécus par rapport aux îles nous a conduit à considérer nos terrains non pas comme objets de recherche mais comme des expériences pleines et entières, mobilisant des ressources académiques et intimes sur lesquelles il est essentiel de porter un regard réflexif. Plus encore, faire le choix de se saisir de nos subjectivités dans nos interactions de recherche a contribué au dévoilement du vécu et des subjectivités des personnes interrogées. Cette résonnance entre sujet cherchant et interlocuteur·rice a ainsi favorisé la construction d’un savoir intersubjectif et la production d’un discours situé.
53Dans le cadre de l’étude des îles, cette démarche favorise la remise au centre des îlien·ne·s par le biais d’un discours qui se veut porteur d’une décontinentalisation et ainsi d’une déconstruction amorcée des projections fantasmées sur les îles et les îlien·ne·s. Plus largement, cette méthode intersubjective tend à reconsidérer le terrain comme territoire aux multiples dimensions qui s’imbriquent les unes aux autres, mêlant l’expérience de recherche au vécu, et non comme seul instrument au service d’un projet académique. Cette approche s'inscrit ainsi dans une visée éthique laissant place à l’affect du sujet cherchant comme de la personne interrogée, perçue comme actrice de la recherche. La démarche intersubjective constitue un moteur pour l’acquisition de données nouvelles, coconstruites, fidèles aux vécus rencontrés sur les territoires de recherche, et, autant que possible, libérées des rapports de domination qui découlent de nos statuts académiques.