1Les soulèvements de 2010-2011 en Tunisie n’ont pas seulement mis fin au régime de Ben Ali et amorcé une phase de réarrangement des institutions qualifiée un peu trop hâtivement de « transition démocratique ». Ils ont aussi permis l’irruption dans l’espace public d’acteurs qui jusque-là s’en tenaient éloignés et de nouveaux enjeux – ou de nouveaux cadrages de ces enjeux. Cette thèse propose un éclairage de la séquence post-2011 à partir de l’analyse de mobilisations qui se sont développées autour des nuisances industrielles, en interrogeant les manières dont les soulèvements ont reconfiguré les dynamiques protestataires contre ses nuisances.
2Pour cela, elle adopte une approche de géographie sociale qui interroge les relations réciproques entre mobilisations contre les nuisances et production de l’espace (Lefebvre, 2000 [1974]). Elle s’inscrit ainsi dans le champ de la géographie des conflits et des mobilisations (voir par exemple Charlier, 1999 ; Martin et Miller, 2003 ; Leitner et al, 2008 ; Torre, 2010 ; Melé et al., 2013 ; Routledge, 2017 ; Pailloux et Ripoll, 2019), tout en empruntant à la géographie radicale (Herod, 1997 ; Harvey, 2010), à la sociologie des mouvements sociaux (Tilly, 1998 ; Agrikoliansky et al, 2010) et à l’histoire environnementale (Le Roux et Letté, 2013). Cette recherche suit l’invitation à « articuler constamment structuration et action » (Bonny et Ollitrault, 2012), en associant une analyse des éléments liés aux dimensions matérielles structurelles de l’espace à une vision compréhensive attachée à la question des représentations, des subjectivités et des pratiques des acteurs. D’une part, elle se penche sur la dimension révélatrice des conflits en examinant les manières dont les mobilisations indiquent la présence de contradictions inhérentes aux configurations territoriales étudiées. Dans les territoires industriels, les logiques de la production se heurtent en effet aux besoins relatifs au domaine de la reproduction (les activités liées à l’alimentation, au logement, à la santé, etc.) et des dilemmes entre emploi et environnement peuvent apparaître. Dans cette perspective, il s’agit d’éclairer les conflits en considérant que les groupes d’acteurs qui s’y impliquent peuvent être rattachées à des forces sociales antagonistes et interagissent dans des situations contraintes qui leur préexistent. D’autre part, la recherche interroge les transformations spatiales générées par les mobilisations et les réponses qui leur sont apportées, c’est-à-dire la contribution des dynamiques contestataires à la production de l’espace. Il convient ici de s’intéresser aux capacités créatrices des acteurs des mobilisations, à la productivité des conflits en termes de territorialité, de transactions sociales, de plateformes de mise en débat créées dans le cadre de l’action collective, mais aussi de transformations matérielles de l’espace.
3L’approche méthodologique repose sur la mise en perspective de quatre cas d’étude situés dans les régions de Gabès et de Sfax : les mobilisations de dénonciation des pollutions liées à la transformation de phosphate dans la région de Gabès ; le mouvement en faveur de la fermeture de l’usine de transformation de phosphates de la SIAPE à Sfax ; les contestations des modalités d’extraction d’hydrocarbures à Kerkennah ; les protestations contre les nuisances de la décharge d’Agareb. L’analyse s’est concentrée sur ce que l’on peut considérer comme « l’espace de la contestation des nuisances industrielles » dans chacun des territoires, en reprenant la notion d’« espace de cause » (Bereni, 2015). L’enquête s’appuie sur une combinaison de techniques pour produire des matériaux empiriques. Premièrement, j’ai eu recours à l’observation participante lorsque cela était possible, le temps de mobilisation ou de préparation de manifestations et d’événements connexes. Mais j’ai surtout été amenée à enquêter sur des mobilisations après qu’elles aient eu lieu. Dans ce contexte, une grande partie du travail d’enquête s’est axée sur la réalisation d’entretiens. J’en ai en effet réalisé 134 avec les acteurs des mobilisations, mais aussi avec des représentants d’administrations, des élus, des entreprises, des acteurs de l’aide au développement de manière à cerner les motivations et les stratégies des acteurs contestataires, les relations entre les différents groupes mobilisés, les dynamiques conflictuelles et les réponses mises en œuvre. Pour renforcer la triangulation des données, j’ai utilisé des sources écrites en réalisant une revue de presse pour chaque terrain, en fouillant certaines pages Facebook liés à certains groupes mobilisés, en collectant des documents écrits rédigés par des administrations, des entreprises, des institutions internationales ou des associations.
4La thèse aboutit à trois principaux résultats. Premièrement, la reconstitution des transformations socio-environnementales liées à l’installation des activités industrielles et des trajectoires de mobilisations dans les différents territoires a permis de montrer que le moment 2011 a contribué à tracer de « nouveaux sentiers » pour l’action collective et les réponses apportées par les autorités étatiques. En effet, il a contribué à reconfigurer les scènes protestataires à Gabès et à Sfax et il a donné l’impulsion à de nouvelles contestations à Kerkennah et à Agareb. En outre, les industriels ont été amenés à revoir leurs relations avec les acteurs des territoires où leurs sites sont implantés. De leur côté, les autorités publiques ont essayé de résorber la contestation en octroyant des compensations à divers groupes d’acteurs – pêcheurs, agriculteurs, chômeurs des localités riveraines des installations polluantes – avec des dispositifs parfois contestés comme celui des sociétés d’environnement, de plantation et de jardinage. Ce faisant, ils n’ont pas rompu avec les modalités anciennes de gestion de la contestation, marquées par une vision paternaliste et clientéliste de la redistribution sociale.
5Deuxièmement, la thèse propose une typologie de groupes d’acteurs en tenant compte d’un ensemble de critères – les motifs de leur mobilisation, leur structuration socio-territoriale, leur répertoire tactique et les cadrages de leurs revendications. Cette typologie distingue trois groupes : les professionnels (agriculteurs, pêcheurs, etc.) dont l’activité est entravée par les dégâts de l’industrie (type 1) ; les habitants des localités riveraines des installations, directement exposés aux nuisances (type 2) ; les « militants » reliés, d’une manière ou d’une autre, à des organisations instituées, qui se saisissent du problème des nuisances industrielles (type 3). Elle permet d’analyser les relations entre les groupes d’acteurs et les tensions, les rapports de domination qui se jouent autour des manières de territorialiser les nuisances et des spatialités de l’action collective. Ainsi, les groupes du type 3, qui disposent des ressources nécessaires à l’investissements dans des réseaux translocaux, ont tendance à délégitimer certains modes d’action (blocages) et revendications (compensations individuelles) des groupes des types 1 et 2, ainsi que l’étroitesse de leurs attachements territoriaux.
6Troisièmement, c’est la réorganisation de l’espace qui constitue la réponse principale aux contradictions soulevées par les conflits autour des nuisances industrielles. On peut déceler une tendance d’ensemble de retrait des installations polluantes des centres urbains dynamiques et de relocalisation de ces installations dans les territoires périphériques (voir la Figure 1 pour les activités de transformation de phosphates). Bien que les investissements ne suivent pas toujours, ces projets de délocalisation esquissent la possibilité d’améliorer la qualité de vie et l’attractivité des centres urbains tout en poursuivant les activités industrielles, y compris dans leurs aspects les plus polluants. Ces délocalisations peuvent être envisagées comme des « spatial fixes » (Harvey, 2001), c’est-à-dire des arrangements précaires visant à surmonter – temporairement du moins – les contradictions mises en lumière par les conflits, mais qui s’effectuent au prix de la contamination de nouveaux territoires et peuvent susciter à leur tour des contestations.
Figure 1 : Délocalisation des installations de transformation des phosphates vers les territoires périphériques (Robert, 2024)
7Alors que la production industrielle ne cesse de croître à l’échelle mondiale et notamment dans les Suds, les tensions autour de ses corollaires, l’appropriation toujours plus grande de ressources naturelles et l’accumulation de volumes croissants de déchets et de produits toxiques (Moore, 2020), sont amenées à gagner en intensité. La thèse participe à une meilleure compréhension des ressorts et des formes des mobilisations qui sont liées à ces tensions, en montrant l’importance d’une attention renouvelée aux contextes politiques et sociaux des dynamiques conflictuelles, aux relations entre les groupes d’acteurs qui s’y investissent et à leur contribution à la production de l’espace industriel. La production de l’espace apparaît ainsi comme le résultat de rapports de force où l’État et les acteurs détenteurs de capital économique ne sont pas les seuls à intervenir.
Fiche informative
Lien électronique
https://theses.fr/s183726
Discipline
Géographie
Directrice
Alia Gana
Université
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Membres du jury de thèse, soutenue le 17 janvier 2024
Tarik Dahou, Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, rapporteur.
Cyria Emelianoff, Professeure à l’Université Rennes 2, examinatrice.
Alia Gana, Directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique, directrice de thèse.
Éric Gobe, Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, président.
France Guérin-Pace, Directrice de recherche à l’Institut national d’études démographiques, examinatrice.
Fabrice Ripoll, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil, rapporteur.
Situation professionnelle à l’issue de la thèse
Attachée temporaire à l'enseignement et à la recherche (ATER) au département de géographie-aménagement d’Aix-Marseille Université
Courriel de l’auteur
diane-robert[at]live.fr