1Située au croisement des études de genre et des études urbaines, cette thèse s’intéresse aux mobilités de femmes roumaines identifiées comme roms en situation de vulnérabilité résidentielle, entre l’Île-de-France et la Roumanie. Les mobilités quotidiennes de ces femmes sont imbriquées à plusieurs échelles de mobilités et à plusieurs rapports sociaux de domination. Ressortissantes de Roumanie, elles ont une pratique transnationale de l’espace européen depuis la chute du régime communiste. Occupantes sans droit ni titre ou hébergées dans des dispositifs à durée limitée, elles sont régulièrement en situation d’errance. Éloignées du marché de l’emploi et discriminées dans l'accès aux droits, leurs revenus reposent sur des activités économiques réalisées dans l’espace public (Bergeon et al. 2024 ; L’Alliance contre l’Antitsiganisme 2019 ; Mile 2020). En tant que mère ou que fille, elles sont en charge du travail domestique et du travail de care. Arrimée aux épistémologies féministes du positionnement et du féminisme noir (Puig de La Bellacasa 2014 ; Hill Collins 2017), cette thèse explore la tension entre antitsiganisme, genre et mobilité.
- 1 L’usage des guillemets renvoie au fait qu’elles soient identifiées comme telles sans pour autant re (...)
- 2 Le nom a été changé.
2La thèse est structurée par trois axes d’analyse : la vulnérabilité résidentielle (Bouillon et al. 2019), le travail domestique mobile (Gilow 2019), les tactiques de survie pour accéder à l’espace public (Zeneidi-Henry 2002 ; Le Bars 2017). Et elle est animée par une question centrale : en quoi l’antitsiganisme et le genre modèlent-ils les mobilités quotidiennes des femmes « roms »1 et, en retour, comment, dans leurs pratiques de mobilité et d’immobilité, déjouent-elles ou contournent-elles la place qui leur est assignée ? Pour répondre à cette question, la méthodologie employée dans cette recherche repose sur la combinaison de plusieurs techniques d’enquête qualitatives menées d’une part auprès des acteur·rices de la résorption des bidonvilles (entretiens semi-directifs) et d’autre part auprès des habitant·es en France et en Roumanie (enquête ethnographique d’une trentaine de mois et entretiens ouverts). Parmi les formes sensibles de restitution de l’enquête, des cartes aquarellées (figure 1) permettent de représenter la présence des bidonvilles sur un des lieux d’enquête (Beaulieu-les-Prés2) et les marques que les évacuations laissent dans le paysage d’années en années.
Figure 1 : Forêt Beaulieu-les-Prés, Green City Campus 2017 (aquarelle)
3La première partie explicite les choix épistémologiques et méthodologiques. Tout d’abord, la recherche se positionne dans le champ de la géographie du genre et convoque les épistémologies féministes, renouvelant ainsi le regard porté sur la ville et les mobilités. Il s’agit de souligner la relation entre rapports sociaux de domination et mobilités dans deux champs de recherche : la littérature sur les bidonvilles « roms » et la littérature sur les mobilités quotidiennes féminines. Dans un second temps, cette partie développe la méthodologie féministe employée et fournit une analyse des rapports de pouvoir entre enquêtrice et enquêtées (Abu‐Lughod 1990 ; Rose 1997).
4La deuxième partie est consacrée au processus de vulnérabilisation des femmes (Garrau 2018). À travers l’analyse de trois projets locaux d’insertion, il s’agit d’étudier les effets de la politique de résorption des bidonvilles. D’une part, ces derniers font peu cas du travail domestique mobile des femmes. De l’autre, ils buttent contre les inégalités raciales dans les démarches d’accès aux droits ou, à l’inverse, reproduisent ces mêmes inégalités. La focale sur l’espace domestique permet alors de caractériser la vulnérabilité résidentielle en question. Il constitue un entre-soi permettant aux femmes de se soutenir et de renforcer leurs relations sociales. Cependant, elles peinent à construire un chez-soi intime et protecteur en raison de la précarité des lieux et/ou des règlements intérieurs des hébergements sociaux. Enfin, l’analyse des violences racistes, sexistes et sexuelles dans l’espace public complète l’étude de la vulnérabilisation et souligne les dimensions subjectives et corporelles des conditions de réalisation de la mobilité.
5La troisième partie est dédiée aux pratiques spatiales et aux tactiques corporelles. Il s’agit d’analyser dans un premier temps l’utilisation des transports mécanisés. L’accès limité des enquêtées à ces modes de transport rend la réalisation du travail domestique mobile plus compliquée que pour les femmes des catégories plus privilégiées. Ensuite, l’analyse de la pratique de la mendicité montre que l’espace public est certes un lieu ressource, mais dont l’appropriation nécessite le développement de compétences spécifiques. Enfin, l’étude de l’équipement et des accessoires (poussettes, chaussures, porte-bébé…) souligne l’ambivalence de leur utilisation. Indispensable à la mobilité, ils participent à l’assignation sexuelle et, dans une certaine mesure, à l’assignation raciale mais constituent néanmoins un levier de la capacité d’agir individuelle et collective dans la valorisation de soi et dans l’occupation de l’espace.
6La thèse contribue ainsi sous plusieurs aspects aux études urbaines et aux études de genre. Premièrement, l’entrée par les mobilités renouvelle les connaissances jusqu’ici produites sur le logement d’urgence et la résorption des bidonvilles. En détaillant les modalités d’accès à la ville depuis les différents lieux de vie, cette recherche participe à mieux connaître les conditions de vie en logement d’urgence et les conséquences de la résorption des bidonvilles sur l’ancrage résidentiel des personnes et l’accès au droit commun. Deuxièmement, l’approche intersectionnelle enrichit la littérature sur les mobilités quotidiennes des femmes qui demeure encore peu développée notamment en ce qui concerne les femmes minorisées appartenant aux catégories les plus précaires. Troisièmement, l’étude des mobilités quotidiennes des femmes identifiées comme roms souligne la dimension spatiale des rapports sociaux de race et en particulier le caractère situé et contextuel de l’assignation raciale. Elle contribue à documenter l’antitsiganisme en France alors que ce racisme systémique reste sous-étudié en géographie et, plus largement dans les sciences sociales francophones.
7En résumé, mon travail de recherche, inscrit dans le tournant spatial des études de genre (Direnberger et Schmoll 2014), révèle la portée heuristique d’un objet souvent étudié strictement par le biais des transports ou, de manière universaliste, sans prendre en compte la hiérarchisation des positions sociales. Héritière des travaux de recherche féministe anglophone et francophone et adoptant un positionnement intersectionnel, cette thèse contribue à la géographie du genre encore émergente en France à partir d’un objet incontournable de la géographie urbaine : les mobilités quotidiennes.
Fiche informative
Lien électronique
https://theses.fr/2023PESC2004
Discipline
Géographie
Directrice
Caroline GALLEZ
Université
Université Gustave Eiffel
Membres du jury de thèse, soutenue le 11/05/2023
Marianne BLIDON, maîtresse de conférences HDR en géographie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, rapporteuse.
Caroline GALLEZ, directrice de recherche, Université Gustave Eiffel, directrice.
Stefan KIPFER, associate professor in urban studies, York University, examinateur.
Pierre LANNOY, professeur de sociologie, Université libre de Bruxelles, examinateur.
Corinne LUXEMBOURG, professeure en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord, présidente du jury.
Élise ROCHE, professeure en urbanisme et aménagement, Université Lumière Lyon 2, rapporteuse.
Situation professionnelle à l’issue de la thèse
Post-doctorante à l’Université Catholique de Louvain, Louvain Research Institute for Landscape, Architecture, Built Environment (Lab)
Courriel de l’auteure
emma.peltier[at]enpc.fr