1La dimension spatiale des mobilisations – thème qui suscite un intérêt transdisciplinaire depuis plus d’une décennie (Pailloux, Ripoll, 2019) – a souvent été cherchée dans l’espace local et la coprésence physique. Coprésence entre l’individu mobilisé et son espace quotidien, enjeu de la lutte, d’une part, comme dans le cas des mobilisations « pour les lieux familiers » (Dechézelles, Olive, dir., 2019), des conflits de proximité, des « luttes urbaines » et autres conflits d’aménagement. Coprésence entre militants d’autre part, dans le cas des ronds-points des Gilets jaunes, des « mouvements des places » et autres mouvements d’occupation (Combes et al., 2016). Cette attention donnée aux espaces du proche et à la proximité physique a relégué au second plan la problématique de la distance, alors même qu’elle se pose souvent de manière très concrète aux militants eux-mêmes (Ripoll, 2008). La thèse vise à éclairer cette zone d’ombre, en questionnant ce que fait la distance aux mobilisations.
2Le cas étudié est celui des mobilisations pro-ukrainiennes en France dans le cadre du « premier » conflit russo-ukrainien, sur une période allant de la fin 2013 (début de l’Euromaïdan) à la fin 2021 (veille de la guerre à grande échelle). Si le mouvement de solidarité pour l’Ukraine a gagné en visibilité à partir de février 2022, celui-ci n’est pas nouveau, et trouve en partie ses racines huit ans auparavant, au moment du Maïdan, de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre du Donbass. Ce sont ces événements (géo)politiques qui forment la toile de fond de mon travail de terrain mené entre 2018 et 2020.
3Le détour par la géographie des mobilisations fournit un apport original aux travaux sur les diasporas et le transnationalisme politique en migration. Ceux-ci placent la question de l’origine au centre de leur problématique : attachement au territoire d’origine transmis au fil des générations dans les approches classiques (Bruneau, 1994) ; référence à l’origine commune mobilisée pour construire le groupe dans les approches constructivistes (Adamson, 2012). Si la thèse s’inscrit dans ces dernières, elle substitue néanmoins la question de l’origine par celle de la distance : comment des individus - immigrés, descendants d’immigrés, mais aussi non-immigrés - s’engagent-ils pour des enjeux politiques qui se situent à distance des espaces qu’ils pratiquent quotidiennement ?
4Alors que les travaux sur la politique en diaspora adoptent souvent une approche centrée sur les groupes et sur les contextes (nationaux), la méthodologie choisie permet de descendre au niveau individuel pour comprendre comment la géographie des espaces vécus des personnes enquêtées – c’est-à-dire les espaces qu’elles pratiquent régulièrement, l’espace de leurs relations sociales et les espaces auxquels elles sont attachées – oriente la politisation de ces dernières et fournit des ressources à l’action politique et humanitaire. À partir d’un premier site d’enquête (Paris), le terrain a été défini « en suivant les réseaux » (Monsutti, 2005) tissés par les individus. J’ai ainsi délimité un terrain multisitué, ne s’arrêtant pas aux frontières nationales (comme c’est souvent le cas dans les études sur la politique en diaspora), mais m’amenant à enquêter dans quatre sites français (Paris, Lille, Lyon, Strasbourg) et trois sites ukrainiens (Kyiv, Dnipro, Kharkiv). Dans ces sites, une méthodologie mixte a été déployée, combinant entretiens biographiques et informatifs (n=139), observations dans les espaces physiques et virtuels, passation et analyse quantitative d’un questionnaire (n=351) et étude d’archives associatives et de traces numériques.
5Contre l’idée d’un engagement « naturel » des immigrés et de leurs descendants pour des causes situées dans leur pays d’origine, la première partie étudie les mécanismes de politisation à distance. Bien plus que la mobilité dans l’espace-enjeu, je mets en évidence l’importance des images diffusées par les médias (et notamment les médias sociaux) et des communications avec les pairs en Ukraine dans l’engagement face aux événements du Maïdan, de la Crimée et du Donbass. Cette politisation « à chaud » est bien sûr dépendante des socialisations politiques héritées, qui orientent la lecture des événements. Mais la thèse montre la diversité de ces dernières, loin de l’idée d’un engagement pro-ukrainien uniquement porté par des nationalistes de l’ouest de l’Ukraine et/ou socialisés dans la diaspora antisoviétique à l’époque de la Guerre froide. Surtout, elle nuance les approches constructivistes, qui insistent sur le rôle de grands « entrepreneurs politiques » (État d’origine, leaders diasporiques), en montrant que la politisation se fait largement au cours des interactions ordinaires avec les pairs en Ukraine et en France.
6La seconde partie de la thèse se penche sur les conditions de possibilité de l’action politique à distance. Elle montre que les individus et groupes mobilisés tentent d’avoir prise sur les enjeux politiques distants de deux manières. D’une part, en construisant des circuits transnationaux visant à faire transiter aide humanitaire et militaire aux victimes et participants au conflit. D’autre part en menant des actions de sensibilisation à la cause dans leurs localités de résidence. La réussite de ces actions passe par des stratégies de construction de réseaux (avec des représentants politiques en France, avec des bénévoles en Ukraine) ou d’appropriation matérielle et symbolique de l’espace (manifestations de rue, organisation de points de collecte). Les individus et groupes mobilisés, comme celui présenté dans la figure 1, peuvent s’appuyer sur des opportunités fournies par la géographie de leurs espaces vécus (des contacts dans la ville de résidence en France et dans la ville d’origine en Ukraine peuvent par exemple permettre de trouver des donateurs et des bénéficiaires de l’aide humanitaire) ou par la structure du champ migratoire ukrainien (migrations circulaires en Europe qui impliquent l’existence de nombreux services de transporteurs routiers). La thèse rappelle néanmoins que l’intensification et la pérennisation des actions nécessite la mobilisation de niveaux importants de capitaux sociaux, économiques et culturels, que ne possèdent souvent pas les enquêtés. Les portes des lieux de pouvoir français leur sont ainsi largement fermées et les réseaux humanitaires conservent souvent un caractère informel.
Figure 1 : Exemple d’un réseau d’aide militaro-humanitaire basé sur des liens forts et sur les dispositifs de circulation du champ migratoire ukrainien : l’association parisienne « Amitié Ukraine-Europe »
7Si l’impact de la mobilisation sur les dimensions politiques, militaires et humanitaires du conflit est variable et difficile à évaluer, une troisième partie montre que la mobilisation pro-ukrainienne de 2013-2021 a des conséquences importantes sur les individus eux-mêmes. L’engagement recompose profondément leurs réseaux sociaux et leurs représentations politiques. De nouveaux liens sociaux et symboliques tissés entre les individus mobilisés au cours de leurs pratiques militantes et extra-militantes (impliquant communications à distance, transactions matérielles et rencontres physiques), donnent naissance à une « communauté transnationale pro-ukrainienne ». Celle-ci se distingue du modèle classique de la diaspora, au sens où elle est plus fondée sur des positionnements politiques qu’une référence aux origines communes, et au sens où elle agrège des individus situés tant en Ukraine qu’à l’étranger. Cette communauté transnationale pro-ukrainienne, bien que parcourue de conflits et de rapports de pouvoir internes, constitue une force importante de changement social en Ukraine et à l’étranger, en particulier dans sa capacité à diffuser un nationalisme anticolonial fondé sur la séparation radicale entre les peuples ukrainien et russe.
8D’un point de vue empirique, la thèse donne une profondeur historique aux mobilisations face à la guerre de 2022, en soulignant que les réseaux politiques et humanitaires, tout comme les positionnements pro-européens et « anti-Russie » de bon nombre d’Ukrainiens, trouvent en partie leur racine dans la période 2013-2021. D’un point de vue théorique, la recherche relativise d’abord l’exceptionnalité de l’engagement dit « diasporique », en montrant que l’action politique des immigrés et de leurs descendants suit des mécanismes communs à tous les mouvements sociaux. Elle met ensuite en avant le caractère fécond de l’importation de la notion d’espace vécu dans l’étude des mobilisations. Cette notion permet en effet de saisir comment la politisation et l’action politique se forgent, selon des modalités non seulement territoriales (c’est-à-dire dans la pratique physique des « espaces de vie »), mais aussi réticulaires (dans les interactions avec les membres de l’« espace social ») et idéelles (en fonction des représentations politiques attachées aux différents lieux).
Fiche informative
Lien électronique
https://theses.fr/2023BOR30025
Discipline
Géographie
Directeurs
William Berthomière (CNRS, UMR Passages)
Yann Richard (Université Paris 1, UMR Prodig)
Université
Université Bordeaux Montaigne
Membres du jury de thèse, soutenue le 13/12/2023
William Berthomière, Directeur de recherche au CNRS, UMR Passages, directeur de thèse.
Lydia Coudroy de Lille, Professeure des universités en géographie, Université Lumière Lyon 2, UMR Environnement, Villes, Société, examinatrice.
Bénédicte Michalon, Directrice de recherche au CNRS, UMR Passages, examinatrice.
Étienne Piguet, Professeur ordinaire, Université de Neuchâtel, Institut de géographie, examinateur.
Yann Richard, Professeur des universités en géographie, Université Paris 1, UMR Prodig, directeur de thèse.
Ioulia Shukan, Maîtresse de conférences HDR en études slaves, Université Paris Nanterre, UMR Institut des sciences sociales du politique, rapportrice.
Serge Weber, Professeur des universités en géographie, Université Gustave Eiffel, UMR Analyse comparée des pouvoirs, rapporteur.
Situation professionnelle à l’issue de la thèse
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche au département de géographie de l’ENS de Paris (2023-2024)
Courriel de l’auteur
herve.amiot[at]ens.psl.eu