Cet article doit énormément aux collègues d’atelier, étudiant·es et partenaires extra-universitaires pour la transmission de leurs archives et témoignages. Nous remercions en particulier Fanny Vuaillat pour les années en binôme et sa relecture de l’article. Les ateliers de coopération internationale en urbanisme Grenoble/Sfax ont été copilotés depuis 2012 par Karine Basset, Sami Ben Fguira, Ali Bennasr, Emna Frikha, Kirsten Koop, Marlène Leroux, Emmanuel Matteudi, Théo Maurette, Noa Schumacher, Jean-Michel Roux et Fanny Vuaillat, par ordre alphabétique.
1En 2012, un atelier international d’urbanisme est organisé à Sfax (Tunisie) pour des étudiants du Master Urbanisme Habitat et Coopération Internationale (UHCI) de l'Institut d'Urbanisme de Grenoble (IUG - France). Alors que l’atelier international changeait systématiquement de terrain et d’équipe pédagogique, il s’installe depuis lors en Tunisie avec les mêmes partenaires. Qu’apporte cette fidélité dans la relation au terrain et aux acteurs ? Engendre-t-elle un changement de pratiques d’enseignement ? Dit autrement : le temps change-t-il quelque chose à l’affaire ?
- 1 Six enseignants ayant participé à des ateliers internationaux ainsi que la Ville de Grenoble nous o (...)
2Analyser une telle expérience pédagogique implique de comprendre l’atelier d’urbanisme à l’intersection des visions de tous ses acteurs (enseignants, étudiants, commanditaires ou partenaires) et sur le temps long. Cela nécessite de relever le défi archivistique de retrouver le maximum de traces (Heumann & Wetmore, 1984 ; Roux, 2021). Un travail de collecte d’archives très large a permis de dresser un bilan quantitatif des ateliers1. Pour chacun, nous avons obtenu des données complètes sur la dimension temporelle (année de déroulement, niveau et semestre d’étude, durée de l’atelier), le nombre d’heures allouées dans le service des enseignants, les langues d’enseignement, la commande, les commanditaires principaux et secondaires, les éventuels partenaires locaux, le budget, les équipes d’enseignants, les étudiants (statut, nombre, répartition selon les pays) ainsi que les livrables. Cet article s’appuie aussi sur un corpus de quinze entretiens ouverts avec les acteurs des ateliers internationaux : six enseignants, quatre étudiantes, trois commanditaires et deux partenaires associatifs.
3Comprendre les enjeux de temporalité des ateliers internationaux implique de replacer ce mode d’enseignement dans l’histoire de la pédagogie de l’urbanisme. L’atelier pédagogique d’urbanisme est un dispositif qui permet une mise en situation des savoirs théoriques, des savoir-faire et savoir-être des étudiants (Roux, 2022 : 9). C’est un espace « dans lequel se pratique, s’enseigne et s’étudie une discipline en lien avec un acte créatif ou productif » (Bastin & Scherrer, 2018 : 4). L’atelier implique l’idée de produire un travail ancré « dans le réel ». La mise en pratique s’effectue par la réponse à une commande, plus ou moins opérationnelle, passée par un commanditaire (Grant Long, 2012 ; Gomes & Bognon, 2018 ; Carriou, 2018). Elle implique généralement de faire appel à des phases d’analyse et de projet avec des itérations permanentes entre elles. Un rendu au commanditaire conclut généralement l’atelier, le plus souvent sous la forme d’une présentation orale et/ou d’un document écrit. L’atelier d’urbanisme est généralement encadré par un petit collectif d’enseignants visant la complémentarité des savoirs et postures et qui témoigne du caractère pluridisciplinaire du métier. Les étudiants sont mis en situation de travailler, ensemble et sous la direction des enseignants, à une réponse collective, ce qui n’empêche pas des organisations par sous-groupes selon les phases du projet.
4Cet enseignement est présent en France dès l’entre-deux-guerres, à l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris (Baudouï, 1988), puis après 1945 aux Beaux-Arts (Cheneau-Deysine, 2018 ; Diener, 2021) ou à l’École des Ponts, toujours à Paris. Il disparaît presque des programmes dans les années 1970 qui voient la création de la plupart des instituts actuels, suivant le même mouvement que dans les formations identiques aux États-Unis (Adams, 1954 ; Heumann & Wetmore, 1984).
5Les années 1980, sont marquées par de fortes critiques issues des pouvoirs publics et du monde professionnel du modèle d’enseignement de l’urbanisme basé sur les sciences sociales : absence de technicité, acquisition des connaissances au détriment de l’expérience, dogmatisme, etc. La pédagogie de l’urbanisme évolue, en réponse à ces critiques, par le développement des relations avec le monde professionnel et les collectivités locales. L’atelier est une réponse à une série de rapports ministériels demandant plus de professionnalisation et appelant, comme le rapport Domenach, à systématiser « les approches concrètes des problèmes, par le développement “d’études réelles” sur le terrain » (Domenach, 1982 ; voir aussi Jager, 1990 ; Ampe, 1992). Il est aussi le produit de l’APERAU (Association pour la Promotion de l’Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme), le réseau pédagogique francophone des instituts et écoles d’urbanisme, crée en 1984, qui en appelle à l’organisation de formations comportant « un travail opérationnel, en équipe pluridisciplinaire, sur une étude concrète d’urbanisme ou d’aménagement, portant sur un site précis, comportant analyse, diagnostic et propositions » (APERAU, 1984 : 2).
6L’atelier met quelques années à se déployer dans les formations et il est encore absent du Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, publié en 1988 (Merlin & Choay). Il se développe depuis dans chaque institut en relation avec les projets pédagogiques locaux et en s’appuyant sur les expériences et réseaux des enseignants. Comme les expériences de professionnalisation (stage, apprentissage ou formation continue) et le mémoire, l’enseignement par l’atelier est désormais un des socles des formations en urbanisme2.
7Il existe de très nombreuses variantes d’atelier d’urbanisme, dont l’atelier international. Ce dernier s’inscrit dans un territoire qui prend un caractère international par la mobilisation pour son étude et sa mise en projet d’étudiants et/ou de partenaires institutionnels venant de plusieurs pays. Il donne donc lieu à une collaboration pédagogique internationale, le plus souvent dans le cadre d’une coopération universitaire ou d’une coopération décentralisée entre collectivités locales (Roux, 2022 : 10). Sa particularité réside dans la complexité de la commande, les questions linguistiques, les problèmes de logistique (transport, hébergement, passage des frontières), sans compter les risques sécuritaires et sanitaires qui sont parfois nettement accrus.
8Les années 1980 sont aussi une période marquée par l’explosion urbaine et démographique des pays en développement, la remise en cause, à l’Ouest comme à l’Est, des modèles politiques dominants et leurs doctrines de l’urbanisme et de l’architecture. Les modalités de la coopération internationale sont, elles aussi, remises en cause (Sanyal, 1990). L’émergence des pouvoirs locaux facilite à la fois le développement de leurs prérogatives et les relations potentielles nord-sud entre collectivités locales. Au tournant des années 1980 et 1990, la progressive ouverture de la Chine, la chute du mur de Berlin et l’intégration rapide à l’Union européenne des pays de l’Est et de l’Europe centrale ouvrent de nouvelles brèches dans lesquelles des enseignants pionniers s’engouffrent (Abramson, 2005). C’est l’occasion pour certains instituts d’urbanisme de se lancer dans des ateliers tournés vers l’international (El Asri, Cherkaoui and Matteudi, 2021).
9Cette forme d’atelier peut être replacée dans le cadre plus général de l’internationalisation de l’enseignement supérieur au tournant du XXIe siècle (Gacel-Ávila, 2005 ; Peel and Frank, 2008 ; Sykes, Jha-Thakur and Potter, 2015). Frank identifie plusieurs types d’initiatives innovantes en matière de collaboration internationale en urbanisme : les réseaux de recherche comparative, la co-diplomation, les accords bilatéraux, les collèges doctoraux internationaux et les ateliers internationaux d’urbanisme qu’elle qualifie de collaborative live projects (Frank, 2019 : 14).
10L’idée communément admise est que l’étudiant du futur doit se préparer à travailler dans un monde de plus en plus international, interculturel et globalisé et que l’internationalisation de l’université doit se faire de manière intentionnelle et inclusive (Frank, 2019 : 8). L’atelier international répondrait efficacement à ces objectifs. Dans le cas d’un atelier relativement court et situé dans un étranger proche, l’atelier offrirait a minima l’occasion d’un décentrement du regard (Debrie, 2021). Il pourrait être a maxima un moyen de changer la relation de l’étudiant au monde, en le faisant entrer dans une relation d’hôte et d’invité qui permettrait de prendre conscience de soi. Il impliquerait de changer de posture dans les rapports Nord-Sud et l’aide au développement (Banerjee, 1990) en accomplissant une coproduction scientifique à travers les notions d’échange et d’engagement dans une relation plus ouverte et transformative pour l’étudiant (Abramson, 2005 ; Dandekar, 2009 ; Macedo, 2017 ; Jones, 2019).
11Plusieurs formations françaises ont développé un savoir-faire en matière d’atelier international, le plus souvent au sein de masters spécialisés comme l’IUG depuis 1999 (voir tableau 1, infra et Perrin-Bensahel, Roux et Zepf, 2014) ou l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-Marseille avec son parcours de master Transition des métropoles et coopération en Méditerranée qui organise des « workshops internationaux » depuis 2018. L’atelier international n’est cependant pas l’apanage des masters internationaux et de nombreux instituts s’y sont essayés, ponctuellement comme l’Institut d’Aménagement des Territoires, d’Environnement et d’Urbanisme de Reims avec la Turquie ou plus régulièrement comme l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement de Lille avec ses « ateliers transfrontaliers » avec la Belgique. Les formations à l’urbanisme de Suisse et Belgique francophones ne sont pas en reste. L’Université de Lausanne et l’Université Catholique de Louvain organisent des « ateliers internationaux en projet urbain » avec leur partenaire tunisien de l’Université de Carthage depuis 2017.
12Certains ateliers ont donné lieu à des retours d’expérience : (Perrin-Bensahel, Roux et Zepf, 2014 ; Cremaschi, 2019 ; Debrie, 2021 ; Roux, 2022). Avec les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude, ils permettent d’en saisir les dimensions temporelles dans la formation et la transformation des étudiants. Notons tout d’abord que l’atelier international est plutôt réservé au niveau Master, car il nécessite une maturité et des réflexes conditionnés qui s’acquièrent sur le temps long de la formation, après avoir intégré en Licence et Master 1 toutes les phases de l’atelier d’urbanisme et de projet urbain. Il serait alors un accélérateur de la fin de formation et aurait un effet certain sur l’étudiant selon Marcus Zepf :
Cette expérience internationale, elle transforme de façon radicale les étudiants. Si tu amènes des étudiants à l’international, même une seule fois, l’étudiant revient avec une expérience qu’il devrait acquérir en France, sur place, en quelques années. Donc l’atelier à l’international est tellement intense en termes d’impression, d’immersion, de dépaysement, de remise en question de certitudes, de déconstruction des représentations, qu’en fait, c’est un accélérateur énorme de la formation et de l’évolution de l’étudiant. Marcus Zepf, enseignant d’atelier international, entretien, 2021-10-01
13Les ateliers internationaux se distinguent, selon leur durée et temps de séjour sur place, entre l’atelier court réduit à une semaine de terrain, parfois appelé workshop ou short fat module et l’atelier long s’étalant sur plusieurs semaines, parfois sur deux années. Ce dernier prépare en amont au terrain avec des temps in situ de 10 à 12 jours, suivis par des temps de finalisation et de communication du travail (Roux, 2022). Ces ateliers divergent sur les postures et la manière de faire. Les ateliers courts testent les réflexes conditionnels des étudiants en termes de démarche de projet urbain, dans un contexte étranger qui les place en dehors de leur zone de confort (Debrie, 2021 ; Delabarre, Hanin, Zhioua, 2023). Les ateliers longs s’intéressent aux phases amont du projet d’urbanisme (identification des besoins, construction de la problématique) et à sa gouvernance (montage du projet, mobilisation de la société civile). Ils se spécialisent dans la coopération internationale en urbanisme comme à Aix-en-Provence ou Grenoble. Ces « ateliers de coopération internationale en urbanisme » mettent l’échange au cœur du projet plus que le projet au cœur de l’échange. Ce faisant, ils ne cherchent pas un résultat opérationnel avant tout chose, mais plutôt à demander l’hospitalité au sens massignonien du terme (Massignon, 1952), être dans l’échange avec la société civile, pour interroger les ressorts du projet d’urbanisme. Les ateliers Grenoble/Sfax relèvent de ce type d’atelier long.
14Les ateliers internationaux prennent, à l’IUG, le relais des voyages d’études à l’étranger à la toute fin des années 1990. Les premières expérimentations ont lieu au Mali, en Tunisie et au Maroc au sein du DESS 1 Villes et Développement & Coopération Internationale (VD & CI). Elles fixent le principe de collaborer avec des étudiants, enseignants et partenaires locaux au moyen d’« ateliers d’échanges de compétences ».
15Les enseignants maîtrisent les nouvelles techniques d’enseignement à distance et mobilisent leurs réseaux internationaux dans l’enseignement ou les organismes non gouvernementaux. Ils manquent parfois de méthode et le tâtonnement pédagogique est certain jusqu’à ce que des intervenants professionnels, travaillant à Handicap International, fournissent la méthode pour construire des stratégies partagées de territoire (Roux, 2022).
16Cette première phase voit les enseignants multiplier les expériences sans lendemain, avec une itinérance de pays en pays, au gré des opportunités de financement ; ici dans le cadre de la coopération décentralisée des collectivités ou là, grâce au financement d’un projet pédagogique de l’Union européenne. En fonction des enseignants, les étudiants vont une année en Europe et l’autre en Afrique. Souvent un commanditaire (ville ou région) place l’atelier dans le cadre d’un projet de coopération ou de solidarité internationale porté localement par une association. Les sujets vont du projet urbain au développement local. À partir de 2012 un changement radical s’opère : les ateliers se sédentarisent avec une collaboration au long cours dans le cadre de la coopération décentralisée entre les municipalités de Grenoble et Sfax.
Tableau 1 Les ateliers de coopération internationale en urbanisme (Grenoble 1999-2022)
Mention du diplôme
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Parcours/spécialité
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Ville (pays)
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DESS Urbanisme & Aménagement 1999-2004
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VD & CI
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1999-00 : Monastir (Tunisie) 2000-01 : El Jem & Monastir (Tunisie) 2001-02 : Taroudannt (Maroc) 2003-04 : Bradlo (Slovaquie) &Tombouctou (Mali)
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Master Sciences du Territoire 2004-2016
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UHCI
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2004-05 : Sinaia (Roumanie) 2005-06 : Cracovie (Pologne) 2006-07 : Taroudannt 2007-08 : Bratislava (Slovaquie) 2009-10 : Bratislava & Rabat/Salé (Maroc) 2010-11 : Lisbonne (Portugal) & Rif (Maroc) 2011-12 : Tétouan (Maroc) 2012 à 16 : Sfax
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Master Urbanisme & Aménagement 2016-2021
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Urbanisme & Coopération Internationale (UCI)
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2016-21 : Sfax
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Master Urbanisme & Aménagement depuis 2021
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Transformative Urban Studies (TRUST)
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2021-22 : Sfax & Cracovie
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Sources : d’après Jean-Michel Roux, Les ateliers internationaux d’urbanisme, prisme et creuset d’une discipline. Grenoble 1969-2019, thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches, Sorbonne Université, 2022.
17L’atelier de coopération internationale en urbanisme entre Grenoble et Sfax est au cœur de l’enseignement des parcours internationaux francophones de l’IUG, devenu Institut d’Urbanisme et de Géographie Alpine en 2017 (tableau 1, supra).
18L’atelier s’appuie sur la coopération décentralisée entre les deux villes dont l’accord de jumelage perdure depuis 1974. Il est soutenu financièrement et techniquement par la Ville de Grenoble. Ce soutien implique de présenter chaque année une note technique avec bilan quantitatif et qualitatif de l’atelier précédent et projets à venir. Cette note est rédigée par l’association des étudiants, opératrice officielle des ateliers, afin que la municipalité puisse mettre au vote du conseil municipal la subvention annuelle.
19Les étudiants répondent alors à des commandes relevant de l’expertise urbaine et de la mise en projet des territoires (aménagement de site, étude des mobilités ou d’accessibilité, plan de gestion des déchets et de développement de l’agriculture urbaine, etc.). Ils travaillent en équipe et avec de nombreux partenaires sfaxiens (étudiants, universitaires et société civile). Les municipalités proposent des thèmes de travail même si les collègues de l’Université de Sfax tout comme les partenaires locaux (agence d’urbanisme, Institut National du Patrimoine, société d’aménagement) sont aussi force de proposition. Les enseignants s’auto-saisissent parfois de problématiques qu’ils ont identifiées (agriculture urbaine, rapport stade et ville ou place de l’enfant en ville).
20Les étudiants se forment aux pilotages de projets internationaux complexes dans un cadre interculturel, multilingue et multi-partenarial. L’atelier de M1 est un atelier semestriel se déroulant de février à mai, au rythme d’une journée par semaine avec un temps de workshop intensif et conclusif d’une semaine en mai. Les étudiants prennent connaissance des travaux livrés par les générations précédentes. Ils s’acculturent à la logique du projet international et au contexte culturel de la coopération avec la Tunisie par une série de cours et rencontres avec des professionnels (rapports Occident-Orient, histoire de la colonisation et décolonisation, contexte géopolitique de la « révolution de jasmin », savoir-faire et savoir-être de la coopération, etc.). Ils confortent aussi leur pratique de l’atelier de projet urbain en répondant à une commande de la Ville de Grenoble, sur son propre territoire, qui mobilise certaines années des étudiants tunisiens pour la phase de workshop. Cette promotion est complétée en M2 par une dizaine d’étudiants en accès direct. Un second atelier, encadré par les deux mêmes enseignants, se déroule de septembre à janvier. Ce temps long permet de prendre la mesure des territoires, de gagner la confiance des acteurs locaux et d’ancrer le plus possible les projets.
21Les ateliers commencent traditionnellement à l’université par le passage de la commande aux étudiants et se concluent dans les locaux municipaux par la réception du travail. Ils permettent à la Ville de mesurer les besoins locaux en termes d’aménagement, d’analyser l’opportunité et la faisabilité des projets portés par la société civile et d’engager des ébauches de projet. L’Institut Français de Sfax, dit Maison de France, accueille l’atelier en lui offrant ses espaces de travail tout au long du séjour. Il est un repère dans la ville et un havre de paix pour les étudiants.
22Les étudiants grenoblois sont environ une vingtaine en M1 et une trentaine en M2. Une partie des M2 sont en formation initiale et l’autre en formation par alternance (apprentissage, contrat de professionnalisation ou formation continue). Leurs rythmes éducatifs diffèrent. Les premiers sont en formation au premier semestre et en stage à l’étranger au second. Les seconds travaillent en structure trois semaines par mois pendant toute l’année. Les deux calendriers ne convergent que pour les temps essentiels (rédaction de la note technique, terrain, rendu et exposition) laissant le reste de l’atelier à la charge de ceux qui sont en formation initiale (analyse des données, écriture du rapport et montage de l’exposition).
23Les étudiants de master et de doctorat de géographie de l’Université de Sfax participent à l’atelier à partir de 2013. Ils seront rejoints les années suivantes et au gré des projets par ceux de design et de logistique industrielle (U. de Sfax) et les architectes de l’école privée locale. Certaines années, 40 étudiants sfaxiens, mais aussi bizertins et tunisois de niveau M2 et doctorat participent aux ateliers.
24Le choix d’une collaboration sur un temps long et les retours d’expérience avec les étudiants et nos partenaires ont amené une évolution incrémentale mais profonde de la pédagogie.
25La reproduction des ateliers d’une année à l’autre transforme la logique même de l’exercice. Les enseignants ne doivent plus se mettre à chaque fin d’atelier en recherche du prochain terrain, mais font fructifier l’atelier sur le même site. Ils passent du nomadisme à la sédentarité, du chasseur cueilleur ou de l’éleveur nomade au cultivateur.
26La sérialité permet de progresser dans le traitement des thématiques depuis 1/leur exploration à partir d’une intuition ou d’une hypothèse d’un des acteurs locaux, 2/la problématisation d’une question urbanistique et les premières pistes de projet, 3/l’identification et la mise en réseau de porteurs d’intérêt et 4/le passage de relais à la société tunisienne.
27La sérialité permet de gagner la confiance des partenaires et des acteurs locaux et de rendre légitime le travail de coopération. Elle permet aussi, par l’accumulation de savoirs, transmis d’année en année et la forte préparation en amont d’être rapide, flexible et efficient lors des temps de terrain :
Lorsque nous sommes partis à Sfax, nous avions déjà une idée du projet que nous voulions mettre en place et nous avions prévu des moments clés lors de cette semaine pour monter notre projet. Cependant, nous restions très ouverts, tant à l’évolution de notre projet qu’à l’organisation durant la semaine. En effet, notre projet était (et est toujours) dépendant des Sfaxiens. Cette flexibilité nous a permis de questionner notre projet, le modifier et l’adapter en fonction de nos rencontres. J’ai été impressionnée et surprise par la rapidité de la prise de contact avec les acteurs locaux et leur réceptivité face à nos propositions et interrogations. Au début de la semaine, nous avons eu du mal à identifier notre projet, mais au final, la flexibilité que nous avions nous a permis d’être plus efficaces que je ne l’aurais pensé. Une étudiante de Grenoble, retour d’expérience, nov. 2015
28L'atelier est alors pensé un an à l'avance par un processus de co-construction qui mobilise l’ensemble des acteurs (tableau 2, infra). Il devient un atelier permanent avec une annualisation du travail en raison des imbrications des temps académiques et politiques.
Tableau 2 Activités mensuelles de l’atelier
Janvier
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Atelier de M2 : exposition et présentation finale publique à Grenoble en présence des M1
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Février
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Évaluations et retours d’expérience sur l'atelier par tous les acteurs et premières discussions sur les suites à donner
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Février à mai
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Atelier de M1 : lecture des rapports précédents, acculturation à la coopération internationale, Tunisie et Sfax. Organisation éventuelle, à Grenoble, d'un workshop avec les étudiants tunisiens.
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Juin à juillet
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Co-élaboration des nouvelles commandes, participation aux visites protocolaires des délégations municipales respectives et aux comités de pilotage du jumelage
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Septembre à Novembre
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Atelier de M2 : rédaction d'une note technique (reformulation des problèmes d'aménagement, positionnement méthodologique, cadres logiques), préparation du travail de terrain, budgets prévisionnels et logistique du voyage
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Novembre
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Atelier de M2 : dix jours d'enquête et de travail de terrain à Sfax
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Décembre
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Atelier de M2 : analyse des données, rédaction du rapport final, préparation de l'exposition publique
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29Les discordances de temps entre étudiants demeurent cependant nombreuses et la formule choisie peine à les réduire malgré tous les efforts. L’expérience demeure profondément déséquilibrée. Les Grenoblois réalisent un exercice dans le cadre d’une unité d’enseignement obligatoire et s’y consacrent à temps plein. Pour les Tunisiens il s’agit d’un exercice complémentaire auquel il faut consacrer du temps dans un quotidien déjà bien chargé. Il permet aux étudiants les plus avancés dans leurs études de nourrir les réflexions d’un projet de fin d’études en architecture ou d’une thèse de géographie. Pour les étudiants en licence ou master 1 d’architecture, de design ou de géographie, le « train est pris en marche ». Ils doivent accueillir un projet initié en France et une manière de travailler qui peuvent paraître étranges comme le soulignent et le professeur de Géographie Ali Bennasr et une étudiante grenobloise :
Peut-être que le point faible de ces ateliers, c’est qu’on a des urbanistes qui viennent. Ces urbanistes, ça fait partie de leur cursus, mais ils sont en face de géographes, mais aussi des architectes, des designers, etc., mais ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. (…) Donc moi, je crois que c’est une faiblesse. C’est-à-dire que ça n’incite pas les étudiants à faire plus, parce que les étudiants de Grenoble sont obligés de travailler (…) alors que de notre côté, que ce soit des géographes ou autres, on n’est pas dans cette logique. Ali Bennasr, Enseignant sfaxien (Géographie), entretien 2021-08-23
J’ai trouvé dommage que les étudiants tunisiens n’aient pas pu être intégrés au projet avant notre arrivée en Tunisie. Ils ont dû se greffer au nôtre, sans forcement être en accord et n’ont pas vraiment eu leur mot à dire. Ils nous ont aidés et cela a été utile pour notre travail, mais je ne suis pas sûre que nous ayons été utiles pour eux. De plus, toutes les décisions afférentes au projet étaient prises le soir dans une chambre d’hôtel lorsque nous débriefions de notre journée, et donc sans eux. Une étudiante de Grenoble, retour d’expérience, nov. 2015
30Réduire l'asymétrie des relations n'est pas facile. Enseignants et étudiants doivent en être conscients et se mettre en situation de comprendre l'autre. La réflexion critique porte parfois sur la notion même de coopération internationale et passe par des exercices de théâtre forum ou de théâtre de l'opprimé et la lecture de textes fondamentaux (Fanon, 1952 ; Freire, 1968 ; Saïd, 1978). Il est par ailleurs tentant de réduire ces biais en confiant à certains étudiants un rôle de médiation sur la base d'une proximité linguistique ou culturelle, rôle qu’ils n’acceptent pas forcément de jouer… Malgré toutes les prévenances, la collaboration entre étudiants français et tunisiens varie énormément selon les groupes.
31La discordance des temps se pose aussi pour les étudiants qui prennent le projet en cours, en début de M2 et encore plus crument entre étudiants en apprentissage ou en formation initiale :
La difficulté majeure a été le fait d’être alternant. Il a été très difficile de suivre les avancés des prises de décisions à distance. Nous avons donc essayé au mieux d’aider les stagiaires dans la mise en place du séjour et la rédaction des documents. Cependant, nous n’avons pas toujours pu être force de propositions, car nous ne prenons pas part aux réunions décisives. (…) Il est encore une fois assez difficile en tant qu’alternant de prendre part aux décisions pour rendre le dossier final. Nous avons cependant essayé au mieux d’aider les stagiaires dans la rédaction des textes et l’organisation du dossier. Une étudiante de Grenoble, retour d’expérience, nov. 2015
32La sérialité des ateliers permet l’accumulation de savoirs mais implique aussi de trouver des dispositifs de transmission efficace entre les générations d’étudiants et d’équipes pédagogiques.
33Les transmissions entre étudiants ne vont pas de soi et se mettent en place progressivement. Le travail est facilité par la création de l’association City trotters, sous l’impulsion des enseignants, qui réunit les étudiants des deux années du master et facilite le tuilage entre générations :
Nous avons souhaité mettre en place une réunion avec les M1 pour leur expliquer au mieux où nous en sommes, quels sont les projets, les acteurs identifiés… Ce travail de transmission me semble essentiel au bon déroulé de l’atelier pour qu’une continuité (fortement désirée par les Sfaxiens engagés dans le projet) puisse réellement avoir lieu. Une étudiante française, retour d’expérience, nov. 2015
- 3 Coopérer : Grenoble-Sfax. Ateliers d’urbanisme, entre formation et recherche, Carnet de recherche, (...)
34L’association étudiante bénéficie d’un petit local dans l’institut où stocker le matériel nécessaire au travail de terrain et aux expositions. Elle conserve une version imprimée des rapports finaux et l’intégralité des archives de travail de chaque promotion sur un drive. Depuis 2018, d’un carnet d’atelier, créé sur Hypothèses.org et cogéré avec les enseignants, diffuse plus largement le travail d’atelier3.
35La transmission des savoirs, des réseaux et des postures pédagogiques est aussi un enjeu pour les enseignants. Les passages d’une équipe pédagogique à l’autre se font par des rotations régulières de binômes. Tel « ancien » fait équipe avec un nouveau venu, qui prendra éventuellement plus tard le relais. Il n’y a jamais de binôme entièrement nouveau. La dimension collective des transmissions est ainsi assumée et assurée et avec elle une certaine forme d’apprentissage par les pairs. Certains enseignants de l’atelier ont par ailleurs été successivement étudiants, assistants puis coresponsables de l’atelier, que ce soit du côté français ou tunisien. Les anciens sont aussi appelés régulièrement à participer à certains temps comme les séances introductives ou à mobiliser leurs réseaux.
36Il semblerait que ces transmissions soient efficaces et que la solidarité du corps enseignant soit efficiente :
Les étudiants, ils voient que leurs enseignants sont très soudés de part et d'autre. Et ces ateliers ont quand même été à l'origine de rapports ou de relations sociales pérennes, c'est-à-dire qui durent depuis des années. Et moi, je crois que c'est la volonté aussi des enseignants de part et d'autre, c'est cette volonté de travailler ensemble, de faire quelque chose ensemble, de participer ensemble sur des projets. (…) Moi, je pense que les étudiants le voient et c'est un des éléments qui permettent le renforcement du travail des étudiants. Ali Bennasr, entretien 2021-08-23
37La longue durée de cette expérience pédagogique a produit une évolution de la pédagogie avec un passage d’un enseignement sur les savoirs techniques (savoirs et savoir-faire) à un enseignement sur les savoirs être. Cette pédagogie de la relation questionne la place de l’enseignant dans l’atelier et les attendus de l’exercice. Les enseignants interrogés notent ainsi que plus on avance dans le temps, moins l’encadrement est directif :
Le suivi au début était plus systématique, cela ne veut pas dire qu’on ne fait plus de suivi, mais dans les premiers ateliers, c’était systématique, pratiquement tous les soirs, les étudiants font un peu le compte rendu. Et je crois que dans les dernières années, on les laisse un peu libres jusqu’à la restitution du dernier jour. On discute un peu, mais ils sont plus libres. (…) Donc on a changé quand même de pratiques pendant des années. Ou peut-être le fait de se familiariser avec une ville pour l’enseignant, ça lui paraît comme si la question est assez claire, donc il ne va pas suivre trop les étudiants. Au début, l’enseignant suit parce que lui-même veut comprendre. Ali Bennasr, entretien 2021-08-23
38L’autonomie grandissante accordée aux étudiants ravit une majorité, mais effraie une minorité quand elle n’apparaît pas comme une forme de joyeuse improvisation ou de négligence de la part du corps enseignant. Pour les collègues tunisiens, l’atelier produit, au contraire, une puissante discipline de travail. Elle s’est imposée progressivement, sans mot dire, et elle est :
Bien sûr lié aux enseignants qui viennent encadrer ces étudiants, mais aussi à une tradition qui dure maintenant depuis quelques années (…) Çà, je crois que c'est un aspect très positif de ces ateliers. Et je te dis que mes étudiants apprennent des étudiants français sur des questions comme ça. Cette discipline, c'est important. Ali Bennasr, entretien 23/08/2021
39D’année en année, les étudiants sont aussi guidés vers des rendus de moins en moins prescriptifs ou moralisateurs. Ils n’arrivent pas pour donner des leçons d’aménagement. Ils ont déjà acquis un background sur la ville et lorsqu’ils viennent à Sfax, ils veulent d’abord comprendre l’espace, à travers des enquêtes, de l’observation et le contact avec les locaux :
On n’est pas dans une logique de quelqu’un qui a tous les modèles d’urbanisme devant lui : il débarque à Sfax, à Sousse ou je ne sais pas où et il va faire une recette de ces... il va faire l’expérience de ces recettes. (…) Et lorsqu’ils proposent par exemple des schémas d’aménagement ou des recommandations, ils ne sont pas différents des recommandations qu’on peut voir d’un Tunisien qui a toujours vécu à Sfax, par exemple. Et ça, c’est important. Ali Bennasr, entretien 23/08/2021
40La fidélité au terrain, les temps longs de préparation et les temps courts sur place, la difficile mise en place d’une réciprocité, les décalages de curriculum entre les formations sfaxienne et grenobloise, les perspectives historiques de la démarche (colonialisme, jumelage et coopération internationale) ou même les modalités très concrètes des passages de relais à d’autres équipes ont été tout autant de tensions créatrices d’une approche singulière de la mise en pratique de l’urbanisme et de la géographie urbaine. Le temps long dans l’atelier de coopération internationale en urbanisme permet de demander l’hospitalité, s’acculturer, capitaliser les expériences, gagner en confiance ou être plus juste dans les propositions de projet.
41Malgré tous ses acquis et la reconnaissance au sein de l’Institut, l’atelier est soumis aux contraintes des évolutions de maquette et il cherche encore la formule idéale. La création du Master TRUST en 2021 a fusionné trois anciens parcours internationaux d’urbanisme et de géographie, dans un nouveau parcours d’« études urbaines transformatives » (transformative urban studies). L’équipe pédagogique a décidé de résoudre les discordances de temps entre formation en apprentissage et formation initiale en repositionnant l’atelier de Sfax en Master 1 sur un format semestriel. L’avenir nous dira si des étudiants de quatrième année sont suffisamment mûrs pour l’exercice.
42L’atelier devra aussi résoudre un autre problème. Plus les ateliers se développent et plus les attentes des partenaires, des financeurs, des publics étudiants et de l’université sont fortes. L’évolution de la pédagogie se fait alors à un certain coût, celui du temps de travail des équipes pédagogiques, qui est largement sous-estimé et sous-valorisé, car ce type de cours hors cadre entre mal dans les maquettes et les services.
43La 11e édition des ateliers s’est déroulée en 2023 à Sfax et portait sur trois thématiques : la visibilité de l’apport des femmes à la vie urbaine ; la résilience urbaine face aux enjeux de réchauffement et les récits des transformations urbaines. La 12e édition s’est déroulée en 2024 autour du thème de l’espace urbain sfaxien au prisme de son rapport à la mort et aux morts (cimetières et organisation socio culturelle de la mort).