- 1 Notre équipe est composé de trois universitaires géographes (deux enseignant.es-chercheur.es et un (...)
- 2 Il nous a semblé utile de préserver l’anonymat des lieux et des protagonistes pour ne pas exposer i (...)
1Ce texte propose de revenir sur une expérience de recherche collective1 qui a démarré en janvier 2021 dans une petite ville populaire2, en grande couronne parisienne. L’enquête de terrain et le tournage ont débuté en collaboration avec une ONG et la collectivité locale pour documenter le devenir d’un marché informel situé à la sortie de la seule gare de la ville. L’objectif de la recherche-action initiale était d’explorer les modalités de création d’un restaurant associatif pour certaines femmes africaines vendant des brochettes. Pour différentes raisons, le temps passé sur le terrain nous a poussés à changer de focale pour filmer et enquêter sur les pratiques quotidiennes prenant place sur le parvis de la gare plutôt que dans les uniques temps dédiés à la préfiguration du restaurant.
- 3 Au moment de l’écriture de cet article, l’enquête et le tournage sont terminés. Le film est en phas (...)
2Plusieurs moments clés nous ont conduits à prendre du champ par rapport au temps dicté par ce projet. En nous penchant sur les deux années écoulées, nous aimerions donner à voir les coulisses de nos choix filmiques3 et scientifiques. Elles reposent sur l’identification de temporalités incompatibles entre le récit du projet de restaurant et les situations vécues simultanément sur le parvis de la gare où se déploient des activités économiques populaires non officielles. Ce texte souhaite revenir sur les dilemmes posés par le passage d’une posture de documentation par le film à une posture de recherche par le film. La composante filmique a cristallisé les tensions autour du contrôle de notre positionnement, en rendant visible notre choix de mener une recherche à partir des temporalités de l’univers social du parvis d’une gare, en introduisant une chambre d’enregistrement d’un contre-récit possible a posteriori.
3Dans le tâtonnement des débuts, nous avons mis notre caméra au service d’une temporalité de projet qui préexistait à notre venue. Dans ce premier temps de l’enquête, la caméra est principalement mise au service d’un script déjà écrit (première partie). Dans un deuxième temps, la recherche bascule : elle s’immisce et se focalise sur le temps du quotidien pour explorer ce qui se joue en situation sur le parvis de la gare, scène de production de rapports de pouvoir autour d’une économie populaire (deuxième partie). Plus que le récit d’une transformation, le tournage donne à voir des interactions et ressources centrales dans l’économie d’un quartier populaire. Un des moteurs de ce glissement réside dans le désir de produire une image et des sons pour former trace de ce qui est voué à disparaître dans la dynamique de rénovation urbaine du quartier. Notre expérience de recherche nous a donc conduits à un détachement de notre posture initiale pour conduire une recherche par le film, affranchie des temporalités fixées par un projet prédéfini, en naviguant parfois à vue dans les temporalités imprévisibles du quotidien, ne sachant pas bien quel sera le point d’arrivée de la recherche. Ce carnet de terrain souhaite revenir sur les soubresauts qui ont caractérisé cette expérience.
4Notre recherche s’amorce dans une logique de collaboration avec une ONG mandatée par la Ville. Cette structure conduit alors une recherche-action pour envisager l’ouverture d’un restaurant pour un groupe de femmes vendant des brochettes à la sortie de l’unique gare de la ville. Pour la Mairie, l’objectif du projet est double : créer un restaurant permettrait de réduire les ventes à la sauvette jugées incommodantes pour les usagers du parvis, tout en proposant un accompagnement inédit voire exemplaire d’insertion par le travail. En janvier 2021, lorsque l’ONG sollicite notre petite équipe de recherche, la perspective d’une collaboration semble porteuse d’opportunités et de complémentarités. Pour l’ONG, notre entrée au comité de pilotage de la recherche-action consolide les ambitions scientifiques du projet. De plus, la présence dans notre équipe d’un réalisateur rend possible une valorisation par l’image une initiative innovante en matière d’accompagnement social. De notre point de vue, la collaboration avec cette ONG, bien implantée localement, promet de faciliter l’entrée sur le terrain en facilitant notre présence avec une caméra au sein du quartier.
5En nous engageant dans cette collaboration, notre enquête de terrain vise initialement à comprendre les ressorts de l’ouverture d’un restaurant ainsi que ses effets sur les trajectoires de vie des personnes minorisées et précarisées (cf. encadré). Lors des premiers mois (janvier-juillet 2021), tandis que la problématique de recherche est encore en cours d’affinage et que nous tournons les premières séquences, notre collaboration avec l’ONG nous conduit à privilégier des lieux particuliers, directement liés à la prise en charge des femmes parties prenantes du projet. Deux d’entre eux fixent particulièrement notre attention : une cuisine dans un local municipal, où les femmes préparent bénévolement des repas pour des personnes hébergées à l’hôtel social une demi-journée par semaine ; et les salles du centre social, où se tiennent les réunions préparant l’ouverture du restaurant associatif. Dans le dispositif de prise en charge, ces deux lieux fonctionnent en diptyque : à la cuisine, les femmes donnent gage de leur statut de « migrantes méritantes » (Di Cecco 2021), montrant leur volonté d’intégration et d’engagement civique, tandis qu’au centre social elles reçoivent en retour un accompagnement pour mettre en œuvre un projet collectif.
Construire une recherche filmée dans un quartier populaire
Le quartier au sein duquel nous tournons fait l’objet d’un intense prise en charge par les acteurs publics : catégorisé comme « quartier politique de la ville », de « reconquête républicaine », et « d’intérêt national », il fait également l’objet depuis 2016 d’une vaste opération de destruction et de rénovation d’une copropriété dégradée par un établissement public. Parallèlement, le parvis de la gare RER, point d’entrée et vitrine de la ville, est en cours de rénovation – laissant dans l’incertitude les vendeurs de rue, comme tous ceux qui font usage de cet espace comme une ressource sociale.
Au sein de cette ville, caractérisée par un intense turn-over migratoire et un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France, notre regard en tant que chercheur.es et documentariste est d’abord guidé par l’idée d’un territoire en transformation. Cette idée correspond en effet au diagnostic posé par les acteurs publics agissant sur le territoire. C’est probablement ce regard qui nous a conduits, dans un premier temps, à investir davantage notre première focale – celle du suivi de la recherche-action et du projet de restaurant des femmes –, avant de reconsidérer, lors de la phase post-tournage actuellement en cours, l’importance d’un regard reconnaissant l’existant, analysant l’ordre social mis en place sur le parvis à travers la politisation de pratiques quotidiennes.
Dans ce contexte, le film vise à une « prise de possession des savoirs » (Chouraqui 2019), afin de permettre aux différents acteurs, les décideurs comme les usagers, de comprendre les conceptions et les projections de chacun à propos de cet espace. Lors des premiers mois du projet, la problématique du film est encore en phase d’élaboration. Plusieurs pistes sont à l’étude : faut-il mettre le groupe de femmes accompagnées et le projet d’ouverture du restaurant au centre du propos ? Ou au contraire, donner davantage d’importance à la vie sur le parvis, et à ses différents usagers ?
Pour avancer dans notre réflexion, nous avons tourné plusieurs types de scène : de nombreuses scènes de rue en extérieur sur le parvis de la gare, souvent troublées par les descentes de polices ; des scènes avec le groupe de femmes à la cuisine et au centre social ; enfin des réunions et des séquences d’entretiens filmés avec des acteurs-clés du territoire. Réalisés entre juillet 2021 et mai 2022, ces entretiens filmés concerne une trentaine de personnes dont le Maire, la Directrice du service urbanisme, un Commissaire de police, deux urbanistes en charge du projet de rénovation du parvis, le Préfet, le directeur de la direction départementale des territoires (DDT), des travailleurs sociaux, des usagers du parvis.
6Les premiers mois de l’enquête dans le dispositif initial de recherche-action conduisent peu à peu à l’émergence de situations de désajustement entre notre équipe de recherche et l’ONG. Ces situations se cristallisent le plus souvent autour de l’usage de la caméra. Dans le prolongement des travaux d’Oddone et Navone (2022), notre recherche par le film considère la caméra comme outil d’enquête, en tant qu’elle produit des interactions, et pas seulement des enregistrements, permettant « un langage tiers, où l’on regarde sociologiquement et l’on pense visuellement ». Rétrospectivement, nous analysons ces situations comme des moments où la caméra est venue troubler la temporalité collective du récit d’un projet. Ce temps socialement construit est au cœur du dispositif de prise en charge : il vise à créer le consensus autour d’un récit linéaire commun, déployant à la fois un horizon désiré (l’ouverture d’un restaurant), et une série d’étapes nécessaires pour y parvenir (se former, trouver un local, monter une forme juridique adaptée, etc.). En captant au plus près le dispositif de recherche-action, notre caméra ne se limite pas à enregistrer cette construction temporelle. Elle vient tantôt le perturber, dévoyer les dessous de sa mise en scène, ou bien le renforcer, nous invitant du même coup à interroger notre propre positionnement : au-delà de la captation d’images, quel temps particulier notre caméra contribue-t-elle à servir ? Ce jeu ambigu avec le temps du projet peut se décomposer en trois dimensions : le temps du faire, le temps du dire, et celui de l’être dans le projet.
7Le temps du « faire » se déploie à travers l’apprentissage d’une forme d’organisation collective par le travail, notamment par la répétition de certains gestes : c’est un temps pour apprendre à faire corps, au sens individuel et collectif du terme. Une demi-journée par semaine, le groupe de femmes prises en charge par l’ONG se retrouvent donc pour un moment de travail collectif en cuisine, afin de préparer des repas pour des personnes hébergées à l’hôtel social. Ces repas sont financés par une commande publique de la Ville en vue de contribuer à la formation des cuisinières pour le restaurant prévu. La participation assidue à ce travail en cuisine est une condition sine qua non à l’intégration dans le projet de restaurant. Elle repose sur l’idée que le « faire » ensemble offre un premier niveau de possibilité de projet en tant que temps commun de travail qui s’accompagne d’apprentissages, de conflits et de micro-hiérarchies, comme dans toute organisation. Au sein de cet espace exigu, tout entier animé par le travail collectif, la présence de notre caméra provoque régulièrement des moments d’inconfort. L’action de filmer, d’abord, nous situe hors du « faire » collectif : notre présence (à deux ou à trois chercheur.es) et celle de la caméra encombrent le passage, provoquant des contretemps dans le rythme frénétique du travail en cuisine. L’accumulation de prises de vue présentant les femmes dans le décor de la cuisine, répétant les mêmes gestes, vêtues toujours de la même façon (un tablier de couleur siglé au nom de l’ONG), nous conduit peu à peu à nous interroger sur la justesse des figures que nous sommes en train d’esquisser. À propos de la recherche filmée en sociologie, Emilie Balteau (2019) souligne la logique d’« association » de l’écriture audiovisuelle :
« L’image se donne en quelque sorte entière, avec le décor, les gestes, les bruits, les moues, les hésitations, les silences, les incompréhensions, etc. : avec le film, on ‘découpe’ moins facilement les choses et les gens. »
8De fait, en filmant régulièrement les femmes à la cuisine, nous les associons de façon trop accentuée à l’idée d’une vie collective et d’un travail en équipe. Cette construction filmique d’un ensemble cohérent (travail – vie collective – bonne humeur – cuisine africaine – tenues colorées – lieu unique) dissone avec les scènes exploratoires que nous tournons sur le parvis, où les femmes apparaissent plus isolées, dans un environnement peu accueillant, aux prises avec des moments de doute, et souvent en concurrence. En filmant ce « temps du faire » à la cuisine, nous prenons peu à peu conscience de la focale déformante produite par la caméra, celle-là même qui assigne, par la puissance associative de l’image, des personnes aux vies complexes à un arrière-fond lisse voire exotisant.
9Le « temps du dire » constitue une seconde modalité du temps du projet. Construit par la succession de réunions au centre social, ce temps consiste à rappeler ensemble le consensus à propos du déroulement des étapes : le fait de dire collectivement « nous avançons, nous travaillons » permet de reconsolider le récit, même lorsque celui-ci est mis à mal par le cours manifeste des évènements.
- 4 La responsable de l’ONG en charge du projet de restaurant.
« Après on a commencé à faire des réunions. C’est un problème. On fait les réunions, chaque... c’était chaque mardi à 10 heures. Chaque semaine, on fait des réunions. Et puis on a dit à Giulia4 comme ça, ça ne marche même pas, vraiment. Bon, il faut vraiment que tu demandes à la Mairie de nous donner vraiment une maison là, pour faire un restaurant parce qu’ici, il n’y a pas un grand restaurant (…) Toujours on parle toujours on parle. Un certain jour Giulia a dit : ‘Maintenant on nous a donné une place à l’épicerie’. Ah ... On était parti voir. C’est trop petit, c’est trop petit mais on fait, on travaille. On fait vraiment le travail qui ... on prépare, on fait la nourriture. »
10« Toujours on parle, toujours on parle », rappelle une des enquêtées. Cette mécanique de la répétition, si elle plonge parfois les femmes dans le doute, a pour effet de réactualiser sur un mode volontariste les actions entreprises par les encadrants. À travers ces réunions, c’est la capacité à se projeter dans un temps long qui est testée, celle consistant à concevoir des étapes et des objectifs communs. Les participantes sont encouragées à noter les dates des prochains rendez-vous, être à l’heure aux réunions comme à la cuisine, suivre un planning de formations, se rendre disponible pour la visite d’un local pour le restaurant, répondre aux demandes de prestations de la Ville pour se faire connaître et augmenter les recettes. En installant notre caméra dans la salle de réunion, nous contribuons à transformer cet espace en « scène d’exposition » (Chenet 2020), où la parole exprimée dans le champ revêt une importance supplémentaire. De fait, nous prenons peu à peu conscience que la présence de la caméra concourt à légitimer ce « temps du dire », en ajoutant « un degré de plus » (Haicault, cité par Balteau 2021) à la construction sensible d’une solennité. Au fil des séances, nous participons aussi à rigidifier l’importance du moment et à rappeler la nécessité d’une discipline temporelle, notamment en envoyant aux participantes des messages de rappel des réunions. Ce positionnement ambigu a contribué à remettre en question notre présence : à quoi contribuons-nous en filmant ? Prise dans ce dispositif, notre caméra ne vient-elle pas renforcer une injonction faite aux participantes, les incitant à être là où on les attend, et à dire ce qu’on attend d’elles ?
11Enfin, le « temps de l’être » dans le projet souligne le caractère enveloppant de la prise en charge, qui vient brouiller les différentes sphères de la vie de la personne, et leurs temporalités distinctes. En effet, la prise en charge des femmes par l’ONG va au-delà du projet de création d’un restaurant. Elle implique divers domaines de leur univers social : la santé, la scolarisation des enfants, le logement, les rapports avec la police ou la justice… Cet accompagnement social révèle des temporalités fondamentalement différentes de celui du projet. Individuellement, les femmes sont exposées à des formes d’urgence et d’immobilisme, notamment en lien avec l’attente d’une régularisation administrative. Ce temps imposé de la procédure percole dans leur quotidien (Aulanier, 2021) et a des répercussions sur leurs capacité à se projeter dans un futur collectif prédéfini. Plus généralement, les personnes en situation de précarité administrative et sociale sont aux prises avec des parcours heurtés où « les sphères de vie ‘avancent’ à des vitesses différentes » (Supeno et Bourdon, 2017, voir aussi Bidart 2006). En effet, les sphères du travail, de la formation, du parcours résidentiel ou de la vie familiale et affective, forment autant de séquences qui se déploient chacune selon une temporalité propre, ponctuée d’obstacles et d’opportunités singulières. La situation de précarité des femmes consiste précisément en une expérience du désajustement temporel entre ces sphères de la vie. En tant qu’équipe de recherche, nous participons également à l’accompagnement social des participantes au projet, sans que nos rôles soient véritablement définis. Lors du tournage, nous leur apportons du soutien et des conseils à propos de questions de logement, de papiers, de santé et de scolarisation des enfants. Cet accompagnement occasionne des frustrations et des moments de doute qui se répercutent sur la relation qu’entretiennent certaines participantes à la caméra. En juin 2022, par exemple, l’un des membres de notre équipe se trouve en désaccord avec une participante visée par une procédure d’expulsion de son logement, après l’avoir conseillée pendant plusieurs mois à propos de la stratégie à adopter auprès du bailleur. Lors d’une réunion se tenant fin juin, celle-ci exprime publiquement son refus d’être filmée et retire le consentement qu’elle nous avait accordé à l’oral quelques mois plus tôt. Cet exemple rappelle d’abord que, lors de la démarche filmique, la question du consentement doit être comprise comme un processus, comme l’a bien montré Nicolas Kuhn dans un travail de recherche-médiation par le film sur les quartiers prioritaires de Rennes (2019). La fluctuation du consentement renseigne ainsi sur les espoirs, les questionnements et les désillusions que les personnes traversent au cours du temps. Dans ce cas précis, le revirement d’une participante peut s’interpréter comme l’expression d’un tiraillement douloureux entre une vie personnelle empêchée et l’investissement dans un projet qui reste impuissant à résoudre ses difficultés. Sans doute trop amarrée au projet de restaurant, la caméra fait ainsi les frais des ambiguïtés de la recherche-action originelle.
12En travaillant en dehors du cadre fixé initialement, notre démarche de recherche s’inscrit dans un hors-champ qui engage un retour réflexif et redéfinit notre posture. À partir du parvis de la gare, notre enquête se décale du projet de l’ONG pour se concentrer sur les vies quotidiennes précaires qui s’organisent autour du temps de travail sur un marché officieux. Ce parvis constitue un point de projection vers d’autres espaces et d’autres temps que celui du travail : le logement, la famille, les démarches administratives… À quelles conditions les personnes concernées par la recherche-action initiale peuvent-elles s’écarter des cadres de départ et partager le quotidien d’un ordre social et politique sous tension ? Autrement dit, dans quelle mesure les soubresauts que nous avons pu assumer pouvaient-ils (et devaient-ils) aussi être ceux des personnes avec qui nous travaillions ? Lors d’une réunion à la mairie au printemps 2022, il nous a explicitement été signalé que notre présence de chercheur.es était bienvenue tant que nous ne « provoquions pas de vagues », c’est-à-dire que nous ne remettions pas en question le projet de restaurant et les modalités de traitement de personnes prises en étau entre accompagnement et répression. Il ne s’agissait pas d’une remise en cause de nos prises de positions ou arguments mais d’une « remise en place » de notre pratique et temps de recherche qui ne devaient pas ajouter du temps de travail supplémentaire dans un agenda municipal déjà trop chargé. Ainsi, une responsable de l’équipe municipale nous glisse dans un couloir, au sortir d’une réunion en juin 2022 : « Nous n’avons pas le temps de gérer vos différends avec l’ONG, tant que vous travaillez ensemble, nous pouvons collaborer avec vous, sinon, cela sera compliqué, nous devons gérer des urgences au quotidien sur le territoire ». Autrement dit, le temps politique ne nous laisse pas la possibilité de devenir un interlocuteur à part entière car notre action ne produit pas d’effet immédiat, et à ce titre elle n’est pas prioritaire.
13Le parvis devient donc le lieu focal de la recherche. Nous nous fixons sur le rythme de travail des vendeurs et vendeuses pour questionner l’ordre social et politique qui le traverse. L’espace du parvis campe le travail d’enquête dans une temporalité imprévisible en adoptant un point de vue qui peut faire surgir des éléments inattendus. Inspirés des démarches de Manon Ott (2019), nous voyons dans la recherche par le film la possibilité de travailler sur la perception et l’image d’un lieu en pointant les contradictions entre le territoire tel qu’il est vécu et tel qu’il devrait être pour différents acteurs politiques. Le parvis de gare nous offre la possibilité de saisir des récits portés par de multiples temporalités : sociales, économiques mais aussi politiques. C’est un lieu où se croisent les trajectoires d’un très grand nombre d’acteurs (cf. Encadré plus haut) et qui cristallise des tensions :
« L’espace de la gare est un peu compliqué quand même. Mais on travaille depuis, depuis deux ou trois ans maintenant véritablement à son évolution. Et on y va étape par étape parce qu’on teste des choses (…) » Maire de la ville, entretien filmé, 31.08.2021)
14Le parvis détient en effet une valeur stratégique et symbolique en tant que porte d’entrée de la ville traversée au quotidien par un grand nombre de personnes (14 000 par jour en 2020, d’après des sources municipales). Il y a un enjeu d’image évident associé à ce lieu de passage :
« On aura beau faire plein de choses de positif et des choses grandioses, mais tant qu’on n’aura pas régler ce problème de la gare, eh ben, les gens ne seront pas satisfaits. Parce que ça reste la vitrine de la ville. En fait. C’est-à-dire, vous sortez de la gare et en fait, on voit ça. Genre le message « Bienvenue », il n’est pas là, en fait, c’est… les personnes qui sortent de la gare et qui voient ça, ils ont envie de faire demi-tour » (élu de la ville, entretien filmé, 22.05.2022)
15Enjeu de vitrine urbaine, le parvis déploie des ressources déconsidérées pour des vies précaires dans un quartier populaire. Pour un grand nombre de personnes en situation de fragilité sociale et administrative (demandes d’asile, recours auprès de la cour nationale du droit d’asile (CNDA), sans titre de séjour), exclues du marché classique de l’emploi, venir au parvis constitue un recours crucial pour échanger des informations et des services, trouver un travail temporaire, demander de l’aide, emprunter de l’argent ou récupérer des colis alimentaires distribués ponctuellement par des associations. La présence de certains vendeurs est intermittente pour faire face à l’instabilité des vies professionnelles :
« J’ai commencé à vendre ... de temps en temps, comme je suis venu ici, je suis venu en France, je suis arrivé en juin. En juin 2018, je suis venu en France. C’était l’époque de vendre le maïs donc du coup j’ai commencé de temps en temps, j’ai commencé à vendre le maïs, petit à petit. On a fait deux mois à vendre le maïs et après, des fois, si j’ai des boulots à côté, je vais faire du travail (…) j’ai travaillé à la boulangerie. J’avais remplacé quelqu’un mais comme lui, il a recommencé donc ... moi, je dois attendre un peu. Donc maintenant, j’ai ... je suis là » (vendeur de maïs, entretien filmé, 13.10.2021)
16Espace de sociabilité et d’entraide, le marché qui se déploie sans autorisation sur le parvis est marqué par un temps répétitif et imprévisible. Les contrôles de police, quasi-quotidiens, introduisent un temps inopiné, générant du stress pour les vendeurs. Lorsque les policiers parviennent à mettre la main sur les installations de fortune, ils donnent des coups de pied dans les barbecues et jettent les marchandises à la poubelle. Ponctuellement, des vendeurs sont placés en garde-à-vue. Ces temps de la répression policière jouent ainsi sur deux temporalités enchevêtrées : une temporalité de la surprise, visant à maintenir les vendeurs dans un état permanent d’insécurité, et un lent travail de harcèlement, voire d’oppression, œuvrant à l’épuisement progressif des personnes ciblées sans changer les situations vécues :
« Alors après, c’est un peu le tonneau des Danaïdes, c’est-à-dire qu’on intercepte une personne, on la verbalise, elle revient le lendemain, etc. Effectivement. Mais là, on n’a pas résolu encore le problème. Il y a des situations sociales derrière ces personnes qui doivent être traitées et malheureusement, l’action de la police ne pourra pas régler ce genre de situation sociale. » (Commissaire de Police, entretien filmé, 4.01.2022).
17Les pratiques sociales et économiques qui se déploient sur le parvis nous semble interroger plus largement un ordre social et politique où se déploient sous tension des vies citadines précaires. La recherche et le film vont ainsi s’attacher à questionner, à partir d’un lieu a priori banal, les ressorts de la production d’un ordre conflictuel à différentes échelles de temps et d’espace. La prise en compte de cette imbrication de temporalités fait apparaître un paradoxe. Comment les personnes travaillant à la sortie de gare RER peuvent en même temps faire l’objet d’un accompagnement social vers la formalisation de leurs activités et l’objet d’une répression policière aussi systématique dans l’espace public où elles travaillent, sans titre ni droit ? Cette tension n’est pas seulement le produit de notre réflexion, elle transparaît chez certains acteurs associatifs que nous avons pu rencontrer :
« Je me dis bon, c’est quand même bizarre parce que finalement, tout ce qu’on veut, c’est juste qu’elles dégagent de là. Mais moi, je n’avais pas perçu comme ça. Je n’avais pas perçu comme ça. Alors peut être que j’étais un peu moins à jour. J’ai aussi mes limites. » (responsable associative, entretien filmé, 18.11. 2021).
18Il semble même que la tension entre temps d’accompagnement (trouver une sortie par le haut pour les personnes travaillant sur le parvis) et temps de répression passe sous silence le temps long de la transformation urbaine (démolition du parvis, du centre commercial désaffecté). Un habitant ironise ainsi : « on attend les promesses, il paraît que ça va devenir Eurodisney, tout le monde va vouloir venir à Grigny » (habitant du quartier, entretien filmé, 20.09.2021).
19Le tournage sur le parvis traduit finalement un changement de cap important dans la recherche en intégrant de nouvelles temporalités urbaines pour rendre compte de vies citadines précaires, sous tension et sans arrimage au projet urbain. La recherche filmée vise alors à mieux comprendre ce que les acteurs des politiques publiques entendent faire disparaître faute de place dans la ville projetée. Dès lors, la captation des rapports de pouvoir en jeu devient à certains moments l’objet de réprobation de la part de personnes qui ont pu au départ soutenir le tournage :
« Le film il crée un problème dans la mesure où ça sort. En fait, en fait, tu donnes vie à une problématique dont ils ne veulent pas parler officiellement » (responsable d’une association partenaire de l’ONG, entretien filmé, 18 novembre 2021).
20À partir du moment où la caméra enregistre, ce sont non seulement d’autres intentions qui sont dévoilées mais aussi une autre posture. En se plaçant sur un espace public disputé, nos postures de chercheur.es et cinéaste ont donc évolué en intégrant de nouvelles temporalités tendues vers l’imprévisible. À partir d’un parvis où les rôles se reconfigurent au cours du temps le tournage va permettre une nouvelle mise en intrigue, au sens où l’entend Ricoeur (1983) : une opération de reconfiguration du temps du récit proposé. En effet, en mettant bout à bout des séquences, la recherche par le film contient en germe la possibilité de faire surgir une nouvelle « concordance », en d’autres termes, un nouveau principe d’intelligibilité entre des situations juxtaposées (la vie dans la cuisine, la vie sur le parvis, les scènes d’entretien filmés dans les bureaux des « décideurs »). La recherche par le film nous permet de nous questionner sur les différents récits qu’il devient possible de raconter. Faut-il tirer un fil narratif à partir des désajustements des temps entre le parvis, le logement, la cuisine et le centre social ? Considérer le parvis comme un point focal de l’intrigue, afin de questionner ce que le temps gestionnaire des uns (les acteurs politiques et associatifs) produit sur le temps vécu des autres (les usagers d’un espace public) ? La caméra devient ainsi un compagnon de questionnement, pour nous-mêmes, mais également pour nos interlocuteurs, qui s’interrogent avec plus ou moins de méfiance sur les différentes mises en récit permises par le film.
21La présence de la caméra provoque un brouillage des frontières de notre périmètre de recherche en laissant place à la polyphonie des récits autour du devenir d’une place publique. Le parvis ouvre un espace pour donner la parole aux habitants en confrontant les expériences quotidiennes aux discours portés par les acteurs sociaux et politiques sur ces pratiques. En donnant voix aux avis contraires, aux résistances des habitants, aux incertitudes et interrogations des élus, il s’agit de montrer que la transformation du parvis raconte de multiples facettes de la production de la ville à différentes échelles de temps. Le film n’est donc pas la publicité d’un projet, d’un collectif ni d’une politique publique, il s’agit de rendre visible aux yeux des personnes impliquées tout comme aux yeux de personnes extérieures une action en train de se faire, transformant des vies citadines, avec un regard critique.
22Le retour réflexif sur nos choix scientifiques et filmiques au cours de l’enquête de terrain interroge ce que l’on montre et ce que l’on occulte en fonction des temporalités considérées et plus encore selon les relations au temps construites dans un cadre politique donné. Dans cette perspective, la caméra est un opérateur de la recherche en ce qu’elle induit des choix de postures au cours du temps en tissant des liens entre différents lieux. Le temps du projet, de la recherche, des séquences filmées ont produit des points de contact et des mises en reliefs de tensions qui ont conduit à des prises de positions évolutives. Le rapport au temps propre à la vision d’une possible transformation de l’existant a restreint l’angle initial de la recherche alors que les multiples temporalités du parvis ont constitué un moyen d’explorer ce qui est embarqué mais aussi ce qui résiste dans le processus de transformation d’un quartier populaire. Les liens ne sont pas mécaniques. Le dispositif d’accompagnement schizophrène entre formalisation et répression, prise en charge et abandon, produit une difficile autonomie du sujet. Elle questionne en tout cas la possibilité d’articuler la dimension politique des expériences quotidiennes aux dispositifs de prise en charge desquels notre recherche a souhaité s’affranchir. Rendre visible les temporalités contraintes des personnes impliquées dans la recherche apparaît à la fois nécessaire et périlleux si l’on ne veut pas tomber dans l’essentialisation ou la stigmatisation des rôles. Le film, en cours de montage au moment de rédiger ce texte, a donc déjà permis de faire évoluer nos pratiques et postures de recherche à travers une démarche qui, nous l’espérons, permettra de construire, par tâtonnements, une expérience collective de remise en question de l’ordre social et politique.