- 1 Financée par l’ANRT (Agence Nationale de Formation à la Recherche et de la Technologie), la CIFRE ( (...)
1Réunions en visioconférence, écrans noirs des caméras coupées, visages masqués, projets à l’arrêt : le télétravail se démocratise ou s’impose. Les rencontres qui se raréfient, les réseaux professionnels qui s’effritent… Le paysage post-covid est désormais bien connu et intégré dans nos quotidiens. Le praticien-chercheur, dont le travail repose en partie sur la collecte de données, a dû, comme d’autres, s’adapter pour composer avec les confinements successifs. C’est en tout cas l’expérience faite par Alexia Gignon, doctorante en urbanisme, qui a rejoint en 2020 l’équipe d’une collectivité locale par le biais d’une Convention Industrielle de Formation par la REcherche (CIFRE)1. Pour Amandine Mille, qui a soutenu sa thèse en 2021, l’épidémie de Covid-19 a marqué le moment de la rédaction mais l’aventure doctorale a été quelque peu différente pour cette docteure en urbanisme qui a surtout dû trouver des solutions pour faire face à des épisodes de crise identitaire.
2En s’appuyant sur ces deux expériences de thèses en CIFRE, cet article propose de se pencher sur la figure du chercheur en immersion dans le monde de l’entreprise, en s’interrogeant plus particulièrement sur les moments de crise : celui lié à son positionnement entre recherche, terrain et entreprise construisant une identité plurielle difficile à rassembler, et celui de la crise sanitaire venue s’ajouter à la première. Les recherches conduites dans ces deux thèses se rejoignent en outre sur la place faite aux professionnels, à leurs discours et à leurs pratiques. Ainsi, à partir d’une analyse centrée sur les acteurs, Alexia Gignon étudie l’impact des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) sur la structuration touristique des territoires populaires du nord-est parisien. La thèse d’Amandine Mille repose quant à elle sur une immersion de cinq ans chez un bailleur social francilien. En travaillant au plus près des professionnels, elle a montré comment les activités de gestion du cadre de vie des quartiers d’habitat social sont distribuées entre plusieurs agents HLM animés par des intérêts propres et des représentations différentes, voire divergentes, sur la qualité urbaine.
- 2 À ce sujet, voir notamment l’entretien de Nicolas Duvoux avec Florence Weber, dans « Ethnographie d (...)
3En observant les pratiques (et parfois en y prenant part) ainsi que les moments de réflexivité, de convictions et de doutes des professionnels, Alexia Gignon et Amandine Mille ont saisi l’opportunité de la CIFRE pour construire un protocole d’enquête diversifié et une posture légitime et compréhensible à l’égard de leurs enquêtés. Alexia Gignon a ainsi intégré la « mission tourisme » d’une collectivité territoriale habituée à recevoir des doctorants. Rejoindre une structure a priori balisée, préparée à l’accueil de chercheurs en immersion, présente certes des avantages mais a aussi des limites. Le chercheur doit en effet veiller à ne pas se laisser entièrement guider, même influencer, par la structure qui l’engage et qui peut, profitant de son statut d’employeur, chercher à orienter son regard et ses représentations2. À l’inverse, Amandine Mille a fait l’expérience de rejoindre un bailleur social qui n’avait jamais reçu de chercheur par le passé. Le rapport à l’organisme restait à construire, d’autant plus que celui-ci était également son terrain. Ce dernier aspect est loin d’être anodin pour un chercheur dont la présence alternée en entreprise peut poser question avec le risque de voir se fermer des portes. La recherche d’A. Mille a en effet pris appui sur l’organisation du bailleur social : le « terrain » est alors approché d’un point de vue organisationnel. Alexia Gignon, quant à elle, considère le « terrain » dans sa dimension géographique : le terrain de son enquête n’est pas seulement le périmètre de la collectivité qui l’a engagée mais également les territoires identifiés pour accueillir le futur méga-événement des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) qui se tiendront en France en 2024.
4Du point de vue des temporalités, Amandine Mille a conduit son enquête dans un contexte relativement stable pendant cinq ans, alors qu’Alexia Gignon a eu à composer avec un contexte sanitaire, politique et économique particulièrement incertain, puisqu’elle a intégré sa structure au moment où l’épidémie de Covid-19 commençait à bousculer notre quotidien. Dans une telle situation, la présence alternée du chercheur n’est plus suspecte mais devient la norme dans l’entreprise : dès lors, comment poursuivre (et, même, commencer) une enquête alors que les portes de l’organisation sont closes et le terrain à l’arrêt ? Si le sujet proposé par A. Gignon en 2020 sur les JOP 2024 avait déjà une visée très prospective, la situation sanitaire est venue renforcer le rapport au temps lointain des acteurs qui se préparent et n’ont d’autre choix que celui de repousser les échéances en raison d’un contexte préoccupant et hypothétique.
5Dans les deux cas, il a fallu prendre le temps d’instaurer une relation de confiance avec les enquêtés, ce qui implique de « se faire accepter, gagner la confiance [des enquêtés], trouver sa place, savoir en sortir » (Cefaï, 2010, p. 7). Une relation fragile, en permanence remise en cause par l’absence répétée du doctorant, que celle-ci soit liée au caractère intrinsèque et particulier du dispositif CIFRE, ou à un contexte sanitaire qui nous dépasse. Pour des raisons certes différentes, chacune a trouvé un intérêt à faire évoluer son protocole méthodologique au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête, pour maintenir ouvert (ou réouvrir) l’accès au terrain, pour se présenter aux enquêtés, (ré)ajuster sa posture épistémologique, faire évoluer les questionnements, mettre de la distance (avec l’enquête et les enquêtés) ou bien faire avec la distance subie.
6Cet article revient tout d’abord sur les effets causés par l’absence répétée du chercheur sur son terrain. En outre, il arrive que, même lorsqu’il est présent, l’accès au terrain lui soit refusé en raison de son statut d’observateur extérieur : les motivations de son enquête interrogent voire inquiètent. Le chercheur peut alors entrer dans une crise de positionnement et de légitimité. Il est ainsi conduit à user de différentes stratégies pour ne pas être maintenu à l’écart de son terrain, comme privilégier l’observation incognito. Cette méthode présente des qualités indéniables comme nous le verrons, à condition de ne pas perdre de vue les problèmes éthiques qu’elle pose également.
7Un second temps sera dédié aux « alliés » (Weber, 1989) avec lesquels le doctorant en CIFRE peut s’associer sur le terrain pour accéder à des informations qui ne sont pas toujours à sa portée. Avec la crise sanitaire, le rôle de ces informateurs est plus que jamais essentiel pour le chercheur qui essaie de ne pas perdre une miette de la pièce qu’il doit observer à distance. Seulement rien n’est joué et dans pareil contexte, ni les acteurs, ni les chercheurs ne sont maîtres du temps. Avec le climat sanitaire dégradé qui s’impose à chacun, le chercheur en entreprise n’a plus le monopole de la présence alternée : dès lors, comment faire avec la distance alors que les acteurs évoluent en coulisse et que le terrain échappe au contrôle du chercheur ?
8Le chercheur en entreprise peut susciter des réactions diverses de la part des salariés qui s’interrogent sur les raisons de sa présence et sur ses fonctions. Il n’est pas épargné par les fantasmes de ceux qui pensent être observés au quotidien et essaient d’orienter le regard de cet observateur extérieur sur des scènes moins gênantes. Le chercheur averti n’est toutefois pas en mal de stratégies à mobiliser pour ne pas se laisser abuser, le sujet étant désormais bien balisé par les travaux en ethnographie et en sociologie des organisations, notamment.
9Pour cette partie du dossier sur le temps de l’enquête, nous souhaitons déplacer quelque peu le regard en étudiant ce que la présence alternée -et plus encore l’absence prolongée- du chercheur engagé par une entreprise publique ou privée peut provoquer en termes d’accès au terrain par ce dernier (d’autant plus lorsque le terrain est l’organisation qui emploie le chercheur). En prenant l’exemple de l’observation incognito, nous exposons les vertus d’une telle démarche pour accompagner l’immersion, avant de s’interroger sur les enjeux éthiques qui se posent à celui qui choisit de masquer son identité pour protéger sa recherche. Cette première partie de l’article est poursuivie dans une seconde partie par une réflexion sur le rôle des alliés auprès de qui le chercheur choisit de révéler son statut et ses intentions, avec le même objectif de servir sa recherche.
10L’enquête en entreprise implique « une présence prolongée de l’observateur et donc une implication durable, plus ou moins forte dans l’espace des sociabilités, des échanges, des pratiques » (Flamant, 2005, p. 138). Plusieurs travaux, en se penchant sur ce constat, ont montré que la présence prolongée du chercheur au sein d’une organisation peut exercer une influence sur les enquêtés. Le sociologue Nicolas Flamant, en particulier, revient sur les inconvénients liés à la présence prolongée du chercheur qui vont selon lui « du risque de reproduire sans distance le point de vue managérial à celui du musellement par peur de divulguer des informations plus ou moins dérangeantes » (ibid., p. 142), dans l’intention délibérée ou non pour le chercheur de protéger ses enquêtés. Les relations entre l’observateur et ses interlocuteurs peuvent donc influencer le processus d’enquête et de production des connaissances. C’est un risque avec lequel il faut composer et que l’on retrouve en particulier dans le cas des thèses en CIFRE, mais pas seulement : d’autres recherches peuvent être concernées par cette influence du chercheur sur ses enquêtés, en entretien semi-directif par exemple.
- 3 La répartition du temps entre l’entreprise et le laboratoire est décidée par les deux parties dans (...)
11Si la question de la présence prolongée du doctorant en entreprise a fait l’objet de plusieurs travaux (Flamant, 2005 ; Hellec, 2014), nous proposons ici de faire un pas de côté en parlant plutôt de son absence prolongée et de ses incidences sur le terrain. En effet, le doctorant en CIFRE partage son temps pendant trois ans entre deux lieux de travail : l’entreprise et le laboratoire de recherche3. Quand il n’est pas présent en entreprise, les lieux où peut être le doctorant sont multiples : au laboratoire, sur le terrain, à la bibliothèque, en télétravail… Si sa présence irrégulière peut interpeller l’équipe où le doctorant a été affecté, c’est surtout son absence répétée qui interroge et alimente les idées préconçues ainsi que, dans certains cas, les représentations négatives à son égard. Le doctorant en CIFRE peut alors essuyer des remarques sur son agenda en dehors de ses temps de présence en entreprise, qu’il doit alors justifier (était-il en congés, au cinéma, ou s’adonnait-il à quelque autre loisir ?). Pour une partie des salariés, un doctorant absent est un salarié qui ne travaille pas (pour rappel, le doctorant CIFRE est rémunéré par l’entreprise qui l’accueille). Et il n’est pas rare que cette absence / présence alternée affecte les relations qu’il a pu tisser avec ses « collègues ». La dégradation de ces liens est intéressante à relever dès lors que celle-ci a des incidences négatives pour le doctorant sur son accès au terrain, plus encore dans la situation où son terrain est l’organisation elle-même. L’accès au terrain peut effectivement être l’objet de négociations et/ou de compromis : il n’est pas acquis et le doctorant doit fréquemment s’assurer d’en avoir toujours les droits ou encore d’être -et de rester- dans la boucle des échanges par mail (par exemple, pour être informé du déroulement des projets étudiés ou pour être invité aux diverses réunions potentiellement utiles pour sa recherche). Cela n’est ni anodin, ni isolé. Nous en avons fait l’expérience dans le cadre de nos deux thèses en CIFRE.
12Construire une posture compréhensible et légitime constitue pour le chercheur en entreprise un effort permanent et cela se vérifie d’autant plus dans les situations où le terrain du chercheur est l’organisation qui l’accueille, comme ce fut le cas d’Amandine Mille. Cette dernière a saisi l’opportunité du dispositif CIFRE pour rejoindre les effectifs d’un bailleur social francilien, en occupant un poste de chargée de projets de renouvellement urbain aux côtés des professionnels dont elle a observé et analysé les pratiques pendant cinq ans. En s’appuyant sur des travaux ethnographiques (Cefaï, 2010 ; Chapoulie, 2000 ; Delavergne, 2007 ; Dulaurans, 2012 ; Favret-Saada, 2009 ; Flamant, 2005 ; Flamant et Jeudy-Ballini, 2002 ; Glaser and Strauss, 2006 ; Perrin-Joly, 2010 ; Villette, 2014), Amandine Mille a engagé un travail réflexif sur la relation à établir avec celles et ceux qui la considéraient comme une collègue à part entière et qui lui ouvraient les portes du terrain mais qui pouvaient aussi les lui fermer. Elle a mis en place plusieurs stratégies, qu’elle expose dans un chapitre de sa thèse (Mille, 2021), pour asseoir la légitimité et faciliter la compréhension de son statut particulier auprès des salariés de l’entreprise d’accueil de sa CIFRE, qui se trouvaient également être ses enquêtés. A. Mille a montré à ce titre que le chercheur a tout intérêt à prendre le temps de s’interroger sur la façon de se présenter auprès de ses collègues-enquêtés : la présentation de soi et l’identité sont des aspects essentiels et permanents d’une recherche conduite sur et à l’intérieur d’une entreprise (ibid.).
- 4 L’expression « promesse morale » est empruntée aux auteurs Génard et Roca I Escoda, 2010
13Une question a tout particulièrement guidé sa démarche d’immersion : comment prendre ses distances pour ne pas influencer, perturber les scènes observées, tout en restant assez proche de ses enquêtés pour (continuer d’) accéder au terrain ? Fréquenter quotidiennement des acteurs, adopter leurs codes, et participer aux mêmes activités qu’eux revient pour le chercheur à se laisser aller à une forme « d’indigénisation » nécessaire pour être accepté au sein du milieu étudié (Alam, Gurruchaga et O’Miel, 2012). L’instauration d’un « régime du proche » avec les enquêtés, c’est-à-dire « un régime marqué par la « familiarité » et l’investissement affectif qu’elle accompagne et fait naître », facilite l’émergence de relations de confiance entre l’enquêteur et ses enquêtés qui se confient alors facilement à lui (Génard et Roca I Escoda, 2010, p. 150). Ces confidences ainsi recueillies par le chercheur peuvent s’avérer être une source de données déterminante, un matériau unique pour valider ou infirmer des hypothèses. Amandine Mille valorise une centaine d’interactions dites informelles avec des enquêtés pris dans un régime du proche. Pour autant, ce régime du proche peut aussi mettre le chercheur en situation de porte-à-faux lorsque, au moment de porter-à-connaissance les résultats de son enquête, « les exigences liées à son travail d’objectivation […] [peuvent] apparaître comme des trahisons aux yeux de ceux qui ont offert leur hospitalité [à l’enquêteur], ont partagé leur enthousiasme, leurs difficultés, leurs hésitations, leurs échecs » (ibid., p. 150-151). En prenant conscience de ce qu’implique l’instauration d’une telle complicité ou familiarité, des questions peuvent émerger : comment ne pas rompre la « promesse morale »4 induite par cette relation, comment ne pas trahir les acteurs qui nous ont fait / font confiance ? A. Mille a souhaité s’interroger sur l’identité (ou plus exactement, les identités) à revêtir, à donner à voir, sur le terrain. D’après les travaux de Catherine Delavergne, les identités de chercheur et de praticien ne sont pas seulement alternantes ; elles sont aussi vécues dans la synchronicité puisque « le chercheur ne laisse pas le praticien au vestiaire, et vice-versa » (De Lavergne, 2007, p. 33). La difficulté est de savoir où placer le curseur : faut-il nier son identité de professionnel dans certaines situations, osciller d’une position de professionnel à une position de chercheur selon le contexte, ou faut-il assumer la dialogique des deux positions ? Amandine Mille suggère de déplacer le curseur en fonction du contexte et des acteurs en présence (Mille, 2021). Pour conduire sa recherche, elle a ainsi opté pour une posture à la croisée entre « conventionnalisation » et « déconventionnalisation » du travail de recherche, en fonction des professionnels devant lesquels elle avait à se présenter.
14La conventionnalisation consiste à ne pas cacher le statut d’enquêteur aux enquêtés (Génard et Roca I Escoda, 2010). Tandis que la déconventionnalisation implique à l’inverse de le minimiser : dans quels cas la déconventionnalisation peut-elle être privilégiée et comment faire face aux questions éthiques que pose une telle démarche d’invisibilité de l’identité du chercheur ?
15Dans certains cas, Amandine Mille a choisi de ne pas dévoiler (sinon de minimiser) son statut de chercheur, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisme étudié. Profitant de la méconnaissance associée à la fonction de doctorant pour une grande partie des professionnels côtoyés, elle était ainsi prise pour « autre chose qu’un observateur, pour qui [la] présence [était] comprise dans des catégories de rôles existantes, comme visiteur, stagiaire en formation ou collègue » (Fournier, 1996, p. 111), ou encore étudiante en apprentissage/alternance. Il arrivait également que certains acteurs, en particulier ceux rencontrés en réunion, ne s’interrogent pas outre mesure sur son statut, ne sachant pas qu’elle menait un travail de thèse. Pour ces personnes en particulier, la doctorante s’est révélée « inoffensive » et le comportement des observés restait -peu ou prou- inchangé en sa présence. C’est le cas d’un certain nombre de réunions observées incognito ou en tirant avantage d’une identité floue. Une observation est dite incognito lorsqu’elle est menée sur un milieu social ou un phénomène par un chercheur qui ne dévoile pas son statut (Dargère, 2012). Il peut alors « voir sans être vu » (ibid., p. 107). C’est l’inverse de l’observation à découvert où le statut du chercheur et/ou le fait qu’une enquête soit en cours sont dévoilés aux personnes observées.
16La méthode de l’observation incognito peut toutefois poser des problèmes d’éthique : jusqu’où est-il possible de récolter des données et des informations sur l’activité de personnes sans les informer qu’on le fait ? On peut en outre interroger la légitimité de l’utilisation de données obtenues sans le consentement des acteurs dont les pratiques, les actes et les décisions ont été scrutés sans en avoir été explicitement informés. Nous proposons d’opposer à cette réflexion sur l’éthique que le choix méthodologique de l’observation incognito présente au moins trois vertus indiscutables. La première vertu est de ne pas perturber le fonctionnement habituel des personnes observées. Si l’éthique est, à n’en pas douter, une limite de la démarche, elle n’en constitue pas pour autant un biais. En effet, le monde qui s’ouvre au chercheur est réel, il n’est pas travesti, il n’est pas influencé par sa présence. La deuxième vertu est de permettre au chercheur d’assister à des scènes auxquelles il aurait pu être plus difficile d’accéder dans d’autres circonstances. Des chercheurs dont les travaux sont connus ont bien montré les atouts de cette méthode de ce point de vue, comme Erving Goffman (Asiles, 1968) et Howard Becker (Outsiders, 1985). La démarche incognito donne ainsi accès à des données qui peuvent ne pas toujours être dévoilées au chercheur par l’observation à découvert, notamment. On pourrait rétorquer que le fait de cacher certaines données au chercheur est un résultat en soi, mais encore faut-il que celui-ci en soit informé ou conscient. Enfin, un troisième avantage de l’observation incognito est d’aider le chercheur à interpréter des données recueillies par d’autres voies, données qu’il aurait pu sous-estimer ou mal interpréter.
17Finalement, quel que soit le type d’observation (et même, plus largement, de technique d’enquête) privilégié, des problèmes éthiques peuvent se poser. Il revient au chercheur de s’assurer que les avantages de la méthode choisie soient effectivement indiscutables pour faire avancer la recherche, tout en prenant les précautions qui s’imposent pour en atténuer les effets négatifs. Parmi ces dispositions, on peut citer la nécessité pour le chercheur de prendre du recul par rapport à son terrain, de ne pas être dans une posture d’ennemi ni de protecteur vis-à-vis de ses enquêtés, de garantir strictement leur anonymat, de ne pas les discriminer ni apporter de jugement de valeur à leur égard, et d’accompagner sa démarche d’un travail réflexif approfondi et rigoureux (Mille, 2021).
18Avec la situation sanitaire, la distance au terrain n’est plus tant une décision méthodologique ou une précaution éthique pour préparer la prise de recul, qu’un élément de contexte qui s’impose au chercheur. Les accès au terrain, que celui-ci soit géographique ou organisationnel, ne se négocient plus seulement avec les acteurs mais s’ouvrent et se ferment de façon plus ou moins (im)prévisible en raison des décisions gouvernementales et locales. Le chercheur étant pris dans un imbroglio qui le dépasse, il doit s’armer de patience, et de complices : qui sont les « alliés » du chercheur et comment peuvent-ils l’aider à rester proches d’un terrain éloigné ?
19Le chercheur en entreprise est confronté à une crise d’identité dont les contours sont désormais bordés et en grande partie traitée dans des travaux scientifiques offrant des voies de sortie. Cette crise peut précéder ou faire suite à une défiance du côté des collègues-enquêtés susceptibles de fermer la porte au chercheur. Ce dernier doit alors user de stratégies pour contourner ces accès condamnés ou bien en ouvrir d’autres. Pour ce faire, il peut s’entourer de ce que la sociologue Florence Weber propose de nommer des « alliés » sur le terrain, c’est-à-dire des informateurs qui lui donnent accès ou, à défaut, qui décrivent au doctorant absent les scènes auxquelles il ne peut pas ou n’a pas été autorisé à assister.
20Mais avec la crise sanitaire, les dés sont pipés et les alliés eux aussi sont maintenus à distance du terrain : le bureau, les réunions, les événements programmés, les projets et les chantiers, etc. Tout est reconfiguré. Alors, que peut bien vouloir dire une immersion quand elle se déroule à distance et de quelles stratégies le doctorant peut-il user pour poursuivre (voire commencer) sa recherche en contexte de double crise identitaire et sanitaire ? Les alliés sont-ils toujours aussi utiles dans un tel contexte et comment (re)penser le rapport avec eux ?
21Dans certains cas, le chercheur a tout intérêt à dévoiler son statut d’observateur et ses intentions auprès de ses « alliés » sur le terrain, pour reprendre l’expression consacrée de F. Weber (1989). Dans le cadre de leurs enquêtes en immersion chez un bailleur social et dans une collectivité locale, Alexia Gignon et Amandine Mille ont ainsi pu compter sur des alliés auprès de qui le travail de recherche fut « conventionnalisé » (cf. supra), c’est-à-dire révélé et assumé. La conventionnalisation du travail de recherche auprès de certaines personnes peut rejoindre un raisonnement inductif, compris comme un processus de découverte pas à pas : « dans une perspective inductive, l’objet de recherche ne se construit pas en amont du terrain et de façon indépendante, il se co-construit avec lui, se développe en même temps que le travail exploratoire et se redéfinit en interaction avec l’enquête » (Rostaing, 2012, p. 52). Pouvoir compter sur des alliés sur le terrain, surtout au début de l’enquête, sert alors la méthode inductive en accompagnant le chercheur dans le défrichage de son terrain. Comme dans le cas d’une approche de Grounded Theory, entendue comme un processus d’allers-retours permanents entre la collecte et l’analyse des données (Guillemette, 2006), celui qui fait appel à la méthode inductive découvre « au fur et à mesure de [son] immersion sur le terrain, des aspects du phénomène qui n’ont pas encore été explorés par d’autres » (ibid., p. 37). Ce processus itératif de défrichage permet de se familiariser avec le terrain, de comprendre ce qui s’y joue, de sortir du statut de spectateur pour entrer dans la peau de l’observateur averti, mener les premiers entretiens en employant la méthode de proche en proche (la personne interviewée fournit des contacts à l’enquêteur pour les prochains entretiens), accéder à la littérature grise produite par les acteurs, ou encore de prendre part à des interactions non formelles.
22Tout au long de ces premières étapes de la recherche, mais aussi au cours des suivantes, les alliés peuvent jouer un rôle d’informateurs auprès du chercheur, en particulier le doctorant en CIFRE ou le chercheur en entreprise dont la présence est irrégulière sur le terrain et/ou dans les locaux de l’organisation qui le rémunère. Lorsqu’il est absent, les informateurs peuvent lui rapporter ce qu’il a manqué. Sur ce point, il importe de noter que le chercheur doit en permanence faire des choix entre plusieurs lieux du déroulement de l’enquête. Cette dernière ne se joue pas seulement au bureau ou en réunion, d’autres instances méritent l’attention du chercheur, par exemple : assister à un colloque lui permet de se tenir informé de l’actualité scientifique et des travaux proches de son objet de recherche, de mettre en dialogue ses réflexions et celles d’autres chercheurs, ou encore d’étendre et de pérenniser son réseau professionnel et académique.
23Qu’il soit dans ou hors les murs, le chercheur en entreprise n’appartient pas tout à fait au même monde que les autres professionnels de la structure d’accueil : il évolue à côté, dans un univers parallèle fait de temporalités qui lui sont propres et de passerelles entre le milieu opérationnel et celui de la recherche, de façon à réaliser mille et une activités à la fois. Le chercheur qui peut compter sur des alliés pour être présents là où lui est absent, se voit offrir un don d’ubiquité fort précieux. De surcroît, lorsqu’il cherche à intégrer un groupe ou une arène de discussion, l’informateur peut là aussi s’avérer précieux, pour aider cet observateur extérieur à se faire accepter. Un allié peut ainsi ouvrir des portes au chercheur si lui-même est reconnu comme un allié par l’autre : nos expériences montrent que c’est là l’une des premières réflexions que doit mener le doctorant en CIFRE ou, plus globalement, le chercheur en immersion.
24Trouver des alliés (Weber, 1989) dans l’entreprise sert la recherche : c’est là une stratégie qui a fait ses preuves. Connaître le rôle de chacun dans l’organisation, ou a minima dans un ou plusieurs service(s) investigué(s), est une étape essentielle pour comprendre les relations entre les acteurs (Rouchi, 2018). Les alliés ou informateurs en entreprise peuvent alors constituer des ressources très utiles pour le chercheur dans l’atteinte de ces objectifs.
- 5 Cette situation est encore en cours au début de l’année 2023. Les agents de la collectivité sont au (...)
25Seulement, la diminution des interactions, conséquence directe des actions mises en œuvre dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19, a eu des effets sur les recherches en cours. Les impacts ont sans doute été plus forts encore pour celles qui débutaient, et plus encore concernant les doctorants en entreprise qui faisaient leurs premiers pas dans ce double milieu qu’est la recherche en milieu opérationnel. Pour ceux-là en particulier, la recherche d’alliés a pu s’avérer plus complexe voire inopérante. Le contact avec les collègues, les interactions informelles, ou encore la connaissance globale des acteurs et de la structure : c’est l’ensemble de la recherche qui a été touchée avec la crise sanitaire. Bien que réapparaissant au fur et à mesure avec la reprise progressive de l’activité, les interactions informelles ne sont plus aussi intenses qu’au cours de la période précédant la crise sanitaire, d’autant plus que le télétravail s’est démocratisé dans un certain nombre d’entreprises et de collectivités. C’est le constat que dresse Alexia Gignon dans la collectivité territoriale qui l’accueille. À la suite du dernier confinement, les jours de travail en présentiel sont restés à la discrétion des employés pendant plusieurs mois. Par la suite, une seule journée de présence commune, puis deux, ont finalement été imposées. Un seul jour ou deux maximums, donc, pour programmer des interactions informelles avec les collègues et des observations5. Un premier questionnement émerge alors avec la crise sanitaire : comment maintenir une observation dans l’entreprise quand les observés eux-mêmes ne sont pas là ?
26Pour autant, si l’on prend le problème à revers, le télétravail peut aussi être vu comme un remède à la crise identitaire évoquée dans la première partie. En effet, avec sa généralisation, l’absence répétée du doctorant en CIFRE apparaît désormais banale, voire est invisibilisée par les propres absences des collègues-enquêtés. Il y a quelques années encore, la norme pour les professionnels était de « se montrer, être aperçu, lu, vu et reconnu à travers les supports numériques notamment, (...) [c’était] une règle de conduite implicite » (Andonova et Vacher, 2013). Face à la crainte que le doctorant ne leur échappe, il n’est pas rare que les structures d’accueil remobilisent et multiplient les outils de contrôle pour s’assurer de leur implication par d’autres moyens que la co-présence : on observe par exemple une multiplication du nombre de mails et de visio-conférences, ou encore des demandes d’accès à l’agenda en ligne du doctorant. Ainsi, si les doctorants ont eu par le passé une présence physique codifiée avec des journées de présence balisées dans l’entreprise, la crise sanitaire a pu bousculer ce positionnement. Le temps de présence se découpe désormais d’une autre manière, moins codifiée et plus aléatoire. C’est ainsi que de nouvelles incompréhensions liées aux variations des emplois du temps des doctorants ont pu voir le jour dans les représentations des collègues en entreprise. Cette situation, sans pour autant aboutir à des conflits, peut contribuer à dégrader les relations entre le chercheur et les enquêtés. Effectivement, comment justifier de ne pas être disponible pour une réunion de service alors que nous sommes en télétravail et qu’aucune autre activité n’est mentionnée à cet horaire d’après l’agenda en ligne que le doctorant est expressément invité à renseigner ?
27Le fait de ne pas être présent au quotidien dans l’organisation brouille ainsi les pistes du statut de doctorant, certains collègues ne comprennent pas ou plus la présence alternée et le font savoir. Ce constat est d’autant plus problématique lorsque ces collègues sont -ou auraient pu être- des alliés. Dès lors, des techniques d’observation à distance peuvent être mises en place pour retrouver un contexte aussi favorable que possible à la recherche post-covid.
28Tout d’abord, le doctorant peut créer des opportunités d’interactions, en échangeant avec des acteurs alliés après des réunions en visioconférence afin de connaître leur point de vue, de débriefer et d’aider à l’interprétation des scènes observées. Ces opportunités d’interactions à distance remplaceraient les interactions informelles que le doctorant saisissait avant et/ou après des réunions importantes en présentiel. En visio ou par téléphone, ces échanges peuvent par ailleurs se révéler être un bon moyen d’obtenir des retours moins censurés, dans un contexte plus intime que celui d’une salle de réunion.
29Ensuite, le doctorant peut questionner les collègues-alliés sur des points précis, des compléments, que ce soit en réunions d’équipes (en présentiel ou en visio) ou par mails. Cela lui permet de montrer son intérêt et son investissement auprès de l’équipe tout en obtenant les informations qui lui sont nécessaires.
30Enfin, il s’agit de maintenir actives ces interactions en gardant le contact avec les acteurs alliés internes et externes au service.
31Ces techniques déjà expérimentées dans des travaux de recherche en entreprise avant la crise sanitaire (Mille, 2021) ont été amplifiées. Pour autant, malgré toutes les solutions qui peuvent être mises en œuvre, on observe que certaines pratiques demeurent difficiles voire inaccessibles à distance. Des chercheurs ont en effet constaté que des pratiques sont impossibles ou bien invisibles dans le cadre d’une immersion à distance, comme les interactions informelles, de fait fortement réduites voire inexistantes (Albaret, 2022). Il est effectivement difficile d’observer finement les réactions et l’attitude des participants à une réunion qui se déroule en visioconférence. Les caméras sont souvent désactivées à moins que les personnes ne prennent la parole (ibid., 2022), et l’angle des caméras ne permet pas toujours d’observer le comportement des individus.
32Dans ce contexte, le rôle des alliés et celui des outils numériques occupent désormais une place déterminante dans les travaux de recherche, et le chercheur en entreprise doit les prendre en compte dans son travail d’enquête. Après plusieurs mois de confinement, la reprise (totale ou partielle) du travail en présentiel a permis à la récente génération de chercheurs d’entrer réellement, physiquement, sur leur terrain, sans (ou presque) interruption subie. Le travail de présentation de soi, habituellement effectué en amont pendant les premiers mois d’accueil en entreprise, s’est effectué plus tardivement en contexte de crise sanitaire ou a dû être repris auprès des professionnels de la structure qui endossent tantôt le rôle de collègues, celui d’enquêtés, et/ou d’alliés-informateurs.
33Les temporalités de la recherche sont ici modifiées, le temps de la recherche s’étire avec le contexte sanitaire. Pour certains, le terrain a été mis totalement à l’arrêt et des solutions ont été proposées par les écoles doctorales et l’ANRT pour faire face à ce contexte d’incertitudes, comme la prolongation des contrats des doctorants les plus touchés.
34Les démarches d’immersion en entreprise, que celles-ci se déroulent dans un contexte favorable ou incertain, ne peuvent pas toujours se passer d’alliés sur le terrain. En son absence, les alliés sont les yeux et les oreilles du chercheur, qu’ils informent régulièrement des évolutions constatées en son absence. Le chercheur qui, comme d’autres professionnels, rêve d’être présent à plusieurs endroits en même temps, n’a plus rien à envier au don d’ubiquité s’il a su tisser une relation de confiance solide avec ses alliés.
35En s’interrogeant sur la posture et les identités du chercheur en immersion, Amandine Mille a privilégié l’observation incognito dans certains cas afin de préserver sa recherche et une distance avec son terrain et ses enquêtés. La première partie de cet article a proposé de mettre en balance les vertus de cette technique d’enquête et les enjeux éthiques qui en découlent, de façon à montrer dans quels cas le chercheur peut y faire appel sans culpabiliser ni entacher son code de déontologie. Alexia Gignon a également engagé un travail réflexif sur sa distance au terrain. Seulement, pour cette doctorante en CIFRE, cette distance n’est pas tant abordée comme une stratégie pour prendre de la hauteur avec l’enquête, mais plutôt comme une contrainte avec laquelle il lui faut composer en contexte de crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19. Cette distance, parfois vécue comme un obstacle au bon déroulement de sa recherche, a nécessité de faire appel à des techniques d’observation à distance dont certaines ont déjà été expérimentées, avant même la crise sanitaire. De manière générale, l’exemple détaillé dans cet article montre que la période actuelle tend à redessiner les rapports de l’enquêteur avec son enquête, et plus encore avec ses « alliés-informateurs », notamment en raison de la démocratisation du télétravail.
36Toutefois, malgré les précautions prises, ce que l’on pourrait qualifier d’acteurs « obstacles » peut apparaître. Plutôt que d’ouvrir (ou de maintenir ouvert) l’accès au terrain par le chercheur, ces derniers peuvent le restreindre voire le fermer. Selon leur influence et leur statut, cela peut avoir des effets négatifs, plus ou moins réversibles, sur le travail de recherche. C’est pourquoi les relations de confiance créées par le doctorant sur son terrain doivent sans cesse être entretenues pour être maintenues. Elles peuvent effectivement disparaître bien plus vite que le temps qu’il a fallu au doctorant pour les mettre en place. En outre, les acteurs alliés peuvent ne pas être les mêmes à mesure que la recherche avance et évolue : les positions des uns et des autres peuvent se reconfigurer au fil du temps long -voire prolongé- de la recherche. Le contexte sanitaire a, à n’en pas douter, affecté les échanges entre les acteurs au point de banaliser le jeu de chaises musicales des alliés complices et obstacles, complexifiant davantage encore le positionnement identitaire du chercheur.