- 1 Le livret d’une trentaine de page ou son fichier pdf sont consultables sur demande à l’associatio (...)
1De l’automne 2019 à l’été 2020 un congé m’a permis de me dégager du temps et de réaliser une recherche-création qui associe carnet de dessin et géographie. Il en est résulté un livret riche en dessins et aquarelles qui se veut une description graphique du lieu, en l’occurrence de deux communes : Miribel-Lanchâtre et Le Gua. Ces deux communes rurales sont en situation de moyenne montagne et forment une certaine unité géomorphologique, paysagère, historique, culturelle, à la croisée de plusieurs espaces : sud de l’agglomération grenobloise, balcons du Vercors, et nord du Trièves. Les dessins du livret sont accompagnés d’un texte en vers libres. Le livret a été diffusé dans un cadre associatif (l’association locale « il y a »1). On peut considérer que plusieurs aspects le rendent singulier. D’abord, le recours au dessin, qui n’est pas si courant en géographie. Certes, le dessin est une pratique ancrée dans l’histoire de la discipline, mais elle a longtemps connu un désintérêt avant de faire l’objet d’une attention croissante ces quinze dernières années (Courtot et Sivignon, 2006), et connaît même un renouvellement récent (Roussel et Guitard, 2021 ; Herrmann, 2021 ; Lascaux et Rigaud, 2022) s’inscrivant dans une tendance observable plus généralement dans les sciences humaines (Causey, 2017 ; Tondeur, 2018 ; Arango, Guitard et Lesourd, 2022). Cependant, le dessin est encore rarement l’argument principal d’un ouvrage en géographie (on peut citer toutefois Montanas dibujadas (Pison, 2011) ou Carnets d’Afrique (Seignobos, 2017)).
2D’une certaine façon, le travail mené cette année-là pourrait se rapprocher de celui de certains carnettistes (Simon, 2022 ; pour ne citer qu’un exemple). Hors dessin, il pourrait encore s’inscrire (à condition de ne pas oublier qu’il ne s’agit que d’un court livret de 44 pages) dans les expressions sensibles d’un lieu – type de travaux qui a, comme on le sait, une tradition en géographie (Julien Gracq, 1910-2007), une vitalité en dehors du champ strictement académique (Sylvain Tesson, 1972 ; Emmanuel Ruben, 1980 ; Cédric Gras, 1982 ), et suscite de nombreuses réflexions ces dernières années (en géographie et dans le champ vaste des humanités environnementales). Toutefois, ce n’est pas la dimension esthétique qui l’a motivé, mais celle-ci s’est imposée comme le seul véritable moyen d’explorer une question de connaissance et d’y répondre. Cette question est : qu’est-ce qu’un lieu dès lors qu’on l’aborde comme un autre que l’on peut rencontrer ? Elle pose donc la question de la rencontre et de l’altérité, au niveau fondamental où elles peuvent troubler notre propre mondiation (Descola, 2021), c’est à-dire notre façon de détecter et de stabiliser dans ce qui nous entoure et nous arrive des continuités et des discontinuités formant un jeu d’identification par lesquels nous composons notre monde. Ainsi, ce travail pourrait se ranger aussi à proximité de certains travaux optant pour une expression de l’expérience de terrain plus littéraire comme Croire aux fauves de Natassja Martin (2020). L’altérité dont il est ici question est un lieu (Miribel-Lanchâtre/Le Gua), un genre d’être différent. Je me suis inspiré du travail ethnologique pour interroger la façon dont ce lieu se présente (fait trace de lui-même / fait géographie) pour le décrire ou le transcrire ensuite. Mais quel genre d’être, quel genre d’autre ? L’idée de même et d’autre a-t-elle seulement quelque pertinence ici ? L’idée-même d’identité ? À ce stade, il a été estimé préférable d’adopter une démarche phénoménologique. Plus que d’un genre d’être, le lieu a été considéré comme un phénomène, comme l’ensemble de ce qui se passe (quelques soient les échelles de temps), comme un « il y a », comme un lieu qui a lieu.
3On le sent, un tel travail est entièrement parcouru par la question des temporalités : le temps du « choix » du terrain, le temps du travail d’enquête in situ, le temps de l’expression sur le vif, de la composition ultérieure d’un tout cohérent, sa restitution auprès un public...
4En bref, la question traitée ici peut se résumer de cette façon : comment une recherche-création attachée à dire quelque chose du lieu (ici une cohérence locale non réductible à une mondiation donnée, donc ouverte, phénoménale, et tissée de pluralité), est conduite à articuler des temporalités très diverses de sorte à trouver, in fine, une figuration suffisamment satisfaisante ?
in situ
Figure 1 : Au pied des balcons est du Vercors, au nord du Trièves, et au sud de l’agglomération grenobloise, les communes de Miribel-Lanchâtre et du Gua comptent respectivement 450 et 1800 habitants. Plan IGN 2021
5Comment aborder le lieu tel qu’il a lieu ?
6La question a quelque chose de naïf de prime à abord. Depuis deux siècles les sciences humaines nous ont habitués à contester l’idée que nos expériences nous donneraient accès à ce que serait tout naturellement le monde. Elles ont montré au contraire la part de construit (social, culturel, historique…) que revêtaient ces expériences. Envisagé à un niveau fondamental cette part de construit peut être désignée comme mondiation (Descola, 2021). Dans le même temps ces compositions de monde n’épuisent pas le réel, et n’empêchent pas par exemple de rencontrer d’autres mondiations pour aboutir à des transformations voire à l’apparition de mondiations nouvelles.
7Si l’on revient vers la question du lieu nous pouvons donc nous demander : que se passe-t-il, quant à notre mondiation, lorsque nous rencontrons un lieu en tant qu’autre ?
8Avec cette formulation on pourrait croire que cette recherche-création a commencé par un projet et qu’est venu ensuite le choix du terrain. Dans les faits les choses se sont déroulées très différemment, notamment parce que j’étais dégagé de toute contrainte institutionnelle. J’avais pris un congé parental, et à la suite d’un déménagement je venais de m’installer sur la commune de Miribel-Lanchâtre afin d’y vivre une année. La curiosité fit le reste. J’effectuais de nombreuses sorties le carnet de dessin à la main et mon bébé dans le dos, curieux, griffonnant quelques croquis, faisant parfois quelques aquarelles ; j’accumulais aussi de la documentation par curiosité (consultation d’ouvrages sur la vie et le milieu local, échanges informels lors des rencontres, observation du paysage...) ; mais je ne pensais pas qu’un travail était engagé. J’étais quelque part. Le lieu était rencontré, certes, mais surtout apparaissait un vaste tissu de rencontres diverses (entre des vivants, une géologie, une hydrologie, une histoire, une météorologie...) dans lequel j’étais immergé. Un moment décisif fut la prise de conscience d’une certaine cohérence géographique que je ressentais et que beaucoup désignaient là-bas (unité paysagère, historique, culturelle…) mais qui n’avait pas de nom. Cet endroit avait une ambiance.
9J’avais donc le sentiment d’être dans un lieu. Le dessin y participait et me permettait de l’aborder sans m’obliger à résoudre des questions conceptuelles telles que : qu’est-ce qu’un lieu ? A-t-il des limites nettes ? A-t-il des propriétés claires qui en déterminent l’identité de sorte qu’on puisse la définir ? Le dessin aidait à mettre entre parenthèse tout cela au bénéfice d’une attention sans attente, au bénéfice de la rencontre qui a nécessairement « partie liée avec l’inattendu. Au moment où elle se produit, toutes les anticipations de l’attente sont en déroute. […] Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là. » (Maldiney 2007).
10Le dessin s’est très vite imposé comme une technique privilégiée, un cheminement. Peut-être est-ce le dessin, comme modalité de relation au lieu, qui a même inspiré l’ensemble de la démarche.
11Les qualités du dessin comme outil d’enquête sont connues. Tout d’abord il permet de renforcer l’attention ; ensuite, il ouvre la perception (Brunois, 2002) ; il encourage encore une vision globale, puisque dans le dessin chaque point est mis en relations avec les autres. Dans le terrain d’étude de Miribel-Lanchâtre la vision « globale » (mais non-exhaustive) est passée aussi par la construction d’un carnet. Le carnet permet aussi de varier les types de dessin, à la fois en nature (crayon, aquarelle), et en sujets, et de se diriger vers une figuration plurielle du lieu. A cet égard, il faut rappeler que les dessins étaient faits avec un bébé dans le dos. Celui-ci avait ses propres centres d’intérêts, surtout les animaux rencontrés (cochons, poules, chats…) devant lesquels il acceptait une pause de quelques minutes. Cette contrainte obligea rapidement à consacrer moins de temps aux paysages (comme j’étais enclin à le faire) et davantage à certaines formes de vie, à leur environnement, leur posture… Et cela s’avéra donc un avantage pour élargir la gamme des centres d’intérêt.
12Si l’on revient au dessin, on soulignera un nouvel intérêt encore : celui de permettre une expression non-conceptuelle, différente de celle que pourrait livrer une langue, en particulier académique. Il en résulte une plus grande fluidité, l’horizon du propos n’étant pas nécessairement de saisir quelque chose, mais parfois davantage de laisser transiter. C’est un mode d’expression où la dimension gestuelle est importante, la recherche d’une expression de qualité passant alors moins par une intelligence définitoire (qui chercherait le propre d’une chose et s’attacherait à ses contours) que par une synthèse résultant d’une intégration par l’œil qui voit et le poignet qui retranscrit, et par le corps en général. L’aquarelle notamment nécessite de sentir le rythme avec lequel l’eau chargée de pigments va sécher, ce qui dépend de l’humidité, du soleil...
13C’est aussi parce que le corps du chercheur est partie-prenante du fait éprouvé et exprimé, que le dessin est une expression globale. Et c’est particulièrement vrai sur le vif. L’immédiateté de la situation réclame une présence d’esprit et une vitesse d’exécution qui provoque un certain court-circuit des représentations préétablies. Ce fait est bien connu des peintres de plein air. Il faut s’en remettre à une perception qui n’est pas seulement fournie par les sens mais aussi par l’imprégnation d’un rythme et d’une ambiance : moins à du sensible qu’à un sentir. Il s’agit moins de questionner la façon dont les choses se donnent dans le cadre d’une mondiation que la façon dont apparaissent des formes nouvelles au moment où une mondiation est déstabilisée.
14La temporalité du dessin est donc cruciale. Quelques pages du livret et des commentaires illustrent mon propos :
15Sur la page de gauche (p. 29) : une aquarelle. Elle a été peinte en cinq minute sur le vif. C’est une petite esquisse faite au cours d’une marche. L’arbre interpelle au bout du chemin. Il porte une personnalité. Il a un corps qui réfléchit la lumière et qui contraste, dans le même temps, avec le fond qui le traverse. Il organise une composition avec le champ, la haie, le chemin d’exploitation, la montagne bleue (une composition de monde ?) et une ambiance. Il faut peindre à partir de celles-ci. Entrer dans leurs perspectives, un peu à la façon du peintre Alexandre Hollan (1933-) qui écrit par exemple : « accepter l’inconnu qui rôde dans l’arbre. L’accepter, pas le capturer. Parfois il fait grandir le connu. » (Hollan 2015)
16La vitesse d’exécution oblige à s’en remettre au travail de l’eau (diffusion des pigments) et à laisser des blancs. Ce travail autonome de l’eau est si dépendant des conditions locales (humidité notamment) que le lieu œuvre un peu par lui. Les blancs aussi sont importants, un peu comme les vides intermédiaires de la peinture chinoise. Les blancs, encore, tiennent à l’écart toute prétention et toute exigence d’objectivité (le papier se montre), et permettent au regard du spectateur de travailler de lui-même, d’entrer dans le jeu créatif.
17Sur la page de droite (p. 30) : des dessins faits la même journée. Comme l’aquarelle ci-dessus, les dessins tentent de ne pas être trop définitoires, tout en étant fidèle à la forme telle qu’on peut l’habiter, la caresser. J’ai dessiné ce que j’ai rencontré ce jour-là, dans le milieu agricole et rural de ces communes : des ânes qui broutaient, un tracteur en stationnement. Le bébé, dans le dos, semblait ne tolérer mes arrêts que devant des moyens de transport. C’est alors que j’ai réalisé que j’en étais un moi-même (mon carnet n’était pas du tout celui de l’explorateur). Le dessin permettait de voir la situation sous un angle nouveau.
18Le texte cherche une synthèse riche et énonce une idée majeure dans un langage qui reste commun : le transport (la condition qui était la mienne, le fait qu’une part d’émotion soit présente, l’enjeu qui pourrait être celui de passer d’une mondiation à une autre).
19Voici les pages suivantes du livret :
20On remarque que dans tout ceci il faut avoir, d’une certaine manière, beaucoup de temps à perdre. Sans congé professionnel, cela n’aurait pas été possible. C’est dire que les temporalités mises en jeu ne sont pas celles de la recherche académique de plus en plus en tension. Bien sûr, l’acte du dessin en lui-même peut être très court, très efficace. Mais d’une certaine manière la situation se rapproche de celle du musicien qui interprète un morceau. Derrière les quelques minutes de son exécution se trouvent des heures d’entraînement spécifique, et au-delà encore une formation qui se compte en années. De la même façon l’aquarelle est une technique réputée pour être très exigeante. Bien que les aquarelles réalisées cette année-là soient sans prétention, je n’aurais pas pu les faire si je n’avais pas peint depuis des années. Et il fallait pratiquer quotidiennement, quitte à beaucoup jeter, pour aiguiser le regard, trouver un certain degré d’agilité, et pour développer une concentration diffuse à ce qui m’entourait ; pour ouvrir aussi le regard au-delà d’une mondiation donnée, pour explorer le lieu au plus près de ce qui avait lieu.
21On arrive donc à une question que des chercheurs comme Emilie Guitard et Fabien Roussel (2019) ou Lou Hermann (2021) abordent dans leurs articles sur le dessin : celle de la compatibilité des temporalités du dessin avec la recherche académique. Alors que la norme est devenue le terrain court, intensif, avec des résultats quantitatifs attendus, nous parlons ici d’une approche lente (imprégnation), dans un temps diffus (déambulation, errance), et qui prend le risque de ne pas être fructueux.
22Le dessin et l’aquarelle sont des modes d’expression qui, en outre, paraissent particulièrement adaptés à l’idée d’une expression autochtone. Non pas que nous prétendons que les dessins puissent être forgés par le lieu lui-même et qu’ils disent quelque chose de ses caractéristiques essentielles. Mais le lieu est aussi une diversité de mondiations qui co-habitent, s’influencent, se rencontrent, se transforment : celle des êtres vivants et de leurs milieux, celles des différents biotopes etc. Les dessins et les aquarelles se situent dans cet espace de rencontres et de transformation que le livret désigne aussi par le terme de « A lieu » en faisant référence à certains développements de la géopoétique (White, 2017). Mais la question se pose alors de savoir comment ce lieu peut être exprimé, et dans quel référentiel, dans quelle composition de monde au moment où celle-ci est justement éprouvée ? C’est ici que le recours à l’art (en tant qu’expression qui joue avec nos façons d’étiqueter le monde, et les déjouent) s’impose. Tout discours strictement définitoire, ou qui obéirait à un esprit de système cadenassé, manquerait fatidiquement ce qu’il prétend dire, à savoir le jeu qui existe dans le passage d’un système hérité à un autre en cours de création. C’est ainsi que les dessins pratiqués et proposés dans le livret cherchent moins la reproduction scrupuleuse des formes que des rythmes ou des textures (une chorégraphie). Les lignes, par exemple, ne ferment pas les contours, que le regard du spectateur peut prolonger. Les aquarelles fonctionnent de façon similaire, par l’attention aux détails significatifs dans une composition cohérente et par l’évocation, par le traitement de l’image dans son ensemble pour suggérer une tonalité dans laquelle les formes et les silences s’inscrivent. Au moment où le lieu est une épreuve de mondiation, la façon de s’y rapporter ne peut qu’épouser ce moment inaugural et espérer trouver une figuration par laquelle quelque chose puisse transiter jusqu’au spectateur, dans une traduction d’expression et d’intelligence non pas exactement mais suffisamment fidèle, de sorte qu’un trouble se maintienne.
23Les dessins, sur des feuilles volantes, devaient en outre être réunis. Fallait-il choisir un ordre de présentation chronologique ? Thématique ? Autre ? On entre alors dans une temporalité qui est celle de la mise en cohérence d’une série de dessins, et du tri. C’est là un temps de bureau. On pourrait croire que ce moment est celui d’une élaboration et d’un labeur. Pourtant, il est indispensable que l’œuvre s’agence d’elle-même selon une dynamique qui soit la sienne tout en étant en correspondance étroite avec le lieu. Il faut qu’elle soit un ouvrage des lieux : à la fois un ouvrage sur les lieux, et à la fois un ouvrage fait par les lieux. On retrouve encore l’idée d’expression autochtone. C’est ici que le besoin d’un texte narratif s’est fait sentir. Cette narration était largement celle du terrain de recherche tel qu’il s’était déroulé et permettait d’intégrer des éléments qui n’étaient pas seulement les événements ponctuels arrivés au fil des déambulations, mais aussi des phénomènes qui s’inscrivaient dans d’autres temps : géologiques, historiques, sociales... Le lieu était aussi cette rencontre de temporalités plurielles.
24Le livret est donc né.
25Puis est venu le temps de la réception. Pouvait-on imaginer une restitution de ce travail ? Et à qui ? Qui peut être le destinataire d’un tel travail ? Il avait été choisi de ne pas en faire un livre de spécialiste. Il n’avait pas été envisagé non plus de le diffuser largement. Fallait-il seulement l’adresser au lieu où il était apparu ? mais qu’est-ce que cela veut dire ? La question n’a pas été résolue, et il a été décidé de proposer le livret aux habitants de la commune de Miribel-Lanchâtre et dans sa bibliothèque, sans jamais prétendre dire la vérité de leur lieu. Par exemple, il a mis en avant le fait que la commune de Miribel-Lanchâtre était localement identifiée soit comme appartenant au Trièves, soit au Vercors, soit à l’agglomération grenobloise en fonction des situations, en fonction aussi de ce qui était regardé. Le livret met en avant cette diversité de points de vue, sans trancher. Certes, pour beaucoup d’habitants ce jeu identitaire n’était pas une révélation, mais ils n’en étaient pas toujours conscients non plus et l’exprimer a été la source de réflexions, d’amusement, d’échanges.
26Le terrain d’étude qui a été mené en 2019-2020 sur les communes de Miribel-Lanchâtre et du Gua, a fait du dessin une pratique centrale, à partir de laquelle on peut récapituler les différentes temporalités qui se sont articulées. Tout d’abord le dessin permet une attention sans attente à partir de laquelle apparaît, in situ, le sujet de recherche : un lieu tel qu’il a lieu ; mais celui-ci ne prend ses contours que progressivement en fonction d’une compréhension donnée lors de chaque dessin ; avant de donner l’impression d’un tout cohérent qu’il faut recomposer par un travail de compilation, de sélection, d’ordonnancement, assorti d’une narration pour réaliser une synthèse et orienter (sans verrouiller) la réception qui en sera faite.
27Reste à interroger la portée heuristique d’un tel travail. Elle va, selon nous, au-delà de ce qui pourrait passer pour le simple compte-rendu auto-réflexif d’une expérience. Par le travail sur l’ambiance (avant la dualité sujet /objet ; Bégout, 2020) et la recherche d’une expression autochtone, nous avons souhaité ne pas nous inscrire dans le cadre de l’égo-géographie, malgré le recours au « je » … imposé par la langue, mais non pas par le dessin et l’aquarelle. Ce n’est pas qu’une question de mots, dessins et aquarelles ne se veulent en effet pas la vision d’un « je » et de la mondiation qui lui correspond, mais des rencontres et des échappées hors de cette mondiation. Lorsqu’un même rythme, par exemple, semble traverser le paysage et les gestes du peintre, il ne semble ni objectif ni subjectif.
28Ceci dit, quels sont les éléments extrapolables d’un tel travail ? Quels apports ? Il faut rappeler que l’objectif de ce type de pratique n’est en aucun cas d’aboutir à une vérité établie sur un lieu donné. Même si le livret réalisé au terme de ce terrain d’étude s’appuie sur des observations (et non des rêveries par exemple), il serait bien sûr loisible de proposer des descriptions concurrentes en affirmant qu’elles paraissent mieux établies. C’est que la recherche ici est tout autre : à travers les formes vivantes d’une œuvre (rythmes, présences, ambiance) il est question de faire écho aux formes vivantes d’un lieu, ce qui peut contribuer à renouveler notre regard et notre façon d’être au monde. Autrement dit ce travail pose une question : comment transforme-t-on une mondiation et à partir de quoi ? Il cherche à apporter des réponses, mais surtout une illustration et un élan. Il n’est pas reproductible, mais il peut être source d’inspirations originales et nourrir une dynamique plus générale.
29Si la voie géographique suivie déroge certes à certaines habitudes scientifiques, elle présente cependant des pistes pour contribuer à renouveler notre relation concrète aux lieux et à la Terre, par un travail dans la pensée et la culture. En ce sens, sans tourner le dos à la recherche d’un savoir académique, et alors qu’elle se lie à l’art, elle tisse des liens aussi avec certaines pratiques thérapeutiques qui visent à permettre le changement quand celui-ci est ressenti comme nécessaire (Roustang, 2015). Ou encore, peut-être peut-elle contribuer à des débats éducatifs en cours : comment ouvrir, transmettre, nourrir une façon créative d’habiter le monde, et mettre l’existence en résonance (Rosa, 2018) avec ce qui l’entoure ?