1Cuba est présenté dans les discours touristiques et médiatiques comme un pays « figé » dans le temps, notamment depuis la Révolution socialiste de 1959. Les ruines urbaines de La Havane, les vieilles automobiles américaines ou les fresques de propagande révolutionnaire seraient caractéristiques des paysages d’un autre temps, hérité du capitalisme prérévolutionnaire puis de l’âge d’or du socialisme. Si cette vision nostalgique nourrit fortement les imaginaires touristiques, certains habitant.es cubain.es appréhendent aussi eux-mêmes la trajectoire de leurs pays sous le prisme de « l’involucion » et regrettent souvent une période capitaliste imaginée et la prospérité idéalisée des premiers temps révolutionnaires. La crise complexe et multiforme que connaît l’île depuis les années 1990, récemment aggravée par la pandémie et le renforcement de l’embargo par l’administration Trump, entraîne des mutations rapides de la société cubaine à différentes échelles.
2L’abondante littérature scientifique relative à Cuba se place souvent dans une perspective transitionnelle et cherche à décrire les changements structurels qu’a pu connaître l’île au cours de son processus révolutionnaire, en insistant sur des temps de rupture qui viendraient transformer ponctuellement une société à l’arrêt. L’autorisation de l’achat-vente des biens immobiliers en 2011 et l’apparition de facto d’un marché immobilier a par exemple fait émerger des travaux relatifs aux changements socio-spatiaux entraînés par cette mesure (Jolivet et al., 2021 ; Wijburg et al., 2021 ; Pleyan, 2020). La crise de 2019 est venue remettre en cause ces processus, soulignant les limites d’une approche transitionnelle et invitant à penser les changements sur une échelle temporelle (très) large (Leleu et al., 2017 ; Jolivet et al., 2021). Le temps social, politique et historique cubain est enchevêtré et il est constitué de multiples temporalités tant institutionnelles (lois, réformes structurelles…) qu’individuelles (mobilités migratoires et résidentielles, fortunes individuelles et parcours de vie…). Les temps sociaux cubains sont constitués par une articulation de changements ponctuels et de transformations régulières sur le temps long (Destremau et al., 2022). Comment positionner sa recherche dans ces différentes temporalités, dans le cadre d’une thèse de doctorat faite d’allers et retours avec le terrain ? Et comment appréhender dans la recherche les changements (structurels mais aussi micro) auxquels la chercheuse est confrontée ?
3Ma thèse de doctorat porte sur le logement, la production urbaine « ordinaire » et les trajectoires résidentielles des familles cubaines dans trois quartiers de La Havane. J’ai réalisé un premier terrain de recherche de deux mois en 2018 à La Havane. J’ai ensuite passé six mois à Cuba entre septembre 2021 et février 2022 et je suis revenue dans la capitale cubaine entre octobre 2022 et février 2023 puis entre mai et juillet 2023. Ces périodes de terrain ont été décidées de manière contingente, selon les contraintes administratives et logistiques liées à l’économie temporelle du doctorat. A chacune de mes arrivées, j’ai été frappée par des changements, qu’ils soient dus à l’inflation, à la crise migratoire, ou encore aux trajectoires individuelles des familles enquêtées. Comment le temps de l’enquête, individuel, subjectif participe-t-il à la production de savoirs sur Cuba ? La réflexivité relative à la pratique de terrain à Cuba a été l’objet de nombreuses publications et mises en récit des chercheur.es (Bloch, 2018 ; Messu, 2012 ; Geoffray, 2011) qui présentent souvent Cuba comme un terrain difficile et spécifique – il existe même un guide du chercheur à Cuba (Oliveira et Calmettes, 2016). Si le contexte autoritaire (Geoffray, 2020) et la précarité matérielle rendent le terrain parfois inconfortable, les changements opérés depuis le début des années 2010 et la relative ouverture actuelle invitent aussi à relativiser l’exceptionnalité cubaine, eu égard à d’autres terrains. Sans gommer et oublier les difficultés et contraintes nombreuses, il est aujourd’hui en partie possible d’enquêter à Cuba. Positionner le temps de sa recherche en regard de celui de ses prédécesseur.es est aussi un bon exercice de réflexivité et nous apporte de précieuses connaissances sur les évolutions d’un terrain à la fois en tant qu’objet de connaissance mais aussi comme espace de travail pour les sciences sociales.
4Pour saisir les dynamiques résidentielles dans le contexte politique cubain, j’ai recueilli plus de quatre-vingts entretiens biographiques au cours de mes différents terrains. Les personnes rencontrées ont été invitées à me conter leurs parcours de vie, depuis leur naissance jusqu’au moment où nous réalisons l’entretien et ont également été questionnées sur leurs projets futurs. La plupart des entretiens n’ont pas été pas enregistrés, en raison des difficultés d’enquête en contexte autoritaire et de la méfiance généralisée des Cubain.es à l’égard du microphone. Parfois, certaines personnes, souvent plus âgées, ont accepté d’être enregistrées ; elles se positionnaient en historien.ne, mettant largement en scène leur récit biographique. Les entretiens sont conduits de manière très ouverte et je note les informations principales sur un petit carnet avant de retranscrire l’ensemble des informations d’une manière détaillée le soir. J’oriente mes questions sur les thèmes du logement, en cherchant à recueillir une histoire familiale de ceux-ci. Un deuxième axe est celui des trajectoires résidentielles et familiales (mobilités, migrations, déménagements, recompositions familiales…) et un troisième axe questionne les enquêtées sur leur perception des évolutions de leur espace de vie (quartier et logement). Les personnes sont rencontrées de manière aléatoire, selon un effet boule de neige qui confère à la méthode un caractère très ethnographique. J’ai également logé sur des périodes prolongées dans les différents quartiers, accédant ainsi plus facilement à des entretiens, en créant des relations de confiance avec les habitant.es. La précarité matérielle et les difficultés d’approvisionnement dans le pays font aussi de moi une commerçante à la valise entre chacun de mes séjours et les liens sont notamment maintenues via des livraisons de petites choses (médicaments, vêtements, chocolats, pâtes et papier toilette). Pour pallier le caractère aléatoire de ces rencontres, j’ai tenté de diversifier, tout au long de mon terrain, les cercles de voisinage et d’amitiés dans un même quartier afin de rencontrer la plus grande diversité de profils possible et ne pas m’enfermer dans le réseau d’une seule famille. Mes logeurs et logeuses ont cependant été, dans chacun des quartiers, mes informateurs et informatrices principaux et j’ai pu nouer des relations approfondies avec eux. La relative mixité des espaces havanais m’a permis de recueillir des récits variés, même si les femmes et les personnes âgées (plus de 60 ans) constituent la majorité des personnes avec qui j’ai parlé, ce que j’explique notamment par leur relative disponibilité et la légitimité qu’ils ont, aux yeux de la société, pour parler de leur vie. La démarche réflexive est essentielle pour utiliser avec rigueur ces entretiens, très dépendant du positionnement, à un moment précis, de la chercheuse, et dont l’échantillon ne prétend pas à l’exhaustivité. La surveillance, diffuse mais continue et perceptible et les diverses interdictions qui pèsent sur les chercheur.es ne permettent de toute manière pas de réaliser des entretiens de manière systématisé avec des populations définies.
5J’ai aussi réalisé des « biographies de logement » dans environ la moitié des cas ; cela consiste à visiter les logements puis à inventorier et cartographier, sous forme de schémas, l’ensemble des modifications apportées pour comprendre comment les usages et significations de l’habitat et les modes d’habiter évoluent, notamment au gré des transformations familiales. L’objet logement est un prisme fécond pour penser l’imbrication des logiques sociales, politiques, spatiales et matérielles de la fabrique urbaine, comme l’ont déjà montré plusieurs travaux de recherches en géographie et sociologie urbaine dans d’autres contextes (Authier, 2014 ; Chabrol, 2011 ; Pfirsh, 2008 ; Giroud, 2007 ; Lévy-Vroelant, 1994).
Figure 1. Les lieux de l’enquête, l’ordinaire havanais
6Je m’intéresse à trois quartiers périphériques de la capitale. J’ai souhaité m’éloigner des espaces centraux, touristiques et plus aisés (notamment le Vedado et Playa), plus étudiés par les chercheurs et marqués par des dynamiques de gentrification, liées notamment au tourisme et à l’essor du marché immobilier privé et diasporique (Jolivet, 2020). Au contraire, je travaille dans des espaces a priori ordinaires de la capitale, moins investis par les capitaux et les mobilités étrangères mais qui supportent pourtant des mobilités résidentielles importantes. Ces quartiers ne sont ni favorisés ni particulièrement défavorisés et sont essentiellement résidentiels. Ils ont toutefois leur identité propre et correspondent à des stades différents d’urbanisation de la ville, incarnant une partie de l’histoire de La Havane. Regla est le plus petit municipe de La Havane ; peuplé de 45 000 habitants, c’est l’ancien quartier ouvrier et portuaire hérité de l’époque coloniale et situé en bordure de la baie havanaise. Il est marqué par un processus de désindustrialisation important depuis les années 1990. Il demeure toutefois un municipe dense, relativement accessible et proche du centre (une quinzaine de minutes pour rejoindre le centre de La Havane via un bateau qui part toutes les heures). Alamar est un quartier de grands ensembles (edificios), construit dans les années 1970 dans le cadre d’un plan spécial de la Révolution pour loger les ouvriers. Cette ville nouvelle socialiste de plus de 100 000 habitants, très résidentielle, est située à une quinzaine de kilomètres du centre havanais. Difficilement accessible, elle a été progressivement marginalisée avec la fermeture des infrastructures dès 1990, mais possède aussi une identité et des dynamiques propres, très marquée par l’histoire révolutionnaire. Enfin Campo Florido est situé à une vingtaine de kilomètres de La Havane. C’est un ancien noyau villageois intégré progressivement à la capitale, peuplé aujourd’hui d’environ 20 000 habitants, peu dense et où les activités agricoles dominent. Des populations rurales venues d’autres provinces s’installent régulièrement, dans des constructions plus ou moins formelles, aux alentours.
- 1 Cette période fait référence à la décennie 1990, au cours de laquelle le gouvernement cubain a adop (...)
- 2 Depuis les années 1990 et jusqu’en janvier 2020, il existait une double monnaie à Cuba : le pesos c (...)
- 3 Le salaire minimum est de 1200 pesos mensuels. Les retraités touchent des pensions qui oscillent en (...)
- 4 Les modalités spécifiques du « resolver » cubain, ou art de la débrouille, ont été décrites dans le (...)
7Mon enquête de doctorat commence en 2020, au sortir de la pandémie mondiale de la Covid-19, événement historique marquant un véritable tournant dans la trajectoire de nombreuses sociétés. Pour Cuba, l’année 2020 a en effet été un point de rupture. La crise sanitaire et l’application de nouvelles mesures d’embargo prises par l’administration Trump, puis la chute du tourisme consécutive à ces événements, sont vécues comme des tournants dans la trajectoire socio-économique de l’île. De nombreuses personnes évoquent l’une des pires crises qu’ait connu le pays, même si simultanément cette période de difficultés est aussi décrite comme l’accentuation ponctuelle d’une situation de crise chronique qui touche le pays depuis la « Période Spéciale » des années 19901, voire depuis la Révolution. La présence longue sur le terrain et les temporalités de mon séjour, fait d’allers et de retours, me permettent de constater, dans le quotidien, les difficultés et les modalités de la crise. L’inflation est le phénomène le plus visible et affecte dans leur quotidien les habitant.es. Ce phénomène est en partie dû à la suppression de la double monnaie2, que j’avais connu en 2018 et qui a été supprimée au premier janvier 2021. Lors de mon premier terrain en septembre 2021, un euro valait 70 pesos cubain au marché noir. Quand je reviens en octobre 2022, l’euro vaut désormais 200 pesos pour finalement redescendre à un taux de 165 en février 2023 et remonter à plus de 200 pesos en juin 2023. Ce mécanisme est plutôt avantageux pour mon pouvoir d’achat de chercheuse européenne et je me mets donc à suivre plusieurs comptes Instagram qui donnent en temps réel l’évolution des taux. Si dans mon cas, ces taux de change fluctuants ne sont pas source d’angoisse et de précarité, comme ils le sont pour les Cubains.es, ils matérialisent sur le temps de la thèse, la crise en cours. L’approvisionnement quotidien pour se nourrir m’implique également dans les temporalités immédiates cubaines et me permet de prendre conscience de la réalité et de la difficulté du processus d’inflation. Le prix du carton d’œufs, objet central de nombreuses discussions, est révélateur de ce phénomène. Si en septembre 2021, on trouvait 30 œufs pour 600 pesos, il faut désormais débourser 1800 pesos pour le même carton (en février 2023), les salaires des fonctionnaires ou les pensions n’ayant pas augmentées3. La temporalité de terrain longue que permet la recherche doctorale se révèle dans ce cas très heuristique pour comprendre la réalité de la « crise » cubaine, telle qu’elle est perçue et vécue par les interlocuteur.es, bien qu’avec un salaire en euros je n’en souffre pas directement. Je peux toutefois converser avec mes enquêtés et mon implication dans la « débrouille » quotidienne4, notamment pour me nourrir, facilite certains échanges. Je perçois notamment les difficultés d’approvisionnement de certains produits, qui, même avec de l’argent, ne se trouvent pas toujours. Pour Noël 2021, c’est par exemple le café et la bière qui ont été introuvables pendant un mois, alors que depuis septembre 2022, c’est le papier toilette qui a disparu. Par ailleurs le fait d’avoir connu d’anciens prix et l’ancienne double monnaie, ou de connaître les prix du marché actualisés, me confère une forme de légitimité puisque cela témoigne pour les Cubain.es de mon intégration (certes privilégiée) dans un environnement économique partagé et rythmé par l’inflation.
8Cette implication quotidienne dans le temps de la crise, outre qu’elle permette de la saisir dans sa matérialité la plus concrète, permet également de relativiser certains discours des enquêtées. En tant qu’étrangère, la chercheuse à Cuba est régulièrement ramenée à une identité de touriste, catégorie pour laquelle certain.es Cubain.es adoptent des registres et rapports spécifiques (Simoni, McCabe, 2008) sous-tendus par la relation de domination économique Nord-Sud. Certain.es interlocuteur.es me présentent par exemple la situation cubaine comme dramatique et soulignent que Cuba, « le pire pays du monde » (traduction), est actuellement dans une plus mauvaise posture encore qu’Haïti. Connaissant la situation cubaine (dont mon expérience reste certes subjective et privilégiée), ayant conscience d’une partie du quotidien de mes interlocuteur.es au moment où je leur parle et me tenant au courant de l’actualité caribéenne, j’ai parfois du mal à rentrer dans le jeu de certaines personnes. Cela me pose toutefois des questions éthiques ; comment ne pas remettre en cause la légitimité du ressenti de ces enquêtées et comment appréhender dans la recherche ce type de discours ? Paradoxalement, l’expression de la crise m’amène parfois à me plaindre moi aussi et à percevoir ma situation quotidienne de terrain comme très inconfortable et difficile, d’autant plus que je la compare à mon expérience initiale de Cuba en 2018. Ma subjectivité est influencée par celle de mes interlocuteur.es, dont certain.es n’hésitent pas à me rappeler, très justement, que j’ai pour ma part la chance de pouvoir rentrer en France quand je souhaite et que je choisis d’être là.
- 5 Ce chiffre, repris largement par la presse, est avancé par les autorités étasuniennes qui enregistr (...)
9Le temps de la crise est aussi directement perceptible à travers les trajectoires migratoires de mes interlocuteurs principaux. Plus de 250 000 personnes auraient quitté l’île en 2022, ce qui en fait l’année où le plus de personnes ont migré, devant même les mouvements migratoires massifs des années 1980 puis 19905. Le temps de terrain prolongé m’a permis d’observer cette crise à l’œuvre et de me renseigner sur les lois migratoires. A la fin de l’année 2022, près de la moitié des personnes avec qui j’ai réalisé un entretien depuis le début de ma thèse ont émigré ou vu un membre de leur famille partir. J’ai pu suivre de nombreuses familles dans ces transitions, le départ d’un membre recomposant bien souvent les structures familiales. Le thème de la migration étant l’autre objet central des discussions après celui des prix et de l’approvisionnement, j’ai aussi pu percevoir comment les réformes et les différents textes de lois ouvrent et ferment des routes migratoires successives et modifient les projets et fortunes individuelles.
- 6 La nouvelle politique migratoire de « parole » permet à tout cubain.e disposant d’un parrain aux Ét (...)
10Une amie et enquêtée envisageait par exemple à mon arrivée à La Havane en septembre 2021 de migrer en Europe via la Russie. Le pays ne réclame pas de visas pour les Cubain.es et ces derniers pouvaient ensuite entreprendre la route vers l’Espagne de manière illégale. Cette route migratoire populaire a été fermée dès 2022 et le début du conflit russo-ukrainien. Elle se renseigne alors sur la « traversia » (la traversée). Cette nouvelle route migratoire a été la plus populaire en 2022 pour la majorité des émigrés cubain.es : ils ont été nombreux.ses à quitter le pays pour le Nicaragua en avion, puis à remonter jusqu’à la frontière étasunienne par voie terrestre. Les Cubain.es bénéficiant d’un statut spécifique aux États-Unis (Ley de Ajuste cubano ou Cuban Adjustment Act) : ils peuvent au bout d’un an obtenir la résidence permanente. Début février 2023, l’administration Biden annonce la fermeture totale de la frontière et le renvoi systématique des migrants illégaux. Un nouveau programme de parole (parrainage), visant à octroyer des visas aux Cubain.es6, est mis en place. Mon amie, qui avait mis en vente sa maison pour financer l’onéreuse traversia (il fallait compter 6000 à 10 000 $) voit ses projets transformés. Elle souhaite désormais candidater via le programme de parole et se met ainsi en quête d’un petit ami cubano-américain sur internet qui pourrait par la suite la parrainer. Les personnes dont le voyage était prévu après le début du mois de février se retrouvent quant à elles bloquées : ayant souvent vendu maison ou voiture pour acheter un billet d’avion et payer un passeur qui ne leur servira plus. Ces situations sans cesse mouvantes affectent durablement les stratégies résidentielles des enquêtés, qui fluctuent au gré des lois étasuniennes. Comment décrire alors des réalités pérennes, dans un contexte précaire et mouvant de crise migratoire et de crise économique ?
11Les bornes chronologiques utilisées par les interlocuteur.es sont intéressantes à analyser et nous disent quelque chose des temporalités qui structurent leurs représentations sociales et spatiales. Se raconter depuis sa naissance est un exercice difficile et les dates mentionnées sont souvent approximatives et limitées par la mémoire. Les événements familiaux, comme les naissances et décès sont généralement les dates qui sont les mieux connues, comme l’ont montré de nombreux travaux dans d’autres contextes (Dureau et Imbert, 2014), et structurent le récit de certains des interlocuteur.es, essentiellement des femmes. Les hommes se positionnent peu vis-à-vis de ces grands événements familiaux car peu d’entre eux se rappellent les dates de naissance des membres de la famille. Les unions et les séparations, très fréquentes et nombreuses, ne structurent pas les récits de vie des individus et sont même souvent seulement mentionnées après question de l’enquêtrice ; elles n’ont d’ailleurs pas toujours une incidence sur les mobilités résidentielles, et il est fréquent que des couples séparés continuent de cohabiter, faute de logements disponibles. Les carrières professionnelles en revanche sont régulièrement mobilisées comme des éléments structurants du récit de vie, notamment par les personnes âgées dont les parcours de vie ont connu une inflexion lors de la révolution.
12Si les événements personnels composent des bornes chronologiques dans les parcours familiaux, l’événement révolutionnaire continue de structurer les principales limites temporelles des individus. Ce temps est alors reconstruit et imbriqué, entre temporalités individuelles et grandes périodes de la Révolution, largement incorporées et appropriées par les acteurs. Les grandes bornes historiques de la Révolution sont systématiquement évoquées. La « Période spéciale », les grandes vagues migratoires, celle des années 1980 puis 1990 sont abondamment citées et les personnes positionnent leur histoire individuelle dans ces grands cadres historiques. Quelques personnes, surtout âgées et ayant connu une trajectoire sociale ascendante liée à la Révolution, n’hésitent pas à montrer comment cet événement a constitué une rupture dans leur trajectoire, comme l’exprime par exemple un enquêté lorsqu’il dit que « la Révolution a fait de moi un être humain » (traduction). La loi de Réforme urbaine des années 1960, qui a permis de devenir propriétaire à de nombreuses personnes est régulièrement mentionnée. Toutefois, dans le contexte actuel de crise et de critique du modèle, beaucoup de personnes mobilisent surtout la date de 1959 en utilisant la métaphore du « grand accident » (traduction). Là aussi dans un processus de reconstruction historique, ils sont nombreux à parler d’involución (régression) plutôt que de revolución (révolution) et évoquent des scènes d’un âge d’or, qui aurait été mis à mal par cette Révolution. La edad del capitalismo ou le tiempo du capitalismo (ère du capitalisme ou temps du capitalisme) est constitué en période et nourrit des imaginaires nostalgiques. A Regla par exemple, ancien quartier portuaire de La Havane qui connaît un processus de désindustrialisation important, les acteurs déplorent un temps qu’ils n’ont parfois même pas connu à l’instar de Rodrigo, né en 1966 dans ce même quartier. Passionné d’histoire locale, ce DJ et patron de restaurant a passé de nombreuses heures de la pandémie à photographier les archives de la presse locale datant du début du XXe siècle. Quand je lui demande comment il a vu évoluer son quartier, il me répond comme bien souvent : « des évolutions ici ? Non, tout ça c’est de l’involution (rires) » (traduction) puis me décrit le paysage tel qu’il était. Nous sommes assis face à la berge, sur laquelle se dresse actuellement une friche d’un entrepôt industriel, officiellement en restauration. Il m’explique alors avec fierté qu’avant, il y avait ici un restaurant sur pilotis où l’on pouvait manger des huîtres, de la langouste, du poisson frais en écoutant de la musique live. Je lui demande s’il a connu cet endroit et il me répond en riant que malheureusement non car tout cela existait « avant le grand accident » (traduction), et donc avant sa naissance. Pour des habitants de tout âge, l’opulence passée du capitalisme fonctionne ainsi comme un récit mythique qui explique le paysage urbain dans lequel ils vivent au quotidien. A Cuba les significations du terme « capitalisme » sont d’ailleurs plus souvent temporelles que politico-économiques, puisque le terme désigne un âge d’or généralement associé aux années 1950. Un autre enquêté, né en 1951, attribue également la décadence de son municipe à la Révolution. Il me raconte comment, adolescent, il allait au cinéma, au théâtre, et sortait dans des bals et discothèques près du port… et me conte de nombreuses histoires nostalgiques de son adolescence qu’il qualifie de dorée. Quand je lui demande à quelle date ou période il attribue le changement qu’il déplore dans le quartier de Regla il me répond sans hésitation : « au triomphe de la Révolution » (traduction). Or, à l’avènement de la Révolution, il n’avait que huit ans et a donc bien passé son adolescence dans les premières décennies de l’expérience révolutionnaire. Le temps politico-social est reconstruit à l’aune de son expérience personnelle, au cours de laquelle il a connu un déclassement important lié à la fermeture des entrepôts dans lesquels il travaillait.
13Cette projection des trajectoires et fortunes individuelles sur les grands temps de l’histoire politique témoigne d’une forte présence de l’Histoire dans les représentations contemporaines. La collecte des récits de vie permet alors d’enrichir l’analyse géographique d’une épaisseur sociale et de comprendre comment les représentations et perceptions de l’espace sont aussi constitutives de celui-ci. A Regla, les discours nostalgiques sur un âge d’or révolu s’inscrivent ainsi dans un registre critique du modèle révolutionnaire et participent d’un processus de patrimonialisation en cours du quartier. Le projet de développement local Centro Bahia, en collaboration avec un artiste plasticien canadien, a par exemple inauguré après restauration en 2022 un néon publicitaire pour un glacier datant des années 1940, contribuant à revaloriser la période prérévolutionnaire dans le paysage urbain. Cela évoque un passé d’abondance révolu et idéalisé, puisqu’il n’y a actuellement pas de glacier à Regla. Un autre artiste travaillant dans le quartier mène un projet visant à collecter les traces du passé prérévolutionnaire, en photographiant des publicités capitalistes héritées dans le paysage. Ces marques du temps sont l’objet de choix socio-politiques et recomposent les significations et représentations du quartier. Les discours critiques témoignent aussi d’une réflexivité historique développée chez tous les habitant.es et d’une connaissance précise de l’histoire politique récente, résultat direct de politiques éducatives notamment fondées sur la mythification des gestes indépendantistes et révolutionnaires.
- 7 La grande majorité du bâti actuel de La Havane date d’avant la Révolution. La capitale cubaine a en (...)
14Pour compléter les récits de vie, des biographies de logement ont été récoltées. Le logement est en effet support et témoin des évolutions de la famille et des dynamiques politico-sociales à toutes les échelles. Cet objet du quotidien permet ainsi d’analyser différentes strates temporelles imbriquées et l’approche biographique appliquée à des objets matériels peut permettre « de saisir la multiplicité des changements de statuts sociaux et de régimes de valeurs » dont ils sont le support (Bonnot, 2015 : 34). A priori le bien immobilier est immobile : il reste toujours le produit d’un contexte donné et sa configuration est informée par les normes de construction, les matériaux utilisés ou les formes d’occupation de son époque de conception. Cependant le logement est aussi toujours un objet qui évolue, matériellement reconfiguré par ses occupants successifs mais aussi transformé symboliquement. A Cuba, une approche de géographie sociale qui lie les dimensions matérielles et diachroniques du logement est d’autant plus intéressante que l’essentiel du parc immobilier est hérité de la période prérévolutionnaire7 et que les acteurs se réfèrent alors très fréquemment à cette antériorité de la construction pour légitimer et accorder une valeur patrimoniale spécifique à leur habitation. Les édifices construits avant la Révolution sont désignés comme des constructions « capitalistes » et sont notamment valorisés sur le marché immobilier actuel, alors que les logements construits pendant la Révolution sont dévalués. Les acteurs du marché, à commencer par les agents immobiliers, valorisent la qualité des anciens matériaux de construction, puisque le ciment « capitaliste » n’aurait par exemple pas la même qualité que celui produit actuellement.
- 8 La loi de réforme urbaine a été l’une des premières mesures de la Révolution socialiste. Elle a per (...)
15La faiblesse du secteur de la construction postrévolutionnaire a par ailleurs conduit de nombreuses familles à cohabiter dans le logement familial hérité de générations en générations. La loi de réforme urbaine de 1960 a massivement octroyé la propriété aux familles cubaines8 et le logement acquis est bien souvent le seul patrimoine dont disposent les familles. Les plus jeunes n’ont généralement pas les moyens économiques pour prendre leur indépendance. Le logement est alors transformé au gré des naissances, mariages et décès et la cohabitation intergénérationnelle comme les diverses trajectoires individuelles sont matériellement inscrites dans les transformations et accommodements matériels des espaces de vie. Dans son ouvrage Editing Havana (2011), l’artiste et designer cubain Ernesto Oroza montre comment le logement des familles havanaises s’est transformé au gré des évolutions familiales, à l’instar de la trajectoire de cette famille, qu’il dépeint (voir illustration 2. ci-dessous). Fifo est né dans le quartier de Luyano, dans un logement ouvrier de 25 m² loué par sa famille dans les années 1930. Il déménage en 1962 avec sa femme dans un logement de taille similaire qu’il agrandit peu à peu (étape 1 de l’illustration 2) ; à la naissance de son premier enfant, ils construisent un barbacoa en ciment et ajoutent une salle de bain à l’étage (étape 2). Ils agrandissent ensuite progressivement le logement, le dotant de deux chambres à l’étage et d’un balcon donnant sur la rue ; ils repeignent également la façade (étape 3). Lorsque son fils se marie et qu’il vient vivre chez eux avec son épouse, originaire d’une ville de province, ils font cimenter le toit et construisent un deuxième étage à la maison (étapes 4-5) afin que les enfants puissent disposer de leur indépendance, bien que l’entrée dans le logement se fasse toujours depuis celle des parents. L’ajout le plus récent est celui d’un escalier supplémentaire pour accéder au toit de la maison, afin d’étendre du linge et de disposer de cet espace extérieur (étape 6).
Source: Ernesto Oroza, Editing Havana, 2011.
16L’une des modifications les plus fréquentes est la construction d’un barbacoa, mezzanine fabriquée qui vient diviser la hauteur sous-plafond de l’appartement pour ajouter une nouvelle pièce, souvent une chambre. Les barbacoas sont généralement construits en bois et cimentés par la suite, selon les ressources économiques familiales. Pour les familles qui disposent d’un toit, c’est souvent celui-ci qui est investi pour la construction d’un étage supplémentaire afin de loger les enfants et leur nouvelle famille. La recension de ces ajouts et divisions permet d’aborder les logements comme des documents archéologiques et des objets composites et stratifiés qui sont toujours le fruit de trajectoires familiales contingentes.
Figure 4 a et b. Le logement comme trace archéologique
Façade de deux maisons construites au xxe siècle et modifiées au fil des ans, avec notamment deux barbacoas,
Regla. Source : Autrice, 2023.
17Le logement et ses évolutions au cours du temps révèlent également les recompositions des positions sociales et spatiales, au sein de la famille mais aussi au sein de la société, de ses habitant.es. Le logement de Viviana, Yanet et Carlo est révélateur de ces évolutions : Yanet est originaire de Guantánamo et s’installe à La Havane à l’âge de 22 ans avec son fils Carlo, aujourd’hui âgé de 23 ans. Après plusieurs années passées chez son père, dans un autre logement de La Havane, elle achète en 2011, grâce à la nouvelle loi d’achat-vente, une petite maison en ciment dans le bourg rural de Campo Florido, en périphérie de la capitale, où elle résidait déjà. La maison se compose d’une petite salle, d’une chambre, d’une petite cuisine et d’une salle de bain ainsi que d’un grand patio extérieur où poussent des bananes (étape 1 sur le schéma 1 ci-dessous). Elle fait venir sa mère, Viviana, de Guantánamo et les trois générations vivent un temps dans cette même et unique chambre. Yanet fait ensuite terrasser un espace du patio pour lancer un petit salon de manucure et construit un mur pour créer une nouvelle chambre dans la maison. Dès que sa nouvelle activité économique le lui permet, elle construit, avec l’aide de son compagnon de l’époque, une seconde maison, accolée à la première, en ciment avec deux chambres, une cuisine et une salle de bain, pour se séparer, elle et son fils de sa mère (étape 2), Viviana, ancienne institutrice retraitée, commence, elle, à donner des cours en utilisant l’espace laissé vacant par sa fille comme salle de classe. Quand Carlo a 18 ans, sa mère fait construire une troisième petite maison accolée à la deuxième, composée d’une unique pièce, d’une petite cuisine et d’une salle de bain. Carlo dispose d’une entrée indépendante au sein du patio, d’une petite terrasse et commence à travailler avec sa mère au salon (étape 3). En 2022, Yanet émigre pour les États-Unis via le Nicaragua. Ce départ recompose alors les positions sociales et spatiales au sein de la famille. Carlo récupère la pièce qui servait de salle de classe à sa grand-mère pour installer son salon ; sa mère lui ayant envoyé du nouveau matériel et comme il se professionnalise il n’est plus question que les vernis et machines à ongles restent sous le toit de tôle du patio. Viviana donne alors ses classes sous ce patio. Carlo, qui vit désormais avec son compagnon dans son petit logement, obtient le droit de la part de sa mère de casser la cloison qui séparait sa chambre et l’une des chambres du logement de sa mère pour agrandir sa maison (étape 4). Il condamne l’entrée du logement de sa mère par une grosse armoire. Au même moment, Yanet envoie de l’argent à Viviana et Carlo en exigeant qu’ils fassent construire un mur de ciment entre le jardin et la rue et qu’ils bétonnent ce qu’il reste de terre dans le patio. La rénovation de la façade de la maison est sa priorité.
Figure 5. Le logement de Viviana, Yanet et Carlo : des changements au fil du temps
18 Cet exemple révèle comment au sein d’un logement, les positions sociales et familiales de chacun des membres se recomposent, au gré notamment des opportunités économiques et, ici, de la migration. Il souligne également l’apport d’un terrain mené sur le temps long, puisque j’ai pu observer à chacun de mes voyages, les évolutions menées directement sur le logement et la manière dont ces modifications incarnent les nouvelles places sociales de chacun des membres de la famille. Contextualiser les modalités de la production urbaine et penser les formes matérielles dans leur épaisseur temporelle permet alors de complexifier l’analyse des trajectoires résidentielles et des stratégies habitantes pour se loger.
19L’Histoire pré et postrévolutionnaire est omniprésente dans les discours et paysages urbains de La Havane, à la fois comme élément touristique majeur et au cœur du grand récit révolutionnaire. Ces représentations du temps influencent alors directement enquêteurs et enquêtées à Cuba, qui positionnent leurs réflexions et leur récit par rapport à de grandes bornes temporelles prédéfinies. La recherche est toujours située et les évolutions structurelles rapides qui ont lieu à Cuba invitent régulièrement les chercheur.es à porter une attention réflexive aux conditions historiques de réalisation de leur terrain. Enquêter en temps de crise (années 1990, années 2020 à Cuba) ne nous dit pas la même chose de la société cubaine que réaliser son terrain dans une période de prospérité socio-économique (comme dans les années 2010 à Cuba par exemple). Une présence continue et prolongée sur place permet toutefois de saisir d’autres régimes de temporalités à Cuba, à rebours des grandes ruptures liées aux changements structurels et aux réformes des politiques publiques. L’approche par le récit de vie permet de rendre compte des rythmes et temporalités différenciées des trajectoires individuelles et familiales, toujours enchevêtrées dans des temporalités historiques, elles-mêmes reconstruites par les discours. La biographie de logement permet, quant à elle, de saisir, dans les matérialités même, les différentes strates temporelles qui composent le temps social, politique et intime des familles cubaines. Ces approches permettent d’enrichir l’analyse géographique d’une épaisseur temporelle indispensable à la compréhension de la fabrique de paysages urbains stratifiés, hérités et sans cesse en construction.