- 1 Voir : Laugrand F. (dir.) (2016), « Jean-Guy Goulet. Livre 3. Le terrain chez les Wayuu de Colombie (...)
- 2 Les Wayúu constituent le plus important peuple autochtone du Venezuela et de la Colombie. Selon le (...)
- 3 Traduit du Wayuunaïki, la langue des Wayúu.
- 4 Expression québécoise qui désigne un état d’angoisse ou de peur.
1« La peur m’a beaucoup guidé », nous confie l’anthropologue Jean-Guy Goulet dans le « Livre 3. Le terrain chez les Wayúu de Colombie (1975-76) » de la série audiovisuelle Les Possédés et leurs mondes1 dirigée par Frédéric Laugrand. Dans cette entrevue filmée, J-G. Goulet nous raconte son arrivée en 1975 au Venezuela, et plus précisément à Caracas où il séjourne un temps – en tant que doctorant à l’époque – dans l’attente d’obtenir une opportunité d’« entrer sur le terrain » chez les Wayúu, un peuple autochtone matrilinéaire d’origine arawak dont le territoire ancestral, la péninsule de la Guajira, se situe au nord de la frontière colombo-vénézuélienne (Goulet, 1978b ; Perrin, 1983 et 1992 ; Puerta Silva, 2020)2. Il rapporte qu’un soir, dans un bar de la ville, il fait la rencontre d’un Wayúu vendeur de chinchorro [hamac3] qui lui propose de l’emmener chez lui, en Guajira, dès le jour suivant (soit à environ 800 km de Caracas). Ravi de cet échange, il se dit qu’il détient – enfin – son « entrée » sur le terrain, qu’il va pouvoir – enfin − sortir de la capitale. Or, lorsqu’arrive, au lendemain matin, le moment de franchir le seuil de sa porte d’entrée, il n’est « pas capable de tourner la poignée » pour rejoindre l’homme qu’il a rencontré la veille. Il est, paralysé de peur : « La chienne m’a pris !4 » nous dit-il. Pourquoi ce mouvement de recul, pourquoi cette « peur » ? Il explique qu’à cet instant précis, tourner cette poignée de porte a pris pour lui un sens plus grand. Il ne s’agissait plus d’envisager sa recherche avec un regard extérieur, depuis « chez lui ». Le temps était venu de « sortir », de se mettre en action pour « faire l’expérience d’un monde très différent » du sien, un monde qu’il ne connaissait pas encore… « La marche est trop grande » déclare-t-il, « demain, je me réveille où ? ». Finalement, et malgré le fait que son aspiration soit forte, il ne partira pas ce jour-là pour la Guajira. Son « entrée » sur le terrain se fera quelques mois plus tard et d’une façon moins directe qui le mettra plus à l’aise… en se rapprochant du marché wayúu de Los Filuos situé à Paraguaïpoa, l’un des plus grands carrefours commerciaux de la Guajira (figure 1).
Figure 1. Territoire de la Guajira et zone d’étude
Fond de carte : DANE / OHOA – United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. 2010. Adaptation : Camille Varnier, 2023.
2Ce que nous raconte cette anecdote, c’est – je crois − avant tout l’histoire d’une émotion ressentie, vécue, par nombre de chercheur·e·s en sciences sociales (Héas et Zanna, 2021). Faire le choix du/des terrain(s) d’étude, réussir à y accéder, à y « trouver sa place » − ou du moins que celle-ci nous soit accordée par les personnes qui nous reçoivent − réussir à interpréter ce(s) terrain(s), à en revenir, à restituer a posteriori les données récoltées dans un milieu plus institutionnel, sont autant d’expériences de recherche qui peuvent susciter la peur, le doute et – de fait – nécessitent du temps. Sur le terrain, comme ailleurs, cela pose la question de l’intersubjectivité qui s’impose à l’individu chercheur au moment de franchir la porte d’un « monde » qu’il ne connait pas, dont il ne maîtrise pas – encore – les codes, dès sa rencontre avec l’Autre (Volvey, 2003 ; Goulet, 2011 ; Dupont, 2014). Que comprenons-nous ? Sommes-nous en capacité de déchiffrer ce qui se déroule sous nos yeux ? Sommes-nous suffisamment à notre place pour interpréter les faits observés, pour prendre part aux échanges auxquels nous assistons ? Est-ce à nous d’en décider ? Comment éviter les raccourcis et les jugements de valeur ? Comment (nous) faire comprendre, raconter, transmettre ? La peur, les doutes, l’inconfort sont bien souvent présents (Fassin, 2008 ; Giabiconi, 2013) et peuvent être conditionnés par plusieurs facteurs. Tout d’abord, comme l’écrit Nadia Mohia dans son ouvrage L’expérience du terrain, l’individu chercheur reste « un sujet entier, engagé par une relation à l’autre totale, c’est-à-dire par sa subjectivité propre, son histoire personnelle et son appartenance à une société donnée » (Mohia, 2008 : 18), autrement dit, il n’arrive jamais sans bagages, il n’est jamais neutre (Olivier de Sardan, 1995 ; Naudier et Simonet, 2011 ; Caveng et Darbus 2017). Son origine, son genre, son âge, sa trajectoire personnelle, sociale comme professionnelle, ainsi que ses conditions d’existence déterminent, pour une part, sa pratique de recherche et le rapport entretenu avec son objet d’étude. Pour une part, car l’individu chercheur peut aussi être affecté par des facteurs extérieurs, relatifs notamment aux contextes et aux conditions dans lesquels sa recherche se déploie : l’espace géographique et les conditions politico-sociales dans lesquels il décide de s’engager, la barrière de la langue, le degré de sensibilité du sujet étudié, les relations entretenues avec les enquêté·e·s, les imprévus ou contraintes qui peuvent survenir sur le terrain, sont autant d’éléments susceptibles d’agir sur la capacité du/de la chercheur·e à recevoir certaines informations, à interagir avec autrui, à supporter certaines situations ou même, dans certains cas, à poursuivre ses recherches (Agier, 1997). Enfin, les attentes et les injonctions productivistes du système académique en ce qui a trait à la restitution, la diffusion et la rétribution efficace et rapide des données récoltées (De Sousa, 2015 ; Díaz-Martínez, 2019), peuvent engendrer de la pression, des tensions, voire des frictions avec lesquelles les chercheur·e·s doivent conjuguer pour eux/elles et envers les autres. L’enchevêtrement de ces divers facteurs, intimement liés à la question des temporalités, impacte le temps du/de la chercheur·e et in fine, le temps de la recherche.
3En partant du principe que les expériences vécues, perçues et ressenties sur le terrain se mêlent au vécu personnel du/des chercheur·e·s – et imprègnent inévitablement les résultats d’enquêtes (Elias, 1995 ; Olivier de Sardan, 1995 ; Raoul, 2002) −, cet article vise à interroger les conditions temporelles, épistémiques et méthodologiques qui orientent le/la chercheur·e et façonnent la recherche. Pour cela, je ferai un récit à la première personne de ma propre expérience de terrain en immersion chez les Wayúu en Guajira vénézuélienne réalisée lors de deux séjours de recherche rapprochés : l’un, dans le cadre de ma première année de master de géographie sociale (période de septembre 2011 à août 2012) et l’autre, durant mon doctorat (période de juillet à septembre 2013). J’aborderai ainsi le rapport de familiarité qui s’est peu à peu construit avec certaines familles dans la dynamique d’une « double posture » endossée au quotidien auprès d’elles : une posture de chercheure étrangère qui compose et s’organise sur un terrain sensible, observe, interroge prudemment, tente de « bricoler » des stratégies méthodologiques, s’efforce de prendre en note ou d’enregistrer minutieusement les données échangées ; et une posture de jeune femme de 21 ans qui ôte ses habits d’enquêtrice en fin de journée, bavarde spontanément, écoute les histoires, partage les repas, participe aux activités de la vie quotidienne, interagit, se heurte souvent, s’engage parfois.
4Le choix de l’Amérique latine, et en particulier du Venezuela comme première destination pour mes recherches ne fut pas – il me faut être honnête −, le fruit d’une réflexion préalable en vue de la réalisation d’une enquête de terrain. Non, cette décision relève avant tout d’un choix motivé par une opportunité institutionnelle : celle de participer, dans le cadre de ma première année de master de géographie (2011-2012), à un échange interuniversitaire entre l’Université de Caen Normandie et l’Université du Zulia à Maracaibo – soit deux ans avant mon inscription en thèse. Si dès ma licence, l’idée d’étudier un sujet portant sur la mort, ses rites, mythes et pratiques me fascinait et emplissait mon temps de lectures, la volonté de me confronter à la réalité du terrain, de franchir les frontières linguistiques, culturelles et géographiques de la France me saisissait encore plus. Sur la longue liste de pays d’échange proposée par mon université de rattachement, je me souviens avoir choisi le Venezuela à la hâte sur trois critères : c’était le plus distancé géographiquement, celui qui me semblait le plus éloigné de mes référents culturels et enfin, c’était le plus instable politiquement. Pour moi qui n’avais jamais eu la chance de voyager jusque-là, faire l’expérience d’une immersion prolongée dans un « ailleurs lointain », m’initier en contact direct avec une « culture autre » (Breton, 2017) était ce qui avait su motiver ce choix de destination, comme un désir urgent et radical d’émancipation et de mise à l’épreuve − un choix qui m’apparait aujourd’hui, avec le recul, teinté d’imprudence.
5Pourtant, dès mon arrivée à Maracaibo − capitale régionale de l’État du Zulia − en septembre 2011, celui-ci se révéla rapidement pertinent d’un point de vue de mes appétences de recherche. À seulement une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de cette ville pétrolière tentaculaire qui, en 2011, concentrait près d’1,5 million d’habitants (INE, 2011), se trouve la péninsule de la Guajira, le territoire ancestral des Wayúu – ou Guajiro −, un peuple autochtone dont l’une des particularités culturelles repose sur la pratique des doubles funérailles : ce que Robert Hertz appelait aussi la pratique des « doubles obsèques » (Hertz, 1907). Chez les Wayúu, la mort est en effet vécue et perçue comme un « événement double » (Varnier, 2016 ; Simon, 2020a). Cette croyance en une « double mort » s’exprime dans la pratique par la réalisation d’un rituel funéraire en deux temps (deux velorio-enterrements) et dans deux cimetières différents (Goulet, 1978a ; Perrin, 1983 ; García Gavidia et Valbuena Chirinos, 2004).
- 5 Si en français, il est possible de traduire le terme de velorio par « veillée funéraire » ou « veil (...)
6Pour résumer, lorsqu’un·e Wayúu meurt, son corps est rapatrié dans son ancienne demeure, en ville ou dans la Guajira, pour effectuer son premier velorio [veillée5]. Tous les membres de la famille, proche ou éloignée, appartenant au même lignage sont alors invités à se réunir autour de la figure du défunt pour l’accompagner vers son voyage à Jepira – « le monde des morts » (Perrin, 1983 : 29). C’est le temps cérémoniel des retrouvailles et/ou des rencontres entre les participant·e·s, de la préparation du mort (toilette mortuaire, regroupement des effets personnels, habillement, etc.), du partage des animaux (Goulet, 1978b ; Simon, 2020b) et de la transmission des savoirs familiaux aux jeunes générations. En fonction du statut des familles, les velorios peuvent parfois durer plusieurs semaines (Varnier, 2020). Ils sont suivis par deux autres étapes rituelles : le déplacement du mort depuis son ancien lieu de résidence, jusqu’à un cimetière situé à proximité où sera célébré son premier enterrement ; et le post-enterrement à savoir, le temps des remerciements, de la distribution des vivres non consommés (boissons et animaux tués pour l’occasion) et des adieux entre participant·e·s (Finol, 2007). Cette dernière étape qui, le plus souvent a lieu de nouveau dans l’ancienne demeure du défunt, met alors fin au premier velorio-enterrement, au rituel associé à la première mort (la mort physique).
7Le second velorio-enterrement, temps de la seconde mort (la mort spirituelle), intervient quant à lui une dizaine d’années plus tard. Ce temps est susceptible de varier en fonction des familles car il correspond au temps estimé de décomposition du cadavre : lorsque « les os sont secs » (Simon, 2020a : 62) − la chair étant considérée par les Wayúu comme porteuse de maladies (Gutierrez Quevedo, 2010). Ce second rituel funéraire est caractérisé par la pratique de l’exhumation (voir figure 2). L’entourage du défunt se réunit à nouveau dans le cimetière du premier enterrement et une jeune femme, l’Exhumadora − dont je reviendrai sur le rôle −, est désignée pour exhumer, nettoyer et placer les restes mortuaires dans une urne funéraire [pashina] destinée à être déplacée : d’abord dans une maison familiale de la Guajira [ranchería] pour la réalisation d’un second velorio ; puis vers un autre cimetière, celui du « matriclan » (Finol et Fernández Silva, 1999 : 52). C’est là que reposent les morts qui appartiennent à un même lignage, celui de l’apüshi [parents utérins] ou de l’oupayou [parents utérins du côté du père] (Simon, 2021). Ce second enterrement au sein de la Guajira symbolise, d’une part, l’ancrage définitif des Wayúu dans une identité collective et, d’autre part, la fin du processus de deuil pour les vivants.
Figure 2. Second velorio-enterrement wayúu – temps de l’exhumation
Cimetière El Cuadrado, Maracaibo (Venezuela)
Photographie : Camille Varnier, août 2013
- 6 Selon le recensement de l’INE de 2011, Maracaibo concentrait les 61,2 % du total national d’individ (...)
8Bien sûr, en septembre 2011, l’opportunité d’aller en Guajira vénézuélienne ne s’était pas encore présentée et je n’avais qu’une idée très limitée de la manière dont se déroule un rituel funéraire wayúu : « Les Wayúu exhument leurs morts », voilà à peu près tout ce que je savais. Mais cela était largement suffisant pour piquer ma curiosité d’occidentale qui, dans sa représentation de la mort et des rites qui lui sont associés, n’avait jamais imaginé que certaines sociétés puissent déterrer leurs morts autrement que pour optimiser l’espace des cimetières, pour tenter d’identifier des morts enterrés dans des lieux d’inhumation provisoires, ou pour retracer les circonstances de certains décès inexpliqués. Je décidais alors d’essayer d’en apprendre un peu plus sur ce processus rituel. Au départ, la démarche employée fut avant tout intuitive. Dotée d’un faible niveau d’espagnol et de peu d’expériences en matière d’enquêtes de terrain, il était évident qu’entrer en relation avec les Wayúu ne se ferait pas immédiatement. L’objectif consistait déjà à apprendre à maîtriser la langue pour être en capacité de comprendre et de se faire comprendre, et de se documenter sur ce processus rituel de « double mort » et de « double enterrement ». J’ai alors lu tout ce que je pouvais trouver se rapportant, de près ou de loin, à ce sujet dans la minuscule bibliothèque − dont la taille était réduite à une étagère − des sciences sociales de l’Université du Zulia. Les études auprès des Wayúu avaient jusque-là surtout été menées par des anthropologues (Goulet, 1978a, 1978b et 1981 ; Saler, 1988 ; Perrin, 1983 et 1992 ; Guerra Curvelo, 2002 ; Finol, 2007 ; Alarcón Puentes, 2007) qui, pour la plupart, avaient réalisé leurs enquêtes de terrain dans la partie colombienne de la Guajira (Correa, 2005 ; Gutierrez Quevedo, 2010 ; Puerta Silva, 2010). Côté Venezuela, les études étaient moins nombreuses − peut-être parce les quatre cinquièmes du territoire de la Guajira se situent en Colombie (Mancuso, 2020) ou que le tourisme et les services y ont davantage été développés à partir des années 1970 (Hutin, 2012 ; López Hernández, 2015). Toujours est-il qu’il était difficile de se procurer des cartes géographiques de la Guajira qui ne s’arrêtaient pas à la frontière vénézuélienne, c’est-à-dire qui tenaient compte de l’État du Zulia. Cependant, en vivant à Maracaibo, premier pôle national de migration du peuple wayúu (INE, 20116), je pris rapidement connaissance des enjeux socioculturels et politiques concernant les rapports entretenus aux territoires. En effet, si les Wayúu sont largement présent·e·s et intégré·e·s à la dynamique de la ville, à laquelle ils/elles participent notamment en semaine pour le commerce de marchandises en tout genre dans les marchés informels du centre-ville, leur sentiment d’appartenance au territoire ancestral reste fort. Nombre d’entre eux/elles continuent, par exemple, de faire des allers-retours réguliers avec la Guajira la fin de semaine pour rendre visite à leurs proches ou rejoindre leur ranchería (Giraldo, 2016). Les processus de mobilité des Wayúu entre leur territoire ancestral et Maracaibo m’interrogeaient à la fois sur leurs rapports à la ville, à la frontière, à l’État colombien et vénézuélien, à la société dominante, ainsi que leurs conséquences sur la permanence de leur culture et savoirs traditionnels. Face aux enjeux géographiques que soulèvent les questions de reconnaissance et d’identification des Wayúu dans les espaces urbains, je décidais donc d’engager la construction d’un projet de recherche (d’abord en master et poursuivi en thèse) reliant la question de leurs mobilités avec celle de la pérennisation de leurs rituels funéraires. Le temps était désormais venu pour moi de réfléchir à une « manière de faire » pour entrer sur le terrain.
9J’ai souvent entendu les chercheur·e·s en sciences sociales dire qu’ils ou elles : « allaient "faire" du terrain ». Cette phrase m’a longtemps questionné quant à son sens premier. Que laissait sous-entendre le verbe « faire » ? Cela signifiait-il que je devais « fabriquer » mon terrain, l’« inventer » pour qu’il réponde aux attentes de ma recherche ? Cette phrase n’a jamais vraiment eu de sens pour moi. En revanche, il m’apparaissait nécessaire de réfléchir à une « manière de faire », à la mise en place de stratégies permettant de me positionner en tant que femme et chercheure étrangère face aux conditions d’enquête du terrain. La question qui se posait réellement était de savoir : « Comment faire » pour y accéder, pour y entrer ?
10Tandis que j’étais occupé, chez moi ou à la bibliothèque, à approfondir mes connaissances sur l’histoire, la culture et les réalités contemporaines des Wayúu, je réfléchissais à une façon de les rencontrer. Mais à Maracaibo – comme ailleurs −, arpenter la rue lorsque l’on est une jeune femme seule, n’est pas chose aisée. Le sentiment d’insécurité est présent à chaque coin de rue et intégré aux discours et aux comportements des habitants (Fournier et al. 2005). Rares sont les personnes qui se déplacent à pied : les microbus ou taxis collectifs qui desservent les principaux axes sont les moyens de transport les plus utilisés au quotidien pour circuler dans la ville. Pour autant, les rues ne sont pas désertes. Certaines grouillent même de monde et sont très animées, voire encombrées, notamment par le commerce informel, comme c’est le cas aux abords du centre-ville, à proximité du port du lac de Maracaibo. On y retrouve les deux plus grands marchés populaires de la ville, Las Pulgas et Las Playitas (voir figure 3), où travaillent un grand nombre de commercant·e·s wayúu ayant migré à Maracaibo pour asseoir leur économie (Raoulx, 2007).
Figure 3. Temps d’arrêt au marché Las Playitas
Marché Las Playitas, Maracaibo (Venezuela)
Photographie : Camille Varnier, novembre 2012
11Dans l’optique de provoquer la rencontre avec les Wayúu, je choisis alors − bien que cela me soit fortement déconseillé par mon réseau académique et amical de l’époque – de me rendre dans ces lieux publics où la pauvreté, la violence et la délinquance font partie intégrante du quotidien (vols à main armée, agressions en tout genre, trafic de drogue, etc.). Cependant, il n’était pas question pour moi de m’y confronter sans avoir un minimum préparé le terrain. Pour ce faire, j’avais mis en place une stratégie qui était d’emprunter chaque jour, aux mêmes heures (le matin), le même itinéraire. Partant du nord de l’avenue Las Delicias où je résidais, je descendais vers le sud en microbus et m’arrêtais en face des bureaux du journal local Panorama. De là, je continuais à pied jusqu’à l’avenue 100 avant de m’engouffrer dans le dédale du marché Las Playitas dans lequel j’avais fini par mémoriser les allées. Puis, je ressortais à l’ouest de l’avenue Las Delicias, traversais la route et poursuivais mon circuit vers le marché Las Pulgas avant de remonter sur l’avenue Libertador et reprendre le microbus pour rentrer chez moi (voir figure 4). Par la répétition mécanique, chaque jour, de cet itinéraire, mon objectif était d’attiser la curiosité des vendeur·se·s sur les raisons de ma présence ici, de me faire remarquer, de provoquer une réaction. Les interrogations, mais aussi les sifflements et les injures à caractère sexiste ou sexuel (puta, maldita ou malparía étant les plus récurrentes), fusaient sur mon passage. Par peur et manque d’assurance, j’accélérai le pas, baissais les yeux au sol, ne répondais pas − du moins pas au début.
Figure 4. Répéter l’itinéraire, adapter son allure dans les marchés du centre-ville
Fond de carte : Google Earth, 2023. Adaptation : Camille Varnier, 2023
12Au bout de quelques mois de présence quotidienne, la situation avait changé et la cadence de mon pas s’était détendue. Je subissais toujours le harcèlement de rue, mais m’étais faite des allié·e·s parmi certain·e·s commerçant·e·s de la zone qui avaient pris l’habitude de me voir, me saluaient et engageaient parfois la conversation. M’attardant à leur côté, j’en profitais alors pour leur glisser quelques questions relatives à leurs activités, à leurs origines, à leur mode de vie, mais aussi pour leur proposer mon aide sur des temps ponctuels : livrer de la marchandise, échanger de la monnaie, garder les enfants. Avec le temps, beaucoup finissaient ainsi par me connaître, ou plutôt devrais-je dire par me reconnaître. J’étais celle qu’ils/elles désignaient comme la flaca rubía [maigrichonne blonde] vêtue d’un pantalon trop large, à l’accent à couper au couteau.
13Cette expérience dura environ sept mois – de septembre 2011 à mars 2012 – et prit une nouvelle tournure le jour où, alors que j’arrivais au marché comme chaque jour, l’une des familles wayúu que j’avais l’habitude de côtoyer m’annonça la mort d’un de ses proches. Mettant tout de suite en lien cet événement avec mon objet de recherche, je sentis l’urgence de leur révéler les raisons de ma présence. J’expliquais donc, sans jargon, que j’étais étudiante et que je réalisais une étude sur les cimetières et les rituels mortuaires autochtones. Aussi, j’osai pour la première fois leur demander un service : celui de participer à l’enterrement. Après consultation de la famille en question, je fus autorisée à faire partie du voyage, le premier au sein du territoire ancestral, le premier dans la Guajira.
14Jusqu’à ce moment – et alors que j’échangeais avec des commerçant·e·s wayúu depuis plusieurs mois −, je n’avais pas eu l’impression d’être sur le terrain ; comme si, pour « être sur le terrain », il me fallait absolument partir en Guajira ; comme si, le temps passé chaque jour dans les marchés de Las Playitas et de Las Pulgas n’avait été, jusqu’à lors, qu’un temps d’attente.
- 7 La basse-Guajira est située au sud du territoire ancestral entre le chef-lieu de la municipalité de (...)
15Le point de rendez-vous avec la famille du défunt fut fixé au terminal de Shawantama’ana − également connu sous le nom de Bomba Caribe − situé au nord de la ville de Maracaibo. Serrés à l’arrière d’un camion de fortune rempli de marchandises achetées pour l’occasion, nous prîmes la route en direction de San Rafael el Moján, une petite aire urbaine située en basse-Guajira7 à environ une heure de la capitale du Zulia. En arrivant sur place, on m’emmena directement dans la maison d’un des membres de la famille choisie pour la réalisation du premier velorio. On m’indiqua les espaces prévus pour les repas, les prières, pour le repos, etc. Puis, on me fit rencontrer le mort isolé dans une pièce à part où les portes avaient été laissées ouvertes pour, me dit-on, « faciliter le départ de l’âme vers Jepira ». À tour de rôle, les participant·e·s venaient s’y recueillir et les célébrations commencèrent. Mais alors que j’avais préparé mon sac pensant séjourner plusieurs semaines dans la Guajira, ce premier velorio-enterrement dura, en tout et pour tout, trois jours. Trois jours durant lesquels j’appris à écouter, à observer. Discrètement et lorsque l’occasion se présentait, je posais quelques questions aux personnes présentes, griffonnais quelques notes sur un carnet. Intimidée et ne sachant où me mettre, je n’osais pas encore prendre de photographies − ou alors à distance, de manière à ne pas gêner, à être la moins intrusive possible. Mais malgré cette précaution, je sentis que je dérangeais. À peine le rituel d’enterrement achevé, on me remercia et me reconduisit sans tarder à Maracaibo. Pendant les trois mois qui suivirent, je ne reçus aucune nouvelle de cette famille ni ne remis les pieds dans la Guajira.
Figure 5. Premier enterrement wayúu – le temps d’une pose
Légende : Ici, l’une des rares photographies prises lors du premier enterrement wayúu auquel j’ai assisté en mars 2012. De l’extérieur, cette dernière ne révèle rien hormis quelques personnes, de dos, observant dans la même direction. Pour moi, elle représente le moment où j’ai – enfin – osé sortir l’appareil photo c’est-à-dire, le moment où les regards se sont tournés vers le caveau pour la mise en terre.
Photographie : Camille Varnier, mars 2012. San Rafael el Moján, basse-Guajira vénézuélienne
- 8 L’organisation sociale wayúu se caractérise par une division en clans matrilinéaires non exogames a (...)
16Il faudra alors que j’attende jusqu’à la fin du mois de mai 2012 pour que Carmen Gonzales, une femme wayúu que j’avais rencontrée par le biais d’une interconnaissance à Maracaibo et à qui j’avais fait passer un entretien en décembre, me propose d’assister à l’exhumation des restes mortuaires de deux membres de sa famille dans un cimetière municipal de Maracaibo (El Corazón de Jésus), ainsi qu’à leur ré-enterrement dans un cimetière de la basse-Guajira, situé aux environs de Santa Cruz de Mara. J’acceptais bien évidemment d’y participer et, une fois le rituel d’exhumation réalisé, je partis avec elle pour la Guajira. Ce séjour dura, cette fois, sept jours pendant lesquels le fait que je sois une femme joua en ma faveur. Le système de filiation wayúu étant matrilinéaire8, j’obtins tout de suite la protection des femmes, et en particulier celle de Carmen, qui ne tarda pas à m’appeler mi hija [ma fille]. Néanmoins, pendant le velorio, ma place restait limitée à l’espace de la cuisine avec les autres femmes, aux espaces de tissage ou à celui dédié à la veillée des restes mortuaires. Durant ce temps, les hommes, regroupés à l’extérieur de la ranchería, occupaient leurs journées entre la consommation de chirrinche (rhum artisanal local), l’exhibition de leurs armes à feu et les jeux de tir, ou l’abattage des animaux pour les repas.
Figure 6. Second velorio wayúu – temps de préparation des repas avec les femmes
Légende : Lors des premiers et seconds velorios wayúu, les hommes se chargent de sacrifier les animaux (généralement des vaches, des chèvres ou des moutons) qui ont été apportés par la famille du défunt pour nourrir les nombreux invités. Les femmes, quant à elles, se chargent de les cuisiner.
Photographies : Camille Varnier, mai 2012. Santa Cruz de Mara, basse-Guajira vénézuélienne
17Finalement, si le temps passé au sein de la Guajira lors de mon premier séjour au Venezuela a été assez court (dix jours seulement sur une période de quasi un an), il fut décisif pour établir un premier niveau de relation avec cette famille. Il parut, dès lors, nécessaire de chercher à conserver et à pérenniser ces liens dans le temps, en revenant lui rendre visite dès que possible.
18La connaissance du terrain et le rapport de familiarité avec les enquêté·e·s n’est pas quelque chose qui s’acquiert en une fois, au travers d’une seule rencontre, d’un seul déplacement (Olivier de Sardan, 1995 ; Dupont, 2014 ; Bacou, 2015). En effet, c’est sans conteste la répétition des séjours, des va-et-vient au sein des mêmes espaces et auprès des mêmes familles wayúu qui a permis d’établir et de perpétuer, sur la durée, un climat de confiance réciproque. Carmen me répétait régulièrement cette phrase : « Si vuelves aquí, es porque ya has estado aquí antes… y por eso volverás » [« Si tu reviens ici, c’est parce que tu es déjà venue… et donc que tu reviendras »].
19Par conséquent, l’expérience en immersion chez les Wayúu arriva un an plus tard, en juillet 2013, après un retour de près d’un an en France pour soutenir mon mémoire de Master et déposer mon projet de thèse. La barrière de la langue n’étant plus, je repris contact avec Carmen dès mon arrivée à Maracaibo et alla lui rendre visite chez elle au sein du barrio Los Olivos, un des quartiers périphériques du nord-ouest de la ville où résident un grand nombre de Wayúu (Morillo Arapé et Paz Reverol, 2008 ; Giraldo, 2016). À peine avais-je franchi le seuil du patio [entrée] qu’elle me prit dans ses bras, me présenta à ses sœurs, ainsi qu’aux voisines du barrio qu’elle avait invitées pour l’occasion. Je profitai alors de l’intimité de ce moment pour leur restituer mes résultats de recherche, leur montrer des photographies prises lors de mon premier séjour, leur traduire certains passages. En l’espace de quelques instants, je (re)trouvais une place au sein de cette famille : j’étais l’alijuna [l’étrangère] qui était revenue, la « médiatrice » qui avait raconté leur histoire en dehors du Venezuela et qui revenait pour leur en faire part.
Figure 7. Barrio Los Olivos − temps des retrouvailles et de la restitution
Légende : Sur cette photographie, prise à son domicile, Carmen (au centre) est accompagnée d’une de ses sœurs (derrière elle) et de deux ses voisines (à ses côté). Dans leurs mains, les résultats de mes recherches réalisées quelques mois plus tôt.
Photographie : Camille Varnier, juillet 2013. Barrio Los Olivos, Maracaibo (Venezuela)
20Après cette journée, je sentis que le rapport de confiance que j’entretenais avec cette famille avait changé, s’était solidifié. Carmen m’appelait régulièrement pour venir la voir et je restais pendant des heures à discuter avec elle. Au bout d’un mois, elle me proposa de l’accompagner dans la Guajira pour rendre visite à des membres de sa famille, d’abord près de Sinamaïca en basse-Guajira, puis à Cojoro en haute-Guajira. Sans savoir précisément à quoi m’attendre, j’acceptais de la suivre. Dans les différentes rancherías dans lesquelles nous séjournions, je passais le plus clair de mon temps avec les femmes. Je dormais dans les mêmes pièces qu’elles, mangeais aux mêmes heures et les accompagnais, chaque jour, dans leurs tâches domestiques. Le matin, on s’occupait d’organiser les repas, marchait parfois des kilomètres pour aller chercher de l’eau, nourrissait le bétail, préparait la chicha (boisson de maïs fermenté). L’après-midi, la chaleur était si forte qu’on s’installait dans des chinchorros pour discuter ou tisser jusqu’au soir. Plus les jours passaient, plus on m’octroyait des responsabilités, plus je gagnais en légitimité.
Figure 8. Les temps du quotidien de la Guajira
Légende : Sur la photographie (en haut), une femme part, comme chaque jour, chercher de l’eau au puit. C’est le quotidien de nombreuses femmes qui vivent dans la Guajira, ce territoire sec et aride où la pénurie d’eau est l’un des principaux problèmes. Sur la photographie (en bas), les hommes dépècent une chèvre.
Photographie : Camille Varnier, septembre 2013. Guajira vénézuélienne
21Au bout d’un mois, c’est finalement toute la famille qui me mit à l’épreuve en me réveillant un matin pour sacrifier deux chèvres, un rôle normalement réservé aux hommes (Goulet, 1978a et 1978b). Laissant de côté toute forme d’appréhension, je me souviens m’être levée sur-le-champ et être sortie dans le jardin. Les chèvres, suspendues par les pattes à un portique en bois, m’attendaient. Sous le regard de la communauté, je leur demandais alors la permission pour l’usage de leur viande, puis je les égorgeais. Une fois cette tâche effectuée, un homme sortit de sa poche un couteau et éventra l’une des deux chèvres. Il en ôta la panse et la confia à l’une des femmes de la famille. Celle-ci la nettoya et m’invita à passer à table. Elle me servit une soupe et perça la panse au-dessus de mon assiette. Devant mon air stupéfié, Carmen m’expliqua que dans la culture wayúu, certains animaux, tels que les chèvres, sont liés aux humains et associés au système clanique (Castro Aniyar, 2008 ; Simon 2020b). Consommer ce que mange l’animal, signifiait alors entrer en connexion avec lui, devenir un membre essentiel de la famille de Carmen. Honorée par cette confiance qui m’était accordée, j’avalais ma soupe sans me poser de question.
22Au travers de ce récit, on constate qu’il existe une certaine ambiguïté dans les différents rôles que j’ai dû jouer sur le terrain chez les Wayúu : entre le fait d’être tantôt assignée au genre féminin par les membres de la communauté et donc d’occuper des espaces ou de participer à des activités habituellement réservées, dans la Guajira, aux femmes (préparer les repas, collecter l’eau, apprendre à tisser, etc.) ; et celui d’être tantôt perçue comme une chercheure étrangère et d’avoir, par conséquent, accès à des événements, tâches et autres formes d’activités traditionnellement attribués aux hommes (l’abattage des chèvres par exemple). Lors des cérémonies funéraires wayúu, où la division genrée des rôles et des espaces est particulièrement marquée, cette ambiguïté concernant la place que j’étais tenue d’occuper est souvent venue questionner, voire bousculer, ma pratique de terrain. Devais-je en effet – en tant que femme – accompagner les femmes dans toutes leurs activités au risque de passer à côté de potentiels échanges avec les hommes ? Ou, devais-je – en tant que chercheure étrangère – occuper tous les espaces et m’entretenir sans différentes aucunes avec les hommes et les femmes ?
- 9 Chez les jeunes filles, le passage à l’âge adulte est marqué par un rituel, l’encierro [enfermement (...)
23Dans les différentes étapes ou moments qui accompagnent la vie des Wayúu (la naissance, l’éducation des enfants, le passage à l’âge adulte9, le mariage, la mort), les femmes sont toujours au cœur des événements rituels : « Chaque rite et rituel est lié au "sacré" et la femme occupe une place importante dans la réalisation de ces derniers. Génératrice de vie, elle est liée au statique, à l’immobile, à la permanence […] » (Paz Reverol, 2018 : 88. Traduction). Outre le fait que le système de filiation des Wayúu est matrilinéaire – à savoir que l’héritage du nom et l’appartenance au clan se transmettent par voie féminine −, les femmes se chargent de veiller au maintien de l’équilibre et de l’ordre social au sein du groupe. Dans le quotidien de la Guajira, cela se traduit − entre autres – par le fait qu’elles assurent la transmission de leur culture, de leurs savoirs et de leurs savoir-faire aux jeunes générations, gèrent la vie administrative de la vie familiale (l’eau, les dépenses, la santé, etc.), la représentation du clan à l’extérieur (médiatrices ou porte-paroles politiques), de même que l’organisation des festivités ou des cérémonies mortuaires (Gutierrez Quevedo, 2010 ; Schmit, 2015 ; Guerra Velásquez, 2016).
24Lors des rituels funéraires, et en particulier celui du second velorio-enterrement, les hommes et les femmes occupent des rôles et des espaces différenciés. Si les hommes participent généralement de façon indirecte au rituel d’exhumation des restes mortuaires (ouverture de la tombe, sortie du cercueil de son caveau), ce sont les femmes qui sont au centre de l’événement et détiennent le rôle principal. Dès l’instant où les restes sont révélés et exposés aux participant·e·s, les femmes se réunissent autour pour pleurer collectivement. Aussi, une jeune femme – l’Exhumadora – s’agenouille au plus près du cercueil (voir figure 2). Choisie pour ses qualités morales par un membre de sa famille, ou par le défunt lui-même avant sa mort (Auteur, 2016 ; Paz Reverol, 2018), c’est à elle que revient le devoir de sortir les ossements un par un selon un ordre précis (le crâne en premier, puis les membres inférieurs et supérieurs), de les nettoyer (souvent à l’aide de chirrinche) et de les placer dans une urne funéraire sous l’œil attentif et les indications des femmes plus âgées. Selon la cosmologie wayúu, seules les femmes sont autorisées à manipuler ou à s’approcher des restes mortuaires, ces derniers étant considérés comme potentiellement dangereux et porteurs de maladies (dans le cas où il resterait de la chair). L’une des raisons à cela est que les femmes possèderaient en elles certaines caractéristiques de Pulowi, une divinité féminine associée − en opposition à Maa, la Terre-Mère – au monde souterrain, à l’obscurité, à la sécheresse, à la maladie ou à la mort (Perrin, 1992 ; Sánchez Pirela, 2008). Elles seraient donc « moins susceptibles de tomber malades à cause d’un yoluja [esprit] » (Paz Reverol, 2018 : 84. Traduction) que les hommes. Il n’en reste pas moins qu’une fois l’exhumation réalisée, les Exhumadoras doivent se soumettre à un rite de purification très strict. Installées dans un chinchorro à l’écart du groupe lors des seconds velorios, elles n’auront ni le droit de dormir, de manger ou même de toucher leur propre corps jusqu’au rituel du second enterrement, le but étant d’éviter que l’esprit du mort vienne les contaminer (Goulet, 1981 ; Finol, 2007).
25Les femmes détiennent également un autre rôle fondamental : celui d’organiser les cérémonies et de réaménager les rancherías pour recevoir les invités lors des premiers et seconds velorios (Gutierrez Quevado, 2010). Ces dernières sont en général sous-divisées pour l’occasion en différents espaces appropriés, individuellement ou collectivement, selon le genre des individus présents. On y retrouve notamment : un espace de repos, où s’installe l’Exhumadora lors des seconds velorio ; un espace de recueillement où les femmes se réunissent pour prier, pleurer et veiller le mort (ou ses ossements) ; un autre, également occupé les femmes, réservé à la préparation des aliments et à l’organisation des repas ; un autre encore, dédié aux sacrifices, par les hommes, des animaux qui seront consommés durant ces rituels ; un autre enfin, où ces derniers discutent entre eux, jouent aux cartes, consomment de l’alcool.
Figure 9. Exemple de division genrée de l’espace de la ranchería lors d’un premier velorio wayúu
Source : Camille Varnier, 2020
26En 2013, alors que je participais à un premier velorio près de Sinamaïca, je me souviens d’un moment précis où je me suis retrouvée face à un dilemme quant à la place que j’étais tenue d’occuper, en tant que femme, au sein des rancherías, et celle qu’il me fallait occuper pour mener à bien ma recherche. Je venais en effet de passer trois jours en compagnie uniquement des femmes à échanger avec elles et à les suivre dans leurs diverses activités sans jamais sortir des espaces qu’elles occupaient (espace de repos/ espace de recueillement/ espace de cuisine) lorsqu’arriva le temps de leur demander si je pouvais les quitter un instant pour aller m’entretenir avec les hommes. Si j’avais réfléchi depuis le matin à la manière dont j’allais m’y prendre pour leur poser cette question et attendu le moment opportun, celles-ci me répondirent tout de suite positivement en mentionnant le fait que j’étais une alijuna, et donc qu’il n’y avait pas de problèmes. Pour autant, elles ne se déplacèrent pas pour poser la question aux hommes. Elles transmirent ma requête aux enfants qui se chargèrent d’aller leur transférer. Quelques heures après, deux d’entre eux revinrent avec la réponse : les hommes étaient d’accord et m’attendaient dans le jardin pour échanger.
27Si le temps passé auprès des femmes s’était inscrit sur un temps long et continu (trois jours au sein des mêmes espaces), celui-ci s’accélérait soudainement à l’approche de cette rencontre, comme si aller interroger les hommes constituait une occasion unique, un temps exceptionnel. Arrivant dans le jardin, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que les hommes, pour la plupart à moitié ivres et armés, s’étaient réunis en cercle pour me recevoir. Ils m’invitèrent à y entrer et m’indiquèrent ma place : une chaise laissée vide au centre de l’arène (voir figure 11). Face à cette configuration, pour le moins intimidante, je sentis le stress m’envahir. Il m’était impossible d’accepter l’idée de m’asseoir sur cette chaise. En effet, si le simple fait d’entrer dans le cercle m’avait déjà valu une horde de sifflements et de remarques déplacées, m’asseoir sur cette chaise signifiait pour moi deux choses : « être statique » et « tourner le dos à certains hommes », me mettant d’emblée en position de vulnérabilité. Comment faire alors pour mener mes entretiens dans ces conditions ? Il me fallut réfléchir vite à un moyen de faire diversion, de me sentir moins exposée. Pourtant, face à eux, j’adoptai une attitude calme et pris un temps, debout, pour me situer. Après quelques secondes de pause sans bouger, une solution me vint. Je sortis de ma poche mon paquet de tabac, roula une cigarette et l’offrit à l’un des leaders du groupe que j’avais repéré plus tôt dans le cercle. De là, le regard des hommes se détourna. Leur attention n’était plus centrée sur moi, mais désormais portée sur le tabac. Tous voulurent y goûter. Ainsi, pendant que je faisais le tour du cercle pour distribuer mes cigarettes à chacun, je pris le temps de poser mes questions, sans jamais finalement m’asseoir sur cette chaise.
Figure 10. Faire diversion pour s’accommoder au temps des hommes
Légende : Ces deux photographies ont été prises le 13 septembre 2013 lors d’un rituel de velorio wayúu à Sinamaïca (basse-Guajira- vénézuélienne) quelques minutes avant de m’entretenir avec les hommes. Elles illustrent le cadre et les conditions de cette rencontre qui, elle-même, s’apparente à un véritable rituel. Sur la première photographie, en haut, on aperçoit la chaise disposée au centre du cercle pour me recevoir. Sur la deuxième, en bas, un des hommes goûte mon tabac sous le regard attentif des autres hommes. Au sol, une bouteille de rhum vide donne le ton à cet échange.
Photographie : Camille Varnier, 2013, Sinamaïca – basse-Guajira vénézuélienne
28Au-delà du simple souvenir de terrain, cette expérience vécue ce jour-ci chez les Wayúu à Sinamaïca est un bon exemple pour démontrer la nécessité du/de la chercheur·e à s’adapter, à réagir et prendre des décisions rapides, dans l’action, face à l’imprévisibilité et aux aléas des situations d’enquêtes. Elle met notamment l’accent sur sa faculté à faire preuve d’une vigilance appropriée − entre réflexivité et prudence (Morissette et al. 2014 ; Nuytens, 2014) − compte tenu de la dynamique des événements et des interactions qui se déroulent sous ses yeux, tant pour trouver sa place au sein de la communauté hôte, que pour négocier et ajuster son temps d’enquête sur le terrain. Difficile, en effet, dans certains contextes, de respecter à la lettre les protocoles méthodologiques préétablis ex-situ. Le/la chercheur·e pris·e par le terrain se doit de composer en permanence avec des temporalités hétérogènes − son propre temps vs celui des Autres − pour tenter de répondre aux attentes de sa recherche, ce que Jean-Claude Kaufmann admet comme un certain « art discret du bricolage » (Kaufmann, 1996 : 7).
29Maîtriser, gérer, articuler son temps d’enquête sur le terrain constitue un véritable défi pour le/la chercheur·e en sciences humaines et sociales. Soumis·e à la « temporalité des gens du terrain » (Dubar, 2006), à la dynamique de leur vie quotidienne, à leur disponibilité ou à leur bon vouloir, il/elle n’est plus maître de son temps et doit jouer la carte de la flexibilité. Combien de « temps d’attente » pour un rendez-vous, un entretien, une rencontre finalement annulé à la dernière minute, ou remis au lendemain ? Combien de « temps perdu » écouter des conversations, observer des phénomènes, ou participer à des activités a priori éloignés de l’objet d’étude (Bonini, 2017) ? Combien de « temps morts », ou de « flottement », passés à ne rien faire d’autre qu’attendre, trainer ou s’égarer sur son terrain dans l’expectative d’une réponse, d’une opportunité, d’un « temps fort » ? Face à ces temps de latence, il est impératif pour le/la chercheur·e d’apprendre à dominer son impatience, ses frustrations, à manier l’art de la diplomatie et à inventer des stratégies pour esquiver les obstacles, déjouer les imprévus ou contraintes susceptibles de ralentir, retarder, voire marquer une rupture dans la conduite de son enquête. Réussir à ce que les Autres nous dédient du temps, à saisir les opportunités qui se présentent pour recueillir de la donnée, à optimiser les temps informels pour s’ouvrir de nouvelles portes, nécessite assurément d’être là « au bon moment » (Moussaoui, 2012 : 41), mais aussi de gagner la confiance de ses interloculteur·ice·s et d’accepter de repenser sa méthode en contexte. Avant d’arriver sur le terrain chez les Wayúu, mon ambition méthodologique était en effet de me fonder sur une démarche déductive, ou hypothético-déductive, telle qu’elle me l’avait été enseignée à l’Université. Il s’agissait de tester au travers de faits observés in situ, la pertinence des hypothèses définies en amont de l’enquête. Cependant, rattrapée par les réalités du terrain, j’ai très vite écarté cette méthode – inadaptée en contexte – au profit d’une approche plus inductive (Becker, 2000 et 2002 ; Katz, 2010 ; Cefaï, 2010) qui place le terrain au premier plan de la réflexion, comme point de départ du processus de construction théorique. Suivant cette logique (de la pratique vers la théorie, et non l’inverse), l’objectif a alors été d’essayer de comprendre comment fonctionne et s’organise un groupe social de l’intérieur tant par l’observation, que par la participation à ses activités quotidiennes et événementielles. Évidemment, il va sans dire qu’une telle démarche requiert certaines conditions relatives, d’une part, au degré d’engagement du/de la chercheur·e sur son terrain et à la place qui lui est accordée, et d’autre part, au temps nécessaire pour y accéder et se sentir accepté, analyser et restituer les données récoltées. Elle implique une présence prolongée, mais aussi répétée, au sein des milieux étudiés.
30Il aura fallu près de deux ans (de septembre 2011 à septembre 2013) pour que je réussisse à atteindre les résultats escomptés et produire cette recherche. Ce temps a été marqué par des va-et-vient entre « le terrain et l’analyse, la société d’origine et le groupe étudié » (Bellier, 2002 : 4) − des allers-retours qui se sont avérés nécessaires. En effet, si mon premier séjour au Venezuela (de septembre 2011 à août 2012) a avant tout été utile pour négocier l’accès au terrain dans la Guajira et établir un réseau informateur de confiance, le retour en France au sein de mon espace de rattachement institutionnel (d’août 2012 à juillet 2013) a permis la distanciation nécessaire pour réaliser le tri des données récoltées, produire de nouvelles hypothèses et préparer le « retour sur le terrain ». Ce second séjour, bien que plus court que le précédent (trois mois seulement, de juillet à septembre 2013), a constitué le « temps fort » de ma recherche, une période décisive pour obtenir davantage de précisions, (re)construire une certaine légitimité auprès des enquêté·e·s et pérenniser les liens tissés dans le temps.
31L’histoire du terrain est donc multiple et unique à la fois. Multiple, car se décompose en des temps différents répartis entre, d’une part, ce qui est vu et observé in situ, et d’autre part, ce qui est lu et interprété ex-situ (Dupont, 2014) − une eurythmie qui implique inévitablement une mobilité du/de la chercheur·e et entre en résonnance avec son parcours, ses interactions, ses émotions Unique, du fait qu’elle ne peut être reproduite à l’identique par d’autres chercheur·e·s qui se rendraient sur les mêmes espaces d’étude, l’expérience de l’enquête étant conditionnée par la subjectivité de chaque chercheur·e, à savoir en fonction dont celui/celle-ci la vit, la pense et l’interprète. Ainsi, faire le récit à la première personne de ma propre expérience de terrain auprès des Wayúu au Venezuela est déjà une manière de contribuer à la production de savoirs scientifiques et de renseigner le/la lecteur·ice sur les conditions particulières dans lesquelles la recherche s’est déroulée, entre : un sujet d’étude sensible (la mort et les rites funéraires autochtones) ; et une temporalité ajustée à celle des Wayúu qui a nécessité patience et persévérance pour me faire accepter et trouver ma place − en tant que jeune femme et chercheure étrangère − au sein de leur « monde » (Goulet, 2018). Je ne peux, en effet, m’empêcher de me demander comment se serait déroulée cette recherche au Venezuela si j’avais été un homme ? Aurais-je eu accès aux mêmes espaces, partagé les mêmes discussions, subi les mêmes pressions sociales ? De même, aurais-je usé de stratégies similaires pour me créer des conditions de confort sur le terrain, négocier mes relations d’enquête ou me prémunir de certains risques ? Si être une femme chercheure sur le terrain chez les Wayúu a parfois été un atout (pour obtenir la confiance des femmes et recueillir leurs confidences notamment), cela a aussi impliqué, dans certaines situations, la mise en place tactiques d’auto-défense ou de protection afin d’éviter toutes formes de malentendus, en particulier face aux hommes (Lieber, 2008 ; Bogaert, 2018). Cependant, il ne faut pas croire que cette manière de faire du terrain se soit avérée concluante auprès de tout individu ou familles wayúu rencontrés au Venezuela ou, plus tard, auprès de membres d’autres Nations autochtones, que ce soit en Amérique latine ou du Nord. Parfois acceptée, parfois éconduite ou rejetée par certaines familles, il m’est aussi arrivé de commettre des maladresses, de rater des occasions, de poser la mauvaise question, bref, de me fermer des portes.
32À l’inverse, certains individus rencontrés sur le terrain sont devenus peu à peu des amis proches avec qui j’entretiens encore aujourd’hui des contacts réguliers. Dans ce cas, plusieurs questions peuvent se poser : dans quelle mesure cette relation affecte-t-elle la situation d’enquête ? Comment est-il possible de continuer à maintenir une posture formelle de chercheur·e face à eux/elles ? Est-il encore judicieux de leur faire passer des entretiens ? Une chose est sûre, si la pratique du terrain in situ constitue un va-et-vient du/de la chercheur·e entre ses expériences personnelles, vécues et représentées, elle l’invite à repenser constamment son rapport à la méthode (Vivet et Ginisty, 2008). Aussi, je reste persuadée qu’entre l’expérience du terrain et les exigences académiques, il existe une tension, fruit d’une temporalité différenciée entre : des chercheur·e·s qui, souvent pressés dans leurs productions scientifiques, n’ont plus le temps de la réflexivité ; et des institutions qui ont parfois du mal à comprendre que le temps de la recherche n’appartient pas toujours aux chercheur·e·s… Comme l’écrivait déjà Olivier de Sardan en 1995 :
« Il faut avoir appris à maîtriser les codes locaux de la politesse et de la bienséance pour se sentir enfin à l’aise dans les bavardages et les conversations impromptues, qui sont bien souvent les plus riches en informations. Il faut avoir dû souvent improviser avec maladresse pour devenir peu à peu capable d’improviser avec habileté. Il faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires » (Olivier de Sardan, 1995 : 72).