- 1 Campagnes de Slovaquie. Décollectivisation et politique de développement rural en Slovaquie, souten (...)
1Ce numéro des Carnets du Géographe invite à penser les différentes dimensions que prend pour le géographe la temporalité dans l’approche du terrain. Ma réflexion interrogera le matériau des recherches que je mène depuis plus de vingt ans sur les campagnes slovaques, à la suite d’une thèse1. En raison des basculements géopolitiques qu’elle a connus, l’Europe centrale est l’objet d’un chevauchement de temporalités qui complexifie l’étude de ses territoires. De plus, la fin des régimes socialistes représente une rupture provoquant des changements systémiques qui se déroulent suivant différentes phases, la première étant celle de la « transition », durant laquelle s’opèrent les privatisations des agents économiques, et la seconde, nommée « transformation », correspondant aux réagencements des espaces et des sociétés dans le cadre d’une économie libérale. Dans le domaine agricole et rural, transition et transformation se résument sous le terme global de décollectivisation, que les chercheurs portugais appellent plaisamment « démontage ». Plusieurs régimes de temporalités sont donc imbriqués dans l’évolution des campagnes centre-européennes : le temps spécifique de la transition économique, celui de la décollectivisation, sur une durée courte (1992-2003) ; le temps long des territoires, généralement pensé en termes de trajectoire (Maurel, 2009), s’étend quant à lui sur une période beaucoup étendue, et requiert de comprendre les séquençages et la cristallisation des temporalités en un lieu (Piveteau, 1995). À ces temporalités contenues dans les espaces ruraux, il faut mêler les temps que le chercheur passe sur son terrain, à élaborer ses propres recherches. Il ne s’agit pas ici de s’essayer à une égo-géographie, mais bien de croiser les temps de ces territoires ruraux avec les différents espace-temps du géographe. Comment l’événement est-il pris en compte dans le choix d’un terrain de thèse ? Comment la poursuite de l’investigation sur le terrain après la soutenance a-telle fait apparaître des temporalités cachées ? La préparation du doctorat mêle l’apprentissage de la langue et des enquêtes avec les étapes de la transformation des principaux acteurs ruraux. L’approfondissement des travaux de recherche conduit à utiliser différentes méthodes pour comprendre le présent des territoires, en explorant leur passé, que ce soit dans les domaines de l’aménagement ou dans celui des secteurs agricoles. Enfin différentes techniques et ressources s’offrent au géographe pour enquêter sur les temps des territoires et des paysages. Ce numéro des Carnets de géographes est pour moi l’occasion d’une sorte de révision. Il m’a opportunément amené à réfléchir à mon expérience, me faisant profiter de ce que la psychanalyse appelle « l’après coup ».
- 2 Pays d’Europe centrale et Orientale.
- 3 Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
2La période d’élaboration de la thèse doit être replacée dans les temporalités courtes des réformes juridiques et de leur application, de la transition économique, des changements de majorité politique. La décennie 1990 fut très perturbée sur le plan politique en Slovaquie (Figure 1). Après la Révolution de Velours qui renverse le régime communiste en 1991, le pays devient indépendant en 1993, et en 1994 Vladimír Mečiar devient Premier ministre, pour une expérience de pouvoir autoritaire et à forte dimension nationaliste. Le libéral Mikuláš Dzurinda le remplace à la tête d’une coalition en 1998, effectuant un changement d’orientation complet. Sur le plan de la politique agricole, Ján Čarnogurský, éphémère Premier ministre chrétien-conservateur (1993-94), encourage la reconstitution d’une agriculture familiale. V. Mečiar prétend faire de son pays la « Suisse de l’Europe centrale » : il décentralise l’administration, en doublant le nombre de districts et de régions, et privilégie en agriculture les grandes exploitations. Par la suite le gouvernement Dzurinda « normalise » la trajectoire de transition de son pays au sein des PECO2, négocie l’entrée dans l’Union Européenne et l’OTAN3, et attire les investissements directs étrangers (IDE), obtenant plusieurs succès dans l’automobile (Peugeot, Volkswagen, Kia). Au vu de la situation économique, le développement local apparaît comme une question marginale, car l’objectif principal est de renouer avec la croissance pour accroitre le niveau de vie et réduire un chômage endémique. Mes premières recherches commencent en 1998 et la thèse est soutenue en 2003, c’est-à-dire après l’épisode Mečiar et avant la mise en œuvre des programmes de pré-adhésion. En somme la courte durée de cette recherche doctorale croise le temps politique pendant lequel le jeune État, indépendant depuis cinq ans, s’interroge sur les rapports à établir avec son agriculture, ses campagnes et son territoire. Il résulte de cette périodisation heurtée que, durant la préparation de cette thèse, et pour reprendre son titre, la décollectivisation était terminée, du moins officiellement - j’y reviendrai - et qu’il n’y avait aucune politique de développement rural, faute de moyens et d’ambitions.
Figure 1. Frise chronologique
3Vu de France, il est temps en 1998 d’étudier les campagnes slovaques, à la fois en raison de l’événement que représente l’effondrement du communisme et de l’intérêt de la période de transition. L’Europe centrale offre l’opportunité d’observer un changement complet de système économique et ses implications sur le territoire. Un pareil phénomène de rupture politique entraînant un changement systémique se produit à la même époque en Afrique du Sud, après la fin du régime d’apartheid et explique la multiplication des thèses sur ce pays (Philippe Guillaume, Myriam Houssay, Hélène Mainet). Pourtant lorsque j’engage ma thèse, les programmes de recherche français (Maurel, 1994 ; Rey, 1996) ou britannique (Swain, 2013) sont achevés (Figure 1). Cependant la Slovaquie constitue un angle mort, en partie à cause de l’épisode Mečiar et n’est initialement pas incluse dans la première vague des candidats à l’adhésion à l’UE. Enfin, la bibliographie compte peu de travaux sur la Slovaquie : le travail le plus réussi est celui de Pierre Deffontaines, mais son livre paru en 1932 s’inscrit dans une autre temporalité et paraît vieillot en 2000. Ailleurs j’ai dit quel choc avait été sa lecture (Lompech, 2019) qui a entraîné ma passion pour son auteur.
4La question de la décollectivisation suppose la prise en compte du facteur temps, à la fois temps court des dispositions législatives, temps moyen de l’application des réformes - la « transformation » -, et temps long des systèmes agraires. Au début de la Transition, les spécialistes remarquent la filiation qui relie des grands domaines de la période austro-hongroise aux grandes exploitations capitalistiques à venir, en passant par les fermes d’Etat socialistes. Une polémique s’ouvre entre une interprétation de cette permanence comme une « loi de l’espace » (Rey, 1993), et une autre qui met l’accent sur les restructurations foncières et sociales qui modifieront à terme les rapports de force à l’intérieur des sociétés rurales (Maurel, 1993). On retrouve là la critique qu’adresse la « géographie sociale » à « l’analyse spatiale », sur la primauté revenant à l’espace ou aux sociétés dans l’analyse, soit deux approches différentes des temporalités. La plupart des ruralistes se désintéressent de ces débats car ils observent que rien n’a changé dans les paysages ruraux de Bohême ou de Moravie, à la différence du cas roumain où l’effet de feed-back des structures agraires se lit dans les paysages. En somme l’événement que représente le changement de système semble être sans conséquences sur l’espace.
5S’ouvre donc, avec la fin de l’épisode Mečiar, un espace-temps favorable pour entamer une thèse sur les espaces ruraux slovaques. Reste que j’ignore tout de la Slovaquie, pays méconnu, traînant de surcroit à cette époque une mauvaise image. Un doctorant s’appuie sur le réseau scientifique de son directeur de thèse. Marie-Claude Maurel avait établi des contacts avec les ruralistes, mais c’était en 1992, et plusieurs ont changé de postes en 1998, car l’indépendance de l‘État slovaque a provoqué un appel d’air qui attire vers des postes de la haute fonction publique les chercheurs les plus brillants. Tout est à construire.
- 4 Qui plus est un doctorant hors de toute codirection établie. Mon statut d’« indépendant » était per (...)
6La découverte des espaces ruraux commence par une leçon de géographie. Le ruraliste de l’Université Comenius, Peter Spišiak, me commente trois planches détaillant le réseau des coopératives et des fermes d’Etat dans les années 1980. Il explique sur quelles bases (centralité, distances, qualités agronomiques) l’agriculture socialiste a formé des « agro-komplex », les échanges inter-entreprises et une certaine adaptation au milieu naturel, et comment ce système a explosé avec les lois de transformation. Une fois ce cours particulier achevé, il remise ces grandes feuilles dans une armoire à cartes sans me proposer de revenir les consulter. Elles auraient pourtant constitué un si beau document pour la thèse. Son attitude s’explique pour deux raisons : d’abord la défense d’une « chasse gardée » face à un géographe étranger4 ; ensuite les Slovaques, en quête de sources de financements, se détournent du secteur agricole qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Lors d’une excursion, les enseignants me font remarquer le désordre qui règne dans les coopératives, l’état lamentable des bâtiments et la friche qui envahit tout. Un géographe physicien m’apostrophe, car il ne voit pas comment on peut concevoir dans ces conditions d’étudier le « développement rural ». Les sociologues, quant à eux, s’intéressent aux campagnes sous l’angle du renouveau de l’autonomie communale, et délaissent la sociologie économique. Seuls les ethnologues intègrent dans leurs travaux le temps long de la transformation des sociétés locales. Ils enquêtent patiemment sur l’absorption de l’évènement dans le temps des communautés rurales. L’ethnologue Juraj Podoba part dans un grand rire qui efface mes doutes, quand je lui rapporte les propos d’un géographe affirmant que la décollectivisation est terminée depuis la vente des dernières fermes d’Etat en 1995, puisque toutes les entreprises relèvent désormais du secteur privé. Étudier un pays étranger, c’est ainsi faire l’expérience d’écarts entre les cultures disciplinaires nationales, ou quand le déplacement dans l’espace amène à faire un pas de côté par rapport à sa propre discipline. Cette proximité entre la géographie et l’ethnologie dans la manière d’envisager la temporalité des transformations rurales marque durablement mes recherches.
- 5 « Trois consonnes avant une voyelle ! »
- 6 Michel Zink, On lit mieux dans une langue qu’on sait mal, Les Belles Lettres, 2021.
7L’étude de la langue est une étape qui m’est apparue indispensable. Je me souviens d’une touriste italienne s’esclaffant devant un panneau : « Tre consonanti prima di a una vocale ! »5. L’effort aride et systématique qu’exige l’apprentissage d’une langue rare n’est pas aisé en l’absence d’enseignants. Des missions de courte durée ne permettent guère de s’améliorer, car d’un côté le recours à un traducteur fait avancer la recherche, et d’un autre la compagnie d’un collègue français accroît l’éventail des hypothèses interprétatives ; les deux ensembles compromettent les bénéfices attendus de l’immersion. Les lectures scientifiques permettent néanmoins d’engranger du vocabulaire. Il reste que mes progrès sont lents et ma pratique orale toujours insatisfaisante. Du moins puis-je conduire seul un entretien. Michel Zink explique pourquoi « on lit mieux dans une langue qu’on sait mal »6, parce que dans cette posture le lecteur est plus attentif et qu’ainsi les savoirs acquis sont plus déterminants.
8Il faut expliquer le décalage temporel auquel j’ai été confronté par rapport à la thématique de la décollectivisation. Il ne s’agit pas simplement d’être arrivé après les événements des lois de 1991-1992 et leur application, car leur mise en œuvre s’est étalée dans le temps. Pour faire simple, une loi en 1991 restaure les droits de propriété sur la terre et une autre en 1992 contraint les coopératives à se transformer, soit en optant pour une forme actionnariale, soit en se refondant, soit en se dissolvant. Elle autorise également les propriétaires qui veulent exploiter leurs terres à les retirer du capital de la coopérative. À mon arrivée en 1998 l’agriculture privée à base familiale reste très minoritaire. La plupart des coopératives se sont refondées en 1992 sur un modèle entrepreneurial fragile mais elles demeurent des acteurs incontournables au niveau local. Pour la plupart des chercheurs – slovaques ou étrangers géographes, économistes ou même sociologues, la décollectivisation est en 1998 un sujet d’hier, un objet dépassé.
- 7 « Non pas ouvertement, mais en cachette »
9Le Parlement slovaque précise en 1995 par une nouvelle loi la nature de la relation des propriétaires des coopératives à leur capital ; elle est tissue d’ambiguïtés, car sous couvert de régler la question des propriétaires extérieurs, elle transforme les parts sociales des coopératives en actions, appelées « titres d’actionnariat coopératif » (družstevné podielnické listy, DPL), ce qui conduit à terme à une restructuration inexorable du capital, et à l’abandon de facto de la gestion coopérative. Cette législation reste peu appliquée les premières années, et constitue un non-dit durant les enquêtes. En 2000, le président de l’Union des coopératives agricoles me présente encore le mouvement coopératif comme conquérant au niveau mondial et très vivant dans l’économie de son pays. Comment étudier un tabou ? Les transactions d’actions, le plus souvent au profit des cadres du management, s’opèrent non manifeste sed quasi in occulto7, presque dans la honte. Quand un directeur reçoit un chercheur, il évoque de préférence les rendements qui sont rendus mauvais à cause du changement climatique, déplore que les chasseurs laissent les daims dévaster les cultures et, puisqu’il tient un Français dans ses bureaux, il l’interroge sur le montant des subventions que perçoivent les agriculteurs de son pays … Pareilles billevesées exaspèrent l’enquêteur qui n’en peut mais, alors qu’il se doute de ce qui est en train de se tramer dans l’entreprise. Ainsi s’explique une certaine latence dans ma recherche, qui se traduit par du temps perdu. Il faut qu’une économiste publie une mise au point sur les transformations agricoles et législatives de la décennie (Gubová, 2001), pour que les implications de cette loi m’apparaissent clairement. La thèse parvint pourtant à y voir clair dans cet embrouillamini d’épisodes législatifs et économiques.
- 8 Eau-de-vie de fruits populaire en Slovaquie.
10Un tournant politique sur le traitement réservé au mouvement néo-coopératif s’opère autour de 2001. Le Parlement vote, à cette date, des mesures sanctionnant les coopératives qui n’éditeraient pas d’actions. Des mouvements dans l’actionnariat commencent à apparaître, attisés par des groupes financiers qui lorgnent les futures subventions européennes. Les cas de banqueroutes frauduleuses se multiplient, les plus spectaculaires sont rapportés dans la presse. Il est cependant difficile d’analyser à chaud et de loin un conflit qui se juge devant les tribunaux, dans lequel de nouveaux acteurs s’invitent, des « investisseurs » italiens, albanais. Ce suivi journalistique, rendu possible par les sites en ligne, doit être complété par des enquêtes de terrain (Figure 2). Ainsi la lecture d’un article d’ethnologie me conduit à solliciter un entretien dans une grande coopérative de la plaine pannonienne. L’auteur la présente comme le modèle d’une cohésion sociale maintenue autour d’une néo-coopérative refondée. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, au cours de l’entretien, le directeur, un peu éméché par la borovička8, raconte comment il se retrouve être l’actionnaire majoritaire de son entreprise. Il a vendu ses parts à des investisseurs étrangers depuis, et, malgré son compte en banque débordant, sa destinée personnelle est assez pathétique, car sa décision l’a mis au ban de la société locale.
Figure 2. Carte des communes citées
- 9 Rappelons que le journaliste Ján Kuciak a été assassiné en février 2018 alors qu’il enquêtait sur u (...)
- 10 Cf. le compte-rendu paru dans la Revue d’Etudes comparatives Est-Ouest, 2022, n° 2, pp. 212-218.
11Voici un autre exemple : à Oľk, village des Beskides orientales, nous visitons, avec une collègue de Prešov, les décombres d’une coopérative sabordée par un « investisseur ». Les journalistes d’investigation ont révélé plusieurs cas de ces fictions de coopératives, véritables « lessiveuses à argent sale »9. Suivre cette privatisation rampante nécessite d’obtenir des informations ponctuelles au gré des enquêtes, des indications sur le jeu d’acteurs qu’il est délicat de contextualiser dans les évolutions structurelles de l’agriculture, car ces dernières sont liées aux changements du cadre législatif à moyen terme, et des transpositions locales, mais aussi de l’insertion dans la Politique agricole commune. Le chercheur, parce qu’il est étranger, et extérieur à cet univers local, risque toujours de manquer une étape du processus ou de ne pas parvenir à identifier un acteur. Il revient à Jana Lindbloom dans son livre Transformation et disparition des coopératives de dresser le bilan de l’échec du mouvement néo-coopératif. Sa lecture m’a fait retrouver le temps passé durant mes propres enquêtes, et les points obscurs des entretiens consignés dans mes carnets de terrain s’éclaircissent enfin. Toutes les précautions méthodologiques que la sociologue a prises prouvent à l’envi que l’enquête directe est hors de portée d’un chercheur étranger10. Les souvenirs de ces événements sont encore vifs, et protégés par un secret collectif qu’il est délicat de forcer, ils forment une strate du vécu communautaire qui n’est pas spontanément ouverte à l’observateur étranger. Un tel bilan n’a pu être établi qu’à une certaine étape de la transformation. Le temps de la recherche dépend aussi du temps social. Le chercheur ne peut aller plus vite que la société qu’il étudie, il en suit les soubresauts, ses évolutions dans ses comportements.
12Sur la seconde thématique abordée dans la thèse, le développement rural, on peut affirmer qu’il n’y en a point dans les années 1990-2000. Les gouvernements de la Slovaquie indépendante font face à une économie en récession, et sont sans budget pour des politiques rurales, sans accès aux fonds européens et aussi sans programme, la spécificité des campagnes n’étant jamais prise en compte. La seule action concrète porte sur les « villages rénovés », qui s’inspire du programme allemand de rénovation de l’habitat villageois (Dorferneuerung). Elle s’en tient à des mesures d’embellissement. L’examen des opérations donne à voir comment les urbanistes tentent de cicatriser les blessures faites à l’architecture vernaculaire par les formes stéréotypées de la période socialiste. Au secteur associatif qui appelle à une prise de conscience des handicaps spécifiques de la campagne, le gouvernement libéral répond qu’il faut attendre que la reprise économique obtenue grâce aux IDE ruisselle sur les espaces ruraux. On mesure là combien la trajectoire de transformation dépend d’une temporalité qui est faite de « sectionnement de chaînes » (Piveteau, 1995), du temps politique de la décollectivisation, du temps socio-économique de la réorganisation des exploitations et, enfin, du temps du développement rural, différentes temporalités « qui associent dans une même saisie instantanée des pesées historiques extrêmement différenciées » (idem).
- 11 L’autonomie des universités a entraîné la suppression des lectorats de slovaque à Bordeaux, Clermon (...)
13Après 2003, le tournant de l’adhésion des PECO à l’Union européenne suscite des programmes de recherche sur le thème du développement local, dans la version imposée par l’Union européenne. L’intérêt pour ces campagnes diminue par la suite : ce sont de petits pays, dont les langues disparaissent de l’enseignement supérieur11, les questions structurelles qui justifiaient leur étude sont éloignées des problématiques à la mode. La géographie rurale française aligne ses thématiques sur les formations professionnelles, ce qui la détourne des terrains étrangers. Enfin, les établissements de province voient en la géographie la discipline assurant le lien entre l’université et les collectivités locales ou régionale, une conception qui marginalise les géographes s’intéressant à d’autres pays. D’autant que la recherche conduite à l’étranger exige des périodes de mission assez longues et des financements dont ne disposent guère les enseignants-chercheurs.
14Pour être crédible, un spécialiste doit voyager dans le pays de ses recherches au minimum une ou deux semaines par an. Cette exigence est rendue possible grâce à des contrats passés entre établissements français et slovaques, à l’aide ponctuelle de l’Université, à des « bouts de programme » dans lesquels on introduit un terrain étranger. De telles solutions n’autorisent pas de rester longtemps sur le terrain, alors que d’étudier les temps des territoires suppose un investissement sur le long terme. On palie cet inconvénient par la réitération des missions et un important investissement bibliographique qui exige de maîtriser la langue.
15Michel Sivignon voit dans le géographe l’« historien du territoire » (Sivignon, 1989), une définition qui est marquante, même si on en mesure les limites au regard d’épistémologies plus fondées. Elle est très indiquée en géographie rurale. Pour comprendre les effets sur ces campagnes de la transformation, il convient de dresser un tableau de leur niveau d’équipement en 1991. Les communes rurales n’étaient pas toutes placées sur la même ligne de départ. Même si les conditions de vie à la campagne ont été considérablement nivelées dans l’étape précédente du régime communiste, des différences existaient néanmoins. Elles dépendaient de la taille et de la position résidentielle des communes dans leur région élargie et de leur insertion dans le système des localités centrales. Dans les communes centres, la construction et les services étaient subventionnés (aides à la construction, maisons de la culture, cabinets médicaux, écoles, infrastructures diverses), alors que dans les municipalités classées comme « non centrales », les investissements étaient bloqués. L’impact de ces mesures se repère dans des vallées reculées où des localités sont en déshérence. Est rarement mentionnée en revanche l’extension démesurée de certains villages, bien supérieure à leur potentiel de développement, étant donné qu’ils ont disposé d’une carte blanche pour la construction. C’est le cas pour Štrba et Heľpa visités à plusieurs reprises. Ces deux localités sont aujourd’hui confrontées à un effondrement des prix immobiliers, que donnent à voir les sites d’agences. Le processus de transformation s’est donc amorcé dans un paysage fortement différencié avec un ensemble de petites et grandes communes, développées, stagnantes et en retard, dans des régions plus ou moins développées, à des distances différentes des centres, etc. Autre aspect structurel bien connu de l’économie socialiste, celui du service gap, le manque de services (restauration, hôtellerie) qui perdurait à la fin des années 1990. Le contraste est fort avec la situation actuelle, le secteur agritouristique ayant profité du programme LEADER, et Booking propose de multiples solutions d’hébergement dans des ranč, des penzión et autres apartmány.
- 12 Comités nationaux locaux (Miestny Národný Výbor, MNV) ou de district (Obvodný Národný Výbor, ONV).
16L’exploration bibliographique des publications, des atlas, des revues et des actes de colloque, aide la rédaction d’un bilan de la société rurale et des formes d’aménagement sous le socialisme. Un point essentiel concerne l’inégal niveau d’équipement de ces campagnes dans les années 1980. L’existence d’équipements sportifs (terrains de football, de tennis), de maison de la culture, de caserne des pompiers, de groupes scolaires souvent imposants dans de gros villages (l’école primaire va jusqu’à 15 ans), la présence de petits magasins jusque dans des petits hameaux résidentiels ou touristiques, la multiplication des maisons secondaires et des chalets dans les villages, tous ces menus faits participaient du social welfare de la Tchécoslovaquie socialiste. Cependant le contexte avait totalement changé avec la loi de restauration de l’autonomie communale de 1990. Le chercheur perçoit une rupture mémorielle dans le temps social, et revenir sur ces questions presque dix ans après apparaissait obsolète aux interlocuteurs. Le fonctionnement des pouvoirs locaux (MNV ou ONV12) représentait l’exemple d’une fausse démocratie, puisque ces comités ne constituaient que le dernier échelon de l’administration. Dans un entretien, un maire rapporte avoir vécu de l’intérieur le centralisme démocratique, dans lequel le rôle-clef revenait au secrétaire du comité qui était un fonctionnaire. Il est difficile de revenir dans les entretiens sur ce passé, tant la politique menée sous le socialisme est délégitimée, « récusée » (Maurel, 2009). Il en va par exemple ainsi des « Akcia Z » : cette dénomination renvoie à des mesures de soutien où l’administration donnait un « coup de pouce » à des bénévoles pour la réalisation d’une crèche, d’une aire de jeux ou d’un jardin partagé. Plusieurs informateurs évoquent cette mesure, mais personne n’est capable de l’expliquer. Comme il s’agissait de bénévolat, on dit, par dérision sûrement, que le z était l’initiale de zadarmo (gratuit), alors qu’il provient de zveľaďovať (améliorer). Le Parti communiste encadrait la mobilisation des habitants via les associations qui lui étaient inféodées, et c’est pourquoi on en a oublié les procédures. Pour ce qui relève de l’aménagement rural, l’oubli s’opère selon une temporalité très courte, parce que les équipements mis en place durant la période socialiste dans les campagnes sont jugés inappropriés ou stéréotypés, davantage encore qu’en milieu urbain, car ils sont plus rares et rattachés à des structures associatives déconsidérées.
17Le terrain, comme le réel, c’est ce qui résiste à l’enquêteur (Labussière, Aldhuy, 2012). La thèse a buté sur la survivance des coopératives dans les campagnes. Ce constat a conduit à des enquêtes supplémentaires pour interpréter ce phénomène. Il fallait davantage comprendre les facteurs sociaux qui sont à l’œuvre dans la dynamique des communautés rurales et qui explique la refondation des coopératives en 1992. À cet égard, la réussite de la coopérative modèle de Dvory nad Žitavou (okres Nové Zámky) est exemplaire en raison de son assise foncière et entrepreneuriale inchangées depuis la période socialiste, sur les riches terres de la plaine danubienne. La cour de l’entreprise est une vitrine d’exposition de matériels agricoles, avec des engins gigantesques, et le long de « l’avenue de l’agriculture » (Figure 3) s’étalent des hangars, des stabulations et des aires de stockage démesurés. En bout pâturent dans un enclos des bœufs gris de Hongrie, une race à petit effectif, animaux aux cornes impressionnantes (Figure 4), patrimoine prestigieux montrant que cette coopérative d’avenir préserve le symbole d’une activité traditionnelle enracinée dans l’histoire. Enquêter sur ce dinosaure, surgi des marécages de la planification, paraît inutile, car son service de communication doit avoir un discours bien rodé. Mieux vaut pour analyser le mouvement coopératif étudier des exemples plus petits et finalement plus caractéristiques.
Figure 3. Avenue de l’agriculture à Dvory nad Žitavou
Cliché : Michel Lompech
Figure 4. Les bœufs de Hongrie de la coopérative de Dvory nad Žitavou
Cliché : Michel Lompech
- 13 Dejiny poľnohospodárstva na Slovensku, Nitra, 2001.
18La géographie rurale s’est chargée en France de rendre compte de l’histoire récente de l’agriculture et d’aménagement de l’espace rural (Bonnamour, 1993). Pour qui veut retracer l’histoire des campagnes, L’histoire de l’agriculture en Slovaquie13, bien qu’en partie dépoussiérée des poncifs communistes, donne à lire une histoire du matériel, des bâtiments et des techniques agronomiques, également des politiques agricoles et des mouvements coopératifs. Grâce à de telles histoires sectorielles, le géographe retrace les voies qu’emprunte la modernisation agricole, comment certaines aires ont été spécialisées par l’implantation de grands ateliers d’élevage. Tout chercheur hérite de l’investissement de ses collègues et de son laboratoire : les travaux de Jean-Paul Diry sur les filières porcines et avicoles, de D. Ricard sur les montagnes fromagères et de Laurent Rieutort sur l’élevage ovin, servent de support à l’investigation de ces domaines en Slovaquie, et de portes d’entrées sectorielles sur les territoires. L’enquête dans les coopératives ovines de Kluknava, de Veľká Franková ou de Liptovská Teplička, auprès des groupements d’éleveurs de Liptovská Lúžna ou de Bacúch (Figure 2), aborde de nombreux sujets et des blocages sont levés, car les interlocuteurs sont mis en confiance par des questions informées qui légitiment les enquêteurs. On gagne la confiance des acteurs grâce à des enquêtes répétées, la sympathie est accordée par la pratique- même fautive - de la langue, la cordialité s’établit aisément avec les ruraux, et parce que l’on démontre à l’interlocuteur sa connaissance des questions agricoles. Ainsi au cours d’un entretien dans les locaux de la coopérative de Veľká Franková, au nord-ouest de Kežmarok, sur la frontière polonaise (Figures 5 et 6), qui porte sur la production de fromage de qualité, durant lequel la confiance s’établit, pour la première fois le directeur extrait d’un classeur à levier une fiche plastifiée pour nous montrer – enfin ! – un de ces fameux DPL qui mentionne le nom du porteur et la part détenue de la coopérative.
Figure 5. Le village de Veľká Franková dans sa vallée
Cliché : Michel Lompech
Figure 6. Le siège de la coopérative de Veľká Franková)
Cliché : Michel Lompech
19Dans l’enquête sur les filières le géographe réalise des monographies spécialisées sur certains secteurs, l’élevage ovin par exemple (Keresteš, 2008). Comment l’agriculture collectivisée a-t-elle édifié cette filière, avec quels bâtiments, quelles techniques, dans quelles communes, et surtout grâce à quels acteurs ? On s’aperçoit en ouvrant ce chapitre d’histoire, que la chronologie des progrès techniques est comparable en France et en Slovaquie, même avec un certain décalage, et que les différences essentielles tiennent surtout au mode d’organisation qui, côté slovaque, préserve dans le cadre coopératif certaines structures traditionnelles. Elle montre aussi combien ce développement résulte d’une œuvre collective, faite à la fois d’inventivité de la part des techniciens et d’engagements des sociétés rurales. Elle ne relève en rien, ou si peu, d’une option idéologique, parce que la dimension collective transcende les régimes politiques. L’approfondissement sur une thématique particulière est nécessaire pour comprendre la composante d’œuvre collective dont hérite aujourd’hui cette partie de la campagne slovaque.
20Comprendre la survivance des coopératives exige d’effectuer une plongée dans l’histoire sociale. Tous les interlocuteurs insistent sur le caractère majoritaire que revêtait la collectivisation avec une opinion rurale qui lui était favorable. Ceci explique que les dernières communautés locales, demeurées en agriculture privée, réclamaient au tournant des années 1970-1980 d’adhérer à l’agriculture socialiste. Cette date paraît aujourd’hui tardive, parce que nous connaissons la fin du régime, mais souvenons-nous que le socialisme, fort de sa rationalité économique et scientifique, devait durer toujours. Le maire de Veľká Franková nous fait rencontrer le paysan coopérateur qui œuvra sur un bulldozer en 1980 à la komasácia (remembrement) et il défend, à trente ans de distance, cette avancée. L’observateur étranger est tenté d’interpréter le processus de collectivisation de l’agriculture et son corollaire, la rationalisation brutale du paysage, comme une rupture historique qui matérialise l’irruption de la politique autoritaire sur un territoire particulier. Ces mesures sont pourtant assumées par les acteurs locaux comme ayant permis la modernisation agricole et ayant garanti par là même la continuité du village.
21L’historien du territoire peut recourir aux récits de vie. Ce type de source ouvre la recherche sur une caractéristique essentielle du temps, rendue banale à force de routines, celle du quotidien, théorisé par Norbert Elias ou Fernand Braudel. Cette dimension donne à voir la transcription locale du changement social, de localiser les rapports sociaux à l’échelle d’un village. Différentes sources écrites existent : les récits de vie, les chroniques et les monographies villageoises. La collection Nous avons vécu sous le socialisme ! (Profantová, 2012) recueille des récits de vie d’acteurs ordinaires où se mêlent le temps collectif et le temps individuel. Le second volume est consacré à la vie rurale, sous la forme de l’autobiographie de « Héléna » (pseudonyme), originaire d’un village à côté de Trnava, dans lequel cette militante défend son engagement communiste. L’axe biographique retrace son parcours d’ascension sociale : issue d’une famille modeste, elle parvient à force d’investissement personnel et de formation professionnelle, à des postes de direction au sein de la coopérative, des différentes associations communistes et de responsabilité dans sa commune et dans le Parti communiste. Secrétaire comptable de la coopérative, elle met en avant le bilan de cette dernière : vacances, voyages organisés, cures thermales, action sociale en faveur des retraités, activités périscolaires, etc. Son calendrier familial s’organise autour de points de repères partagés (mariage, naissance des enfants, construction d’une maison individuelle) dans l’univers du groupe villageois, où la coopérative occupe une place centrale. Helena rappelle les rapports sociaux fondamentalement inégalitaires qu’elle a vécus à la sortie de la guerre, qui reposaient sur des structures agraires héritées d’un passé quasiment féodal, et l’amélioration du niveau de vie qui a été obtenue grâce à la mise en commun des moyens de production et la mécanisation. Elle a retenu des cours du soir de marxisme-léninisme que l’expropriation des grands propriétaires s’impose dans la phase primitive d’accumulation du capital collectif, même si elle déplore la violence sur les personnes. Après la Révolution de Velours, Héléna est chargée à la coopérative d’enregistrer la propriété des ayants droits, autre forme pour elle de rupture, et zigzags dans une vie d’engagement. L’entreprise qui a employé jusqu’à deux cents personnes, enchaîne les plans de restructuration et de licenciements, jusqu’au départ à la retraite d’Héléna en 1997, qui lui évite d’assister à la faillite finale. De telles expériences à l’échelle d’une vie font entrer dans la fabrication au jour le jour du consensus villageois, qui passe par l’extension de l’économie collectivisée à tous les domaines d’activités, et donne à voir quelles formes revêt le changement social au niveau local durant cette période. De plus, le géographe mesure en exploitant ce récit comment une territorialité compacte s’est formée autour de la coopérative, un rapport au territoire dont les éléments ont explosé avec la privatisation.
- 14 La bryndza est un fromage au lait de brebis.
- 15 Les bača sont des bergers valaques conduisant des troupeaux de moutons dans les Carpates.
22Le témoignage direct permet de recueillir des récits de vie, par exemple lors d’une enquête sur la production du fromage de bryndza14. Un berger, héritier d’une lignée de bača15, retrace son parcours et comment les directeurs de coopératives ou de fermes d’Etat ont utilisé ses compétences professionnelles. Dans un récit enlevé, il narre la lutte de ses ancêtres contre les ours, les négociations des contrats avec les directeurs des exploitations collectivistes et la beauté des estives sur les Fatras. Tout cela est raconté sur un banc de bois blanc, à côté d’un Algeco délabré, au milieu de champs en friche où pâture le troupeau d’un des derniers bača, au pied des stations de ski des Tatras. Les conditions mêmes dans lesquelles se déroule l’entretien disent le renversement complet du système pastoral traditionnel qui a été provoqué non par la collectivisation de l’agriculture, mais bien par son démantèlement par l’économie libérale.
- 16 Les Goral forment un groupe ethnique slave des Tatras, occupant une aire courant de la frontière tc (...)
23Recueillir des récits ne sert pas qu’à reconstituer le passé, il fait également comprendre le présent. Ainsi dans le village de Lendak (okres Kežmarok), une élève infirmière raconte ses années d’étude et ceux de ses dix frères et sœurs. Les familles nombreuses sont la norme dans ce village de Goral16, ancré dans la tradition catholique, qui a vécu en rupture avec l’Etat communiste. Les parcours de chaque membre de cette famille expliquent comment ces jeunes ruraux ont bricolé leur destin individuel dans une société en pleine mondialisation, c’est l’occasion de recueillir des récits de « mobilités en train de se faire » (Pagis, Pasquali, 2016) entre des villes de formation (slovaques, tchèques) et l’expérience de l’émigration (Allemagne, Suisse, Etats-Unis), suivant la méthode que Stéphane Beaud a utilisée pour décrire les modalités d’insertion des enfants d’une famille d’origine maghrébine dans la société française (Beaud, 2018). Malheureusement, la semaine d’enquête est déjà bien avancée, il n’est pas possible d’interviewer tous les membres de cette famille. L’enseignant-chercheur qui travaille sur un terrain étranger connait alors l’amertume des recherches interrompues par la distance et un temps d’enquête contraint.
- 17 SNP - le Slovenské Národné Povstanie - le Soulèvement National Slovaque, mouvement de la résistance (...)
24Les chroniques sont une autre source pour appréhender le territoire du quotidien et la mémoire longue des faits d’histoire locale, puisqu’elles mentionnent de mois en mois, ou selon un rythme saisonnier, des éléments de la vie ordinaire dans le village. Il s’agit certes d’une source indirecte de connaissances, mais qui s’appuie sur la tradition de la chronique locale qui remonte au xixe siècle dans les pays qui formeront la Tchécoslovaquie (Popelková, 1987). Les chroniqueurs, même s’ils trient leurs archives et soumettent ce qu’ils sélectionnent aux « vérités » et opinions officielles du régime, révèlent parfois le caractère factuel des événements dans leurs descriptions. Le recours à ces chroniques restitue en tout cas les faits essentiels de l’aménagement du village et parfois même des conflits, avant que l’administration socialiste ne les étouffe. Les monographies d’histoire locale, quand elles existent, rapportent les passages essentiels de ces chroniques, ce qui fait gagner du temps par rapport à la consultation en mairie du document original, lors de missions de courte durée. La chronique de Lendak mérite toutefois d’être exploitée en raison de la guérilla que ce village a menée à l’administration communiste. La parution d’une monographie est un événement mémoriel dans chaque village, ce qui explique qu’elles se multiplient, surtout avant les élections municipales : elles sont d’un intérêt inégal, comme toutes les « mémoires de papier » (Ploux, 2011), mais permettent d’établir la chronologie des micro-événements qui modifient par petites touches l’espace local, cette temporalité du quotidien qui fonde le territoire. Joue ici un effet de distance temporelle : avant 1990, les monographies sont connotées idéologiquement, ce qui ne les disqualifie pas pour autant, mais l’épisode du SNP17 et les étapes d’adhésion à la coopérative sont des passages obligés. Les autres composantes de la société locale, les Eglises en premier lieu (catholique surtout, luthérienne, gréco-catholique), étaient passées sous silence. Les monographies d’aujourd’hui sont davantage fouillées, et évoquent les conflits occasionnés par la « guerre des classes au village » ou les tensions religieuses, ce qui leur confère à l’occasion l’allure de feuilletons inédits des aventures de Don Camillo et Peppone en Slovaquie.
25La campagne est l’objet principal de mes recherches, je l’étudie en recourant aux concepts que les études rurales ont élaborés (sociétés paysannes, interconnaissance villageoise, communauté rurale, villages, paysages, filières agricoles, mais aussi la « ruralité » au sens large), dans une aire géographique qui avec le temps se révèle multiple, et qui exige la prise en considération d’entités régionales fort mal connues en France, alors qu’elles jouent encore un rôle dans la différenciation des espaces vécus. L’Orava, le Turiec, le Kysuce, le Spiš, le Zemplín, le Liptov, le Šariš, le Záhorie, Žitný Ostrov, etc. (Figure 7), sont des individualités territoriales dont la période moderne a façonné la trame.
Figure 7. Les provinces historiques de Slovaquie
26Le milieu physique les délimite nettement, surtout en montagne. Leur considération est essentielle pour comprendre la formation de l’espace slovaque : des vallées reculées dans la montagne forestière sont peu connectées au centre et s’anémient ; à l’Ouest, l’accessibilité conférée par l’axe de la vallée du Váh est un moteur du développement régional ; la forte densité des campagnes danubiennes en gros villages renforce leur potentiel de croissance. Les legs que la civilisation paysanne et forestière a laissés sur ces territoires ne peuvent se comprendre si on ignore les modes contrastés d’organisation des espaces culturels qu’ont déployés les Eglises et la féodalité. Quand l’autoroute s’avance vers Poprad, le paysage d’openfield d’altitude du Liptov fait changer de monde par rapport aux campagnes de l’Ouest. En traversant les monts Métallifères, la route laisse apparaître, par-dessus les frondaisons mordorées de l’automne, les bulbes d’or de l’église orthodoxe de Smolník : l’automobiliste comprend qu’il pénètre dans « l’Est ». À l’embranchement d’un chemin, une stèle signale un ancien terroir reconquis par la forêt. Avant Senec (50 km avant Bratislava) une statue de saint Jean Népomucène placée à un carrefour, prend comme arrière-plan trois énormes entrepôts de logistique : cette vue reflète la confrontation des temps et l’envahissement de l’espace rural par l’économie urbaine. Une telle familiarisation avec le pays s’obtient au fur et à mesure, lors de missions d’enseignement ou de recherche à Prešov, qui sont l’occasion de longs périples de Bratislava jusqu’en Slovaquie de l’Est (plus de 400 km, 4 à 5 heures de route). Cette approche par la géographe régionale est essentielle à la compréhension d’un terrain. De tels road-movies, cartes routières en main, complétés par les informations des monographies communales, sont indispensables pour repérer des contextes territoriaux.
27Pour le ruraliste, les paysages expriment la morphologique des structures territoriales et sont le réceptacle de l’histoire et des sociétés rurales. En Slovaquie la collectivisation a entièrement transformé les paysages en les uniformisant : un assolement céréalier, presque monochrome, recouvre le pays d’Ouest en Est. Quand il sillonne les campagnes par des routes secondaires, son habitus reprend le dessus et il repère les dernières banquettes d’agriculture privée qui retournent à la friche dans l’okres de Sabinov ; le regard exercé en débusque d’autres dans les collines du Haut Nitra (okres de Bánovce). Fort de ces comparaisons, le voyageur s’essaie à une géographie contrefactuelle, à l’imitation de Pierre Gourou (Tissier, 2000) : « et si » les finages paysans avaient évolué sans le choc de la collectivisation, quels paysages observerait-on aujourd’hui ? Les terroirs de montagne, surpeuplés et pris dans un écheveau inextricable de micro-parcelles, auraient été abandonnés, comme le démontre la broussaille qui gagne les terrasses de Detva, Hriňová ou Osturňa. Des régions offriraient des faciès plus diversifiés : la vallée du Váh, la plaine danubienne, les collines autour de Nitra, avec un openfield plus composite, des parcelles moins massives, des chemins vicinaux bordés d’arbres fruitiers, un élevage diffus, davantage de vignobles et de vergers. La marquèterie bigarrée des campagnes de Basse-Autriche, en rive droite du Danube, que l’on traverse en allant de l’aéroport de Schwechat à Bratislava, témoigne que des alternatives à l’openfield à très larges maille étaient possibles. De cet exercice d’uchronie, qui réécrit l’Histoire à partir d’une modification d’un de ses éléments, ressort une nouvelle fois la rupture qu’a constitué la collectivisation et l’étrangeté du paysage présent.
- 18 L’actionnaire majoritaire de cette « coopérative » est un « juriste de Bratislava ». On n’en saura (...)
28Le temps du terrain est aussi ponctué d’opportunités que la curiosité du géographe transforme en objets de recherche. Ainsi un doctorant de Prešov nous explique la problématique des Monts de Levoča où des communautés roms se sont installées dans des villages abandonnés après les proscriptions des camps militaires. On constate le déclin de l’agriculture dans les terroirs de moyenne montagne : ce même étudiant nous fait visiter les villages du Nord-Est, où les exploitations ont comme activité essentielle la fauche des herbages qui alimente le méthaniseur de la coopérative très moderne de Plavnica18 (okres de Stará Ľubovňa). Voici un village ruthène en position de bout du monde, Osturňa, l’une des rares communes non collectivisées, que la politique de conservation patrimoniale a figée. Voici encore le village de Cigeľka où deux communautés, slovaque et rom, vivent face à face dans cette vallée reculée aux confins avec la Pologne. Cette confrontation ethnique est la problématique principale des localités de l’Est. Pour découvrir tous ces faits, et combien d’autres, il faut du temps, des occasions de voyage et des contacts multiples, c’est-à-dire un investissement constant. En somme concevoir le terrain des campagnes comme une « entité spatiotemporelle » (Volvey, 2003) que la multiplication des missions sur plusieurs années déploie dans sa variété, ce qui fait éprouver le charme renouvelé et l’ancienne angoisse de toujours « refaire sa thèse ».
29La recherche au long court permet de constater les effets structurants des politiques, comme celle de la PAC sur les exploitations agricoles. Le contraste est saisissant entre les cours des fermes des années 1990 où rouillaient des tracteurs Zetor, et le matériel rutilant que l’on observe aujourd’hui : John Deere a profité amplement de l’afflux de subventions car l’on doute que les seuls résultats comptables des entreprises autorisent de tels investissements. Sur un autre plan, l’enquête conduite en 2004 auprès des céréaliers indépendants de l’okres de Levice est réitérée en 2019 auprès des mêmes enquêtés ; du moins ceux qui restent, car plusieurs ont vendu leur exploitation, et les autres voient leur assise foncière sous la menace de l’accaparement des agri-businessmen. Ce suivi sur le long terme d’une même cohorte d’acteurs fait mesurer les mutations socio-économiques, et le rouleau compresseur qu’exerce aujourd’hui l’agriculture de firme sur les dernières exploitations indépendantes. L’enquête dans la durée donne l’occasion de revoir des acteurs, et de gagner leur confiance : la recherche sur le district artisanal fromager de Zázrivá (Lompech, Ricard, 2018) est rendue possible grâce à une série d’entretiens auprès des patrons de ces petites entreprises.
30Il faut savoir s’arrêter. Je n’ai rien dit de tant de choses vues, essentielles ou éphémères, qui restent consignées dans mes carnets de terrain. Mon propos est d’en ramasser des miettes pour réfléchir au rôle que joue le temps dans mon enquête géographique sur les campagnes slovaques. Le temps retrouvé est-il propice à la rédaction d’un bilan ? Des chercheurs ont rédigé des synthèses sur les communautés rurales (Danglová, 2006), sur l’espace rural (Gajdoš, 2015), sur la fin des coopératives (Lindbloom, 2019), à des dates bien postérieures à la thèse, dont le titre était trop ambitieux, même si joue ici un effet du regard extérieur par rapport à un regard interne. Pour aller plus avant, en reprenant librement le concept de « régimes d’historicité » de l’historien François Hartog (Hartog, 2002), on distingue des modalités différenciées d’approche des temporalités par les chercheurs dans les quatre approches des campagnes est-européennes : la « transitologie » (l’étude de la privatisation et de la mise en place du marché) s’intéresse à des périodes courtes, scandées par des mesures législatives et leur application ; l’étude de la transformation (les réagencements des espaces ruraux) correspond à des durées moyennes, dont les changements de générations scandent l’avancée ; la perspective des trajectoires territoriales (qui reprofile par la statistique et sur la longue durée des types d’espaces ruraux), et l’étude du changement social (les modifications des comportements des groupes ruraux en réaction aux mutations des modes de production) intègrent les temps mêlés des sociétés locales. Avec la fréquentation du terrain sur la durée, les interprétations transitionnelle ou transformationnelle, perdent de leur force explicative au profit de lectures thématiques : le foncier, la pluriactivité, les filières, les « communs », le devenir des espaces pastoraux, les villages. La lecture des travaux de Chris Hann invite à explorer le domaine de l’anthropologie économique (Hann, 2019), qui réinterprète la relation entre système économique et sociétés, et forme le chaînon manquant entre les géographies sociale et économique. La Grande Transformation de Karl Polanyi oblige à une réflexion sur la « modernité », le « marché », et même « l’espace », hypostases qui demeurent un peu problématiques pour le géographe par leur massivité et leur caractère un peu spéculatif, mais elle enrichit la compréhension des phénomènes épars que l’on recueille en fréquentant un terrain sur le long terme.