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Carnets de recherche

Yvonne est-elle raciste ? Éclairer le déclassement du monde agricole provençal par la mémoire familiale

Is Yvonne racist? Shedding light on the decline of Provençal farming through family memories
Anne-Adélaïde Lascaux

Résumés

Le monde agricole méditerranéen est un espace dans lequel les discours xénophobes sont légion. Alors que la huerta provençale est un espace productif reposant sur l’exploitation d’une main-d’œuvre saisonnière étrangère, les relations entre le patronat et les ouvriers sont complexes. Cet article propose de revenir sur la fabrique du discours xénophobe chez les agriculteurs provençaux à l’aune d’une positionnalité particulière : celle d’une chercheuse, mais aussi d’une enfant du pays, fille d’exploitants et d’employeurs locaux. Il s’agit ici de comprendre comment différentes temporalités coexistent sur le terrain, entre pratique quotidienne, souvenirs d’enfance et mémoire des ancêtres. Cette profondeur temporelle apporte au terrain un aspect sensible permettant de recontextualiser la construction de la position patronale en Provence à l’aune des crises successives qu’a connues le monde agricole méditerranéen, conduisant à un sentiment de déclassement des agriculteurs.

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Texte intégral

  • 1 Le terme « Arabe » a aujourd’hui une connotation particulièrement injurieuse et négative. Il est po (...)
  • 2 Durant ma thèse, j’ai réalisé plusieurs captures vidéo de quelques minutes afin de filmer les disco (...)

1« Il vont nous manger les Arabes1 ! » C’est cette phrase qu’a choisie de prononcer ma mère, Yvonne, devant la caméra lorsque je lui ai demandé à l’été 2021 si elle avait un dernier mot pour ma thèse, alors que j’en filmais les épilogues2. Longtemps, je n’ai pas su quoi faire de cette vidéo. Paroles provocantes d’une mère raciste ? Pourtant, ce discours ne correspondait pas à ce que j’avais vécu au cours de mon aventure de thèse, durant laquelle elle a été un soutien formidable. Agricultrice issue de plusieurs générations de paysans provençaux, elle a respecté mon choix de travailler sur l’installation en tant qu’exploitants d’anciens ouvriers agricoles marocains dans la huerta provençale, pourtant décriés par la paysannerie locale. Ces paroles ne correspondaient pas non plus à ce que j’avais vécu durant mon enfance, passée à côtoyer les ouvriers agricoles marocains de l’entreprise familiale. Comment alors interpréter la violence de ses propos ? Patronne ayant baigné dans un milieu provençal xénophobe, Yvonne est aussi une cheffe d’entreprise qui a vu le monde agricole dans lequel elle a construit sa carrière – mais aussi sa vie personnelle – décliner. Pour saisir la position depuis laquelle ma mère tient ces propos et en comprendre les enjeux, il m’a fallu faire de mon village d’enfance mon terrain de thèse.

2Cet article propose de s’intéresser à la fabrique du discours xénophobe chez les agriculteurs provençaux à l’aune de l’expérience vécue dans ma propre famille. Il s’agit d’interroger la place que le récit de vie peut tenir dans l’administration de la preuve. À l’heure où les chercheurs sont invités à rendre compte de leur positionnalité sur le terrain (Sultana, 2007 ; Blidon, 2014 ; Dupont, 2014), j’aimerais revenir sur les apports scientifiques de cette démarche. Si la réflexivité est une nécessité méthodologique et éthique dans les sciences sociales (Labussière et Aldhuy, 2012 ; Johnstone, 2019), elle fait aussi partie des résultats de l’enquête. Désormais, certains chercheurs exposent leurs émotions (Guinard, 2015), mettent en avant les rapports de pouvoir qui se jouent dans l’enquête et reconsidèrent leur positionnement face à des enquêtés avec lesquels ils entretiennent des liens plus ou moins forts (Gagné, 2008). En considérant la positionnalité sur le temps long d’une vie, qu’est-ce que les souvenirs et les émotions de l’enfance du chercheur disent de son expérience du terrain ? J’émets l’hypothèse que l’expérience vécue du chercheur, même ancienne, peut éclairer son objet de recherche sous une nouvelle focale.

3Je propose d’éclairer les propos xénophobes de ma mère à l’aune d’un discours performatif de classe dans un contexte de dépendance à la main-d’œuvre étrangère d’un système productif méditerranéen en déclin et organisé autour de la saisonnalité. L’argumentaire déployé dans cet article privilégie une entrée par la xénophobie plus que par l’analyse raciale pour trois raisons. Tout d’abord, si le racisme se fixe sur une catégorie d’individus identifiés comme groupe en fonction d’un critère lié à leur apparence physique ou une histoire commune, la xénophobie est plutôt la manifestation d’une hostilité envers tout ce qui est étranger au groupe formé. Alors que dans les mécanismes racistes la fabrique de l’altérité assigne des comportements à un groupe précis, la dynamique xénophobe, elle, relève d’une forme d’exclusion généralisée (Hancock, 2008 ; Le Cour Grandmaison, 2008). Ensuite, les différentes nationalités d’ouvriers agricoles qui se sont succédées dans la huerta provençale depuis la fin du XIXème siècle, des Espagnols aux Italiens en passant par les Polonais, les Marocains et les Equatoriens, ont toutes fait l’objet de discours violents, quelle que soit leur aire géographique d’origine (Durbiano, 1980 ; Babiano et Lillo, 2006). Plus que des critères physiques, culturels ou généalogiques, ces discours ciblent avant tout la condition d’étranger. Enfin, lorsqu’ils deviennent eux-mêmes des employeurs, les ouvriers agricoles marocains reproduisent les violences qu’eux ou leurs parents ont subi auprès des patrons provençaux (exploitation d’une main-d’œuvre en situation irrégulière, non-respect des horaires de travail, logements insalubres) (Lascaux, 2021). En ce sens, le rapport à la main-d’œuvre nécessite d’être éclairé au regard d’un contexte d’éthique entrepreneuriale.

4Au cours de mon doctorat en géographie, réalisé entre 2017 et 2022, je me suis intéressée à l’installation d’anciens ouvriers agricoles marocains en tant qu’entrepreneurs. Si la plupart des travailleurs de la première génération d’ouvriers agricoles venus travailler en France sont restés cantonnés au salariat, une partie d’entre eux se sont lancés à leur compte, en tant qu’exploitants. Certains de leurs enfants sont aussi devenus agriculteurs après une expérience salariée. Je qualifie ces deux générations d’entrepreneurs d’agriculteurs marocains. Mon terrain de thèse, qui a au total duré un an, s’est principalement déroulé dans le village dans lequel j’ai grandi auprès de ma famille d’arboriculteurs, dans la Basse Vallée de la Durance, au nord des Bouches-du-Rhône. Ma famille se compose de ma mère, Yvonne, de mon père, André, arboriculteur venu du Limousin et de mon frère, Bastien, qui a aujourd’hui repris l’entreprise familiale. En études à Lyon, j’ai décidé de revenir dans les Bouches-du-Rhône à l’occasion de ma recherche doctorale. Pour rencontrer les agriculteurs marocains j’ai eu recours à mon réseau familial, accompagnant mon père dans les champs et ma mère et mon frère sur les marchés. J’ai ainsi pu réaliser une série d’entretiens biographiques auprès des enquêtés, mais aussi des membres de ma famille. J’ai également réalisé des observations participantes en m’appuyant sur les activités de l’entreprise familiale, utilisée comme un tremplin pour accéder au terrain. Enfin, j’ai exhumé des archives sur plusieurs générations afin de reconstituer la trajectoire de l’entreprise familiale, notamment des photographies et des vidéos de famille à partir desquelles j’ai pu interroger les différents membres de ma famille sur des pratiques et des moments précis (voyages, enfance, recrutement d’ouvriers, relations sociales) et illustrer leur parcours.

5Au cours du terrain, il m’a fallu faire dialoguer trois temporalités pour éclairer les relations à l’œuvre : le temps de l’enfance – durant laquelle j’ai beaucoup travaillé aux côtés de mes parents, le temps de la recherche – marqué par le passage à l’âge adulte et la découverte des sciences sociales comme une grille de lecture du monde, et le temps des ancêtres – matérialisé par la réactivation d’une mémoire familiale sur plusieurs décennies. Ces trois temporalités, passé lointain, proche et présent, se sont articulées autour de relations interpersonnelles qui ont été reconfigurées par l’expérience de la recherche. Cette dernière était située entre les liens anciens de l’enfance – caractérisés par une agriculture familiale dans laquelle les liens entre la famille et l’exploitation sont forts – et la construction d’un nouveau réseau social accompagnant une démarche de recherche corrélée à la construction d’une nouvelle identité. Au-delà d’une mise en récit de soi par une « égo géographie » (Calbérac et Volvey, 2014), cet article a pour objectif de saisir comment ma double expérience du terrain, une première fois en tant qu’enfant appartenant à une famille de paysans provençaux, puis une seconde fois en tant que jeune adulte universitaire m’a permis d’éclairer la reconfiguration des rapports de force à l’œuvre dans les campagnes méditerranéennes entre Provençaux et Marocains.

6Dans un premier temps, je reviendrai sur l’entrée dans le terrain et les difficultés qu’a représentées la rencontre entre des groupes d’acteurs empreints de représentations mutuelles dont la déconstruction a parfois été violente. Ensuite, je montrerai comment, en convoquant la mémoire de l’enfance et celle des ancêtres, j’ai pu recontextualiser la construction de la position patronale des exploitants provençaux auprès des ouvriers saisonniers étrangers. Enfin, j’analyserai la construction du discours xénophobe par la paysannerie provençale au prisme du lent déclin que celle-ci connaît depuis plusieurs décennies.

Du village d’enfance au lieu de la recherche : faire avec un terrain palimpseste

  • 3 Carnet de terrain, notes du 28/05/19

7En 2019, en entrant sur le terrain auprès des agriculteurs marocains depuis mon village d’enfance, dans les Bouches-du-Rhône, j’ai pris conscience des rapports de force à l’œuvre entre les travailleurs agricoles issus de l’immigration et les agriculteurs locaux. Identifiée par les exploitants marocains comme venant d’une « famille raciste3 », ces propos m’ont amenée à interroger la fabrique des représentations au contact de l’altérité. Pour cela, je suis revenue sur l’expérience que j’avais vécue enfant, en grandissant aux côtés des ouvriers agricoles employés par mes parents.

Un terrain familial mais pas familier : déconstruire ses représentations

  • 4 Pour en savoir plus sur ce projet porté notamment par Ségolène Darly, Claire Aragau, Julie Le Gall (...)

8Mon entrée sur le terrain auprès des agriculteurs marocains s’est réalisée en plusieurs étapes et sur un temps long. J’ai d’abord réalisé un premier terrain exploratoire d’un mois à l’été 2015, puis un terrain de trois mois à l’hiver 2016 – à l’occasion de stages liés au projet Proxima porté par le laboratoire LADYSS, et enfin, un terrain de doctorat de six mois au printemps et à l’été 20194. Ce temps long a été nécessaire pour plusieurs raisons. Les agriculteurs marocains représentaient un groupe de producteurs discrets dans l’espace local, se tenant à distance des institutions. Lorsque je les ai sollicités dans le cadre de ma recherche doctorale, leur accueil a été variable en raison de la double position que j’avais dans le monde agricole provençal. D’une part, j’étais la fille de paysans locaux avec qui ils partageaient le même espace de travail et des pratiques professionnelles. Évoluant dans le même quartier et sur les mêmes places marchandes que les membres de ma famille, ils se rencontraient autour des bornes d’arrosage et des lieux de négoces, se prêtant parfois du matériel et échangeant des fruits et des légumes. D’autre part, j’étais aussi la fille d’une ancienne famille locale, identifiée depuis plusieurs générations comme raciste. La note suivante est issue de mon carnet de terrain et a été rédigée au printemps 2019. Elle illustre comment trois ans et demi après ma rencontre avec Malik, un des premiers agriculteurs marocains que j’ai interrogés, j’ai appris comment la diaspora marocaine du village percevait ma famille. Ce n’est qu’une fois devenue une proche de la famille de Malik, admise au sein de moments partagés dans le cercle intime, que la question du racisme a été abordée.

  • 5 Le ftour pendant la période du ramadan est le repas de rupture du jeûne.

« Je suis allée manger chez Malik ce soir pour le ftour5. Lui et sa femme m’ont dit que la famille de ma mère était réputée dans le village pour ne pas aimer les Arabes. Avant de me rencontrer, Malik avait déjà demandé deux choses à ma mère et elle a toujours refusé. C’est pour ça que ma démarche les touche. J’ai trop mangé, j’ai mal au ventre. » Source : Carnet de terrain, 28/05/19

9Avant cette soirée, je ne m’étais pas vraiment posée la question du racisme sur le terrain, ni de ma positionnalité en tant que fille de patrons provençaux auprès d’anciens ouvriers agricoles marocains. Si je m’étais mise au travail auprès des Marocains chez qui je réalisais des journées d’observations participantes, ce choix méthodologique suivait plus une intuition qu’il ne relevait d’une réflexion aboutie.

  • 6 Tous les enquêtés rencontrés possèdent la nationalité marocaine ou la double nationalité franco-mar (...)

10Dans cet article, j’emploie l’adjectif de « Marocains » pour désigner les enquêtés issus d’une migration du Maroc vers la France. Qu’ils soient venus d’eux-mêmes à l’âge adulte travailler en France, ou qu’ils aient co-migré dans leur enfance avec leurs parents, qu’ils soient ouvriers ou patrons, tous les enquêtés rencontrés se sont désignés ainsi. Plus qu’une adéquation avec la nationalité marocaine que tous possèdent6, l’affirmation d’une identité marocaine alimente un référentiel identitaire lointain pour ces individus marqués par l’expérience de la migration au sein de la cellule familiale. En s’affirmant comme Marocains, les ouvriers et les exploitants issus de l’immigration reproduisent les discours auxquels les ont assignés leurs employeurs provençaux, mais aussi les acteurs qu’ils côtoient dans un espace rural provençal particulièrement marqué par la xénophobie. La fabrique du discours xénophobe sur le terrain repose sur un processus de catégorisation insistant sur l’appartenance à une nationalité étrangère. En qualifiant les agriculteurs issus de l’immigration de « Marocains », voire « d’Arabes », les acteurs locaux les cantonnent à un statut d’étrangers, les excluant ainsi du corps social local. Toutefois, si les agriculteurs marocains ont des parcours hétérogènes, les nommer par une identité marocaine commune à laquelle ils s’autoréférent systématiquement permet de reconnaître les spécificités d’un groupe d’acteurs dont la position sociale est affectée par leur parcours migratoire.

11Si le terrain est un espace préexistant au chercheur sur lequel il applique une méthode de recherche, c’est aussi une construction scientifique et sociale faisant partie de son « moi » (Verne, 2012). Il est un espace à la fois professionnel et intime, où coexistent une activité cognitive et une expérience sensible personnelle (Collignon, 2010). Ce n’est qu’à l’issue de plusieurs mois de terrain, lorsque mes liens avec les agriculteurs marocains sont devenus forts et qu’ils ont exprimé leur ressenti sur l’expérience qu’a été notre rencontre, que j’ai saisi ce qui s’était joué dans l’entrée sur le terrain. En revenant dans mon village, le passé de l’enfance et le présent de la recherche se sont confrontés. Si, pour nombre de chercheurs, le terrain, lieu du travail, devient un lieu de vie (Bajard, 2013), ici, c’est mon lieu de vie qui est devenu mon espace de travail. Et celui-ci était empreint de représentations construites dans mon enfance, aussi bien du côté des agriculteurs et des ouvriers marocains que dans mon cercle familial. Entrer sur le terrain requiert pour le chercheur de se confronter à une distance sociale en partie produite par son imaginaire, et qu’à défaut de pouvoir abolir, il doit déconstruire et apprivoiser par les interactions sociales qu’il y construit (Bonnet, 2008). Le déplacement de ma territorialité dans le village, de l’exploitation de mes parents à celles des agriculteurs marocains, s’est accompagné d’un processus de déconstruction des représentations mutuelles entre les enquêtés marocains et moi ; entre des individus issus de la migration que l’on ne considérait jusqu’ici que comme des ouvriers peu qualifiés et une jeune chercheuse qui était associée à une classe patronale dominante. Il a alors été nécessaire de désexotiser l’altérité que nous représentions les uns pour les autres afin de nous défaire des assignations identitaires desquelles nous étions imprégnés dans un espace rural provençal où les discours xénophobes envers les Marocains sont courants. On entend par « exotisme » un point de vue et un discours à propos de quelque chose, de quelqu’un ou de quelque part, se traduisant par « une mise en scène de l’Autre » (Staszak, 2008). Cette mise en scène se manifeste notamment par des stratégies d’évitement mutuels, comme le montre cette note de terrain datant de mai 2019. Elle retranscrit une discussion avec Malik, un soir de ramadan, où il se souvient avoir longtemps refusé de me recevoir en 2016.

« Au début c’est Ahmad [ndlr : l’ouvrier de mes parents] qui est venu me demander pour que je te vois. Moi je voulais pas. Je me suis dit « mais qu’est-ce qu’elle veut elle ? » Toi, quand je te disais bonjour avant, tu répondais pas. Je te voyais, tu te cachais. Il a insisté je te jure, trois ou quatre fois ! Alors j’ai dit oui. Puis tu es venue à la maison. T’étais timide. T’osais pas. Et j’ai compris. T’es pas comme tes parents ». Source : Carnet de terrain, 30/05/19

12L’évitement dont a longtemps fait preuve Malik à mon égard est une réponse à la relation sociale que nous avions échouée à nouer lorsque j’étais plus jeune. En effet, peu après la soirée où il m’a confié ses premières impressions sur moi en 2016, alors que je le filmais à l’occasion d’une pause goûter entre deux livraisons, il est revenu sur certaines scènes que nous avions vécues sur le marché où adolescente j’accompagnais mes parents pour livrer des marchandises. Il y décrit la scénographie de l’évitement à laquelle je me livrais : il me saluait, j’avais peur de lui et systématiquement je me cachais derrière mon frère afin de limiter les contacts. En réponse, il avait fini par lui aussi m’éviter. Il conclut la vidéo par cette phrase à laquelle j’ai longtemps réfléchi et qui traduit le passage de l’enfance à l’âge adulte sur le terrain : « Avant tu étais raciste. Mais heureusement pour toi il y a eu cette école. »

  • 7 Note Carnet de terrain de mémoire, hiver 2016.
  • 8 Note, Carnet de terrain de thèse, été 2019.

13Je n’ai découvert le racisme et la xénophobie auxquels j’ai été associée sur le terrain que très tard, alors que ces représentations ont été fondamentales dans la (dé)construction des rapports que j’ai noués avec les agriculteurs marocains. Je suis rentrée sur le terrain en 2016, en m’appuyant sur mon statut de « fille de Yvonne7 » afin d’y être identifiée et acceptée par les locaux. L’expérience du terrain a été l’occasion d’une recomposition de mon identité auprès de la diaspora marocaine locale. En effet, à la fin de mon terrain, en 2019, j’étais régulièrement désignée comme étant « la fille de Malik8 ». La nécessité pour le chercheur de se situer souligne l’intérêt de la posture réflexive comme un outil d’éclairage des logiques sociales, notamment en (dé)nouant les temporalités de l’intime et de la science (Blidon, 2014). En déconstruisant mes représentations sur les migrants marocains dans un contexte de tensions politiques, économiques et sociales, j’ai pu mieux saisir leur position dans l’espace rural provençal, ainsi que celle de ma famille. Toutefois, le passage à l’âge adulte s’entrechoquait avec les résistances de l’enfance. Ce que j’analysais sur le terrain par l’expérience de la recherche ne correspondait pas tout à fait à mes souvenirs, notamment dans le rapport aux ouvriers marocains employés par mes parents, desquels mon frère et moi étions proches. Commente expliquer les évolutions et les ambivalences de la relation aux travailleurs marocains en Provence ? Qu’est-ce que les souvenirs d’enfance ont à dire du terrain ?

Retour au village : émotions de l’enfance et regard de la chercheuse

14Si, en 2019, les propos de ma mère au sujet des agriculteurs marocains m’ont longtemps interrogée, c’est parce qu’ils semblent être une réponse assumée, confortant la position xénophobe de ma famille dénoncée par les agriculteurs marocains. De plus, ces propos entrent en résonnance avec un contexte universitaire de recherche en sciences sociales multipliant les publications et les colloques autour des questions de rapports de domination, notamment au prisme du genre et de la race (Kobayashi, 1994 ; Beaud et Noiriel, 2021). Toutefois, la plupart des travaux évoquant les ouvriers agricoles d’origine étrangère se focalisent sur les rapports de force à l’œuvre entre une classe patronale locale dominante et une masse salariale étrangère soumise (Morice et Michalon, 2008 ; Décosse, 2011 ; Mésini, 2013). Si ces travaux du point de vue des ouvriers pointent pertinemment les abus à l’œuvre dans le milieu agricole envers les travailleurs migrants, j’y retrouve rarement la complexité des relations sociales que j’ai expérimentées enfant au sein de l’entreprise familiale. De même, si les propos xénophobes de ma mère performent un rapport de domination entre une patronne provençale et ses ouvriers marocains, cette violence ne correspond pas non plus à la position patronale que mes parents ont adoptée durant mon enfance. Je les ai vus accueillir au sein de notre foyer des enfants d’ouvriers pour leur permettre de se soigner en France, aider des salariés et leur famille à trouver un logement ou encore continuer d’embaucher des travailleurs saisonniers vieillissants afin qu’ils puissent atteindre l’âge de la retraite.

  • 9 L’expression « khoya al kabir » signifie en arabe « mon grand frère ». C’est ainsi que les ouvriers (...)

15Le paternalisme – attitude du pouvoir, à la fois bienveillante et autoritaire qui consiste à imposer une domination sous couvert de protection désintéressée (Donegani, 2011) – est un facteur éclairant la complexité de ces relations déséquilibrées. Cependant, la recherche d’une autorité morale par des petits patrons sur un groupe d’ouvriers dépendants n’est pas la seule clé de lecture permettant d’éclairer les liens durables que nous avons noués en famille avec les ouvriers agricoles marocains et leurs proches, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. D’abord en France, où avec mon frère, dès notre plus jeune âge, nous avons travaillé aux côtés des ouvriers de l’entreprise familiale, Nour, Ahmad, Nordine et tant d’autres. Avec ceux que nous appelions chacun individuellement « khoya al kabir »9, nous avons emballé des poires pendant des heures, pesé des files infinies de caisses, ramassé des cerises sous un soleil de plomb, pris la pluie au marché et partagé d’innombrables fois le thé trop sucré à notre goût. Puis ces liens se sont consolidés au Maroc, sur plusieurs décennies, comme le montrent les photographies suivantes issues des archives de mon grand-père et de mes parents. On y voit ma mère, âgée de vingt ans, porter la djellaba à l’occasion du mariage d’un ouvrier marocain dans les environs de Meknès, au Maroc (1). Une vingtaine d’années plus tard, en 1998, c’est en famille que nous sommes allés rendre visite aux ouvriers marocains travaillant au sein de l’entreprise chez eux, à Meknès (2 et 3) et dans les campagnes voisines (4). On peut voir les liens de proximité qui se sont noués avec les familles des ouvriers autour des jeux d’enfants et des repas partagés ensemble (2 et 3).

Figure 1. De la France au Maroc : des liens durables entre les patrons provençaux et les ouvriers marocains

Figure 1. De la France au Maroc : des liens durables entre les patrons provençaux et les ouvriers marocains

1 – Visite dans la campagne de Meknès (Maroc), vers 1975

2 – Jeux d’enfants avec Leïla, une fille d’ouvriers Meknès, 1993

3 - Partage d’un repas avec une famille d’ouvriers, Meknès, 1998

4 – Visite chez une famille d’ouvriers, zone rurale de Meknès, 1998

Source : Archives familiales

16Les relations qu’entretiennent depuis plusieurs décennies les ouvriers agricoles marocains avec les membres de ma famille sont incontestablement asymétriques et fondées sur le maintien du système productif de la huerta provençale. Plus que d’interroger les formes variables du paternalisme dans les entreprises agricoles familiales, il s’agit ici, à l’aune de souvenirs d’enfance, de saisir ce que représente la main-d’œuvre saisonnière étrangère pour la paysannerie provençale. L’expérience de l’enfance – et les émotions qui y sont associées – peuvent-elles être matière à faire science ? Lorsqu’il effectue un retour réflexif sur son parcours en tant qu’homosexuel, mais aussi en tant qu’enfant issu d’une classe populaire ouvrière, Didier Éribon écrit que « la sphère du privé, et même de l’intime, telle qu’elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collective. » (Eribon, 2009). L’épreuve du terrain a pour moi été une épreuve de l’enfance qu’il a fallu revivre, interroger et ajuster avec la pratique scientifique. Toutefois, les éclairages émotionnels et les souvenirs lointains et déformés de l’enfance ne suffisaient pas à apporter des preuves suffisamment intelligibles pour construire un argumentaire solide. Pour éclairer le temps de l’enfance, il a alors fallu convoquer un autre temps, celui des ancêtres, afin d’apporter un éclairage sensible et de creuser la profondeur temporelle du terrain. Ces éléments du passé se confrontent aux discours recueillis, aussi bien du côté des agriculteurs marocains que des membres de ma famille. Comment faire coïncider ces deux réalités ? Quelle compréhension du terrain les émotions peuvent-elles apporter ? Comment expliquer l’angoisse permanente de Yvonne vis-à-vis d’une main-d’œuvre étrangère qu’elle a pourtant côtoyée tout au long de sa vie ? Qu’est-ce que la confrontation entre un parcours de vie marqué par une proximité avec les ouvriers et la permanence de discours xénophobes dit de l’évolution des rapports entre les exploitants provençaux et les ouvriers agricoles étrangers au basculement du XXIème siècle ? Pour saisir la complexité de ces liens à l’œuvre, il faut revenir sur la dépendance à la main-d’œuvre étrangère d’un système productif méditerranéen organisé autour de la saisonnalité et en déclin.

La mémoire des ancêtres : recontextualiser les liens entre les travailleurs étrangers et les agriculteurs provençaux

17Dans la seconde moitié du XXème siècle, l’entrée des ouvriers marocains dans les exploitations agricoles provençales en a bouleversé l’organisation familiale. Désormais dépendants d’une main-d’œuvre saisonnière étrangère, les agriculteurs provençaux se sont positionnés comme des patrons. Toutefois, leur relation aux ouvriers s’est durcie à mesure que les crises agricoles se sont succédées dans les campagnes méditerranéennes. Mon enfance a été marquée par la présence des ouvriers au sein de l’entreprise familiale et dans les discours de mes parents.

De Meknès à la Provence : l’arrivée des ouvriers agricoles marocains dans les exploitations provençales

  • 10 Cette recherche a été réalisée au printemps 2020 sur les conseils de mes directrices de thèse Karin (...)

18Pour confronter la discordance entre la violence xénophobe des discours captés sur le terrain auprès des agriculteurs provençaux et la complexité des relations sociales que je me rappelais avoir observée enfant entre les patrons et les ouvriers, je suis allée chercher une troisième profondeur temporelle, celle de mes ancêtres10. Pour cela, j’ai écumé les fonds d’armoires et les greniers afin de (re)trouver, parfois sous d’épaisses couches de poussière, les images, photographiques et vidéos, de ce qu’avait pu être la vie d’une famille de paysans dans la huerta provençale entre 1914 et aujourd’hui. J’ai également confronté ces images à la parole et aux souvenirs de mes proches en recueillant la mémoire familiale sur plusieurs générations par des entretiens réalisés avec mon grand-père, ma mère, mon père et mon frère. C’est en faisant dialoguer ces trois temps, celui des émotions de l’enfance, du souvenir familial et du terrain contemporain, que je propose d’analyser l’évolution et les ambiguïtés des rapports entre les patrons provençaux et les ouvriers étrangers au prisme de la dépendance des premiers aux seconds, dans un contexte de déclin de l’agriculture méditerranéenne depuis plusieurs décennies.

19Les ouvriers saisonniers étrangers sont la pierre angulaire sur laquelle repose le système productif de la huerta provençale. Les exploitants agricoles ont répondu à la « crise de main-d’œuvre » provoquée par l’exode rural dans la deuxième moitié du XXème siècle en recourant d’abord ponctuellement, puis massivement, à une main-d’œuvre d’origine étrangère, en particulier durant la saison estivale (Morice et Michalon, 2008 ; Mésini, 2009). Les photographies suivantes mettent en scène quatre générations d’agriculteurs de ma famille. Elles témoignent de l’introduction progressive des ouvriers saisonniers étrangers dans les exploitations provençales. Dans la première moitié du XXème siècle, les ouvriers agricoles étaient essentiellement des travailleurs locaux et journaliers. Le travail agricole se faisait principalement en famille, dont une partie des membres travaillait informellement, en particulier les femmes. On peut ainsi voir mon arrière-grand-mère maternelle, Marceline, charger un camion de marchandises avec une membre de sa famille, alors que toutes les deux ont été déclarées toute leur vie « sans profession » (1). Les ouvriers saisonniers étrangers sont apparus de manière quasi systématique dans les exploitations agricoles provençales dans la seconde moitié du XXème siècle pour remplacer la main-d’œuvre locale partie travailler dans les villes voisines. Leur arrivée s’est faite au rythme des vagues migratoires successives, d’abord italiennes, puis espagnoles, comme on peut le voir sur la photographie où ma grand-mère, Louisette, au premier plan, travaille aux champs avec deux ouvrières espagnoles (2). Elle aussi a passé toute une partie de sa vie à être qualifiée comme « sans profession ». À partir des années 1970, la situation économique et politique de l’Espagne et de l’Italie s’étant améliorée, les flux migratoires d’ouvriers agricoles se sont recomposés à partir des pays du Maghreb. En Provence, ce sont essentiellement des Marocains qui sont venus travailler en masse dans les exploitations des petits producteurs paysans, alimentant un champ migratoire durable sur plusieurs décennies. Les deux dernières photographies montrent l’évolution de la place qu’occupe la main-d’œuvre marocaine au sein de l’entreprise de mes parents. Alors que dans les années 1990, les travailleurs étaient aussi des travailleuses et que la main-d’œuvre locale se mélangeait à la main-d’œuvre marocaine (3), progressivement, le contingent des ouvriers s’est homogénéisé et masculinisé. On peut voir sur la dernière photographie que le travail d’emballage, longtemps réservé aux femmes, est désormais uniquement assuré par des ouvriers marocains (4).

Figure 2. La succession des générations de travailleur·euse·s étranger·ère·s au sein des exploitations provençales

Figure 2. La succession des générations de travailleur·euse·s étranger·ère·s au sein des exploitations provençales

1 – Marceline au travail sur l’exploitation, Bouches-du-Rhône, vers 1930

2 - Louisette et des ouvrières espagnoles, Bouches-du-Rhône, vers 1960

3 - Ouvrier·e·s agricoles marocain·e·s (Nora, Fatime et Ismaïl) travaillant avec des ouvrières locales (Murielle et Maëva), Bouches-du-Rhône, 1997

4 – Ouvriers marocains emballant des poires (Mohammed, Omar et Abdallah), Bouches-du-Rhône, 2023

Source : Archives familiales

  • 11 Office des Migrations Internationales, ancienne appellation de l’OFII, entre 1988 et 2005.
  • 12 Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles, Christine Forestier, Lu (...)

20L’introduction des ouvriers marocains dans les exploitations agricoles provençales a été permise par la mise en place d’accords bilatéraux entre le Maroc et la France, autorisant les agriculteurs français en manque de main-d’œuvre locale à faire appel à des travailleurs saisonniers étrangers. Ce système dit des OFII, c’est-à-dire de contrats temporaires mis en place par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration – longtemps connu sous le nom de contrats OMI11 – se caractérise par une venue des travailleurs marocains sur le sol français limitée à six mois par an maximum, prolongeable deux mois jusqu’en 2007. Renouvelables chaque année, ces contrats ne permettent pas aux ouvriers étrangers de pouvoir prétendre à une immigration de travail permanente sur le sol français en les cantonnant au rythme de la saisonnalité entre les deux rives de la Méditerranée (Morice, 2008). L’entrée de cette main d’œuvre « mobile, flexible et réversible » (Mésini, 2013) dans le monde agricole a été disruptive car elle a positionné les exploitants agricoles provençaux non seulement en producteurs, mais aussi désormais en patrons. Durant mon enfance passée sur l’exploitation, aux côtés de ma famille, j’ai assisté à la construction de cette position patronale. En effet, l’une des prérogatives principales de ma mère au sein de l’entreprise est la gestion de la main-d’œuvre, une responsabilité qu’elle a portée non sans difficultés et ambivalences tout au long de sa carrière, comme l’exprime cette phrase qu’elle prononce dans le film documentaire Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles12 à propos du système des OFII : « Même si on n’est pas d’accord avec le système, on y adhère ». On peut alors se demander comment l’introduction des contrats OFII a consolidé et systématisé la position patronale des agriculteurs provençaux.

Le temps de la dépendance : l’inquiétude des exploitants provençaux

21Depuis les années 1970, dans les exploitations provençales où les productions sont saisonnières, intensives et certaines tâches comme la récolte et l’emballage encore peu mécanisées, le principal poste de dépense est la main-d’œuvre (Durbiano, 1997). Tout au long de mon enfance, et encore aujourd’hui, la plupart des discussions qu’ont mes parents, et désormais mon frère, portent sur la gestion des ouvriers, des préoccupations prenant bien souvent plus de place que les cultures elles-mêmes. « Combien on fait de contrats cette année ? » ; « Jusqu’à quand est-ce qu’il y aura du travail pour les ouvriers ? » ; « N’oublie pas de payer l’OFII ! » ; « Dis aux hommes qu’ils doivent rendre les logements propres ! » ; « Est-ce que la préfecture a délivré les cartes de séjours à temps ? » Au cours de l’enquête de terrain, en mobilisant et en ravivant la mémoire familiale sur plusieurs générations, j’ai retracé le parcours individuel de chaque membre de ma famille afin de saisir les mutations collectives du système productif provençal. Ces entretiens ont corrélé ce que j’avais perçu enfant, au sein de l’intimité familiale, en révélant une préoccupation constante, à travers les décennies, pour la question ouvrière. Les trois extraits d’entretiens suivants, réalisés avec Rodolphe, mon grand-père, Yvonne, ma mère et Bastien, mon frère, témoignent de l’inquiétude d’une paysannerie provençale dont la dépendance à une main-d’œuvre étrangère stable et disponible plusieurs mois dans l’année a crû au fil des décennies.

« Avant 1968, quand on avait des ouvriers, c’était payé avec un lance-pierre pratiquement. Mai 1968, ça a fait augmenter le carburant et aussi le prix qu’il fallait payer aux ouvriers. Il fallait beaucoup plus les payer, ça a augmenté d’un coup. Il fallait faire beaucoup plus attention. » Rodolphe, 85 ans, agriculteur à la retraite, Basse Vallée de la Durance, 10/05/20

22Alors que jusqu’aux années 1960, l’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans le monde agricole était peu réglementé et irrégulier, comme l’explique Rodolphe, progressivement, celle-ci s’est imposée comme la clé de voûte d’un système agricole méditerranéen dont la productivité par exploitant n’a cessé d’augmenter. Le basculement du système d’embauche, d’ouvriers saisonniers déjà présents sur place et employés à la journée vers des travailleurs migrants sous contrats employés – et souvent logés – sur plusieurs mois et chaque année par les exploitants agricoles, a transformé la relation à l’ouvrier étranger. Ce dernier est devenu indispensable au fonctionnement des entreprises agricoles de taille moyenne, et ce durant une grande partie de l’année. C’est ce qu’exprime Yvonne lorsque je l’interroge à ce sujet en 2020.

« Dans les années 1970, et même jusqu’en 1980, ce n’était pas un problème le personnel. Il ne coûtait pas cher et il était peu exigeant. On le voit bien maintenant, on est complètement dépendant d’une main-d’œuvre étrangère qui est de plus en plus difficile à gérer. » Yvonne, 64 ans, agricultrice, Basse Vallée de la Durance, 01/05/20

23Lorsqu’il est en train de s’installer à son compte en 2020 et que je l’interroge sur son parcours professionnel, Bastien évoque, lui, la nécessité que représentent des ouvriers stables pour la viabilité d’une exploitation agricole.

« C’est là ndlr : pendant mon apprentissage que j’ai fait la connaissance des Polonais. Ça, ça a été un gros plus, parce qu’on voulait changer un peu. Les Espagnols, ils sont là depuis trois jours et après hop, ils doivent aller en Espagne. Tu peux pas compter sur eux. » Bastien, 30 ans, agriculteur, Basse Vallée de la Durance, 02/05/20

  • 13 Sur six ouvriers polonais, trois ont été retrouvés ivres lors de leur premier jour de travail et un (...)

24Les différentes nationalités d’ouvriers qu’il mentionne témoignent de la stratégie de diversification des filières de recrutement mise en place par une paysannerie dépendante d’une main-d’œuvre flexible, mais aussi volatile d’une saison à l’autre. À l’été 2023, la main-d’œuvre polonaise a d’ailleurs été remplacée par une main-d’œuvre espagnole suite à plusieurs incidents sur l’exploitation13. On peut toutefois s’interroger sur la catégorisation par nationalité qu’opèrent ces discours sur les ouvriers captés sur le terrain auprès de presque tous les petits patrons provençaux. Comment expliquer l’attitude ambigüe de la classe paysanne auprès de la main-d’œuvre étrangère, oscillant entre des liens forts et durables dans le temps et l’irruption d’une violence symbolique ?

D’ouvriers à concurrents : éclairer la xénophobie par les émotions du déclassement

25Depuis les années 2000, l’augmentation conséquente du nombre d’anciens ouvriers agricoles marocains se reconvertissant en tant qu’exploitants bouleverse l’ordre social sur lequel repose le système productif de la huerta méditerranéenne (Lascaux, 2022b). Ce changement social accentue un sentiment de déclassement déjà prégnant au sein d’une paysannerie locale qui s’affaisse depuis la seconde moitié du XXème siècle. Une évolution dont témoignent mes souvenirs d’enfance ainsi que la mémoire de ma famille. En croisant les trajectoires des familles d’agriculteurs provençaux et marocains sur plusieurs décennies, on peut éclairer les propos xénophobes au regard des rapports de classe à l’œuvre entre une paysannerie en difficulté et des travailleurs migrants à la recherche d’une ascension sociale et économique.

Le sentiment de déclassement de la paysannerie provençale

26Dans la dernière partie de la vidéo, que j’ai filmée lors des épilogues de mon travail de thèse, après avoir indiqué « qu’ils vont nous manger », Yvonne exprime le fait que les agriculteurs qu’elle voudrait voir s’installer dans les campagnes provençales ne sont « pas ceux-là ». Si elle fait ici référence aux agriculteurs marocains, on peut s’interroger sur le référentiel identitaire qu’elle mobilise derrière ce discours à caractère xénophobe. Si elle est une patronne, Yvonne est aussi, et avant tout, une exploitante agricole qui a vu le monde rural, dans lequel elle a grandi et construit sa position sociale, s’effondrer. En effet, depuis les années 1970, la huerta méditerranéenne a connu plusieurs crises successives. Tandis que les années 1970, 1980 et 1990 ont été marquées par des périodes de surproduction, le prix des marchandises a été dévalorisé par la mise en concurrence du marché des fruits et des légumes dans une Union Européenne prônant la libre circulation, ainsi que par la montée en puissance de distributeurs maîtrisant une large partie des circuits de commercialisation. Le cumul de ces difficultés sur plusieurs décennies a fait de l’agriculture une activité délaissée par une paysannerie locale vieillissante, ne trouvant bien souvent pas de repreneurs à sa suite (Derioz, 1994 ; Deléage, 2012 ; Lascaux, 2022a). Outre les cartes réalisées sur le terrain et illustrant les zones d’enfrichement et de progression de l’installation des agriculteurs marocains entre 2016 et 2019, je me suis de nouveau appuyée sur la mémoire familiale pour témoigner de l’affaissement du monde paysan méditerranéen. J’ai ainsi reconstitué l’arbre généalogique de ma famille maternelle, en y faisant figurer les trajectoires professionnelles (fig. 3). On peut d’abord y lire l’ascension sociale d’une famille d’éleveurs (en rouge), devenus maraîchers (en jaune). Si l’exploitation familiale s’agrandit dans la première moitié du XXème siècle, elle entame ensuite un déclin après la seconde guerre mondiale, avec une quatrième génération d’enfants se tournant essentiellement vers des activités tertiaires dans les petites villes voisines (en gris). Seuls les membres de la famille s’étant lancés dans l’arboriculture ont continué leur carrière agricole (en vert), notamment ma mère et mon père. Aujourd’hui, mon frère est le seul membre de la famille à avoir fait de l’agriculture son métier.

Figure 3. Arbre généalogique de la famille maternelle de Yvonne

Figure 3. Arbre généalogique de la famille maternelle de Yvonne
  • 14 Le dégagement de marché est un système mis en place par l’État français de la fin des années 1960 (...)

27Ce contexte de décroissance agricole permet d’éclairer l’ambiance morale dans laquelle évolue la paysannerie provençale, exercice nécessaire pour saisir les rapports de pouvoir à l’œuvre entre les exploitants et les ouvriers migrants. Ici aussi, les souvenirs d’enfance et la mémoire familiale sont des clés de lecture pour comprendre le positionnement des agriculteurs locaux. Au cours de l’enquête de terrain, j’ai retrouvé des captures vidéo oubliées, datant des années 1980 et montrant des membres de ma famille jetant plusieurs tonnes de poires dans le lit de la Durance afin de pouvoir prétendre aux aides de l’État français sous le système du dégagement de marché, communément appelé « retrait communautaire »14, dont la photographie ci-dessous est extraite.

Figure 4. Poires jetées dans le cadre du retrait communautaire, Bouches-du-Rhône, fin des années 1980

Figure 4. Poires jetées dans le cadre du retrait communautaire, Bouches-du-Rhône, fin des années 1980

Source : Archives familiales

28Ces preuves, longtemps cachées, « de la honte », comme l’ont exprimé plusieurs membres de ma famille, témoignent des difficultés que connaît la paysannerie française depuis la seconde moitié du XXème siècle. Une déchéance à l’origine de souffrances exprimées régulièrement par mes parents, notamment lors de manifestations auxquelles nous participions avec mon frère. Si renverser des camions entiers de pommes pourries sur l’autoroute avait un côté jouissif pour les enfants des années 1990 que nous étions, ces démonstrations étaient en réalité le témoignage des souffrances qui traversait le monde paysan. Un combat toujours d’actualité, comme en témoigne la participation de mon frère à une manifestation revendiquant une revalorisation du prix d’achat des pommes pendant l’hiver 2023.

29Les agriculteurs évoluent dans une profession incertaine, associée à des difficultés sociales comme le célibat, la pauvreté ou encore le suicide (Maclouf, 1986 ; Bourdieu, 2002 ; Deffontaines, 2014). Ils souffrent de la dévalorisation que subit leur profession depuis plusieurs générations dans les sphères politiques et médiatiques. De plus, les difficultés économiques et sociales dans lesquelles ils évoluent renforcent leur sentiment d’appartenir à une profession délaissée. J’ai constaté l’intériorisation et la reproduction de ces discours de dévalorisation sociale chez les différents membres de ma famille, comme l’illustre l’extrait d’entretien suivant réalisé avec ma mère.

« Et puis le métier d’agriculteur a été tellement déprécié, dévalorisé, que personne n’a plus voulu le faire. Quand j’étais en 5ème, j’avais un prof d’histoire-géo qui nous avait dit qu’on devait perdre notre accent parce que sinon les gens allaient se moquer de nous et dire « Regardez, les cul-terreux sont sortis de leurs trous ! » Et ça, quand tu es petit, ça te marque. (...) Que les Marocains s’installent, ça me dit que nous on a baissé les bras, qu’on a des terres agricoles et qu’on a plus la volonté de les exploiter et de les faire produire. Et puis, on subit cette mauvaise image de marque qu’on a, ce rejet de la population en général. On est des nuisibles, je le vis comme ça. » Yvonne, 64 ans, agricultrice, Basse vallée de la Durance, 01/05/20

  • 15 Née en 1955, Yvonne était en 5ème à la fin des années 1960.
  • 16 L’expression counas en Provençal signifie « vieux con ».

30Le sentiment d’appartenir à un monde paysan déclassé est ancien, comme le montre la référence de Yvonne à son enfance15. Toute ma vie, je l’ai d’ailleurs entendue lancer cette pique en provençal, à chaque fois que nous rentrions à l’intérieur du village : « Pays di counas16. » L’utilisation de cette expression à ce moment précis reflète l’intériorisation d’une identité paysanne dévalorisée, transcrite ici par l’association faite entre le lieu du village rural dans lequel elle a grandi et la reproduction de discours dévaluant le monde paysan dans lequel elle évolue désormais. Des discours auxquels j’ai moi-même été exposée, notamment lors de mon entrée dans les études supérieures, en ville, en 2011, où lorsque j’ai exprimé mes origines paysannes une camarade m’a demandé si j’avais « l’eau et l’électricité » chez moi. Dans l’extrait d’entretien retranscrit en amont, on peut noter le lien que fait Yvonne entre l’effondrement de la paysannerie provençale et l’installation des agriculteurs marocains. En effet, c’est dans les friches laissées vacantes par la paysannerie locale dans la seconde moitié du XXème siècle que s’installent les anciens ouvriers marocains se lançant à leur compte depuis les années 2000 (Lascaux, 2021). En ce sens, la bifurcation de leur trajectoire professionnelle et sociale dans les campagnes dans lesquelles ils longtemps été cantonnés au salariat ramène les paysans provençaux à leur propre affaissement. Plus que d’avoir « baissé les bras », ces derniers font l’expérience d’un déclassement offrant une nouvelle grille de lecture pour saisir l’évolution de la xénophobie au sein du monde agricole provençal. On entend ici par déclassement la détérioration de la position de l’individu dans l’espace social dans lequel il évolue (Bourdieu, 1978).

Les agriculteurs marocains, d’étrange(r)s pairs

31Les exploitants provençaux ont en partie absorbé les difficultés traversant le monde agricole méditerranéen en rognant une partie des coûts de productions sur une main-d’œuvre étrangère corvéable (Décosse, 2011 ; Mésini, 2013). Toutefois, en devenant entrepreneurs, les agriculteurs marocains se dégagent de la condition salariale qui leur a été assignée dans l’espace rural provençal, subvertissant ainsi l’ordre social établi dans la huerta. En effet, tous les agriculteurs marocains, ou leurs parents, ont accédé au territoire français par le biais d’une migration de travail salarié. C’est avant tout cette condition ouvrière qui justifie chaque année l’introduction temporaire de contingents d’étrangers dans les campagnes françaises. Les propos xénophobes des agriculteurs provençaux à l’égard des Marocains peuvent ainsi être regardés au prisme d’une double assignation identitaire vis-à-vis des patrons locaux : étrangers, ils sont aussi ouvriers. Alors que différentes nationalités de travailleurs migrants se succèdent au fil des décennies dans les espaces ruraux méditerranéens (Italiens, Espagnols, Marocains, Polonais ou encore Équatoriens), le déclassement de ces vagues migratoires, lui, persiste, à l’image de la xénophobie anti-italienne, particulièrement prégnante en Provence entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle (Gastaut et Mourlane, 2017). Aujourd’hui, la xénophobie dans cet espace s’exprime de manière particulièrement virulente auprès des populations de travailleurs venus d’Afrique du Nord au cours du XXème siècle (Mésini, 2013). Dans les variables à prendre en compte pour saisir la fabrique du discours xénophobe, ainsi que la complexité des rapports de pouvoir qu’entretiennent les agriculteurs provençaux avec les ouvriers et les entrepreneurs étrangers, la question raciale est un facteur éminemment éclairant et pertinent, mais l’entrée par la classe sociale ne doit cependant pas être occultée. L’intersectionnalité, en tant que démarche scientifique visant à intégrer et expliciter dans l’analyse des pratiques spatiales et sociales l’empilement des rapports de pouvoir entre les différents groupes sociaux, prend ici tout son sens (Crenshaw et Bonis, 2005).

32Pour faire fonctionner des entreprises agricoles vieillissantes et peu attractives, les paysans provençaux se sont repliés sur l’exploitation d’une main-d’œuvre étrangère qu’ils voient désormais leur échapper. Alors qu’ils font l’expérience d’un lent déclassement sur plusieurs générations, ils assistent à l’émergence rapide d’une nouvelle catégorie d’agriculteurs issue des anciens contingents d’ouvriers étrangers. En réponse à l’arbre généalogique retraçant le parcours de ma famille, puisque j’étais devenue sur le terrain « la fille de Malik », je décidais de réveiller aussi la mémoire familiale des Marocains desquels j’étais devenue les plus proches. Qu’avait à dire le temps de leurs ancêtres ? Comment faire dialoguer les trajectoires de familles provençales et marocaines se croisant sur un même espace ? L’arbre généalogique suivant représente les mouvements circulatoires de la famille de Malik entre la France et le Maroc depuis les années 1970. Il témoigne d’une évolution des stratégies migratoires à partir des années 2000. Alors que dans les années 1970, la première génération de migrants marocains venus travailler en France est souvent restée cantonnée au rôle d’ouvrier saisonnier écartelé entre les deux rives de la Méditerranée (en jaune) afin d’aider les membres de la famille restés au pays (en rouge), à partir des années 2000, de plus en plus d’ouvriers saisonniers devenus résidents sur le territoire français, ou leurs enfants, se sont lancés dans l’entrepreneuriat agricole (en vert). On remarque même qu’à partir des années 2010, des exploitants marocains recrutent des membres de leur famille sous le système des contrats OFII et les aident à rapidement s’installer en tant qu’exploitants (flèches jaunes).

Figure 5. Arbre généalogique de la famille de Malik

Figure 5. Arbre généalogique de la famille de Malik

« Les Arabes c’est une menace parce qu’ils ont beaucoup plus de facilités que nous pour travailler. L’enjeu principal, c’est la main-d’œuvre. Eux, ils travaillent avec une main- d’œuvre qui est soumise. Si tu n’as pas la main-d’œuvre tu ne peux rien faire, c’est leur atout principal ». Yvonne, 64 ans, agricultrice, Basse Vallée de la Durance, 01/05/20

33La soumission de la main-d’œuvre que mentionne Yvonne fait référence à la tendance des agriculteurs marocains à reproduire - et à exacerber - les violences qu’eux, ou leurs parents, ont subi en tant qu’ouvriers dans la huerta provençale (logements insalubres, emploi d’une main-d’œuvre non déclarée ou encore paiements informels de contrats de travail). L’éthique entrepreneuriale, plus qu’une assignation identitaire, justifie ici l’exploitation d’une classe ouvrière, que celle-ci soit composée d’étrangers ou de compatriotes (Lascaux, 2021).

34Je pose ainsi l’hypothèse que, plus que de la haine raciale, les propos xénophobes de Yvonne, et de nombreux autres agriculteurs provençaux aux discours similaires, traduisent l’inquiétude d’une génération d’agriculteurs face au déclin de l’espace productif dans lequel ils ont construit leur carrière. La peur du déclassement est ici une clé de lecture du durcissement des rapports entre les agriculteurs provençaux et leurs (anciens) ouvriers à mesure que l’espace agricole – qui est à la fois leur lieu de travail et de vie – se rétrécit. Lorsque Yvonne dit que les agriculteurs qu’elle aurait aimés voir s’installer ne sont « pas ceux-là », elle fait référence à leur identité de Marocains, mais aussi et surtout d’ouvriers. Les propos racistes et xénophobes rencontrés sur mon terrain de thèse, y compris au sein de mon environnement familial, nécessitent d’être interrogés au prisme des assignations identitaires auxquelles ils renvoient. Le sexe, la classe et la race sont des attributs sociaux fonctionnant dans la vie quotidienne comme des marqueurs opérants pour rendre compte des processus sociaux à l’œuvre entre les individus au quotidien (Beaud et Noiriel, 2021).

35Si la virulence des propos des agriculteurs provençaux envers les anciens ouvriers agricoles marocains qu’ils ont vus devenir agriculteurs prend la forme d’une variable raciale ouvertement exprimée, cette assignation identitaire ne doit pas réduire les Marocains à une seule dimension de leur identité. S’ils sont d’origine étrangère, ce sont aussi des ouvriers dont la trajectoire migratoire est intrinsèquement liée au fonctionnement d’un système productif agricole méditerranéen aujourd’hui en effondrement. On peut ici faire un parallèle avec la racialisation des catégories observée dans les milieux urbains ouvriers par les sociologues (Beaud et Pialoux, 2006). L’identification raciale vient, en quelque sorte, compenser la dévalorisation que connaît l’identité sociale agricole par un mécanisme d’élévation symbolique de la classe patronale. L’organisation socio-économique d’un système productif agricole méditerranéen connaissant des difficultés produit et exacerbe la racialisation des différentes catégories d’acteurs présents sur un même territoire local. Ces discours performent et alimentent une identification de la classe paysanne locale par elle-même. On peut d’ailleurs noter qu’André, mon père, arboriculteur issu d’un milieu d’élevage bovin limousin pauvre où le recours à une main-d’œuvre étrangère est moins fréquent, maintient une plus grande distance vis-à-vis de la question la main-d’œuvre.

36La défiance des producteurs provençaux envers les agriculteurs marocains traduit leur conscience de faire carrière et de vivre dans un monde rural en déshérence, désormais essentiellement attractif pour des individus déclassés socialement et économiquement. Lorsque j’ai demandé à mon frère Bastien ce qu’il pensait de Yazid, un agriculteur marocain ayant travaillé avec ma famille à l’été 2020, sa réponse exprime son sentiment de voir l’ordre social dans lequel il a grandi être bouleversé.

« Je trouve ça bien qu’il fasse quelque chose de la terre plutôt qu’il y ait des friches de partout, mais d’un autre côté je trouve ça triste que ce soit que des Marocains, parce que bientôt il n’y aura plus que des Marocains ». Bastien, 30 ans, agriculteur, Basse Vallée de la Durance, 02/05/20

37Son désappointement de voir que ceux qu’il identifiait socialement comme des ouvriers deviennent ses pairs illustre sa conscience de faire carrière dans un espace productif fragile et en recomposition.

38Les agriculteurs marocains ont eux aussi conscience de l’évolution en cours des rapports de pouvoir entre la paysannerie provençale et ses anciens ouvriers migrants, comme l’exprime la phrase prononcée avec beaucoup de fierté par Malik à l’été 2021, lorsque je le filme et lui demande s’il a un dernier mot pour ma thèse : « Oui. On a fait les choses mieux que les Français. Excuse-moi ! »

Conclusion

39Les opportunités conjointes d’une actualité migratoire à laquelle répondaient les sujets de recherche élaborés dans le milieu universitaire après 2015 et mon appartenance à une famille d’agriculteurs évoluant aux côtés de travailleurs issus de la migration m’ont conduite à m’intéresser au parcours des agriculteurs marocains dans la huerta méditerranéenne. Toutefois, faire du lieu de l’enfance un espace de recherche nécessite de bien considérer sa positionnalité sur le terrain, ainsi que les dispositifs méthodologiques de l’enquête. Les souvenirs, les émotions, les relations sociales préexistantes, sont à la fois autant de perturbations à l’enquête que de matière à faire science. Il s’agit alors de saisir les différentes temporalités à l’œuvre pour les faire dialoguer, éclairer le temps présent du terrain par le temps vécu du chercheur, mais aussi, parfois, convoquer l’épaisseur mémorielle des ancêtres. En retournant dans le village dans lequel j’ai grandi en tant qu’universitaire et enfant du coin parti à la ville, j’ai pu éclairer les relations entre les individus et les territoires dont j’avais été témoin plus jeune.

40La huerta provençale est un terrain emblématique de la géographie rurale (Dérioz et Grosso, 1992 ; Durbiano, 1997), qui a récemment été renouvelé par une approche sociale des conditions de vie et de travail des ouvriers étrangers (Morice et Michalon, 2008 ; Mésini, 2008 ; Décosse, 2016). Ces travaux portent la voie longtemps tue des travailleurs saisonniers étrangers dans les campagnes méditerranéennes. Travailler sur des entrepreneurs, d’abord marocains, puis provençaux, a été pour moi l’occasion d’éclairer les relations à l’œuvre entre les agriculteurs et la main-d’œuvre du point de vue des patrons. Ma positionnalité particulière d’enfant du coin et d’héritière d’une histoire familiale locale m’a permis de faire le portrait d’une paysannerie en difficulté sur plusieurs décennies. Penser le système productif provençal à l’aune du déclin des exploitants locaux et de leur dépendance à une main-d’œuvre étrangère permet de mieux recontextualiser la position patronale des agriculteurs provençaux. Employeurs, ils sont aussi des producteurs mis à l’épreuve par le capitalisme marchand et la mondialisation des systèmes alimentaires. Le récit de vie du chercheur, au regard de sa positionnalité, peut offrir de nouvelles perspectives sur des sujets qui semblent déjà pourtant déjà bien balisés.

41Enfin, les interférences entre la trajectoire de l’enquêteur et son objet de recherche permettent de saisir le terrain – et le jeu des relations sociales s’y déployant – d’un point de vue sensible. Les émotions, la complexité des liens qui se nouent, les imbrications entre différentes identités, sont autant de variables permettant au chercheur d’ajuster sa grille de lecture du terrain. Le moment de la recherche est aussi l’occasion d’interroger la rencontre entre l’intimité et l’activité professionnelle. Certains souvenirs ou sentiments sont des indicateurs – au même titre qu’une hypothèse réflexive – pouvant orienter l’enquête dans une direction ou dans une autre. Plus que de parler de soi, le récit de vie, et la profondeur émotionnelle et temporelle qu’il mobilise, est un élément à part entière de l’enquête et de la démonstration scientifique. L’espace-temps de la recherche est indissociable de l’espace (et du) vécu du chercheur.

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Notes

1 Le terme « Arabe » a aujourd’hui une connotation particulièrement injurieuse et négative. Il est pourtant revenu constamment sur le terrain : les Maghrébins ont toujours été désignés ainsi et se désignent eux-mêmes par ce terme. J’ai choisi de le retranscrire tel quel chaque fois qu’il s’est présenté afin de ne pas effacer la violence xénophobe, sociale et symbolique à l’œuvre sur le terrain.

2 Durant ma thèse, j’ai réalisé plusieurs captures vidéo de quelques minutes afin de filmer les discours et les gestes des enquêtés. Trop courtes et trop décousues pour en faire un film, ces vidéos sont des supports que j’utilise comme des données de terrain, en complément des entretiens et des observations réalisés.

3 Carnet de terrain, notes du 28/05/19

4 Pour en savoir plus sur ce projet porté notamment par Ségolène Darly, Claire Aragau, Julie Le Gall et Camille Hochedez, voir le site du LADYSS.

5 Le ftour pendant la période du ramadan est le repas de rupture du jeûne.

6 Tous les enquêtés rencontrés possèdent la nationalité marocaine ou la double nationalité franco-marocaine.

7 Note Carnet de terrain de mémoire, hiver 2016.

8 Note, Carnet de terrain de thèse, été 2019.

9 L’expression « khoya al kabir » signifie en arabe « mon grand frère ». C’est ainsi que les ouvriers marocains de l’entreprise de nos parents nous enjoignaient à les appeler mon frère et moi.

10 Cette recherche a été réalisée au printemps 2020 sur les conseils de mes directrices de thèse Karine Bennafla et Julie Le Gall. Alors que je devais retourner quelques semaines sur le terrain, le premier confinement a rendu ce projet impossible. Cette période d’enfermement a été l’occasion de me plonger dans les archives disponibles dans la maison familiale.

11 Office des Migrations Internationales, ancienne appellation de l’OFII, entre 1988 et 2005.

12 Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles, Christine Forestier, Lucie Hautbout, Gabrielle Bichat et Colombine Proust, 2022, 65 minutes. À l’automne 2022, quatre étudiantes ont monté le projet Les Champs au-delà des frontières et ont lancé un appel à témoignages concernant les mouvements migratoires d’ouvriers agricoles. Je les ai invitées à l’été 2022 à venir sur mon terrain de thèse et sur l’exploitation de mes parents.

13 Sur six ouvriers polonais, trois ont été retrouvés ivres lors de leur premier jour de travail et un quatrième a dû cesser de travailler en raison de problèmes de santé.

14 Le dégagement de marché est un système mis en place par l’État français de la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990 pour faire face à la crise de surproduction et de mévente qui a touché le secteur arboricole (pêches, pommes, poires). Les années de mévente, l’État indemnisait les agriculteurs n’arrivant pas à vendre leur production en échange de sa destruction. Ces opérations étaient contrôlées par les douanes et la répression des fraudes. Le souvenir de cette période est particulièrement douloureux pour les paysans l’ayant vécu.

15 Née en 1955, Yvonne était en 5ème à la fin des années 1960.

16 L’expression counas en Provençal signifie « vieux con ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1. De la France au Maroc : des liens durables entre les patrons provençaux et les ouvriers marocains
Légende 1 – Visite dans la campagne de Meknès (Maroc), vers 1975
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 73k
Légende 2 – Jeux d’enfants avec Leïla, une fille d’ouvriers Meknès, 1993
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 115k
Légende 3 - Partage d’un repas avec une famille d’ouvriers, Meknès, 1998
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 146k
Légende 4 – Visite chez une famille d’ouvriers, zone rurale de Meknès, 1998
Crédits Source : Archives familiales
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 121k
Titre Figure 2. La succession des générations de travailleur·euse·s étranger·ère·s au sein des exploitations provençales
Légende 1 – Marceline au travail sur l’exploitation, Bouches-du-Rhône, vers 1930
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 122k
Légende 2 - Louisette et des ouvrières espagnoles, Bouches-du-Rhône, vers 1960
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 159k
Légende 3 - Ouvrier·e·s agricoles marocain·e·s (Nora, Fatime et Ismaïl) travaillant avec des ouvrières locales (Murielle et Maëva), Bouches-du-Rhône, 1997
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 74k
Légende 4 – Ouvriers marocains emballant des poires (Mohammed, Omar et Abdallah), Bouches-du-Rhône, 2023
Crédits Source : Archives familiales
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 157k
Titre Figure 3. Arbre généalogique de la famille maternelle de Yvonne
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 128k
Titre Figure 4. Poires jetées dans le cadre du retrait communautaire, Bouches-du-Rhône, fin des années 1980
Crédits Source : Archives familiales
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-10.png
Fichier image/png, 599k
Titre Figure 5. Arbre généalogique de la famille de Malik
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/docannexe/image/10300/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 162k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Adélaïde Lascaux, « Yvonne est-elle raciste ? Éclairer le déclassement du monde agricole provençal par la mémoire familiale »Carnets de géographes [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 10 décembre 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/10300 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12suk

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Auteur

Anne-Adélaïde Lascaux

ATER à l’Université Gustave Eiffel, Laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs
anne.adelaide.lascaux[at]univ-eiffel.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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