J’ai choisi ici un masculin générique pour faciliter la lecture.
1Cet article souhaite explorer un temps particulier de la recherche, celui du doctorat, considéré comme un temps d’introduction au monde de la recherche. Je me positionne donc volontairement à contre-pied de l’appel à contributions, que j’ai interprété comme adressé à des chercheurs possédant une certaine expérience du métier. En effet, je pense qu’un travail doctoral possède aussi ses propres temporalités qui méritent d’être elles aussi explorées. Le doctorat est un hybride, entre fin d’un cursus universitaire débuté au plus tôt cinq ans auparavant et formation à la recherche en vue d’une possible carrière universitaire. Il correspond ainsi à un moment particulier du parcours de vie et de l’inscription dans la discipline d’un chercheur en devenir. Le but poursuivi ici n’est pas de produire une étude générale des doctorats de géographie en France (Baron, de Ruffray, 2021) ou une analyse des relations entre doctorants et encadrants (Houssay-Holzschuch, Le Goix et Noûs, 2022), mais bien de proposer une réflexion sur ce temps particulier dans la production de savoirs.
2L’emploi de « temporalités » plutôt que « temps » pour analyser le travail doctoral correspond à une volonté de mieux éclairer les différents éléments intervenants au cours d’une thèse, ceux-ci évoluant à des rythmes différents. Assurément, parler d’un temps unique de la thèse serait couper celle-ci du parcours de vie de son auteur et réduire à un simple contexte ses cadres de production institutionnels ou disciplinaires ; en revenir donc à l’étymologie du mot (τέμνω qui a donné temps signifiant couper en grec) et établir une chronologie sommaire du doctorat, où un temps métrique imposerait sa mesure (Pineau, 2019 : 177). A l’inverse, il s’agit d’inscrire la thèse au sein d’un ensemble plus vaste dont les éléments correspondent à autant de temporalités. Ces dernières sont entendues comme les dimensions temporelles des objets, caractérisée par trois propriétés : la continuité, la succession et l’irréversibilité (Michelet et al., 2020 : 48). Derrière les temporalités se trouvent donc l’idée d’évolutions différenciées de chacun de ses objets que le chercheur doit parvenir à articuler pour déboucher vers une krisis, un dénouement par jugement, (Hartog, 2020 : 25) constitué par la soutenance pour un doctorant. Dans cet article, les spécificités des temporalités biographiques, disciplinaires et institutionnelles seront présentées et articulées pour présenter comment celles-ci influencent la production de savoirs par les jeunes chercheurs.
3Bien que ce texte s’appuie en grande partie sur une expérience personnelle, ce n’est pas une égogéographie telle que définie par Y. Calbérac et A. Volvey (Calbérac et Volvey, 2014) en raison du seul axe temporel abordé ici : il ne sera pas question de faire émerger une « identité subjective » par un retour sur les objets scientifiques étudiés, ni de retracer l’ensemble d’un parcours de vie en l’associant aux productions scientifiques. En dépit de son aspect biographique, je questionnerai les différentes temporalités associées à une thèse, qu’elles soient forcément présentes car reliées à la spécificité du diplôme ou au contraire associées au parcours de vie.
4Prendre un exemple personnel comme unique matériau de recherche n’est pas une pratique courante en SHS et s’apparente plus au premier regard à la réalisation d’une autobiographie qu’à un travail répondant aux attentes d’une production scientifique. Quelle valeur scientifique possède l’étude d’un seul individu, lui-même rédacteur de cette étude, fusionnant dès lors le sujet et l’objet ?
5L’étude de cas unique se justifie car l’individu étudié ne vivant pas hors du monde social, il s’est trouvé dès lors forgé par celui-ci à travers les multiples interactions entretenues, lors de différentes socialisations. Ces dernières correspondent aux processus au cours desquels le monde social façonne un individu afin que celui-ci corresponde à l’univers fréquenté (Lahire, 2013 : 116). Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans un déterminisme social niant l’existence d’une volonté propre. Le doctorat, en tant que moment d’adaptation à un domaine particulier (celui de la recherche), peut être défini comme une socialisation. Si le parcours de vie de chaque doctorant est différent, la socialisation doctorale comporte un certain nombre d’éléments communs, institutionnels et disciplinaires, ces derniers permettant une approche par une étude de cas unique.
6Quant à l’utilisation de son propre récit de vie comme matériau de recherche, c’est un exercice tenté par Bourdieu dans l’un de ses derniers ouvrages (Bourdieu, 2001 : 184 sq.), où à travers une socio-analyse de sa carrière, c’est l’évolution de sa discipline qu’il retrace. Pour parvenir à cela, le sociologue objective l’objectivation du sujet (Ibid. : 180), ce qui passe par l’objectivation de sa position. Un tel travail permet de lever les biais existants et de les dépasser, il est donc nécessaire si l’on veut produire un travail scientifique (Scarfò Ghellab, 2015). Une fois cette tâche réflexive effectuée, on n’aboutit pas à la construction d’un simple point de vue (relativiste) sur l’objet mais bien un à positionnement (un savoir situé), qui n’empêche pas de viser l’objectivité (Ripoll et Frouillou, 2022). En effet, en géographie et dans les sciences sociales plus généralement, le chercheur « est partie prenante de la société ou de l’espace qu’il/elle étudie, ce qui invalide toute prétention à l’universalité et à la neutralité » (Blidon, 2014). Rappelons également avec I. Lefort et L. Péaud que « l’image renvoyée est toujours autre et partielle » (Lefort et Péaud, 2017 : 24). Dans mon cas, les positions pouvant influencer l’écriture sur les temporalités sont doubles : universitaire et professionnelle. En tant que doctorant, je me trouve inclus dans l’objet d’étude. Il en va de même en tant qu’enseignant du second degré travaillant en didactique de la géographie : cette profession m’empêche de me consacrer entièrement à la recherche. Une prise de recul est donc indispensable pour ne pas se laisser enfermer dans son vécu : il s’agit d’analyser ce qui est et non ce que je voudrais. Cet article n’a donc pas la prétention d’exposer et d’analyser l’expérience du doctorant en géographie et donc encore moins à en produire un modèle. Mais en étudiant ma propre expérience, ma propre position de doctorant, comprendre comment différentes temporalités interagissent sur la recherche.
7Avant de plonger dans l’analyse des temps associés au doctorat, il me paraît indispensable d’éclairer encore quelques points relatifs à l’écriture de cet article. Une des spécificités de cet appel à articles est d’écrire sur son travail et réfléchir à celui-ci, en dépassant les seuls écrits professionnels traditionnels (communications, publications, rapports) dans lesquels ce sont les objets étudiés qui sont au centre du propos et non pas la relation objet / sujet dans son rapport aux temps. Cela positionne donc cet article dans un entre-deux : il s’agit à la fois d’un écrit du travail, dont les modalités sont multiples ; mais aussi d’un écrit sur le travail (la thèse est un travail en soi). Ecrire sur son travail, peu importe les supports utilisés, c’est lui « donner une existence publique » tout en révélant la part invisible de celui-ci. C’est aussi se l’approprier pour pouvoir mener sur ledit travail et les activités réalisés pour celui-ci, une véritable analyse réflexive (Thémines et Le Guern, 2018 : 134-137). Autre difficulté que nous avons commencé à toucher du doigt : écrire sur soi n’est pas un exercice facile pour deux raisons. D’une part, il suppose de réfléchir à quelle portion de notre intimité nous souhaitons conserver et quelle part nous pouvons livrer aux lecteurs (d’autant plus que le travail a une fraction d’intime, ordinairement cachée, y compris à ses pairs). D’autre part, s’interroger sur son travail suppose de développer une approche qui renvoie à une mise en relation de soi avec soi-même dans le but d’en tirer une métaréflexion permettant de développer de nouvelles compétences à mettre en œuvre dans son travail (Carnus et Mias, 2013 : 269).
8Or, une telle approche n’est pas encore habituelle dans l’ensemble du monde de la recherche en géographie. On la retrouve par exemple dans les mémoires d’habilitation à diriger des recherches (l’exercice d’égogéographie), dans quelques appels à contribution comme celui-ci ou des thèses et certaines branches de la discipline comme la géographie sociale. Prenons deux courants distincts représentés par deux revues. Le premier exemple, est celui de la géographie physique avec la revue Physio-Géo où la recherche du mot « réflexivité » ne donne qu’un seul résultat : un article d’Ingrid Canovas, Philippe Martin et de Sophie Sauvagnargues, consacré à la « modélisation heuristique de la criticité des basses eaux en région méditerranéenne ». Dans celui-ci le mot réflexivité n’est pas employé dans le sens que nous lui donnons ici (une réflexion critique sur sa position et ses travaux) mais comme la perception par des acteurs (usagers et acteurs publics) des basses eaux sans mention et recul critique de la position des géographes (Canovas et al., 2016). Le second exemple est celui de la géographie sociale, qui sera représenté par Espaces et Sociétés, qui, bien qu’elle ne soit une revue entièrement dédiée à ce champ, y abrite nombre d’articles s’y rattachant. Une recherche du même mot-clé aboutit ici à 61 résultats, dont l’article de Claire Brisson traitant des corps sur les plages de Rio de Janeiro (Brisson, 2016). Dès l’introduction de celui-ci, la chercheure écrit à propos de ces observations :
« Un retour réflexif sur cette pratique s’impose, puisque planent des doutes sur la méthode même de l’observation. (….) Le premier de ces doutes renvoie aux méthodes dites qualitatives et au débat plus large sur leur scientificité (…). Le second doute renvoie à la définition même de l’observation, qui n’est pas « voir », mais bien davantage remarquer, distinguer, et, de façon intéressante, surveiller et contrôler ».
9Ces difficultés mises à jour, j’appréhenderai au sein d’une première partie les temporalités propres du doctorat, à la fois institutionnelles et disciplinaires. Pour parvenir à distinguer celles-ci, nous reprendrons les modalités réflexives de la géographie, telle que proposées par Isabelle Lefort et Camille Péaud (op. cit. : 24-25). Elles séparent « l’habitus collectif réflexif » et l’intériorisation de cet habitus. Je commencerai donc par me pencher sur le temps propre du doctorat (durée légale, évolutions internes, moment de professionnalisation). Ensuite, je démontrerai que l’expérience de la thèse se trouve enchâssée dans plusieurs temporalités scientifiques qui vont bien au-delà de sa seule durée. En effet, malgré son caractère de travail original, une thèse est l’intégration de plusieurs héritages : les évolutions de la discipline, de son domaine de recherche. Dans la seconde partie de cet article, nous questionnerons la cohabitation du temps scientifique avec d’autres, qui viennent interférer avec la production scientifique. Ici, il s’agira particulièrement de l’enseignement dans le second degré. Ces différentes temporalités, bien qu’interagissant ensemble, ont une trajectoire évolutive différente, nécessitant des ajustements de la part du temps scientifique et peuvent être parfois source de tensions.
10L’exercice académique que constitue la thèse possède ses propres temporalités externes (issues de la loi, de la direction de recherche, des attendus) et internes : l’évolution du sujet de recherche, des hypothèses au fur et à mesure de l’avancée du travail.
11Si les thèses pouvaient durer de nombreuses années auparavant, à l’instar des anciennes thèses d’Etat d’une durée moyenne de huit ans en géographie (Bourgeat, 2007 : 86), ce n’est plus le cas aujourd’hui. La durée de celles-ci est en effet cadrée par l’arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat. L’article 14 de ce décret dispose en effet que :
« La préparation du doctorat, au sein de l'école doctorale, s'effectue en règle générale en trois ans en équivalent temps plein consacré à la recherche. Dans les autres cas, la durée de préparation du doctorat peut être au plus de six ans. »
12Les doctorants contractuels, - peu importe le type de contrat, qu’il soit national, régional ou se fasse par une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE) -, ne disposent donc officiellement que de trois années pour mener à bien leurs travaux. Les autres, ne disposant pas d’un contrat doctoral, ont quant à eux six ans en raison de leur statut de doctorant à temps partiel. Précisons toutefois que pour tous les doctorants, à temps complet ou partiel, les réinscriptions supplémentaires à partir de la quatrième année sont soumises à une dérogation, obtenue à la suite de l’avis du comité de suivi, de l’encadrement, de l’école doctorale et du directeur de l’établissement. Le temps doctoral est donc un temps légalement encadré, peu importe le sujet de recherche, même si des années supplémentaires peuvent être accordées. Cette durée raccourcie est révélatrice du changement des attendus autour de la thèse : si la thèse d’Etat possédait une dimension encyclopédique, celle-ci est mise de côté (Bourgeat, op cit. : 125), au profit de sujets resserrés.
13Les bornes temporelles du travail doctoral ne sont pas que légales : elles sont aussi convenues avec l’encadrement par la construction d’un calendrier visant à la réalisation du projet en trois années. Les grandes étapes du travail sont alors balisées : collecte de données, analyse, rédaction, etc. La thèse constitue aussi un moment relationnel particulier avec la direction de recherche : si le doctorant n’était qu’un étudiant parmi ses pairs auparavant, l’inscription en thèse engendre une nouvelle relation avec les encadrants (rendez-vous réguliers, processus de formation). Cette relation particulière n’est pas sans influencer la production du doctorant, engendrant une circulation particulière des savoirs sur laquelle je reviendrai.
14De même, l’autorisation de soutenir au sein de mon école doctorale / université se trouve accolée à la publication d’un article scientifique dans une revue reconnue, ce qui peut être une difficulté pour certains jeunes chercheurs. Publier un article est aussi un prérequis, avec la thèse et une expérience d’enseignement dans le supérieur, pour obtenir une qualification en vingt-troisième section auprès du CNU, bien souvent visée par les doctorants. Ces derniers font donc face à différentes obligations sur ce temps encadré du doctorat : avancer sur leur thèse, assurer des communications en colloque et journées d’études, assumer des enseignements dans le supérieur et écrire des articles. Dans le cas des doctorants à temps partiel, c’est-à-dire avec une activité salariée finançant la thèse (enseignants par exemple) cette tension entre les différentes activités inhérentes à la thèse est plus marquée, le temps du travail extra-universitaire s’ajoutant et limitant le temps disponible pour cette « logique du résultat » propre à l’évolution de ce type de métier (Wittorski, 2008 : 13). Cette nécessité d’écrire vite et bien semble aller en contradiction avec la slow science (Godillon, Lesteven et Mallet, 2015) développée en réponse à la nécessité de produire vite dans un contexte de néo-libéralisation de la recherche et qui revendique comme son nom l’indique le temps de « bien faire » la science pour obtenir des résultats.
15La temporalité d’une thèse ne se limite toutefois pas aux bornes légales et aux attendus : comme toute réflexion scientifique, elle se voit évoluer au fur et à mesure de sa progression. En effet, les réflexions qui accompagnent la réalisation d’un doctorat, comme en son amont ou en son aval, font partie intégrante de celui-ci et de l’émergence de nouveaux savoirs. De la conception d’un sujet, en passant par les échanges professionnels et le terrain, à la soutenance, ce sont autant de temporalités qu’il faut explorer. Pour exposer cela, je vais rentrer plus en détail dans mon cursus. Ainsi, l’inscription en thèse de géographie n’a pas fait suite à l’obtention d’un master dans cette discipline mais s’inscrit dans une réflexion sur une plus longue durée. Avant de m’inscrire à l’ESPE (devenu INSPE) de Caen pour préparer les concours de l’enseignement, je n’avais jamais fait de géographie depuis ma terminale : j’ai donc découvert cette discipline universitaire bien après mon arrivée dans le supérieur (licence puis master d’histoire).
16Cette découverte, douloureuse et à grande vitesse, ne m’a pas amené dans un premier temps à l’idée d’approfondir mon cursus au-delà du concours mais progressivement l’envie de poursuivre mon cursus en géographie s’est imposée. La découverte d’une part de la géohistoire à travers le manuel de Christian Grataloup, Introduction à la géohistoire (2015) et d’autre part, de la didactique, m’ont progressivement amené à m’intéresser plus intensément à la géographie. Puis, dès la fin de mon master 1 MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) et l’obtention du CAPES, j’ai commencé à envisager de poursuivre plus loin sur cette voie associant géographie et didactique. J’ai alors pris contact avec mon actuel directeur de thèse pour le questionner sur d’éventuelles formations dans ces domaines, sans penser alors à une thèse : je n’envisageais pas d’être autorisé à m’inscrire en thèse sans avoir de diplômes proprement géographiques. Vint ensuite la fin du master puis l’année de stagiaire dans l’Éducation Nationale au cours desquelles j’ai approfondi mes connaissances des didactiques. A la fin de cette année de stage, j’ai recontacté mon directeur pour lui demander cette fois, si une thèse en didactique de la géographie était envisageable. Il m’a répondu que oui, mais que l’inscription en doctorat ne serait pas possible dès l’année prochaine, m’imposant une réflexion d’une année au moins pour continuer à borner le sujet envisagé et me laisser le temps de m’installer dans mon métier d’enseignant.
17En allant plus loin que ce seul récit de vie et ce parcours atypique avec un passage de l’histoire à la géographie, ce temps entre la première réflexion sur une poursuite d’études en didactique de la géographie et l’inscription en première année d’une durée de trois ans n’est pas anodine dans ma situation actuelle. Elle m’a permis d’affiner ma réflexion sur mon sujet de thèse, de réfléchir à ce qu’une thèse impliquait et est donc indissociable de mon travail actuel de doctorant. Je reprends ici l’idée d’Anne Jorro et Richard Wittorski pour qui « les individus sont placés, tout au long de leur trajectoire de vie, dans des espaces d’activités différents qu’ils ʺtraversentʺ et qui les construisent » (Jorro et Wittorski, 2013 : 12). Les savoirs géographiques issus de la thèse naissent sur une temporalité bien plus longue que sur le seul temps de cet exercice.
18De même, l’inscription en thèse ne fige pas le sujet ou les méthodes d’approches de celui-ci : comme toute réflexion scientifique, celle-ci est faite d’aller-retour, d’évolutions. Nous pouvons comparer ici le travail scientifique au travail du juge tel que présenté par J.-M Weller (cité par Thémines et Le Guern, op. cit. : 136) qui revient au cours de son travail sur différents éléments pour les regarder sous un autre angle. Ainsi, les productions évoluent au gré des échanges formels (colloques, journées d’études) et informels, des lectures, de la collecte de nos données qui peuvent pousser à reformuler des hypothèses. De même pour écrire cet article, il a été nécessaire de revenir régulièrement vers l’appel émis par la revue. Prenons ma thèse : ma réflexion était tout d’abord centrée sur l’approche géohistorique dans les programmes du secondaire, principalement vu sous l’angle des travaux de C. Grataloup, et sa possible insertion au sein de ceux-ci, en questionnant les liens entre histoire et géographie au sein de ce « couple scolaire » (Prost, 1998). Par la suite, j’ai élargi d’une part mon sujet vers l’ensemble des approches géohistoriques et d’autre part vers une réflexion sur le rôle que pourrait jouer ces approches particulières dans la construction d’une identité professionnelle bivalente des enseignants avec la mise en place d’une recherche-action participative. Ces évolutions ne peuvent être mesurées avec les échelles temporelles métriques car il s’agit d’un ensemble de processus, d’échanges avec d’autres doctorants, avec la direction de thèse ou d’autres chercheurs titulaires lors de séminaires, de colloques. Ces transformations ne sont pas propres aux thèses : dans un entretien Béatrice Collignon (Vivet, Collignon et Chivallon, 2015) confie ainsi à propos de ses travaux sur les espaces domestiques :
« Il m’a fallu un grand temps de réflexion, de maturation, de reprise de notes pour comprendre ce qu’il y avait à en dire d’intéressant. C’est de la lenteur sur le terrain, mais aussi en amont et en aval du terrain. »
- 1 Nous utilisons ici l’expression « au terrain » qui nous paraît plus juste que « sur /vers» le terra (...)
19Quant au terrain, marqueur identitaire du doctorant, et des géographes dans leur ensemble, (Vieillard-Baron, 2006 ; Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch, 2012 : 446) il va influencer le doctorant, tout en s’inscrivant lui aussi dans différentes temporalités. Aller sur le terrain, peu importe celui-ci (région, archives, salles de classe, internet, etc.), c’est faire de la géographie mais pas faire la géographie. Être sur le terrain correspond à deux moments (Geertz cité par Dupont, 2014) : un premier temps qui est le « là-bas » où l’on est physiquement sur le terrain où l’on observe, recueille des données, mène des entretiens. Le second temps correspond à « l’ici », au temps du retour, moment d’analyse, et de présentation des résultats. Ce déroulé n’est pas fixe : il est souvent nécessaire de revenir au1 terrain pour confronter de nouvelles hypothèses, récolter des données, voir affiner ses méthodes (intégrer une approche qualitative ou quantitative alors que l’on n’y a pensé au premier abord par exemple). Autre temporalité à prendre en compte : celle du terrain même, qui va conditionner les possibilités de récolte de données et amener à faire des choix et, de facto, à laisser certaines questions dans l’ombre. Liée à cette inconnue, une dernière temporalité propre aux études doctorales demeure : le doctorant ignore s’il pourra, au cours de sa possible carrière universitaire, pratiquer à nouveau le terrain et donc poursuivre sa familiarisation avec celui-ci.
20Tout travail de recherche possède donc sa propre temporalité, et la thèse, en tant que premier travail de recherche, n’échappe pas à cette règle. Le doctorat est donc bien une maïeutique, un processus de mise au monde d’une réflexion sur un sujet qui passe par différentes temporalités, des prémices de la conception du sujet à la soutenance.
21Outre la maïeutique du mémoire de thèse, la période du doctorat est aussi un temps d’acquisition de compétences, un moment où les jeunes chercheurs se doivent de prouver qu’ils pourront poursuivre une carrière scientifique. Depuis quelques années, la formation des doctorants s’est avérée être une préoccupation récurrente des différentes ministres de l’enseignement supérieur (Mohib, Magot, Plateau, 2022 : 32), prise en charge par la direction de thèse et l’école doctorale de rattachement. Ce versant du diplôme est rappelé par l’article 1 de l’arrêté de 2016 :
« La formation doctorale est une formation à et par la recherche et une expérience professionnelle de recherche. Elle conduit à la production de connaissances nouvelles. Elle comprend un travail personnel de recherche réalisé par le doctorant. Elle est complétée par des formations complémentaires validées par l'école doctorale. Elle porte sur des travaux d'intérêt scientifique, économique, social, technologique ou culturel. »
22Les doctorants se trouvent donc confrontés à différents moments de validation de ces compétences. Ces validations sont obtenues par deux biais que nous allons successivement étudier. D’une part, ce processus passe par la reconnaissance des personnes composant leur environnement professionnel (une reconnaissance formelle) mais également d’autre part par une introspection (une reconnaissance informelle), les deux étant indissociables. Le temps de l’échec ne sera pas non plus oublié, permettant lui aussi l’émergence de savoirs.
- 2 Cette reconnaissance attribuée par les pairs sanctionne la connaissance des règles du métier (langa (...)
23Etape d’insertion dans un monde professionnel, le doctorat en reprend les modalités de validation des compétences qui se font pour Jorro et Wittorski via un « processus d’attribution socio-professionnel qui vaut désignation qualitative d’une activité » (op. cit. : 13). C’est-à-dire que l’on ne se déclare pas compétent mais que l’on est reconnu comme tel par les membres de la communauté professionnelle qui peuvent être ici les membres d’un jury de thèse, ou les relecteurs d’un article. La thèse correspond donc à un moment où l’université, par l’école doctorale et l’unité de recherche, l’encadrement, et le le jury, va fabriquer un professionnel. Ce néo-professionnel, reconnu par les siens à travers un « jugement d’utilité »2, tel que défini par Christophe Dejours (Dejours et Gernet, 2016 : 59-60), développera ensuite tout au long de son parcours cette identité professionnelle tout en apportant lui aussi sa part à la définition de la profession. Dans le cas des chercheurs, cela se fait par des publications, communications et enseignements. En effet, la professionnalisation vise à la fois le développement professionnel des individus et leur socialisation par la construction d’un groupe professionnel qui va définir la profession (Wittorski, 2008 : 19-20). Préparer une thèse ou bien l’encadrer, c’est donc bien engendrer des savoirs géographiques en devenir.
24Être reconnu comme compétent se voit sanctionné par l’attribution du diplôme et une publication retenue. Cependant, on ne peut éluder qu’en parallèle de cette reconnaissance formelle, la reconnaissance passe également par l’appréhension de sa position comme légitime. C’est ce j’ai qualifié de reconnaissance informelle puisqu’interne au doctorant. C’est un passage nécessaire à la production de nouveaux savoirs : si le jeune chercheur ne se sent pas légitime pour produire de nouveaux savoirs (cela vaut aussi pour leur présentation), il ne peut pas en produire ou les exposer lors des échanges formels que sont les journées d’études ou les colloques. Marianne Blidon expose ainsi qu’au début de sa thèse, elle se sentait illégitime pour travailler sur les espaces gays urbains, en raison de son hétérosexualité, avec un « sentiment de ne pas être à sa place » (op. cit.). Si tous les sujets de thèse ne produisent pas un sentiment d’illégitimité aussi marqué, il est nécessaire de dépasser les moments de doutes (associés à des échecs ou non) qui font eux aussi partie des temporalités d’un doctorat. Il est très différent d’être un bon étudiant et un bon doctorant, mais au-delà de cette tautologie, l’acquisition d’un sentiment de légitimité est un processus à prendre en compte dans la temporalité de développement des savoirs. La légitimité professionnelle va désigner une position (une situation) qui paraît juste naturellement, tant à l’individu concerné qu’aux autres. Se sentir légitime, un sentiment moral ou psychosocial (Guégen, 2014 : 75), dépasse les diplômes et titres nécessaires à l’inscription en doctorat, car il renvoie au vécu, aux expériences des doctorants. Ces sentiments d’illégitimités peuvent avoir différentes origines : choix du sujet, parcours de vie, etc. Dans mon cas, ce sentiment d’illégitimité est apparu plusieurs fois : je ne suis pas géographe de formation mais historien (quelle légitimité alors à pratiquer cette discipline ?), un sentiment d’être dépassé par la somme de travail à accomplir (je suis incompétent, je ne parviens pas à organiser mon travail ni à me donner un rythme régulier). Comment alors acquérir ce sentiment d’être légitime, nécessaire à la production de nouveaux savoirs ?
25Si l’on suit les travaux du philosophe allemand Axel Honneth sur la reconnaissance de l’individu au sein de la société, ce sentiment est un construit, tout comme l’identité à laquelle il est lié (Honneth, 2004). La reconnaissance permet l’insertion de l’individu dans la société et sa reconnaissance, tout en étant une motivation du développement des rapports sociaux face à « l’autrui généralisé » (l’Autre comme référence). La lutte pour la reconnaissance prend place au sein de trois sphères : amour, droit et solidarité. Le travail se situe dans la sphère de la solidarité et aboutit à l’estime de soi, avec une reconnaissance de son utilité sociale (Genel, 2022). Toutefois si l’on distingue des formes de reconnaissance formelle et informelle, les deux se développent en réalité en parallèle. En effet, cette relation intersubjective se développe par l’échange avec les autres membres de la société, de son réseau professionnel : chercheurs titulaires, autres doctorants qui vont professer conseils, et prendre le temps d’écouter. Ainsi pour Honneth :
« la formation de l’identité individuelle s’accomplit au rythme de l’intériorisation des réactions adéquates, socialement standardisées, à l’exigence de reconnaissance auxquelles le sujet est exposé : l’individu apprend à s’appréhender lui-même à la fois comme possédant une valeur propre et comme étant un membre particulier de la communauté sociale dans la mesure où il s’assure progressivement des capacités et des besoins spécifiques qui le constituent en tant que personne grâce aux réactions positives que ceux-ci rencontrent chez le partenaire généralisé de l’interaction. » (Honneth, op. cit)
- 3 « an event or experience that affects the research process in a manner perceveid as negative by the (...)
26Enfin, la réflexivité propre au travail de doctorat passe aussi par une temporalité de l’échec : si le parcours de la majorité des doctorants avant l’inscription en thèse est un parcours empli de réussite, le moment de la thèse peut être celui où l’étudiant se voit confronté à un échec. Ces échecs peuvent être de différents types : communication ou article refusé, impossibilité d’accéder au terrain ou de mettre en œuvre une recherche-action, etc. Dans un article consacré à l’échec en géographie, Harrowell et al. présentent celui-ci comme «un moment ou une expérience qui vont perturber le processus de recherche d’une manière perçue comme négative par le chercheur 3» (Harrowell, Davies, Disney, 2017 : 231). Ce temps de l’échec reste quasi-invisible mais est néanmoins associé au temps de la formation et à celui de la production de savoirs. Recevoir un refus de publication n’est jamais très agréable, mais elle permet néanmoins de se questionner : comment améliorer mon travail ? Comment le faire évoluer pour lui permettre d’intégrer l’ensemble des travaux de la communauté ? En ce sens, l’échec possède une vertu réflexive, en permettant un retour sur soi et son travail. Dans le cadre de mon travail, une proposition d’article envoyé à une revue a ainsi été refusé. La déception associée au mail m’annonçant cette nouvelle passée, il a fallu non seulement prendre de la distance (comprendre que ce n’est pas ma personne qui est visée par ce refus mais l’article uniquement) mais aussi se remettre au travail pour comprendre d’où venait ce refus.
27Est-ce dû à une incohérence entre les lignes éditoriales de la revue et l’article proposé ? À une incompréhension entre mes approches de l’objet et celles des relecteurs, creusant dès lors une distance entre mes références et les leurs ? Ou bien, plus simplement, à un travail immature, le kairos, au sens d’instant favorable, n’étant pas atteint ?
28J’ai également connu un autre échec : une recherche-action participative devait être mise en place avec un petit groupe d’enseignants volontaires à travers des journées de formations, d’échanges, des observations mais différents problèmes ont fait que cette expérimentation à travers cette forme particulière de terrain n’a pu avoir lieu à la date prévue. J’ai donc eu à repenser le calendrier de mon travail ainsi que les moyens de collecter des données analysables en quantité suffisante. Au total, la finalité est donc la même (récolter des données sur un terrain) mais les chemins empruntés pour le faire ne sont pas identiques : le temps de l’échec fait donc bien partie du temps de la production des savoirs. Il ne peut donc pas, lui non plus, être détaché du temps de la production ou du temps plus particulier de la thèse. La figure ci-dessous résume les différentes temporalités doctorales, des bornes légales à la maïeutique.
Figure 1. Le doctorat et ses différentes temporalités
29J’ai démontré que le moment de la thèse est un moment propre au cursus d’un chercheur, qui vise à la production de savoirs géographiques, et qui possède des temporalités propres. Toutefois, pour un tableau complet des temporalités doctorales, il est à présent nécessaire de questionner d’autres temporalités scientifiques, plus larges, que sont les héritages, formes particulières de circulations des savoirs. En effet, la formation professionnelle que constitue la thèse ne se limite pas à l’apprentissage de pratiques (la collecte de données, leur analyse et la présentation des résultats) mais va plus loin en plaçant les doctorants dans une position d’héritiers, de passeurs de la discipline géographie, tout en participant à l’évolution de la discipline. En effet, comme démontré par Jean-Louis Fabiani, une discipline, cadre de référence universitaire, s’articule autour de deux éléments. Elle désigne tout d’abord la « cristallisation » d’un ensemble de savoirs organisés autour d’un domaine limité (pour la géographie l’espace et ses configurations), de méthodes et d’un collectif auto-organisé. La discipline se veut donc être une « forme particulière de la division du travail » scientifique. Cette cristallisation permet la reproduction du collectif des géographes via des exercices types (les sorties de terrain, l’analyse de données, leur présentation). Néanmoins, et c’est le second élément constitutif d’une discipline, celle-ci se renouvelle en produisant de nouveaux savoirs. Le philosophe expose ainsi, en s’appuyant sur Thomas Kuhn et sa réflexion sur les révolutions scientifiques, qu’une discipline se modernise sur sa « ligne de front » à partir de l’apparition de nouvelles problématiques, qui viennent transformer nos connaissances. (Fabiani, 2006). C’est sur ce front que se trouvent les doctorants en raison du caractère innovant de leurs travaux.
30Avant de revenir sur le rôle particulier joué par les doctorants dans la transformation de la discipline, je vais commencer par questionner les héritages et le attribué ici. Par héritage, j’entends une forme particulière de circulation des savoirs, qui dépasse la simple somme de données transmises, se produisant sur un mode vertical, contrairement à un échange entre pairs horizontal. Le terme héritage lui-même s’inscrit dans une conception temporelle, celle d’un temps continu via une relation de succession (Aubret, 2007) entre deux types de personnes : les ascendants et les descendants. Ces temporalités s’inscrivent d’une part sur un temps plus long que celui de la seule transmission professionnelle directe entre collèges et futurs collègues : elle peut se transmettre sur plusieurs générations. D’autre part, elle peut se faire sur un mode indirect : ce que nous considérons ici comme des ascendants peuvent ne pas intervenir directement dans le développement professionnel d’un futur collègue chercheur mais à travers la lecture d’un article par exemple. Ces héritages se trouvent à trois échelles : celle de la discipline, celle des champs de recherche et celle de l’encadrement. Tous ses héritages sont autant de temporalités qui enchâssent la thèse, s’étendant sur une durée plus ou moins longue, avec des césures propres. Bien que diverses, ces différentes temporalités forment un ensemble co-évoluant et interagissant ensemble. Néanmoins, s’il est possible de lister les différentes sources de savoirs reçus, il s’avère difficile de distinguer précisément les influences de ces différentes sources sur la production d’une thèse en raison de leur caractère original. Chaque thèse va puiser dans les héritages à différents niveaux : si dans une thèse A, l’influence de l’encadrement va être importante, cela sera différent dans la thèse B.
31Le doctorant-héritier est tout d’abord celui d’une communauté scientifique dans son ensemble, celle des géographes. J’emploie ici ce terme, bien que Yann Calbérac (Calbérac, 2010 : 224-229) se soit questionné sur le bien-fondé d’utiliser l’expression « communauté scientifique » à propos de l’ensemble des chercheurs reconnus comme géographes. Il a en effet proposé de remplacer cette expression par celle de « communautés interprétatives », plus à même de rendre compte de la diversité des pratiques et des courants traversant la discipline. Toutefois, je reprends dans cette partie le terme de communauté dans son acception large, c’est-à-dire « les scientifiques regroupés (…) autour d’un champ, d’un domaine, d’une discipline ». En effet, malgré la diversité des écoles, la géographie reste institutionnellement unique : deux docteurs en didactique de la géographie et en géomorphologie demandant une qualification au poste de maître de conférences se présenteront à la section vingt-trois du CNU : « géographie physique, humaine, économique et régionale ». De plus, l’étudiant ayant suivi un cursus en géographie s’est trouvé au contact de différentes branches composant la discipline géographie. Au cours de sa formation antérieure à la thèse, il a donc rencontré des méthodes, des acquis de la recherche, des réflexions et des textes fondateurs. Une nuance : les différentes branches de la géographie rencontrée sont souvent celle du département de géographie de l’université, avec une plus forte coloration en géographie sociale à Caen par exemple. Ainsi, malgré le caractère sans cesse provisoire des connaissances, nous héritons de savoirs constitués : un doctorant ne recommence pas le travail des générations précédentes. En creux, il hérite aussi des impensés, des zones d’ombre qui sont autant de champs à enquêter et sur lesquelles vont se fonder des thèses ou des travaux futurs. Un doctorant qui reçoit cet héritage épistémologique se place donc dans l’habitus collectif réflexif né dans les années 1960 à la suite de la crise de l’école française, s’inscrivant par ce biais dans un temps long disciplinaire, tant français qu’international. Cet héritage se transmet par des histoires de la discipline ou des réflexions sur les concepts utilisés. Le doctorant, lui va se placer dans cette transmission à travers l’état de l’art sur son sujet de thèse. On peut voir cela d’une part comme une stratégie de reproduction de la communauté scientifique : il s’agit d’une forme d’intégration au groupe via des pratiques réflexives devenues constitutive de l’identité de celui-ci (Lefort et Péaud, 2017 : 38-39). La reproduction scientifique se fait également par l’acquisition d’une autorité scientifique (Broudoux, 2017 : 180-181), obtenue par les doctorants en respectant les règles du jeu. En effet, l’acquisition de cette autorité, marqueur de l’entrée dans la communauté des pairs a lieu suite à une évaluation collective des travaux présentés, autour de leur originalité et de leur capacité à participer à l’avancée de la science. D’autre part, se positionner au sein de la discipline vaut aussi pour acceptation de l’héritage et donc l’insertion de son propre travail dans le temps long de la géographie.
32L’héritage reçu ne se limite pas au seul héritage collectif disciplinaire car bien que la discipline géographie soit unique, elle est traversée par différentes écoles, « qui témoignent de la diversité des manières de faire de la géographie » (Calbérac, op.cit. : 225). Les doctorants en tant que jeunes chercheurs s’inscrivent eux aussi dans ces écoles et en sont bien les héritiers. Être doctorant, c’est donc recevoir un double héritage, celui de la discipline et celui des communautés interprétatives (et de leur récit), les secondes étant définies comme :
« Chacun des groupes formés par les géographes regroupés selon des affinités scientifiques, des objets, des champs, des méthodes et des outils constitue donc une communauté interprétative à part entière : c’est à l’aune de ces regroupements que sont reçues et discutées les propositions des uns et des autres. » (p.229)
33De plus, au sein de ces collectifs de plus petite taille, le doctorant est aussi l’héritier d’une ou deux personnes comptant particulièrement dans sa formation : la direction de thèse. Celle-ci est en effet au premier plan dans la transmission de méthodes, de recommandations, du « micro-récit » de la communauté interprétative. Les échanges entre direction et doctorant sont en effet un moyen de faire reconnaître l’appartenance à ces communautés (ibid., p.219). En ce sens, la direction légitime l’héritage reçu.
34Néanmoins, bien que le doctorant accepte ces héritages scientifiques, il peut être amené à les interroger, les remettre en cause pour produire à son tour des connaissances venant élargir les domaines d’études de la discipline, se situant sur le front pionnier des connaissances. Ainsi, certains sujets des thèses ouvriront de nouvelles portes, qui seront explorées par d’autres, tout en restant dans le cadre disciplinaire. L’innovation portée par la recherche doctorale, s’inscrit bien dans la tradition disciplinaire c’est-à-dire la « science normale » de Kuhn. Celle-ci étant organisée autour d’un paradigme, donc dans des communautés qu’elles soient disciplinaires ou interprétatives. Ce sont ces innovations (doctorales ou non) qui font la base du débat scientifique (Fabiani, op.cit.). Pour éclaircir cela, nous pouvons ici prendre l’exemple d’Isabelle Lefort, dont la thèse est parmi les « premiers projets doctoraux (…) dont l’objet n’est ni un espace, ni une thématique » et qui ont pu « bénéficier d’une reconnaissance disciplinaire » (Lefort, Péaud, op. cit. : 30). Elle a ensuite poursuivi une carrière universitaire au cours de laquelle elle a contribué à faire avancer les connaissances (logique d’innovation). Mais treize thèses ont également été soutenues4 sous sa direction, participant à son tour en tant que directrice à l’évolution de la discipline, dans une situation d’ascendante (logique de reproduction). Pour prolonger notre réflexion, je m’appuie ici sur Yves Clot, un spécialiste de l’analyse de l’activité. A travers son examen du métier de facteur, il a démontré que l’héritage n’est pas simplement « un ballon qu’on se passe » mais bien une expérience collective qui « dure et perdure sous la forme d’une évolution ininterrompue » (Clot, 2017 : 142). C’est l’aspect transpersonnel du métier, permettant sa reproduction à travers une histoire collective, partagée par tous ses praticiens peu importe leurs positions. Cette transpersonnalité se perçoit à travers une réorganisation permanente (Clot, 2007) du métier ou dans notre cas de la discipline. L’évolution / réorganisation correspondant ici à l’émergence de nouveaux savoirs, qui s’inscrivent ainsi malgré leur nouveauté dans un continuum disciplinaire.
35Enfin, une partie des doctorants peuvent également s’inscrire dans des héritages géographiques qui ne sont pas scientifiques mais se rapportent à d’autres pôles du champ géographiques. Dans un article publié en 1997, Jean-Pierre Chevalier (Chevalier, 1997) a mis au jour quatre pôles géographiques : la géographie savante, la géographie professionnelle, la géographie scolaire et la géographie grand public. Pour ma part, travaillant sur une didactique de la géohistoire, tout en étant enseignant dans le secondaire j’ai donc hérité de différents ascendants. Comme tous les jeunes chercheurs, j’ai reçu des éléments disciplinaires généraux, des éléments issus des communautés interprétatives des courants dans lesquels je m’inscris : dans mon cas des chercheurs en didactique et en géohistoire. Mais j’ai également perçu l’héritage du pôle scolaire : ma thèse et la réflexion associée ne peuvent se défaire de celui-ci, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, j’ai hérité d’un « couple scolaire » vieux de 160 ans, avec lequel il faut faire, tant dans sa nature duelle que ses évolutions qui sont diverses. Par exemple, la place accordée à chaque discipline avec l’affirmation progressive de la géographie face à l’histoire. Ou bien encore les évolutions de la discipline, qu’elle soit associée ou non à des transformations de plus grande envergure du système scolaire, comme des changements de programmes à la constitution du collège unique en 1975. Ensuite, il m’a été transmis une forme propre de tradition professionnelle, celle des enseignants bivalents qui se retrouve dans les manières de penser et faire ce métier avec ses caractéristiques, dont la bivalence. Pourquoi mentionner ces points qui semblent plus en rapport avec une étude de l’activité qu’avec l’écriture d’une thèse en géographie ? Simplement, car c’est cette situation professionnelle qui m’a poussé à travailler sur la géohistoire et sa didactique. De ce fait, elle influence ma réflexion, mes choix, tout comme nous nous appuyons sur les héritages scientifiques. Ce pôle et cet héritage scolaire, côtoyé au quotidien, sur une durée hebdomadaire plus importante que la géographie savante participe également à la construction des savoirs nouveaux. A travers la figure suivante, nous avons représenté l’ensemble des héritages géographiques intervenant dans le cadre de ma thèse, tout en intégrant la possibilité qu’un doctorant réussissant à poursuivre une carrière universitaire devienne à son tour un ascendant.
Figure 2 – Une multiplicité d’héritages intervenant dans la thèse
36Doctorant (et chercheurs en poste) ne sont pas ligotés à leur travail scientifique et comme le rappelle l’appel à contributions, différents positionnements peuvent se superposer ou jouxter la vie du chercheur. Ici, je questionnerai les relations entre ma recherche et ma position d’enseignant dans le secondaire, me donnant une double identité, celle d’un enseignant, devenu un chercheur. Une difficulté surgit alors : quelle articulation entre ces deux identités de praticien ? Les quelques recherches menées sur ce sujet ont en effet mis en avant que « les positions de ʺchercheurʺ et celle de ʺpraticienʺ ne sont pas seulement alternantes, elles sont vécues aussi dans la synchronicité» (de Lavergne, 2007 : 33). Si de Lavergne distingue chercheur et praticien « professionnel », rappelons que les deux sont des praticiens : le chercheur est un praticien de la recherche. Dans cette partie, je décrirai dans un premier temps les spécificités de ma situation et les tensions temporelles induites par celle-ci ; dans un second temps je reviendrai sur les modalités d’articulation entre ces deux pratiques professionnelles.
37Être enseignant dans le secondaire me place dans une position dominée face aux doctorants contractuels (Frouillou, Gimat, Persyn et Raad, 2017). Je ne peux être aussi présent que je le voudrais à l’université, rendant très difficiles mes échanges avec les autres doctorants et les chercheurs titulaires aux rencontres scientifiques formelles ou aux échanges indirects. De même, je ne peux pas suivre les formations de l’école doctorale en raison de mon emploi du temps. D’autant plus que si je prépare mon doctorat à Caen, j’ai été affecté dans l’académie de Reims, à Troyes, ville sans bibliothèque universitaire ou département de géographie, donc sans possibilité d’échanger là aussi. Ainsi, au décalage des temporalités est venu s’ajouter un décalage spatial, avec lequel il faut composer. Néanmoins, ma position dominée est à nuancer : mon statut d’enseignant titulaire dans l’Education Nationale me garantit des revenus pérennes à l’inverse d’autres doctorants, sans source de financement à la fin de leur contrat.
38L’exercice professionnel entre parfois directement en conflit avec les temps scientifiques : être enseignant veut dire se conformer aux prescriptions, aux tâches propres au métier. Cela signifie, d’une part, respecter les programmes, or ces derniers ne font que peu mention de la géohistoire, et s’il est possible d’en glisser dans quelques séquences, il m’est impossible de réécrire les programmes pour les rendre géohistoriques. Cela provoque une première tension entre l’innovation désirée par ma recherche doctorale et le métier finançant celle-ci. D’autre part, mon statut d’enseignant est particulier : si j’ai bien obtenu le CAPES, j’ai un statut de TZR (Titulaire sur Zone de Remplacement), ce qui signifie que je n’ai pas de poste fixe, comme de nombreux enseignants débutants. Je suis ainsi amené, en tant qu’« intermittent de l’éducation » (Lanéelle, 2011 : 96) à changer régulièrement d’établissement, étant soit affecté à l’année dans le meilleur des cas, soit affecté à des suppléances (remplacements plus ou moins long). Ces déplacements, temporalité professionnelle, entrent en conflit avec la thèse, temporalité scientifique : sans stabilité sur le long terme, il m’est beaucoup plus difficile de construire un protocole de recherche permettant de recueillir efficacement des données. L’arrivée dans un nouvel établissement étant d’abord consacré à la découverte de son fonctionnement, à celle de l’équipe disciplinaire, puis à l’installation auprès des élèves et des enseignants dans mes fonctions.
39Si synchronicité de la thèse et de l’exercice professionnel il y a, cela ne signifie pas pour autant que cela dispense le jeune chercheur des difficultés temporelles propres aux relations avec le terrain, pourtant fréquenté quotidiennement. Comme pour toute recherche, le temps du terrain n’est pas celui du chercheur (Godillon et al., 2015) même si dans mon cas l’espace de l’enseignement et de la recherche est en partie le même. Toutefois, le terrain de la pratique enseignante et celui de la recherche se construisent sur deux territoires différents, ce qui va créer des tensions, comme figuré dans le schéma ci-dessous. L’espace de la pratique enseignante est bien plus large que celui occupé par la recherche didactique ; par exemple, les conseils de classe ou les réunions parents-professeurs ne sont pas questionnées dans ma thèse mais font pourtant pleinement partie de mon métier d’enseignant. De la même manière, mes activités de doctorant ne se limitent pas à la présence sur le terrain mais sont plus larges comme écrit supra. Seule une partie de ma recherche rejoint mon métier d’enseignant : la construction de mes séances et leur réalisation avec les classes. C’est sur cette portion que se concentrent les décalages entre temporalités de l’Education Nationale et celle de la thèse, comme figuré ci-dessous.
Figure 3 – Faire cohabiter l’enseignement et le doctorat
40En outre, malgré un terrain qui parait simple d’accès : les séances d’histoire-géographie dans les collèges français, l’accès aux classes, aux élèves et aux enseignants peut s’avérer compliqué. En effet, les contraintes administratives sont nombreuses : pour mettre en place une recherche-action, cela nécessite l’autorisation de l’inspection, d’un établissement qui accepte d’héberger les réunions de ladite recherche. Venir observer une séance suppose ainsi l’autorisation du chef d’établissement. De même, la collecte de travaux d’élèves, d’entretiens avec ces derniers ou leurs enseignants supposent d’obtenir des autorisations conformes au RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données). Or, le temps administratif n’est pas le temps du chercheur, qui doit parfois ronger son frein et se rabattre sur d’autres pans de sa recherche, amenant à l’approfondissement d’un axe laissé dans l’ombre car jugé peu prioritaire ou impensé dans un premier temps comme la bivalence disciplinaire dans mon cas.
41Ces tensions influent donc sur la temporalité de mes productions scientifiques. Ces difficultés temporelles exposées, j’interrogerai à présent la posture adoptée pour résoudre celles-ci. Ma situation et celle des autres doctorants ou chercheurs s’appuyant sur une pratique professionnelle pour développer un objet de recherche, suppose la construction d’une posture réflexive particulière pour être comprise dans ses enjeux. Un temps d’adaptation est donc nécessaire : quelle conduite tenir, en tant que chercheur et en tant qu’enseignant ? Quelle subjectivité face à sa propre recherche qui interroge une innovation professionnelle, et donc une possible transformation de ce métier ? Quels liens avec les autres praticiens ?
42Au sein de la communauté professionnelle fréquentée, le statut hybride de chercheur et praticien est difficile à faire reconnaître et comprendre. Il faut du temps pour se faire accepter comme chercheur et praticien et non seulement comme seul praticien, tout en (re)gagnant la confiance des autres praticiens, qui ne comprennent pas toujours l’intérêt de la recherche. Ce désintérêt est marqué : les collègues enseignants ne questionnent pas la recherche, alors que celle-ci touche leurs activités (réalisation des cours, insertion de la bivalence) dans le but d’innover. Qu’ils soient contre ou pour cette perspective d’innovation, cette indifférence est surprenante, particulièrement si l’innovation est portée par l’un d’entre eux. Nicole Tutiaux-Guillon, didacticienne de l’histoire, a exposé dans une contribution les rapports compliqués entre didacticiens (chercheurs) vus comme des « théoriciens » isolés dans leur tour d’ivoire et les enseignants (praticiens) « sur le terrain » (Tutiaux-Guillon, 2016 : 57), alors que dire d’un praticien-chercheur naviguant entre les deux ! Cette relation complexe entre les deux parties a fait l’objet d’études en clinique de l’activité sur lesquelles s’appuyer. Pour Moussay et al., cela tient à l’échec d’une « épistémologie » œcuménique divisant chercheurs producteurs de savoirs et enseignants utilisateur des connaissances produites et la solution proviendrait d’une nouvelle conception de la recherche associant conjointement enseignants et chercheurs (Moussay, Escalié et Chaliès, 2019). Cette recherche conjointe suppose donc le développement d’une synchronicité entre chercheurs et praticiens enquêteurs-enquêtés : la recherche doit poser une question qui apparaît pertinente aux professionnels concernés, en ce qu’elle interroge l’actualité du travail réel. De même, le chercheur/praticien se doit de distinguer le temps de la recherche de celui de la pratique professionnelle : peut-il aborder sa recherche lors d’une discussion informelle avec un collègue en salle des professeurs si ce dernier aborde un point qui paraît important pour la recherche ? S’il est bien évidemment impossible de dresser des barrières étanches entre les deux pratiques, j’ai fait le choix de n’aborder ma recherche que lors de moments balisés comme tel (entretiens, séances de géohistoire avec les élèves). Cette volonté de séparer ostensiblement les moments scientifiques des instants professionnels auprès des autres enseignants a pour but d’éviter d’être perçu comme une « fouine » ou un « traître » (de Lavergne, op. cit) en raison de ma posture et de ne pas rompre les liens avec mes collègues, fréquentés au quotidien.
43Enfin, la temporalité politique doit être prise en compte ainsi que la finalité associée à cette recherche. En effet, les recherches associant chercheurs et enseignants se doivent de trouver une position médiane face aux réformes successives sans quoi elles tomberaient soient dans une logique de validation des décisions gouvernementales, soient dans une position politisée, dépassant le cadre de la recherche (Ibid.) Or, le temps de la recherche s’il n’est pas celui du terrain éducatif, n’est pas non plus celui du politique qui peut venir modifier en profondeur l’activité enseignante. Quant à la finalité de la recherche, elle doit également être pensée dans ses visées temporelles : si les psychologues du travail visent à travers leur travaux le développement d’un « pouvoir d’agir » en donnant aux travailleurs les moyens de transformer leurs pratiques, se plaçant donc dans un futur (Clot, op. cit. : 101-103), ce n’est pas le cas des didacticiens des disciplines, même s’ils peuvent eux aussi utiliser les méthodes de la clinique de l’activité. Les didacticiens s’intéressant à la construction des savoirs (formes, acteurs impliqués, modalités de transmission), la finalité n’est pas la même, bien qu’il y ait une volonté d’améliorer les pratiques enseignantes. Ces chercheurs ont une position « impliquée » avec une exposition des possibilités qui ne se limite pas à la description ou à la prescription (Harlé, 2021 : 41-42). Ainsi, leurs travaux sont réalisés en synchronie avec l’évolution du métier d’enseignant.
44Comment qualifier ma pratique, entre deux-eaux ? Dans sa thèse, Sophie Gaujal a utilisé l’expression de « praticien-chercheur » pour désigner une telle situation. Elle définit cette situation comme une posture à l’interface entre deux champs : celui de la recherche et celui du monde professionnel dans lequel la personne évolue. L’activité professionnelle est forcément en lien avec la recherche. Les chercheurs dans ce cas se retrouvent à la périphérie de la communauté des chercheurs, sans statut officiel clair (contrairement aux doctorants contractuels, post-doc ou ATER) et sans se trouver pleinement dans la communauté scientifique. Cette situation est souvent transitoire, évoluant vers un emploi dans la recherche ou un retour à la posture de praticien antérieure à l’inscription en thèse (Gaujal, 2016 : 235). Faute de mieux, nous utiliserons cette expression mais nous la nuancerons légèrement : un enseignant-chercheur est également un praticien, ce qualificatif n’exclut pas les chercheurs.
45Ainsi, malgré la synchronicité des positions professionnelles et de recherche, les deux peuvent s’affronter et ralentir profondément la construction de nouveaux savoirs géographiques, à rajouter au nécessaire temps de développement de la posture de « praticien-chercheur ». En outre, les temporalités politique et administratives sont aussi présentes et interagissent avec le travail doctoral.
46Si je reviens la question initiale : quelles sont les temporalités jouant un rôle dans la naissance des nouveaux savoirs géographiques produits lors d’une thèse ? Il a été mis en avant que ces temporalités ne sont pas limitées années officielles de la thèse (entre trois et six ans) mais qu’elles prennent place dans un système. Si ce système est propre à chaque doctorant (donc impossible d’en tirer une modélisation nomothétique), quelques points communs ont cependant émergé.
47Tout d’abord, le temps du doctorat lui-même mérite d’être étudié pour lui-même, différentes temporalités traversant ces années et exerçant une influence sur les productions. De la construction du sujet à la soutenance en passant par l’expérience du terrain et de l’échec, ce sont autant de moments qui amènent à la redéfinition des approches et donc des résultats obtenus. Scientifiquement, le doctorant est un héritier : celui de sa discipline, de son champ de recherche mais aussi de son encadrement, qui lui prodigue des conseils, questionne la bonne avancée des travaux. Cet héritage se place donc dans le temps long de la géographie et participe au renouvellement de la discipline.
48Ensuite, d’autres temporalités que les scientifiques peuvent intervenir, en accélérant, ralentissant ou infléchissant vers une nouvelle direction la production de savoirs. Elles peuvent être liées à l’exercice professionnel ou bien à une position sociale propre au doctorant.
49Enfin, si le doctorat est bien un moment de construction d’une identité professionnelle, celle de chercheur, nous pouvons en conclure à partir des différentes temporalités rencontrées par le doctorant que le temps de ce diplôme constitue une mise en abyme de la profession de chercheur.