Navigation – Plan du site

AccueilNuméros18Temporalités des expériences de r...

Temporalités des expériences de recherche : enjeux de construction et de transmission des savoirs géographiques

Claire Aragau, Marie Bridonneau, Mathilde Jourdam-Boutin et Amandine Spire

Texte intégral

Les coordinatrices souhaiteraient remercier toutes les personnes ayant contribué à la constitution de ce numéro, et particulièrement Khadidja Medani.

1Ce dossier des Carnets de géographes explore la place que l’on accorde à l’expérience du temps dans la manière dont se construisent nos catégories et savoirs géographiques. Il s’inscrit dans la continuité des travaux de sciences sociales réfutant l’idée d’une extériorité du chercheur à sa recherche en plaçant la focale sur le temps de l’expérience, le temps vécu, matérialisé. Il s’agit donc de mettre en dialogue la littérature sur la production de savoirs situés et les travaux qui explorent ce que le temps de l’expérience fait à la géographie (Fournand, 2009 ; Bing, 2015) et au géographe (Avis, 2002 ; Dupont, 2014).

2À quel moment l’expérience du temps s’intègre-t-elle dans la démarche géographique, déplace-t-elle le regard, transforme-t-elle nos approches, met-elle en lumière des objets n’ayant pas, jusque-là, suscité notre intérêt ? À quel moment et comment les temporalités de la recherche modifient-elles la manière de penser nos objets ? Quelle réflexivité peut-on avoir sur les expériences du temps dans la construction, l’écriture et la transmission des savoirs géographiques ?

3Ce dossier s’empare moins d’une thématique ou un d’un champ de la discipline qu’il ne propose de soulever un questionnement éthique, politique, méthodologique sur les contextes temporels de productions des savoirs géographiques, les processus, les interactions, les ruptures, les itérations.

4Plutôt que d’aborder le temps sous toutes ses facettes, il s’agit donc de saisir le poids de l’expérience du temps dans les positionnements et les tâtonnements des chercheur.e.s au gré des évènements politiques (quand le temps s’accélère), des évolutions de société (quand le temps s’étire), de la répétition ou du retour (quand le temps est cyclique) : autant de contingences qui renouvellent, reformulent ou répètent les problématiques et les terrains. Pourtant, les textes rassemblés dans ce dossier témoignent de la grande diversité des temporalités qui caractérisent la recherche : y sont tout autant abordés les temps propres au terrain, mais aussi de vie des chercheur.e.s, des sujets, des espaces qui s’entrelacent, entre résilience et rupture, temps forts et temps d’attente, temps de fermeture, voire de renoncement, temps de retour également ou de revisites.

  • 1 « Démêler les transformations du monde extérieur des changements d’implication du chercheur dans ce (...)

5Tout en entrant pleinement en cohérence avec la ligne éditoriale de la revue Carnets de géographes, le grand nombre de textes sur le terrain démontre que celui-ci se distingue souvent comme un temps spécifique, et plutôt d’apaisement par rapport aux lignes de frottement entre les temporalités de la recherche, du ou de la chercheur.e, et celles des sujets ou de l’objet de recherche. En effet, quelle que soit sa longueur ou la familiarité des chercheur.e.s avec celui-ci, il apparaît comme une période particulière durant laquelle il est possible de s’extraire des temps subis par la recherche pour intégrer la pluralité des fluctuations sociales, économiques et politiques d’un terrain préexistant à celle-ci ; un espace construit, pensé, vécu par d’autres chercheur.e.s Cet ajustement aux temporalités des autres n’est pas sans les affecter ne serait-ce que par le positionnement ou repositionnement que cela engage (Favret-Saada, 1990). Les expériences personnelles, vécues et représentées des chercheur.e.s, les relations et identités — construites au rythme de temporalités intimes — n’épargnent ni le terrain, ni la recherche. Il s’agit donc comme le dit Michael Burawoy (2003) : « to disentangle movements of the external world from the researcher’s own shifting involvement with that same world, all the while recognizing that the two are not independent1 » (p. 646). Elles en sont même constitutives comme l’attestent les textes pour lesquels les auteurs et autrices interrogent les démarches qu’ils et elles suivent au regard de leurs trajectoires personnelles.

Temps choisi et temps subi des recherches en géographie

6Alors que les tenants de la slow science – et pléthore de chercheur.e.s épuisé.e.s par les logiques de compétitivité et de performance universitaires — clament la « nécessaire lenteur » (Godillon et al. 2015 : paragr. 16) du terrain, de la maturation de la pensée et de la publication d’écrits de qualité, la première des contraintes temporelles qui semble s’imposer à la recherche est institutionnelle.

7Tout d’abord, les temps des recherches sont délimités, de manière plus ou moins stricte, par des normes officielles établies : trois ans pour le doctorat, comme le rappelle Corentin Babin ; un ou deux pour les post-doctorats ; ou encore 50 % pour les enseignant.e.s-chercheur.e.s. De plus, l’injonction croissante à s’inscrire dans une démarche de recherche sur projets, qui rompt avec le paradigme de la recherche sur crédits budgétaires récurrents offrant la liberté individuelle de thématique, généralise les incidences de cette temporalité institutionnelle subie – et suscite, du même coup, l’inquiétude de la communauté des géographes (Bernardie-Tahir et Cossart 2023). Ces logiques de financement dictent ce temps institutionnel qui s’impose aux chercheur.e.s en; distinguant le temps de la recherche scientifique, de celui de la recherche de financement. Bien que rarement respectée, cette contingence institutionnelle influence largement les expériences de recherches, en géographie, en partie caractérisées, comme dans d’autres disciplines, par la précarité des moyens, si ce n’est, de plus en plus souvent, par celle des chercheur.e.s elle.ux-mêmes. Pourtant, par pudeur, par tabou ou par déni, cette question du temps du financement est absente ou très à la marge des textes du dossier. Michel Lompech mentionne seulement la difficulté de répondre, dans un cadre de raréfaction des financements par dotation, à l’injonction de voyages réguliers pour conserver son statut de « spécialiste » ; tandis que Corentin Babin évoque la garantie de revenus pérennes mais permise par du travail parallèle, celui dans son cas d’enseignant titulaire dans l’enseignement secondaire.

8Davantage que les questions financières ce sont celles de concilier les tâches imposées par les contingences institutionnelles qui transparaît au sein de ce dossier. Deux articles de doctorant.e.s reviennent plus spécifiquement sur la complexité à associer différentes temporalités institutionnelles. L’article d’Alexia Gignon et Amandine Mille expose les inconvénients qu’implique la présence — ou plutôt l’absence — alternée des doctorants en CIFRE : bien qu’objet d’un contrat légal de collaboration entre l’entreprise et l’université, l’emploi du temps du doctorant en CIFRE n’est pas toujours compris ou accepté par ses collègues professionnel.l.e.s. Une bonne part de l’expérience de recherche consiste alors à réassurer régulièrement son accès au terrain, à réaffirmer sa légitimité dans l’organisme ou l’entreprise, et à avoir accès aux données nécessaires tant à la réalisation de la recherche qu’à l’exercice professionnel. Les deux auteures évoquent notamment la nécessité d’adopter un « régime du proche » et de se constituer des « alliés sur le terrain » pour ce faire. Corentin Babin expose, pour sa part, son sentiment de marginalisation de l’université en raison de son statut d’enseignant du secondaire : outre un éloignement géographique, l’enseignement entre en conflit temporel avec celui de la formation doctorale. Comme dans le cadre de la thèse CIFRE, la pratique professionnelle sur laquelle se développe le sujet de sa recherche – dans son cas, la didactique de la géographie — suppose une cohabitation complexe des temporalités institutionnelles et une négociation du positionnement de praticien-chercheur (Gaujal, 2016 : 23).

9Au contraire, lorsqu’ils et elles sont affranchi.e.s du temps institutionnel, les chercheur.e.s peuvent être à même d’embrasser de nouvelles méthodologies et de nouvelles approches. C’est l’expérience que rapporte Simon Estrangin : quoique soumis aux obligations spécifiques de la paternité, un congé parental lui permet de retrouver le temps de parcourir son territoire par la marche et de prendre celui de comprendre et, surtout, de fixer son appréciation du paysage par le dessin. Bien qu’elle puisse être sommaire et rapide, l’approche par le dessin développée par Simon Estrangin nécessite une imprégnation quotidienne et une pratique longue qui demande d’avoir « beaucoup de temps à perdre », de pouvoir prendre un temps choisi pour faire apparaître le sujet de la recherche progressivement dans chaque dessin, avant de donner, a posteriori, une cohérence à l’ensemble des planches produites.

10Outre les contingences institutionnelles, les recherches en géographie subissent également les temps de l’actualité, du fait social et du fait politique. À l’extrême, les crises et bouleversements, quelles que soient leurs échelles, sur le terrain ou dans le contexte d’origine du ou de la chercheur.e, imposent de questionner la possibilité même du terrain, si ce n’est de remettre en cause la nécessité de poursuivre une recherche. Sans arriver à cette extrémité, Alphonse Yapi-Diahou évoque, par exemple, les incertitudes des programmes de recherches et les changements de terrains au gré des insécurités provoquées par les crises politiques ivoiriennes du début des années 2000 et 2010. Ces situations nécessitent parfois de refonder les positionnements ou de transformer les approches. Deux articles mentionnent ainsi l’effet de l’épidémie de Covid-19, du confinement et des fermetures des frontières sur leurs recherches. Alors qu’Alexia Gignon et Amandine Mille rapportent l’initiale difficulté d’observer dans l’entreprise quand les observés eux-mêmes, leurs collègues, ne sont plus là, elles exposent finalement la manière dont cette contrainte les a encouragées à s’approprier des pratiques de collectes de données à distance et à comprendre l’importance des « alliés-informateurs ». La normalisation du télétravail a aussi permis de banaliser et d’invisibiliser leurs absences régulières, sans pleinement résoudre les confusions liées à leurs positions de doctorantes CIFRE. Pour Anne-Adélaïde Lascaux, l’impossibilité de retourner sur le terrain et le premier confinement du printemps 2020 a été l’occasion de se plonger dans les archives iconographiques de sa propre famille afin de confronter ces images au recueil de la mémoire familiale. Laurine Chapon raconte, pour sa part, les difficultés à saisir des réalités pérennes dans un contexte cubain caractérisé par la concomitance et l’enchaînement des crises. À la crise sanitaire de 2020 succède une crise économique multifactorielle (suppression de la double monnaie, durcissement des mesures d’embargo par l’administration Trump et arrêt du tourisme) entraînant l’augmentation drastique de l’émigration. Afin d’objectiver la perception dramatique de ses enquêtés sans remettre en cause la légitimité de leurs ressentis, la chercheuse s’appuie sur l’analyse de leurs récits de vie pour réinscrire et ressaisir les temps de crises nationales dans des parcours individuels et résidentiels.

11Enfin, pour Michel Lompech, la rupture politique qui provoque le renversement du régime communiste en Slovaquie, comme dans toute l’Europe Centrale, et les bouleversements économiques et sociaux qui s’ensuivent constituent, au contraire, une opportunité d’observer le changement complet d’un système territorial. Ici, le changement de régime, temps subi par le terrain de recherche, donne sens à cette dernière. Selon l’auteur, l’intérêt pour les enjeux structurels des pays d’Europe centrale et orientale décroît d’ailleurs après leur adhésion à l’Union européenne et la relative stabilisation de ces économies. Michel Lompech rappelle ainsi le poids des opportunités scientifiques, dont Anne-Adélaïde Lascaux affirme avoir elle-même bénéficié en conclusion de son article : l’émergence de la question migratoire sur la scène politique et médiatique en 2015 encourage le milieu universitaire à lancer de nouvelles recherches, qui lui permettent de proposer une étude sur les travailleurs étrangers dans le Comtat Vénaissin à partir de l’exploitation agricole de ses propres parents, un espace à la fois familial et familier.

La familiarisation, interroger les temporalités longues d’une recherche

12La familiarité acquise avec un objet et/ou un terrain de recherche au cours du temps est associée à différentes réalités de recherche. Elle est parfois la condition obligée pour approcher un sujet et construire une enquête qui nécessite prudence et contacts progressifs (Agier, 1997), quand d’autres fois elle correspond à l’approche méthodologique délibérément adoptée pour saisir des trajectoires biographiques (Bonnot, 2015). Elle renvoie aussi à la remise à l’agenda régulière d’une thématique faisant du chercheur ou de la chercheuse une figure de référence sur cet objet à réinvestir tout au long de sa vie professionnelle (Bereni, 2009 ; Hassenteufel, 2010). La familiarisation s’inscrit dans une temporalité longue, celle du temps de la vie, professionnelle comme personnelle, et de la construction d’un objet de recherche sur plusieurs années (Bridonneau, 2021), sur une vie (Chapuis, 2007), voire sur plusieurs générations de chercheur.e.s (Cousin, 2015). Elle n’est pas sans comprendre des situations subies : l’immersion et ses conséquences sur la vie personnelle, l’assignation à un sujet sans parvenir à s’en libérer, la prise en compte des héritages transmis dans une recherche pour construire la sienne. Elle suppose des enjeux de positionnement scientifique spécifiques sur la bonne distance à adopter autour d’objets et de terrains travaillés par des relations de proximité lentement acquises (Dekeuwer, 2020). Ce temps long, parfois nécessaire, d’autre fois espéré et recherché pour atteindre une forme d’exhaustivité et un niveau d’expertise et de reconnaissance par les pairs, influence pleinement la relation des chercheur.e.s à leur objet de recherche.

13Alphonse Yapi-Dahou montre comment la grande proximité avec un terrain conduit à la fois à des relations de confiance, mais aussi des revers de situation. La confiance, acquise au gré d’une familiarisation qui mêle discussions privées ou démarches d’achats personnels sur des lieux d’enquête, engage en partie la sphère de l’intime. Le revers de situation est alors ressenti de manière d’autant plus brutale (en référence à « une arène de coups » dans le titre de la contribution). S’entrechoquent charge émotionnelle et réajustements lourds, mais nécessaires, car liés à une position de chercheur à tenir, lorsque l’incident fait irruption dans le temps long de la familiarisation. La figure du chercheur confident, porte-parole, médiateur se transforme : aux yeux des enquêtés, il est suspecté d’être au service d’un État ayant des plans cachés, ou encore perçu, par des fonctionnaires ou les travailleurs d’une ONG comme un frein aux plans d’action établis. Mais la familiarisation construit aussi la connaissance des manifestations de ces crises. Dans la manière de les éprouver, des apprentissages se construisent pour redéfinir la recherche, ses questionnements, son corpus, ses formats.

14L’article de Camille Varnier aborde précisément ce point de bascule qui, depuis une relation d’intimité que l’on croyait construite, marque une rupture, une mise à l’écart d’un terrain. Ces situations d’échec sont d’autant plus coûteuses qu’elles renvoient à l’engagement du chercheur pour réussir son « entrée sur un terrain ». Les stratégies déployées pour engager le contact s’organisent autour de l’idée de devenir familière aux yeux des acteurs d’un quartier. Ainsi se faire repérer, être reconnue pour susciter la curiosité, mais aussi déclencher la parole demande des allers-retours réguliers qui éprouvent, qui inquiètent. C’est sortir de soi pour exister dans le quartier et rentrer dans un quotidien dont on est étranger.ère ; c’est sortir d’une condition de voyageur de passage pour devenir l’étrangère qui reste, qu’il serait bon de connaître, ou tout du moins dont il s’agirait de saisir les motivations à rester. L’entrée dans le terrain est marquée par des seuils, telle que l’acceptation à des funérailles qui joue comme une intronisation, mais aussi par des mises à la porte du terrain lorsqu’une attitude maladroite rappelle à la chercheuse son statut d’étrangère pour la communauté Wayúu en Guajira vénézuélienne. La place sur le terrain se renégocie sans cesse, entre occasions mal appréhendées et méconnaissance des codes des sociétés enquêtées.

15La minutie de la familiarisation s’exprime pleinement avec l’entrée biographique. Laurine Chapon mobilise un objet vecteur de connaissance, le logement (Lévy-Vroelant, 1994) pour conduire sa recherche. Elle aborde la trajectoire de cet objet matériel pour lire des archéologies familiales et construire une familiarité avec les enquêté.e.s qui se racontent et font entrer la chercheuse dans l’intimité de la maisonnée. Celle-ci se dessine et se reconfigure dans ses murs au gré de la petite histoire familiale et de la grande histoire de Cuba. Le logement fait palimpseste révélant des vécus sédimentés, entremêlés, réinterrogés par l’intermédiaire de l’enquêtrice qui reçoit les récits de vie et réanime les consciences politiques étouffées au début de l’enquête. Cette maïeutique est accélérée par l’installation de la chercheuse dans le quartier, dans des conditions de logement dont elle partage les difficultés au point de se surprendre à mobiliser un registre de la plainte similaire à celui de ses enquêté.e.s, décrivant la crise de 2020 et la détérioration des conditions de vie. La coexistence et la possibilité de rejoindre une chronologie partagée de la crise avec les enquêté.e.s nourrissent les processus de familiarisation et facilitent la démarche biographique.

16Au fil de la recherche, les terrains sont émaillés de lieux de vie et d’expériences intimes. L’espace d’étude devenu familier, la mise à distance et l’objectivation sont plus difficiles à opérer, mais demeurent un objectif à atteindre.

17Ajuster la recherche aux temporalités des autres ?

18À la lecture des travaux de Javier Auyero (2012) sur le rôle de la maîtrise du temps dans la construction d’un ordre social qui assigne les pauvres à des situations d’attente produites par l’État, on peut se demander la place que l’on accorde aux temporalités des « autres » dans nos propres pratiques de recherche, au risque de reproduire des processus de domination en fonction des capitaux économiques, culturels et sociaux. Ce risque semble d’autant plus important à prendre en compte que la généralisation de recherches par équipe et appels à projets (Tahir, Cossart, 2023) contracte le rapport au temps en inscrivant la pratique dans une durée bornée. Les injonctions à produire des projets dans des cadres temporels délimités et prédéfinis façonnent les relations sociales au cours de la recherche. Elles peuvent encourager des effets d’imposition du temps du projet aux temps des acteurs non académiques en raison de la définition d’objectifs a priori. Les temporalités de la recherche par projet questionnent la capacité des acteurs académiques à ajuster les recherches aux temps des personnes concernées.

19Le moment du doctorat est ainsi décrit par Corentin Babin comme celui d’un temps disciplinaire durant lequel doit s’acquérir des codes de socialisation professionnelle caractérisés par des contraintes temporelles dans les choix de méthodes, de sujet, d’écriture et de démarche. L’usage différencié des temporalités de la thèse en fonction des trajectoires professionnelles traduit les inégalités sociales face au temps disponible entre doctorant.e.s, mais aussi entre enquêteurs, enquêtrices et enquêté.e.s.

20L’intensité de cette problématique est d’autant plus vive dans le cadre des méthodes de recherches participatives, des expériences de recherche-action, mais aussi lorsqu’il y a convergence entre recherche et engagement politique. Claire Bénit-Gbaffou revient sur l’importance et les limites de l’enchevêtrement des implications de recherche et de l’activisme. Si les intérêts peuvent converger, les modalités d’actions et les temps liés se différencient. Les temporalités militantes liées aux luttes des vendeurs de rue de Johannesburg nécessitent de saisir des fenêtres d’opportunité politique au pied levé, de travailler de manière précipitée pour pouvoir se mobiliser collectivement au bon moment. Dans ces situations, les temporalités de la chercheuse composent avec celles des personnes concernées par la recherche elle-même, jusqu’à atteindre des limites, embarquant l’espace de vie personnel. Les temporalités sont travaillées par les luttes politiques qui peuvent soutenir la recherche ou au contraire la décourager lorsque le contexte local se crispe, que les gains sociaux se dissipent, transformant la place et le rôle de chacun.e.

21Le temps passé sur un terrain transforme non seulement le regard porté en raison de la familiarisation progressive avec les acteurs et actrices et donc d’un accès plus en profondeur aux enjeux et relation qui se jouent, mais il produit aussi des moments de désajustements entre des univers sociaux et économiques qui n’ont pas les mêmes rythmes. Les contraintes et le rapport au temps du milieu universitaire diffèrent de ceux des personnes avec qui l’ont conduit l’enquête et la recherche, que ce soit des élus, des experts, des associations, des habitants. La recherche éprouve et trouble la capacité d’incorporation des temporalités des autres. Dans le carnet de terrain de Amandine Spire, Jean-Baptiste Lanne et Olivier Cousin, faire place aux temporalités heurtées des habitant.e.s d’un quartier populaire en pleine transformation a provoqué tensions et incompréhensions dans la conduite d’un projet de recherche-action d’une ONG au service de l’agenda municipal. La revendication d’un temps de recherche par le film, détaché des contingences d’un projet de restaurant associatif dans l’impasse, a été entendue et comprise comme une forme de défiance à l’égard de l’action publique. La recherche d’un temps de travail autonome a pu se concrétiser par des liens dans le temps avec certaines habitantes, malgré l’impression de perte de temps pour les acteurs des politiques publiques.

22En fonction de leurs objets, les chercheurs et chercheurses ont des implications dont les temporalités ne s’accommodent pas toujours à celles de la recherche : le temps long des pratiques et des habitudes, le temps du changement et des bascules, le temps de la transformation et de la crise... Comment se positionner au sein de ces différents rythmes ? Martine Berger souligne combien son objet de recherche, le périurbain, a été travaillé sous des angles différents en fonction de la progression et de la consolidation des études urbaines qui ont permis de déplacer et de décaler le regard sur ce que les « couronnes » métropolitaines pouvaient apporter au champ d’étude de la géographie urbaine. En quoi les différents positionnements (observateur, militant, expert, médiateur...) transforment-ils l’objet de recherche au cours du temps ? Comment les expériences à l’échelle d’une vie renseignent-elles les dynamiques spatiales qui retiennent l’intérêt des géographes ? Comment les expériences individuelles mises en récit (Spire, 2014) peuvent-elles dépasser le cas individuel et contribuer aux savoirs géographiques ? Comment mettre les parcours de vie des chercheurs au service du cheminement et de la transmission de la pensée géographique ?

Quelle place pour les récits de vie des chercheur.e.s ?

23Les ajustements aux temps des un.e.s et des autres ont d’autant plus d’impacts chez les chercheurs dont le terrain devient un espace où se jouent des expériences personnelles alimentées par des relations affectives, d’amitié, d’amour, de famille. Ces dernières sont constitutives de la recherche qualitative, et plus encore de l’ethnographie, qui se précise et s’affine en fonction des rencontres, des interactions, des allers et venues. Les sciences sociales ont engagé des débats féconds sur les savoirs situés, mais aussi sur la part de soi dans l’enquête qualitative, le récit de soi (Thizy et al., 2021) comme, beaucoup plus difficile à assumer, la tentation de l’autocensure (Baczko et al., 2021) pour se protéger soi ou l’autre, tout particulièrement dans des contextes de terrains « dangereux » (Agier, 1997) ou « problématiques » (Amiraux, Cefaï, 2002). Les géographes hésitent encore à interroger leur démarche d’enquête et de recherche au regard de leur trajectoire personnelle, même si certains exercices académiques, comme l’habilitation à diriger des recherches, encouragent la production de récits d’égo-géographie (Calbérac, Volvey, 2014). À cet égard, la contribution de Camille Varnier alterne entre le récit de sa propre trajectoire sur le terrain qu’elle engage, et la description de ce qu’elle observe au fil des mois et des séjours. Elle démontre que la connaissance qu’elle produit est consubstantielle de son genre bien sûr, mais aussi de l’expérience qu’elle acquiert, des choix et des stratégies qu’elle parvient à mettre en place, ou pas. Son récit est d’abord celui de son apprentissage. Invitée à revenir sur sa trajectoire de recherche des années 1990 à aujourd’hui, Claire Bénit-Gbaffou fait le récit d’un parcours où s’entremêlent les terrains — sud-africain et marseillais —, la construction d’une recherche sur les gouvernements municipaux, l’enseignement et l’engagement politique. Il apparaît alors que seule la ville où réside la chercheuse peut être son lieu d’enquête, d’engagement et le moteur de sa production théorique. En traçant une délicate limite entre l’intime et la recherche, sans éluder les liens et les incursions de l’un dans l’autre, Claire Bénit-Gbaffou livre le parcours d’une intégrité spatiale et politique qui s’ancre dans le refus d’une recherche extractive au profit d’une recherche conduite là où on enseigne, là où on agit publiquement, là où on se lie, là où on vit. Son récit éclaire l’évolution de ses objets de recherche et de ses publications sur près de trois décennies, là où le récit de Camille Varnier rend compte de ces allers-retours entre soi et son objet à l’échelle des temps précieux de l’initiation à la recherche, celui des premiers terrains.

24Enfin, Anne-Adélaïde Lascaux démontre qu’une trajectoire personnelle peut être pleinement constitutive du matériau de l’enquête. Sans éluder de difficiles questions (« ma mère est-elle raciste ? »), Anne-Adélaïde Lascaux expose une enquête sensible dans laquelle ses souvenirs d’enfance et les mémoires de sa famille sur plusieurs générations sont autant de données qu’elle produit et confronte à d’autres (les entretiens et l’observation participante auprès des agriculteurs marocains du Comtat Vénaissin) pour analyser la crise d’un système productif et d’une société rurale. Une des forces du travail d’Anne-Adélaïde Lascaux est de ne s’abandonner à aucune facilité méthodologique : elle n’occulte pas sa positionnalité personnelle et familiale, mais s’en sert pour entrer sur le terrain, et ce malgré les inconforts : « lui et sa femme m’ont dit que la famille de ma mère était réputée dans le village pour ne pas aimer les Arabes » (extrait d’un carnet de terrain d’Anne-Adélaïde Lascaux, 2018). Bien plus, elle en fait une force analytique : elle travaille les matières du souvenir, de la mémoire, et de sa présence sur le terrain et parvient à les objectiver en ne cessant de les faire dialoguer entre elles, dans le temps et dans l’espace. L’autrice démontre que la « rigueur du qualitatif » (Olivier de Sardan, 2008) peut s’appliquer à soi et produire une recherche nourrie par l’expérience, et ce sans faire l’économie des catégories de l’analyse socio-spatiale.

Situer, recevoir et transmettre les expériences construites dans le temps : carnets d’enseignements et de lectures

25Ce numéro propose également de questionner les expériences du temps dans la construction des savoirs géographiques sous l’angle des enjeux de transmission et de restitution.

26C’est d’abord la dimension collective des transmissions que le texte de Jean-Michel Roux questionne dans ce numéro, à travers l’histoire et la continuité des pratiques de l’atelier international dans les formations d’urbanisme. Forts de cet héritage, une succession de collègues ont fait le choix d’ancrer l’atelier d’urbanisme de Grenoble dans un même lieu, Tunis, en consolidant ainsi un même partenariat international. Jean-Michel Roux revient sur les modalités de transmissions de savoirs géographiques : d’un savoir-faire à un savoir-être et un savoir-relationnel. En outre, ces ateliers visent à faire émerger des savoirs empiriques en s’affranchissant des normes prescriptives ou normatives. Jean-Michel Roux interroge les effets des passages répétés pour l’équipe pédagogique et ponctuels pour les étudiant.e.s. Les traces produites, transmises, ajustées au fil du temps facilitent la co-construction de savoirs partagés de part et d’autre des frontières académiques et géopolitiques. La professionnalisation des formations de géographie, très débattue, a conduit au renforcement des liens entre les acteurs du monde dit professionnel et les salles de cours de l’université (Pichon et al., 2017). Qu’est-ce que le contact direct entre les étudiant.e.s, les enseignant.e.s, les chercheur.e.s, d’un côté, et les acteurs du territoire, publics comme privés, de l’autre, apporte à la formation en géographie ? Quel est le rôle de l’enseignant.e dans cette mise en relation et quelles sont les formes de savoir produites dans ces moments de contact ?

27Les dispositifs de création visent également à transmettre au-delà des frontières universitaires les résultats d’une recherche. C’est le pari de Clélia Gasquet-Blanchard qui construit un travail au long cours avec la compagnie de théâtre mi-fugue mi-raison (dirigée par Caroline Sahuquet, interviewée avec Clélia Gasquet-Blanchard pour les Carnets) pour donner naissance au spectacle Riveraines. La pièce de théâtre est le produit d’un temps d’enquête de deux années réunissant acteurs et actrices académiques, professionnel.les (travail social) et artistiques pour trouver une manière de dire la violence traversée par des femmes racisées enceintes ou mère de très jeunes enfants sans domicile, mais aussi par les personnes accompagnants ces dernières. La mise en scène du travail d’accompagnement médico-social du réseau SOLIPAM fait surgir l’émotion et l’indignation pour sensibiliser, mais aussi pour réfléchir et peut-être infléchir dans le temps long certaines pratiques, à commencer par celle de l’indifférence face à l’inacceptable.

Haut de page

Bibliographie

AGIER M. (1997), Anthropologues en dangers : l’engagement sur le terrain, Paris, J.-M. Place.

AMIRAUX V., CEFAÏ D. (2002), « Les risques du métier : engagements problématiques en sciences sociales », Cultures et conflits, no. 47, pp. 15-48.

AVIS H. (2002), “Whose voice is that? Making space for subjectivities in interviews”, in Bondi L., Avis H., Bankey R., et al., Subjectivities, knowledges, and feminist geographies, Maryland, USA, Rowman and Littlefield Publishers.

BACZKO A., DORRONSORO G., QUESNAY A. (2021), « Le privilège épistémologique du terrain. Une enquête collective dans la Syrie en guerre », Bulletin de méthodologie sociologique/Bulletin of Sociological Methodology, vol. 151, no. 1, pp. 96-116.

BERENI L. (2009), « Quand la mise à l’agenda ravive les mobilisations féministes. L’espace de la cause des femmes et la parité politique (1997-2000) », Revue française de science politique, vol. 59, no. 2, pp. 301-323.

BING J.B. (2015), « Heuristique de la lenteur », Carnets de géographes, no. 8, en ligne.

BRIDONNEAU M. (2021), “Experiencing the Politics of Resettlement in Lalibela (Ethiopia) through Time: From Displacement to the Impossible Rebuilding of Ordinary Lives”, in Urban Resettlements in the Global South, Routledge, pp. 169-189.

BURAWOY M. (2003), “Revisits: an outline of a theory of reflexive ethnography”, American Sociological Review, no. 68, 545-679.

CALBÉRAC Y., VOLVEY A. (2014), « Introduction », Géographie et cultures, no. 89-90, pp. 5-32.

CARRIOU C. (2018), « Former ‘hors les murs’. L’expérience des ‘commandes financées’ au sein du master d’urbanisme de l’université Paris Nanterre », in Cohen C. et Devisme L (coord.), Les activités et les métiers de l’architecture et de l’urbanisme au miroir des formations, Cahiers Ramau n° 9, pp. 74-86.

CHAPUIS R. (2007), Vers des campagnes citadines, le Doubs (1975-2005), Cêtre, Presses Universitaires de Franche-Comté.

CHOSSIERE F., DESVAUX P., MAHOUDEAU A., (2021), « La recherche de trop ? Configurations et enjeux de la surétude », Annales de géographie, vol. 742, no. 6, pp. 5-19.

CLAVAL P., DE PLANHOL X. (1988), Géographie historique de la France, Paris, Fayard.

COUSIN B. (2015), « La sociologie urbaine française entre héritages et renouveau (2001-2014) », in Paradeise C., Lorrain D., Demaziere D. (dir.), Les sociologies françaises. Héritages et perspectives. 1960-2010, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 427-440.

DEKEUWER C., (2020), « Philosophie pratique de terrain : quelle posture de recherche ? », Éthique, politique, religions, no. 15 (2019-2), pp.131-145.

DIDIER S. (2018), « Droit de mémoire, droit à la ville. Essai sur le cas sud-africain », Géographie et cultures, no. 105, pp. 135-151.

DUPONT L. (2014), « Terrain, réflexivité et auto-ethnographie en géographie », Géographie et cultures, no. 89-90.

FAVRET-SAADA J. (1990), « Être affecté », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, vol. 8, no. 1, pp. 3-9.

FOURNAND A. (2009), « La femme enceinte, la jeune mère et son bébé dans l’espace public », Géographie et cultures, no. 70, pp. 79-98.

GODILLON S., LESTEVEN G., MALLET S., (2015), « Réflexions autour de la lenteur », Carnets de géographes, no. 8, en ligne.

GOFFMAN E. (1973), La Mise en scène de la vie quotidienne. Les Relations en public, Paris, Éditions de Minuit « Le Sens Commun ».

GRATALOUP C. (2015), Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin.

GRAVARI-BARBAS M., GUICHARD-ANGUIS S. (dir.) (2003), Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, Paris, Presses Paris Sorbonne.

HÄGERSTRAND T. (1970), “What about People in Regional Science?”, Regional Science Association Papers, vol. XXIV, pp. 7–21.

HASSENTEUFEL P. (2010), « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, vol. 157, no. 1, pp. 50-58.

HUYSSEN A. (2003), Present pasts: Urban palimpsests and the politics of memory. Stanford University Press.

IMBERT C., DUBUCS H., DUREAU F. et al. (2014), D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, Paris, Armand Colin.

LABUSSIERE O., ALDHUY J. (2012), « Le terrain ? C’est ce qui résiste. Réflexion sur la portée cognitive de l’expérience sensible en géographie », Annales de géographie, no. 5, pp. 583-599.

MÜLLER M., DESCHEPER J., CHOPLIN A. (trad). (2021). « À la recherche des Ests : les villes en notes de bas de page », L’Information géographique, vol. 85, no. 2, pp. 24-36.

OLIVIER DE SARDAN J.-P. (2008), La rigueur du qualitatif : les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant.

OPILLARD F. (2019), « Entrer en terrain (en) militant », Carnets de géographes, n° 12, en ligne.

PICHON M., LEININGER-FREZAL C., DOUAY N. (2017), « La “professionnalisation” des formations en géographie : spécificité disciplinaire ? », Carnets de géographes, n° 10, en ligne.

PITTE J-R. (2020), Histoire du paysage français. De la préhistoire à nos jours, Tallandier.

RONCAYOLO M. (2002), Lectures de villes, Formes et Temps, Marseille, Editions Parenthèses.

SPIRE A. (2014), « Migrations mises en récit ou quand l’espace ne cesse de se (re)construire », Hommes & migrations, no. 1306, en ligne.

THIZY L., GAUGLIN M., VINCENT J. (2021), « "Se raconter" sur le terrain : le récit de soi comme ressource méthodologique », Genèses, no. 2, pp.115-135.

Haut de page

Notes

1 « Démêler les transformations du monde extérieur des changements d’implication du chercheur dans ce même monde, tout en reconnaissant que les deux ne sont pas indépendants » (trad. autrices).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Claire Aragau, Marie Bridonneau, Mathilde Jourdam-Boutin et Amandine Spire, « Temporalités des expériences de recherche : enjeux de construction et de transmission des savoirs géographiques »Carnets de géographes [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 13 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdg/10142 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12suf

Haut de page

Auteurs

Claire Aragau

Enseignante-chercheuse, École d'Urbanisme de Paris-UPEC, Lab'URBA

claire.aragau[at]u-pec.fr

Articles du même auteur

Marie Bridonneau

Enseignante-chercheuse en géographie, Université Paris-Nanterre, UMR LAVUE, UAR CFEE

marie.bridonneau[at]cnrs.fr

Articles du même auteur

Mathilde Jourdam-Boutin

Doctorante en géographie, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, Laboratoire Prodig

m.jourdamboutin[at]gmail.com

Articles du même auteur

Amandine Spire

Enseignante-chercheuse en géographie, Université Paris-Cité, UMR 245 CESSMA

amandine.spire[at]u-paris.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search