Migrating art historians on the sacred ways, Ivan Foletti, Adrien Palladino, Sabina Rosenbergovà (dir.)
Migrating art historians on the sacred ways, Ivan Foletti, Adrien Palladino, Sabina Rosenbergovà (dir.), Rome-Brno, Viella-Masaryk University (Convivia, 2), 2018.
Texte intégral
1Qu’il est difficile de rendre compte d’un ouvrage tel que celui-ci ! L’articulation proposée par son titre entre le verbe « migrer », tellement chargé d’implications humanitaires et sociales dans l’actualité, le sujet « historiens de l’art » qui évoque une discipline dans son environnement académique, et le complément de lieu « sur les voies sacrées » apportant brutalement un sursaut de transcendance, laisse envisager un livre à la croisée de l’érudition et de l’expérience. Or c’est exactement le cas. Migrating Art Historians est aussi le titre donné au projet original dirigé par Ivan Foletti à l’Université de Brno qui, en mars 2017, a lancé sur les routes de Suisse puis de France un groupe d’étudiants en histoire de l’art médiéval, à la découverte des grands sites de pèlerinages et de leurs richesses artistiques. Conçu comme un colophon à cette aventure scientifique et humaine destinée à confronter (au sens premier du terme) le corps et le regard de l’historien à son objet d’étude, l’ouvrage témoigne a posteriori des enseignements d’un tel programme. Il dresse la liste des questions historiques (formelles, fonctionnelles ou sociales) posées par les monuments, leur environnement, le paysage, et propose un bilan du projet provocateur et stimulant que fut Migrating Art Historians.
2Il faut d’abord souligner la qualité formelle de l’ouvrage. Le lecteur a entre ses mains un très beau volume. Le format carré, les couleurs retenues, la mise en page aérée, le choix dans les typographies, la disposition des clichés en couleur permettent de créer l’illusion d’un ouvrage hybride entre le carnet de voyage, le livre d’images et le recueil d’articles. Les photographies sont excellentes, les notes en bas de page sont réduites à l’essentiel, on sent une grande liberté dans la rédaction des légendes… Le livre est donc, dans sa forme, à l’image du projet Migrating Art Historians : il renouvelle avec bonheur une heuristique trop rarement en prise avec l’œuvre d’art, lui apporte sans aucun doute un supplément d’âme. C’est en cela que le livre rend compte des quelque 1 500 kilomètres de pèlerinage effectués à pied entre Lausanne et Conques d’est en ouest, et de Conques au Mont-Saint-Michel du sud au nord.
3L’ouvrage est divisé en six chapitres, même s’il faut sans doute considérer le dernier d’entre eux, « Migrating art historians : a living experience » comme une conclusion qui tait son nom, un retour plus détaché sur le contenu du livre. Ils sont précédés d’une longue introduction d’Ivan Foletti qui fait le point sur le montage, le déroulement et les suites du projet. Tout est dit ou presque dans ces pages à la fois descriptives et senties, qui posent les grands thèmes scientifiques de l’ouvrage sans gommer les idiosyncrasies d’une expérience collective, intime parfois, dans les beautés et les fragilités de la route. L’auteur renvoie à plusieurs reprises dans ses notes à du contenu vidéo qui documente l’expérience : cours donnés lors des étapes monastiques, messages de soutien de la communauté scientifique, film de voyage, interviews, etc. Ces renvois frustrent parfois le lecteur pour ce qu’ils laissent deviner sans montrer, et le mettent face à la principale limite de l’ouvrage, celle d’un format souvent incapable de fournir les moyens d’une expérience partagée.
4Les chapitres 1 à 4 dessinent un long zoom avant sur les monuments visités au cours du pèlerinage. Ils abordent successivement l’environnement naturel et humain des églises, leur silhouette qui se dessine au rythme du voyage ; puis la première rencontre avec la façade du bâtiment, à la frontière entre intérieur et extérieur ; l’entrée de l’église ensuite, et les dispositifs permettant aux pèlerins de pénétrer dans le lieu de culte ; enfin, les objets et les images des saints, véritable but du cheminement sur la route et dans l’église. Le chapitre 5 quant à lui est consacré au mouvement proprement dit : le voyage, l’imagination de l’ailleurs, l’élévation de l’âme dans le sanctuaire. Chacun des cinq chapitres est introduit par un texte posant les grandes notions historiographiques en jeu dans les développements : la liminalité, la topographie, le sacré, la ritualité. Elles sont ensuite analysées dans des articles au format variable consacrés aux monuments visités, à certaines de leurs parties et particularités, à leurs programmes iconographiques, à leurs dispositifs liturgiques, etc. Ils constituent ainsi une vingtaine d’études de cas très solides, rédigées par de grands noms de l’histoire de l’art médiéval et par les étudiants d’Ivan Foletti dont on doit saluer ici l’initiative d’ouvrir ainsi les pages d’un ouvrage ambitieux à la plume de ses doctorants ; il n’y a sans doute pas de meilleure formation par la recherche que celle d’écrire.
5L’ouvrage doit donc être considéré comme une « collection » d’articles dont la cohérence se situe dans le corpus des monuments étudiés : ils portent principalement sur les églises visitées, avec une surreprésentation de Saint-Benoît-sur-Loire et du Puy-en-Velay. De fait, les textes consacrés à d’autres sites (Monte Sant’Angelo, Venise, la Terre sainte) s’insèrent avec moins de fluidité dans ce grand récit de voyage. Marginales au sens propre, ces réflexions auraient tendance à ébranler la belle harmonie provoquée par l’expérience de l’art. Car, au côté des thèmes majeurs de l’historiographie du sacré, c’est bien à ce qui relève d’une expérience sensible du lieu qu’est consacré l’ouvrage. Le corps, les sens, les sensations, les émotions, une esthétique - décrite et analysée essentiellement parce qu’elle a fait l’objet d’une incorporation, sont en réalité les fils rouges dans l’exploration des monuments. Les illustrations reproduites en témoignent : elles montrent fréquemment le visiteur au pied du tympan, assis sur le banc du porche, levant les yeux vers les sculptures et les peintures ; l’angle des prises de vue tient compte de la perspective, des mouvements de la tête, de la direction du regard ; la lumière changeante à l’intérieur, la couleur du ciel à l’extérieur sont insérées dans le cliché au titre d’argument dans la lecture des œuvres. Le livre propose ainsi un catalogue original des monuments, tels qu’ils sont fréquentés. Ivan Foletti, dans son introduction, et Martin Lesák, dans le texte ouvrant le chapitre 1, ne font cependant preuve d’aucune naïveté quant à la possibilité de procéder à une archéologie du regard médiéval ; l’expérience du projet Migrating Art Historians est avant tout celle d’une aventure contemporaine, soumise à des contingences en rien comparables aux circonstances médiévales du pèlerinage. Le livre n’est donc pas une invitation à ressentir l’œuvre d’art en spectateur médiéval, mais dans le travail de l’historien de l’art à incorporer ce qui ne relève que de la perception par le corps, au-delà de toute démarche érudite. C’est sans doute la raison pour laquelle, d’un point de vue théorique, les auteurs s’appuient principalement sur le travail d’anthropologues ayant étudié les conditions et les effets du cheminement sur l’appréhension du réel, et sur les études d’anthropologie de la nature plutôt sur les récentes tendances de l’éco-histoire. C’est parce que, dans les mots d’Ivan Foletti, l’histoire de l’art « doit parler au monde autour d’elle » (p. 53) que l’expérience devient le point commun entre le chercheur et le pèlerin, entre l’universitaire et le visiteur. C’est parce que tous ont en commun la possibilité de ressentir avant de savoir que le partage entre science et société devient efficace. Voilà en tout cas qui vaut la peine d’être tenté, et c’est là le grand succès du projet Migrating Art Historians et l’intérêt de ce livre.
6Tout au long de l’ouvrage, les articles fourmillent d’informations quant à l’histoire des lieux de culte, leur aménagement au fil du temps, les cérémonies qu’ils ont accueillies, leur « présence » sociale et symbolique dans leur environnement. Certains textes proposent la synthèse utile d’une bibliographie abondante ; d’autres sont plus précis et originaux, et invitent à de nouvelles hypothèses dans la lecture des images et des formes – c’est le cas pour les chapiteaux de la tour-porche de Saint-Benoit-sur-Loire. Cette variété contribue à l’aspect mosaïque du livre ; comme dans la plupart des volumes collectifs, la juxtaposition des articles entame parfois l’unité qui semble se dégager du groupe compact marchant sur les routes de France. Le style d’écriture varie énormément d’un chapitre à l’autre, témoignant certes du caractère individuel et sauvage de l’expérience esthétique, mais camouflant parfois l’intérêt du livre derrière l’impression de lire les actes d’un colloque en mouvement. Sans doute était-ce inévitable sous le poids des contraintes éditoriales et il ne faut rien reprocher aux éditeurs sur ce point.
7En terminant la lecture de Migrating Art Historians, on doit en revanche se demander quelle image le livre construit de l’histoire de l’art médiéval d’une part, et de son objet d’autre part.
8Les quatre mois du voyage conduit par Ivan Foletti ont mis en perspective une pratique finalement traditionnelle de l’histoire de l’art médiéval - qui fait alterner l’enseignement ex catedra, aussi délocalisé soit-il, et la visite commentée - et la volonté très actuelle de recourir à l’expérimentation pédagogique pour aborder à nouveaux frais ce que l’on croyait savoir du Moyen Âge. Sans le dire, il se créerait de fait une hiérarchie entre une histoire de l’art du tableau noir et une histoire de l’art de la route, la première échouant à rendre compte du réel contenu dans un objet que la seconde transforme en sujet. Là, le corps de l’église et le corps du pèlerin se rencontrent. Ce qui est inaccessible deviendrait présent. L’expérience est sacramentelle, herméneutique ; elle fait jaillir à la surface des pierres l’agence qu’elles contiennent, l’intention du décor devient palpable, l’effet des formes s’incarne dans la personnalité du chercheur. C’est en tout cas l’impression que l’on retient à la lecture des textes rédigés par les pèlerins : dans la belle langue anglaise des articles, les mots feel, see, sight, sensation encounter, perceptible sont omniprésents. On ne peut que constater cependant que, dans son ensemble, le livre échoue parfois à traduire dans le texte l’intensité de cette rencontre avec le monument. Et comment pourrait-il en être autrement ? L’excellente illustration de l’ouvrage est beaucoup plus efficace en ce sens pour fixer sur le papier la pertinence du « point de vue » et l’épaisseur de l’état d’âme qui sont censés révéler la véritable nature du monument. Mais, là encore, l’échec se fait parfois sentir. Prenons un seul exemple : la répétition d’une vue vers l’est de la cathédrale Saint-Étienne de Nevers selon deux cadrages différents aux pages 224 et 227 ne permet en rien de voir « an encounter with a church on the way » (p. 224). La figure 11 est légendée « View to the nave » ; la figure 14 porte le titre « Visitors of the church approaching the choir ». La présence d’un couple, Guide vert en main sur cette photographie, n’illumine pas le discours d’une dose de vécu, de ressenti. Elle ne permet pas, en tout cas, le passage d’un monument patrimoine à un monument dont la sacralité, la virtus transforme l’expérience sensible et spirituelle du pèlerin. On est là face à l’un des défis majeurs de l’histoire de l’art médiéval aujourd’hui, à savoir la réintroduction dans l’épistémologie de la part de transcendance qui appartient au statut et à la fonction de l’œuvre dans la culture visuelle et matérielle du Moyen Âge. Comment, sans prosélytisme et mystification d’une part, et sans rien sacrifier à l’érudition d’autre part, percevoir, décrire, interpréter et socialiser l’œuvre d’art avec tout ce qu’elle contient d’inaccessible, d’indescriptible, d’immanent ?
9La conclusion de Karolina Foletti au chapitre 6 (p. 399-420) referme le livre en se consacrant aux « migrating art historians themselves and their direct experience ». Elle réaffirme que le projet Migrating Art historians concerne au premier chef cette notion d’expérience, au-delà finalement d’une production nécessaire de connaissances sur des œuvres largement étudiées. En lisant ces belles pages, il est évident cependant que l’expérience est avant tout celle des chercheurs : leur cohabitation, leurs rencontres, leurs partages. L’expérience ne concerne en rien l’art médiéval lui-même et on imagine sans peine la déception pour quiconque attendrait dans ces pages un exposé académique sur les routes de pèlerinage en France au Moyen Âge. L’ouvrage dirigé par Ivan Foletti propose en réalité tout autre chose ; il propose de remettre l’humain au centre du processus heuristique et de ne pas séparer la sensation de la connaissance, le vécu de la pensée. Véritable plaidoyer pour une anthropologie historique des images et des lieux, Migrating Art historians milite pour une approche poétique du réel, sans contradiction aucune avec une démarche scientifique.
Pour citer cet article
Référence papier
Vincent Debiais, « Migrating art historians on the sacred ways, Ivan Foletti, Adrien Palladino, Sabina Rosenbergovà (dir.) », Cahiers de civilisation médiévale, 258 | 2022, 206-208.
Référence électronique
Vincent Debiais, « Migrating art historians on the sacred ways, Ivan Foletti, Adrien Palladino, Sabina Rosenbergovà (dir.) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 258 | 2022, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 09 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/9680 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.9680
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