Collectif, Une mémoire partagée : recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe-mi xiiie siècle)
Collectif, Une mémoire partagée : recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe-mi xiiie siècle), Laurent Morelle et Chantal Senséby (dir.), Genève, Droz (École pratique des hautes études, sciences historiques et philologiques, V. Hautes études médiévales et modernes, 114), 2019.
Texte intégral
1Ouvrage de dimensions appréciables (583 pages, A4) et richement illustré, le volume réunit seize contributions sur les chirographes ayant une connexion quelconque avec des institutions religieuses dans l’espace français. Outre un avant-propos, comme guise d’introduction, les seize contributions sont réparties entre un recueil d’études et un album diplomatique. On note ici l’absence d’une véritable introduction ainsi qu’une conclusion, probablement due au programme restreint des éditeurs.
2En effet, dans leur avant-propos, les éditeurs remarquent eux-mêmes un manque d’ambition, suite à la genèse du volume, c’est-à-dire des études pionnières présentées à l’École pratique des hautes études en 2006-2007, qui, après une phase éditrice longue et difficile, risquent de n’être plus si innovantes en 2019. Les chirographes, pourtant connus par tous les médiévistes, n’ont pas vraiment retenu l’attention des chercheurs, en particulier les diplomatistes, même après l’article pionnier de Michel Parisse de 1986, jusqu’aux années 2000. Entre la présentation des études en 2006-2007 et la parution en 2019, la donne a changé.
3Le manque d’ambition, toujours selon les éditeurs, suit aussi de la nature pionnière (à l’époque) des contributions : il serait difficile de partir d’un programme, ou réunir les études en quelques thèmes. Pourtant, on note que le même questionnaire a tendance à réapparaître chez chaque auteur, en particulier la question du choix : qui a choisi, et pour quelles raisons, la forme du chirographe pour les actes étudiés dans ce volume ? En quoi diffère le chirographe d’un acte avec double expédition ? Comment expliquer le succès relatif du chirographe et pourquoi a-t-il disparu, en milieu ecclésiastique, aussi vite ? Qui fut impliqué dans le processus d’élaboration ? Quelle importance doit-on à la devise ? Des questions simples et fondamentales qui ne sont pas si simples à résoudre, comme l’illustrent les contributions. Pourtant, nous croyons qu’un classement différent des études aurait pu offrir l’opportunité d’éviter des répétitions. Il aurait été mieux de contraster les autres régions ou réseaux avec les deux études très profondes de Chantal Senséby.
4Les études commencent par Laurent Morelle (p. 3-28) qui se demande « comment la charte partie a-t-elle vu le jour dans l’espace français » et « comment le mot chirographum en est-il venu à l’y désigner. » Selon lui, la genèse de la charte partie suivait son propre parcours indépendamment d’une influence anglaise. Pourquoi l’uniformisation du devis a-t-elle eu lieu si tard vis-à-vis de l’exemple anglais, si la pratique fut empruntée comme acquise de l’Angleterre, se demande-t-il à juste titre. Quant au terme chirographum, utilisé en Antiquité pour un écrit personnel de reconnaissance de dettes, il constate qu’au xie s. le terme désignait plutôt « un engagement écrit et souscrit » et même au xiiie s. chirographum fut employé par les poètes comme un synonyme pour “une charte”. Ces indications sont un avertissement pour le médiéviste que le terme ne fut pas univoque et que le contexte est si précieux pour bien apprécier sa signification. Il est dommage que les autres auteurs ne se soient pas toujours rendu compte de cet avertissement.
5Cela est évident dans le cas de Charles Vulliez (p. 29-42), qui a tenté d’inventorier les mentions des chirographes dans les artes dictaminis et fut surpris avec la quantité négligeable qu’il a trouvée. Si le chirographe ne fut pas « un document spécifique », comme insiste pourtant Ch. Senséby, et ne se distinguait des actes soi-disant ordinaires que par la présence d’un devis, le résultat obtenu par Ch. Vulliez s’expliquerait bien.
6La plus grande partie des études est comprise par les deux contributions de Ch. Senséby. La première étudie le devis sur les chirographes dans l’espace français du début du xie s. au milieu du xiiie s. (p. 43-135), puis l’étude se poursuit jusqu’à 1121 avec la contribution M. Parisse . Au cours du xiie s., le devis évolua d’une grande diversité vers l’uniformisation, avec au pays d’oïl le mot cyrogragphum et au pays d’oc les lettres de l’alphabet. Ch. Senséby lie cette uniformisation à la diffusion et l’utilisation du sceau dans la société médiévale et n’exclut pas l’influence possible des artes dictaminis, qui, comme Ch. Vulliez l’a démontré, ne mentionnent pourtant guère les chirographes. Nous notons qu’elle n’a pas songé à la croissance des chirographes, tandis qu’une production augmentée tend à uniformiser et simplifier les documents concernés. Quant au placement du devis sur le document, la grande majorité des chirographes sont superposés (l’un au-dessus de l’autre) avec seulement quelques régions ou les chirographes juxtaposés (l’un à côté de l’autre) dominent, comme le diocèse de Reims par exemple. Ch. Senséby en conclut que la forme du chirographe fut réglée par de fortes traditions locales afin que ces actes ne perdissent pas d’autorité. Cependant, les illustrations prouvent la créativité des scribes qui produisaient des actes parfois très élaborés !
7La deuxième contribution de Ch. Senséby se concentre sur la production chirographaire (religieuse) dans le Val de Loire (p. 137-210). Elle y constate qu’aucune maison religieuse « s’approprie une formule particulière qui affirme son identité documentaire. » Cette constatation est suivie par une description détaillée de la croissance rapide du nombre de chirographes (conservés) pour connaître son apogée dans la seconde moitié du xiie s., suivi par un abandon total par les religieux dans les premières décennies du xiiie s. Les autres contributions montrent que cette évolution n’est pas propre au Val de Loire. La pratique chirographaire ne fut pas vraiment diffusée par le réseau religieux, mais Ch. Senséby suggère plutôt l’influence de la famille comtale de Blois-Champagne comme promotrice. Cette influence (ou choix délibéré ?) possible des individus laïques est aussi suggérée par Dominique Stutzmann.
8Les autres études donnent un status questionis d’une région ou d’un réseau religieux et confirment en grandes lignes les conclusions de Ch. Senséby. C’est ainsi qu’on doit interpréter le « catalogue provisoire des chirographes poitevins antérieurs à 1201 conservés en orignal » de Soline Kumaoka. Hubert Flammarion (p. 211-237), en étudiant la région entre Aude et Sarre, suggère une plus grande popularité du chirographe en milieu cistercien, tandis que Marlène Helias-Baron, dans son étude des quatre premières filles de l’abbaye de Cîteaux (p. 239-260), constate que le nombre des chirographes conservés est assez restreint quand on voit la portion des chirographes dans l’ensemble des actes conservés. Et on arrive ici à un point important que les auteurs ne soulignent pas assez, c’est-à-dire que la production des chirographes, même au moment de sa plus grande popularité, reste limitée. Sa rareté n’est donc pas propre à un quelconque milieu ou à une certaine région. Or, M. Helias-Baron et Ch. Senséby montrent que les évêques, ou leurs chancelleries, n’ont guère produit de chirographes. En milieux religieux, le chirographe est donc surtout un document des abbayes et des chapitres.
9Dans leurs contributions, les auteurs attribuent des chirographes et des actes à une telle institution souvent sans donner une justification à la grande exception de D. Stutzmann (p. 261-291). Avant de tenter de répondre à la question pourquoi on a opté en faveur du chirographe plutôt qu’un acte avec double expédition, en partant du chartrier de l’abbaye de Fontenay, il donne une argumentation paléographique pour attribuer la rédaction aux moines de l’abbaye, estimant le nombre de chirographes au sein du chartrier de Fontenay à cinq pour cent. Selon lui, la différence entre chirographe et double expédition pourrait être le nombre de scribes : les deux exemplaires des chirographes de Fontenay furent tous écrits par le même scribe, tandis que les deux exemplaires des doubles expéditions pourraient être écrits par des scribes différents. Cependant, S. Kumaoka fournit des exemples pour prouver que plusieurs scribes pourraient aussi travailler ensemble pour produire les deux exemplaires d’un chirographe (p. 293-364 et p. 383-396).
10L’album diplomatique réunit (souvent pour la première fois) les deux exemplaires de quelques chirographes pour en donner une édition critique de l’ensemble suivi par une traduction et une étude de cas très profonde qui montre, une fois de plus, les mérites de la critique fondamentale et les sciences auxiliaires. Ces études de cas fournissent de précieuses informations sur l’élaboration des chirographes, et peuvent servir comme modèle pour les chercheurs.
11Quelques questions sont reprises par plusieurs auteurs. D’abord la question du moment de la scission. Si l’un des deux exemplaires d’un chirographe juxtaposé (la forme qui domine) avait servi comme modèle pour l’élaboration de l’autre exemplaire, presque tous les auteurs proposent la scission avant la rédaction du deuxième exemplaire, ne croyant pas qu’une autre personne aurait pu dicter le texte. Dans l’album diplomatique, l’option d’un brouillon pour servir comme modèle pour les deux exemplaires est mentionnée par tous, mais seule D. Stutzmann considère la thèse sérieusement. Quant à Ch. Senséby, elle est convaincue que la scission eût lieu pendant une cérémonie solennelle, donc assurément après la rédaction des deux exemplaires, en présence des témoins dont les noms figurent dans le texte.
12Qui a fait le choix de dresser un chirographe ? Selon Ch. Senséby, on doit interpréter le chirographe comme le produit d’un accord entre deux partenaires égaux, bien que l’avant-propos note que ce furent plutôt les abbayes qui auraient pris l’initiatif et auraient choisi la forme. Pourtant, « la documentation révèle que les hommes ont toujours le choix entre un acte [traditionnel] et un chirographe, » pour reprendre le propos de Ch. Senséby, et confirmé par M. Helias-Baron, tout en notant que la motivation pour l’un ou l’autre reste obscure. Or, une analyse poussée, comme les auteurs ont fait dans l’album diplomatique, montre que dans certains cas, il est bien possible de proposer des hypothèses valables, par exemple dans les contributions de Jean-Charles Bédague (p. 455-480) et de M. Helias-Baron. La suggestion de D. Stutzmann selon laquelle « le chirographe n’indique pas seulement un engagement réciproque et la possibilité d’y renvoyer par la suite, il est aussi une sauvegarde d’un type particulier pour contrer et annuler certains titres antérieurs de l’une des parties, ainsi qu’un moyen de mettre à jour et de compléter les informations conservées dans un chartrier, » est peut-être la plus originale.
13Comment le chirographe se distingue-t-il d’un acte “ordinaire” ? Tous les auteurs partagent l’avis qu’un chirographe est une charte partie avec un devis, dont les scribes ont généralement tenté de donner une semblance identique, ce qui ne semble pas être le cas des actes avec double expédition. Une étude plus poussée, confrontant les chirographes avec les doubles expéditions, comme l’exemple donné par D. Stutzmann, serait pourtant nécessaire pour confirmer cette hypothèse. Pour autant, la grande distinction est la présence du devis. Mais bien apprécier son rôle et son importance semble être difficile. Selon Ch. Senséby, le choix pour dresser un acte avec un devis (donc, un chirographe), est « parfois clairement motivé […] [par un souci] de rendre ferme et stable l’action juridique, éviter toute revendication indue et toute remise en cause de l’accord accepté par les partenaires. » N’est-ce pas le cas pour tous les actes, avec ou sans devis ? En plus, elle admet elle-même que ce ne fut pas le devis mais plutôt les sceaux qui « semblent conférer à l’écrit un surcroît de force et d’authenticité. » La chute rapide de la popularité du chirographe en milieu religieux pourrait être due la recognition par le pape du sceau comme seul moyen de validation au tournant du xiie s., selon l’hypothèse de Ch. Senséby, qui, en plus, remarque « alors que le chirographe est défini comme un témoignage de l’action juridique, le sceau l’est comme sa protection, ce qui lui donne force. » L’hypothèse va bien avec le constat de M. Helias-Baron selon lequel les chirographes qu’elle a étudiés ne mentionnent que rarement le devis, mais toujours les sceaux. Il est donc surprenant de lire en conclusion que « le chirographe apparaît comme un moyen de validation, à égalité avec le sceau », une préconception qui, à la lumière de l’évidence présentée dans le volume, mérite bien d’être revisitée !
14En somme, il est évident que beaucoup de questions, même fondamentales, restent après la lecture du volume, invitant les historiens à continuer la recherche, comme ce fut, en effet, le but des éditeurs !
Pour citer cet article
Référence papier
Valeria Van Camp, « Collectif, Une mémoire partagée : recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe-mi xiiie siècle) », Cahiers de civilisation médiévale, 255 | 2021, 276-278.
Référence électronique
Valeria Van Camp, « Collectif, Une mémoire partagée : recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe-mi xiiie siècle) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 255 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/8087 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.8087
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