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Comptes rendus

Collectif, Le Dit des trois morts et des trois vifs : éditions, traductions et études des versions médiévales (essai de translatio collective)

Pascale Bourgain
p. 70-72
Référence(s) :

Collectif, Le Dit des trois morts et des trois vifs : éditions, traductions et études des versions médiévales (essai de translatio collective), Claudio Galderisi et Jean-Jacques Vincensini (dir.) et Jean-Claude Schmitt (postf.), Turnhout, Brepols (Bibliothèque de Transmédie, 6), 2018.

Texte intégral

1La réflexion du groupe Transmédie sur les traductions médiévales, qui a pour objet les transferts culturels interlinguistiques, se poursuit avec cet atelier qui prend pour terrain d’application un exemplum sur l’au-delà chrétien, texte abondamment diffusé en plusieurs langues au Moyen Âge, au point d’avoir inspiré une abondante iconographie, le Dit des trois morts et des trois vifs.

2Si cette recherche collective repose sur l’histoire de la diffusion du texte et permet de la préciser et de l’évaluer, comme l’indique le titre : « éditions, traductions et études », ce n’est pas le but principal de l’entreprise. Il s’agit bien d’un séminaire sur la traduction, une réflexion sur la façon de rendre dans la langue contemporaine des textes divers, que la traduction soit intralinguale (depuis les anciens français, anglais ou italien en langue moderne) ou interlinguale, alors même que les traducteurs ont des compétences linguistiques différentes. C’est donc une recherche plus méthodique qu’historique, sur les aspects théoriques et pratiques de la traduction, qui s’adresse à des lecteurs spécialistes intéressés par cet aspect.

3À ce compte, que la vision d’ensemble ne soit pas exhaustive, par manque d’étude sur les versions médiévales en vieil allemand et en néerlandais, ne retire rien à l’intérêt de l’entreprise, où c’est la réflexion traductologique qui est visiblement favorisée. Les versions médiévales italiennes et latines sont présentes, mais l’essentiel de l’analyse linguistique porte sur les versions en anglais en français, et notamment sur la version de Baudoin de Condé. Celle-ci, par son raffinement stylistique, ses jeux sur les mots et ses rimes riches, d’une esthétique résolument recherchée, a influé sur le choix de tenter de rendre l’architecture rythmique et sonore des textes médiévaux, qui correspondent totalement à l’esthétique des textes destinés à persuader depuis la matrice latine. Il est tout à fait vrai qu’on ne peut rendre la substance expressive du contenu qu’en rendant compte de la forme (Claudio Galderisi, p. 10) : les « stratagèmes lyriques » mis en œuvre par les auteurs font partie de leur message, et l’horizon d’attente esthétique des textes traduits doit être au moins approché ou évoqué par la traduction, la transposition selon les attentes esthétiques de notre époque aboutissant généralement à ôter toute saveur et toute vie au résultat. Il est donc tout à fait légitime et intéressant d’avoir cherché, pour chaque texte, le type de vers qui rendrait le mieux la structure rythmique et poétique du texte traduit, et de n’avoir pas craint d’aller à l’encontre d’un certain courant de traductologie qui prétend remplacer la forme de départ par la norme contemporaine (p. 54, n. 7).

4Condamnation de l’orgueil, rappel de la condition mortelle et invite à se repentir, le thème de la rencontre entre trois morts et trois vivants a eu dans toute l’Europe un succès durable. L’histoire de la diffusion des différentes versions et des variantes typologiques du motif est faite par Caroline Lambert (p. 19-50) qui présente également le dossier iconographique, lequel ne coïncide pas exactement avec la répartition géographique des détails. Quatorze versions existent du xiiie au xve s., en trois branches principales, l’une française, où les vivants sont de jeunes aristocrates partis pour la chasse ; une autre italienne, où les morts sont couchés dans leurs tombeaux et où apparaît un ermite ; une branche allemande et néerlandaise, où les vivants sont rois, égarés de nuit, et où les morts se révèlent être leurs ancêtres. Une version latine conservée en Italie se rattache plutôt à la branche française.

5Le motif lui-même est étudié par C. Lambert et Vladimir Agrigoroaei (p. 157-177) en utilisant l’ensemble des versions, et en le replaçant dans une perspective plus vaste. Le thème du miroir qui se rattache sans doute à saint Paul, le thème « Vous serez ce que nous sommes » si répandu dans les épitaphes, sont ainsi évalués. L’ermite de la branche italienne est rapproché de l’histoire de saint Sisoès contemplant la dépouille d’Alexandre le Grand, en domaine byzantin ; des apocryphes dominicains diffusent des miracles de saint Jérôme ressuscitant trois morts dont le message est analogue, même dans certaines de ses formulations. Surtout, une possibilité intéressante serait que le thème se rattache à un sermon de saint Augustin sur les trois morts ressuscités par le Christ, représentant trois types de pécheurs, ce qui offre un arrière-fond assez convaincant, sur lequel aurait pu se greffer plus tard le thème de la rencontre propre aux récits d’aventure. Cette histoire est complétée par la postface de Jean-Claude Schmitt, qui ouvre en arrière-fond de l’exemplum des perspectives ethnologiques et anthropologiques qui l’enrichissent encore.

6Toutes les versions ne sont pas présentées dans l’ouvrage. Une seule a été sélectionnée pour chaque langue, la branche germanique, qui représente pourtant sept versions, ne figurant qu’en annexe, parce qu’elle n’a pas été dotée de l’apparat philologique des autres (un glossaire).

7La version française, celle de Baudoin de Condé, qui est la plus ancienne (1240-1280) est conservée dans huit manuscrits ; elle a été le moteur de la réflexion sur la traduction, et, par ses jeux stylistiques, a poussé à reconnaître le caractère littéraire des autres versions traduites. Pas de décalque, ni de belle infidèle, annonce d’entrée de jeu Jean-Jacques Vincensini. Pour rendre l’expressivité poétique, l’octosyllabe a été choisi, les jeux homophoniques (qui correspondent à l’annominatio latine) transposés, la ponctuation de l’édition prise pour base (Stefan Glixelli [éd.], Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Paris, Honoré Champion, 1914, en ligne : https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/​ark:/12148/​bpt6k4072b/​f2.item) à l’occasion retouchée. C’est pour ce texte emblématique que les notes sont le plus développées, permettant d’évaluer la méthode de l’atelier de traduction.

8Quel confort en effet pour un traducteur, généralement obligé de choisir, de pouvoir conserver comme variante les autres possibilités de traduction, le souvenir de ses hésitations et le témoignage de ses doutes ! C’est ce que C. Galderisi appelle une traduction « lachmanienne », faisant montre d’une « transparence philologique et d’une virtualité traductologique ». Une ambiguïté dans le texte ne doit pas être tranchée avec trop d’assurance, ce qui enfermerait le lecteur dans une seule interprétation. Il peut ainsi choisir (et dans certains cas, v. 74-75, 80 et 125-126, la variante me semble plus coulante) — v. 143, lire : « Et qu’il vous faudra », ou « et qu’il faudra bien ».

9Le lecteur cependant regrettera parfois de voir traduire une varia lectio de l’original, sans que le texte d’origine soit pourvu de son apparat. Une note signale le mot préféré par le traducteur, qui ne l’a pas été par l’éditeur (p. 61, n. 4). Il est légitime que le traducteur intervienne sur une édition dont il n’est pas responsable, son approche du texte étant différente, mais l’utilisateur pourrait attendre qu’un signe typographique quelconque lui signale, depuis le texte source, que la coïncidence n’est pas exacte entre les deux pages face à face.

10Les notes qui consistent à indiquer que la traduction proposée est hypermétrique par rapport au module de vers choisi, semblent disproportionnées pour l’attention qu’elles méritent. Le lecteur a senti l’approximation à la lecture, ou non. S’il l’a senti, la note est superflue, sinon pour souligner que le traducteur en est conscient. S’il ne l’a pas senti, il va recompter. Dans les deux cas, il a perdu le fil. N’eût-il pas suffi d’indiquer en introduction que la pure mesure n’a pas toujours pu être observée, mais que l’approximation s’impose pour certains vers ?

11Voici quelques notes de lecture sur les autres traductions proposées.

12Pour la traduction de la version anglaise, v. 25 : « nul compte n’ont tenu ». Les alexandrins de la traduction sont parfois assez difformes, avec des coupes décalées assez gênantes parmi les hémistiches réguliers (v. 64, 65, 84, 94, 107 et 133) ; v. 138-139, sans doute « monastère » n’entrait pas dans le vers, mais « moûtier » serait plus juste que « culte », qu’on ne s’attend pas à voir bâtir en français : « ils firent un moûtier / ils firent un moûtier où l’on dirait la messe » ; il est vrai que ces mots médiévaux sont en principe bannis, même s’ils sont encore fort compréhensibles. Pourtant des tournures tout aussi surannées sont admises : on peut proposer, v. 137, « ils offraient leur secours » au lieu de « offraient de les aider », sans sujet exprimé. Les synérèses et diérèses faites selon les besoins laissent aussi un léger malaise. Bref, il n’est pas sûr que dans ce cas la recherche d’un schéma métrique régulier rende vraiment service au texte.

13L’unique texte italien, en vers alexandrins dits martelliens assez irréguliers, du xive s., provient sans doute de la version IV française, non présente dans le volume. Sa traduction favorise des vers de quatorze syllabes, de coupe irrégulière. Elle présente quelques inexactitudes : v. 6, 2 un cheval currente n’est pas un cheval fort, donc on préférera « les jeux, les chevaux rapides » qui rentre parfaitement dans le vers de 14 syllabes ; v. 6, 4, au présent, « tutto ritorna al niente », « tout ceci revient à rien » ; str. 8, « che non vale richezza… ne reale amore », dans le contexte des quatre avantages inutiles ici énumérés, c’est la richesse, le savoir, la grande famille, et « la faveur du roi », plutôt qu’un « éphémère amour » ; v. 10, 1, « je suis retourné saleté » est à peine compréhensible ; l’inversion du dernier vers, 12, 4, n’est pas très agréable, plutôt : « vous ne trouverez ici or ni argent ni ami ».

14La version latine, conservée dans deux manuscrits sous des formes un peu différentes, ici combinées au mieux, est probablement tardive (et italienne), car la forme, 2 x (8p + 7pp) rimé abab, dérive sans doute de la brisure du vers goliardique, mais est improprement appelée ici une strophe goliardique (dans celle-ci, quatre vers 8p + 7pp ont une rime unique, aaaa). La traduction en octosyllabes et hexasyllabes est un bon parti, qui rend assez bien l’allure de l’original. — si le figura de la première strophe est bien rendu par « forme », les mots calcitrare, « regimber », et mina, qui est une monnaie, sont bibliques et en conséquence courants et connus de tous. La traduction de recidivam (13, v. 1) par « de persévérer » est malencontreuse, et en tout cas peu claire ; ayant compris les mots du premier vif (intellectis talibus), c’est bien contre une rechute après la pénitence que le second vivant s’encourage en invectivant les morts. Les temps des verbes sont parfois transformés sans raison (13, v. 3 ; 31, v. 2). En 35, 3, le vers latin est faux, et la syntaxe plus qu’improbable : in + génitif ne se rencontre jamais. Il faut lire : quod nihil est novitatis, sed nihil fastidius, « qu’il n’y a là [dans ce tombeau] rien de neuf (la mort n’est certes pas une nouveauté), mais rien de plus affreux ». En 48, 4, on pourrait choisir de traduire le verbe plutôt que l’adjectif, plenus es saccus stercoris, « Bien qu’à présent tu sois charmant (ou brillant), tu es un sac d’ordure ». Il est peut-être aussi excessif de traduire cruciatu (45, v. 3) par « mise en croix » (qui serait crucifixio), le sens de « tourment, torture » étant normal ; pene peut aussi bien être le génitif de poena que l’adverbe, soit un génitif explicatif, ce tourment étant une punition : « dans quel grand tourment de peine tu finiras ta vie », ou « dans quel pénible tourment ».

15Ces remarques disent assez combien le travail sur le texte implique le lecteur, jamais tout à fait satisfait, toujours heurtant sa propre sensibilité linguistique et littéraire à celle du texte source et à celle des traducteurs. Le défi constant de mieux comprendre, de mieux faire sentir, de mieux faire passer le sens sans trahir, de mieux faire percevoir la forme sans la perdre tout entière, fait des traducteurs et de leurs émules lecteurs, des interprètes toujours sur la brèche. C’est ce souci qui fait le prix de ce volume, en ce qu’il offre, pour qu’elle se prolonge, une discussion de méthode innovante.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascale Bourgain, « Collectif, Le Dit des trois morts et des trois vifs : éditions, traductions et études des versions médiévales (essai de translatio collective) »Cahiers de civilisation médiévale, 253 | 2021, 70-72.

Référence électronique

Pascale Bourgain, « Collectif, Le Dit des trois morts et des trois vifs : éditions, traductions et études des versions médiévales (essai de translatio collective) »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 253 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6803 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6803

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