Tariq Madani, L’hydraulique dans le monde musulman médiéval
Tariq Madani, L’hydraulique dans le monde musulman médiéval, Helsinki, Academia scientiarum fennica (Annales Academiæ Scientiarum Fennicæ. Humaniora ; Suomalaisen Tiedeakatemian toimituksia, 363), 2012.
Texte intégral
1Tariq Madani, professeur à l’université d’Oujda (Maroc), historien et archéologue, nous livre une synthèse bienvenue sur un champ récent et en plein essor de l’historiographie du monde musulman médiéval : l’hydraulique. Saluons cette publication en français (dans un français très correct, malgré les nombreuses coquilles) par un collègue arabophone (certes formé à l’université Lyon 2), et dans la collection orientaliste d’un éditeur finnois !
2L’ouvrage est copieusement illustré (surtout le chapitre vi, consacré à l’eau dans la ville) et bénéficie d’un petit cahier d’illustrations en couleur, auxquelles la couleur n’apporte rien, d’ailleurs. Il est pourvu de plusieurs index (dont un index rerum). L’A. brasse une vaste bibliographie, très majoritairement en français (mais aussi en anglais, espagnol et arabe), qui déborde largement son sujet ; il est facile de pointer des absences, comme la commode synthèse d’O. Akalay sur les idées économiques en islam (L’Harmattan, 1998) ou des monographies urbaines importantes (H. Ferhat sur Ceuta) ou encore les travaux de M.-C. Delaigue, mais la compilation est manifestement étendue, avec l’ambition de couvrir l’ensemble du monde musulman médiéval, même si l’Irak, al-Andalus et le Maghreb se taillent la part du lion. On est surpris, en revanche, que les sources arabes soient presque toujours citées d’après les traductions existantes, souvent anciennes et critiquables, alors que l’A. n’avait évidemment aucune difficulté à livrer des traductions personnelles améliorées. Cette relative dépendance se retrouve aussi vis-à-vis des systèmes de translittération employés par les différentes études, conduisant à orthographier de plusieurs manières l’impôt foncier (le kharâdj).
3Une grande partie du monde musulman, et en premier lieu l’Arabie — référence culturelle majeure pour tout l’Islam médiéval —, se caractérise par une parcimonie naturelle des ressources en eau ; T. Madani rappelle d’ailleurs la suggestive maxime selon laquelle « gouverner c’est pleuvoir ». Les civilisations (perse, romano-byzantine) ayant immédiatement précédé l’islam ont dû affronter cette réalité et lui ont légué une longue tradition de solutions techniques, que les structures sociales et mentales du monde arabo-musulman ont (re-)modelées à leur manière. C’est dire qu’il s’agit autant d’un sujet d’histoire sociale et culturelle que technique.
4De ce fait, l’A. a choisi de traiter largement des savoirs savants et même de commencer par eux ; si le premier choix est légitime, dans un monde où la science et la technique sont liées (plus peut-être que dans l’Occident latin de la même époque), le second donne un peu l’impression que, selon la traditionnelle « histoire des sciences », la théorie et l’abstraction précèdent et conduisent les pratiques empiriques, alors que ce n’est pas du tout la thèse de l’A. Il est vrai que l’univers documentaire arabe — nous parlons ici de la langue employée — se caractérise par la surabondance des textes « littéraires », c’est-à-dire composés par des intellectuels pour un public lettré, et ceci pose problème particulièrement pour les traités d’agronomie. Il était donc difficile d’ignorer complètement la nature du corpus de sources. Assez habilement — du point de vue de la typologie des sources, sinon de la réalité historique — T. Madani intercale entre les deux premiers chapitres « culturels » (chap. ii et iii) et les deux derniers « sociaux » (chap. v et vi) un chapitre juridique, fondé sur les recueils jurisprudentiels (fatwa/s) et les traités, qui expose comment les pratiques de la masse de la population sont encadrées et infléchies par des savants obéissant aux catégories et aux principes rigoureux du fiqh.
5On sera plus réservé, pour un domaine tel que celui-ci, impliquant massivement les plus humbles et les contraintes du monde matériel, sur l’adoption de la méthode des correspondances entre la pensée théorique et les réalisations techniques ; si E. Panofski a bien pu établir des rapports entre la théologie scolastique et l’esthétique gothique, ici, la notion trop vague de « représentations » (p. 10) rend un peu spéculative l’identification de liens entre la cosmologie et l’établissement d’un réseau d’irrigation villageois. En revanche, on ne peut qu’adhérer à l’ambition de mettre la démarche ethnologique au service de l’histoire médiévale, comme l’ont fait les préhistoriens et leurs héritiers « ethnoarchéologues », avec toutes les précautions requises contre les fausses filiations, surtout dans un monde où les campagnes et même les villes ont parfois résisté à notre « modernité » technique.
6Le chapitre i, consacré aux « grands débats », constitue une introduction théorique bienvenue aux problèmes de l’hydraulique. À la suite d’A. Leroi-Gourhan, les notions de « progrès », d’« invention » et de diffusion y sont remises à plat au profit d’une contextualisation sociale et culturelle qui enlève à ces notions leur essentialisme et permet d’atténuer le caractère polémique du débat sur les « origines », romaines ou arabes, de l’hydraulique andalouse. Mais le sociologisme guette : la thèse de K. Wittfogel (suivant l’approche de Marx) sur le « despotisme hydraulique » oriental associe, peut-être trop étroitement, une forme d’organisation institutionnelle du pouvoir et des réalisations matérielles, notamment autour des fleuves géants comme le Tigre ou le Nil, voire le Guadalquivir ; il faut insister plutôt sur le rôle des communautés locales, particulièrement mis en avant pour le Levant andalou, ainsi que — ce qu’occulte l’A. — sur le phénomène d’auto-organisation qui caractérise certains systèmes matériels complexes (parcellaires, réseaux, tissus).
7Nous passerons rapidement sur les deux chapitres (ii et iii) consacrés aux représentations et aux théorisations savantes (en cosmologie, médecine et chimie, y compris culinaire…), qui sont, comme on le sait, largement héritières de la physique aristotélicienne des quatre éléments et des humeurs – même si on y observe, naturellement, de véritables innovations, comme l’usage thérapeutique de l’eau –, et que l’A. aborde à travers des traités. Le chapitre iii, consacré aux horloges hydrauliques, est en outre quelque peu extérieur au thème de l’ouvrage, car il met en scène une science sophistiquée de la mécanique, qui relève surtout d’une histoire intellectuelle des techniques, même si l’évocation des traces matérielles des deux clepsydres médiévales de Fès et Tlemcen donne un peu de chair à ces techniques savantes.
8Signalons tout de même un beau cas de relation entre l’empirisme populaire et la théorisation savante, avec l’anwâ’, l’art de guetter la pluie, une sorte de météorologie populaire recueillie dans les traités pour servir de base aux calendriers, qui nous ramène à l’agronomie, véritable interface entre les pratiques et la science. Les traités agronomiques établissent une véritable typologie des eaux, en fonction de leurs vertus, et nous livrent de précieux renseignements sur les techniques d’irrigation. L’A. consacre d’ailleurs un long développement (p. 57-67) au traité d’hydrologie (origine et recherche des « eaux cachées ») de l’Iranien al-Karagi, mort en 1019, qui témoigne de compétences empiriques et théoriques remarquables ; on sait d’ailleurs à quel point les techniques de captage ont été poussées, avec les célèbres galeries drainantes permettant de capter et canaliser les eaux souterraines, les qanats.
9Après un bref mais utile rappel du fonctionnement du droit musulman, le chapitre iv aborde le droit des eaux, le problème fondamental étant le rapport entre propriété et usage ; malgré sa spécificité, l’eau semble, dans les textes jurisprudentiels, obéir aux mêmes règles que tous les autres biens-fonds : le droit du possesseur est fort mais ne va pas jusqu’à l’abusus romain. Selon les juristes, le surplus des eaux appropriées (c’est-à-dire se trouvant dans ou sur un terrain privé) peut ou doit être cédé aux « nécessiteux ». Ce qui est gênant, c’est que, quoi qu’en dise l’A., il reste difficile de cerner des règles générales dans ce fouillis casuistique. T. Madani parle d’ailleurs plutôt d’« orientations » que de principes rigoureusement formulés et insiste sur le poids du contexte, ce qui est la négation du droit positif. Plus problématique encore, cette tradition juridique se fonde sur des sentences émises dans la sunna et glosées/appliquées par les fondateurs des écoles juridiques (notamment Malik), donc sur des normes élaborées dans le milieu désertique arabique où les eaux sont principalement souterraines. En outre, les jurisconsultes semblent aborder le problème, éminemment naturel (topographique), de la priorité entre l’amont et l’aval — pour les eaux courantes — selon des catégories juridiques (propriété, ancienneté) et nettement moins en fonction des techniques. Ce relatif irréalisme de la shari’a oblige les juristes, à leur corps défendant, à intégrer fortement la coutume — qui, elle, est en prise beaucoup plus directe avec la réalité du terrain — et l’expertise (des sourciers, géologues, etc) ; ce rapport entre la norme et la pratique est traité, de façon convaincante, à travers le cas du harîm, la zone d’exclusion qui entoure tout point ou adduction d’eau (p. 117-121).
10L’agriculture est l’activité la plus consommatrice d’eau et nécessite des systèmes de distribution, puisque les hommes et les lieux de production sont infiniment plus dispersés en milieu rural que dans les villes — outre que les paysans constituent la masse des consommateurs. Malgré la véritable « idéologie agraire », très volontariste, qu’avait évoquée L. Bolens, portant à répandre les cultures le plus largement possible au lieu de se concentrer sur les terroirs les plus faciles, la possibilité d’irriguer reste très inégale selon les régions. Ces phénomènes sont examinés dans le chapitre v, le plus long de l’ouvrage (une cinquantaine de pages). On sait que le monde rural bénéficie d’éclairages très indirects, par des sources écrites qui n’émanent pas de lui et qui, très littéraires, récusent toute « rusticité » ; cela n’empêche pas que l’on a affaire à une civilisation fondamentalement paysanne, contrairement à une tradition historiographique qui confond la réalité avec l’univers documentaire. Or, aussi bien les modalités techniques que les effets sociaux de l’irrigation sont des voies majeures pour pénétrer dans ce monde agricole si mal connu.
11Dans ce contexte agricole, le problème essentiel est le rapport entre la terre et l’eau, qui ramène au statut des terres, connu principalement, là encore, à travers les sources juridiques doctrinales et jurisprudentielles. À cet égard, les juristes, dans la tradition de la conquête arabe du viie s., valorisent fortement la « vivification » des terres par leur arrosage, même si les privilèges fiscaux originels ont pu s’estomper par la suite. En effet, si l’État s’est fortement investi dans les grands travaux de captage (dossier de la canalisation du Tigre et de l’Euphrate en bas Irak), c’est l’impôt qui semble — soyons prudent, car il y a là encore un effet de source potentiel — constituer le principal mécanisme articulant la production agricole et la société globale ; là, l’étude se disperse quelque peu, pendant une douzaine de pages, dans le dossier fiscal, très technique, des concessions des revenus fonciers étatiques à des particuliers (iqta/s).
12L’énumération des différentes techniques d’irrigation, connues à travers une terminologie complexe, manque elle aussi de synthèse ; il est vrai que l’auteur considère ces techniques comme subordonnées au savoir agronomique des utilisateurs, qui sont infiniment variés, dans la mesure où l’eau est l’agent essentiel pour réaliser l’adéquation entre le sol et la plante. Certes, ce savoir nous est connu par des traités savants, mais, au moins en al-Andalus, les agronomes ne se contentent pas des recettes de Columelle et intègrent les nombreuses pratiques dont la conjonction constitue la « révolution agricole », dont M. El-Faiz a tenté de mesurer la portée économique (étude des rendements, dont celui au centuple lui paraît admissible). En revanche, il ne faut peut-être pas accepter l’hypothèse optimiste de V. Lagardère quant au productivisme engendré par la répartition sociale des profits agricoles (connue, de façon très abstraite, par les différents modes d’association glosés par les juristes). Mais l’orientalisation, donc la diversification, des espèces cultivées, avec sa capacité à transformer l’été en saison productive (sous réserve d’irrigation), est incontestable. Quant à l’évolution agricole globale, il reste difficile de trancher entre la thèse « décliniste » d’E. Ashtor (concernant l’orient musulman) et des thèses plus optimistes — et il aurait donc été plus utile de reprendre ici les débats, de nature sociologique, rapidement évoqués dans le chapitre i, sur l’aliénation provoquée par la grande hydraulique vs. la libération paysanne liée à la petite hydraulique villageoise (modèle andalou).
13Les villes, abordées dans le dernier chapitre (vi), sont l’autre théâtre d’utilisation massive de l’eau ; du fait de la concentration des hommes sur un espace restreint et de leur mode de vie, elles posent des problèmes assez différents des nécessités hydrauliques des campagnes — dont l’irrigation est d’ailleurs largement organisée en fonction de l’approvisionnement alimentaire des villes. Les très grandes villes font feu de tout bois, recourant aux eaux courantes (rivières sans étiage estival, si possible), aux nappes phréatiques et aux pluies (les célèbres réservoirs aghlabides de Tunisie), et doivent souvent remettre en service les aqueducs romains, parfois après une longue phase d’abandon ou d’utilisation restreinte. À côté du simple portage, employé jusque dans les mégapoles, les énormes travaux d’adduction montrent que le déterminisme du site « naturel » n’est pas plus prépondérant dans la localisation des villes que dans les implantations rurales. Quant aux captages individuels (citernes pluviales, principalement), ce sont plutôt les fatwa/s qui nous renseignent à leur sujet. La distribution collective de l’eau dans le tissu urbain n’atteint pas un véritable réseau d’eau courante — certains citadins dépendent entièrement des fontaines publiques —, mais manifeste une extrême habileté technique à exploiter le principe gravitaire, permettant notamment, comme à Fès, la séparation des eaux potable, propre et usée, et nécessitant un corps d’officiers et d’ouvriers considérable (relevant normalement de l’autorité du muhtasib).
14La dernière partie du chapitre vi établit le rapport complexe entre la morphologie urbaine et les contraintes hydrauliques, admettant, dans une heureuse formule, qu’il y a par moments « une certaine résignation devant le pouvoir calme de l’eau » (p. 207). Quand on observe la force des contraintes collectives et la nécessité induite de régulation liées à l’hydraulique urbaine (par exemple le savant calcul des quotes-parts des riverains pour l’entretien des canalisations), on peut regretter que T. Madani ne pose pas le problème, proprement urbanistique, de l’existence d’un véritable gouvernement urbain, qui ne soit pas seulement l’émanation du sultan — alors qu’il utilise les travaux de C. Mazzoli, largement consacrés à cette question. En revanche, il en profite pour développer une intéressante réflexion appliquée sur le réalisme social et la souplesse idéologique des juristes — qui, par exemple, mettent peu en œuvre, en matière d’accès à l’eau, les infériorisations réservées aux infidèles soumis (dhimmi/s) en raison de leur « souillure ».
15Au total, un livre sur l’hydraulique ne peut relever que de l’histoire des techniques, lato sensu, à l’intersection de la culture immatérielle et matérielle et des structures sociales ; dans une telle approche, la phase descriptive est importante, et elle peut déconcerter le lecteur plus porté à la problématisation. Les techniques étudiées ici sont multiples et de niveaux très différents, mais dans une perspective sociologique, on valorisera surtout celles qui concernent le plus grand nombre, dans la mesure où elles assurent la simple survie des hommes : fournir de l’eau potable et d’irrigation, produire de l’énergie… Quels que soient les désaccords ponctuels que l’on puisse manifester (une certaine tendance à juxtaposer les dossiers ou un curieux refus du comparatisme au nom de l’approche systémique), T. Madani nous livre un panorama avec une véritable hauteur de vue, très attentif aux problèmes méthodologiques, sur un vrai sujet de civilisation, comme on en produit de moins en moins. Malgré la place réservée aux contextes régionaux — mais était-ce évitable avec des cadres d’une telle ampleur ? —, qui rend parfois le propos un peu décousu ou énumératif, il s’agit là d’un livre ambitieux, qui revendique une histoire totale et systémique des objets d’étude et qui n’hésite pas à qualifier justement de « camouflage » (p. 30) la spécialisation croissante des approches. Un livre très utile, donc.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Boissellier, « Tariq Madani, L’hydraulique dans le monde musulman médiéval », Cahiers de civilisation médiévale, 237 | 2017, 90-93.
Référence électronique
Stéphane Boissellier, « Tariq Madani, L’hydraulique dans le monde musulman médiéval », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 237 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6137 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6137
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page