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Comptes rendus

Mathew Kuefler, The Making and Unmaking of a Saint. Hagiography and Memory in the Cult of Gerald of Aurillac

Marie-Céline Isaïa
p. 86-87
Référence(s) :

Mathew Kuefler, The Making and Unmaking of a Saint. Hagiography and Memory in the Cult of Gerald of Aurillac, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (The Middle Ages Series), 2014.

Texte intégral

1Mathew Kuefler s’attaque à un monument national et l’abat avec la ferveur d’un iconoclaste : pour bien mesurer la petite révolution qu’il propose, il faut se souvenir de la place qu’occupe la grande Vie de Géraud d’Aurillac (Vita Geraldi prolixior) dans l’historiographie médiévale. Datée de 929-931 et attribuée par une préface explicite à Odon de Cluny, que Pierre le Vénérable connaît pour son auteur en 1142, elle nourrit des travaux inlassables sur la mutation du xs. ou la sainteté laïque promue par Cluny. Or, M. Kuefler en recule la rédaction aux années 1020 et l’attribue à Adémar de Chabannes, dont la réputation d’affabulateur malhabile est bien établie : tout ce qui semblait dans la Vie de Géraud subtilement prémonitoire, comme l’avènement d’une tripartition féodale, se trouve ipso facto ravalé au rang de forgerie à tonalité autobiographique, produite après l’an Mil en Aquitaine.

2La relecture repose d’abord sur une inversion chronologique du dossier hagiographique de Géraud, tel qu’il a été classé par Albert Poncelet en 1895 : la Vie longue serait l’amplification et non l’origine de la Vie brève ; seule la Vie brève serait l’œuvre d’Odon, rédigée au moment où il réformait le monastère d’Aurillac. Cette inversion a le mérite d’expliquer de solides anachronismes qu’évite la Vie brève tandis que la Vie longue y succombe, comme les allusions à des pratiques imposées par la Paix de Dieu, la mention d’un comte de Turenne, celle d’une agglomération à Aurillac avant la naissance de Géraud ou de saint Martial avec rang d’apôtre. Elle rend compte aussi d’un travail en cours visant la promotion de la sainteté de Géraud, simple « serviteur de Dieu » dans la Vie brève, mais « saint », « confesseur » et « bienheureux » dans la Vie longue. Elle explique la discrétion de la Vie brève sur les responsabilités laïques d’un homme qui aspire de plus en plus à être un moine, mais dont la Vie longue fait, sans hésiter, un comte qui assume ses responsabilités militaire et judiciaire. D’une façon plus subjective, la réticence de l’A. de la Vie brève devant les miracles serait bien du xe s., tandis que l’auteur de la Vie longue fait des miracles de Géraud son sujet principal.

3L’histoire des textes pourrait conforter ces jugements : la Vie brève circule dans son plus ancien manuscrit connu (Paris, BnF lat. 5301, ca. 990-1020, de Saint-Martial de Limoges) avec deux annexes distinctes, le récit de la mort de Géraud ou Transitus, et des miracles post-mortem ; or, les deux sont intégrées au plan de la Vie longue, dont ils forment les livres 3 et 4 dans presque tous ses manuscrits. Comme ces deux textes partagent avec la Vie longue son vocabulaire et son insistance sur Limoges et saint Martial, il n’est pas difficile de faire des trois l’œuvre d’Adémar. Ayant commencé par apporter ces ajouts à la Vie brève, puis composé encore des « Miracles supplémentaires » (Miracula addita) après 972, le moine aurait fini par se laisser aller à écrire une nouvelle Vie de Géraud qu’il fait passer pour l’œuvre d’Odon grâce à une préface mensongère. L’élection sur le siège de Limoges d’un évêque nommé Géraud (1014-1023) et sans doute apparenté avec le saint, puis l’arrivée de reliques de saint Géraud à Limoges en 1021, pourraient constituer un contexte d’écriture favorable. Plus tard au xis., un anonyme clunisien a enfin tenté de concilier les deux traditions et formé ce qu’Anne-Marie Bultot-Verleysen a identifié dans un article paru en 1995 (Francia 22-1, p. 173-206) comme la deuxième Vie longue (Vita prolixior secunda).

4En rédigeant la Vie brève, Odon n’aurait pas cherché à donner le moindre modèle de sainteté aux laïcs de son temps ; il ne sait d’ailleurs pas grand’chose au sujet de Géraud, et se trouve contraint par les circonstances de taire ce qu’il comprend de ses bonnes relations avec les Carolingiens ou Èbles Manzer. Grâce à la Vie de leur fondateur, Odon entend plutôt susciter l’adhésion à la réforme clunisienne des moines d’Aurillac. D’où le portrait d’un saint qui a tout d’un moine, non seulement les vertus et les pratiques, mais aussi les vœux monastiques qu’il dissimule, dit Odon, sur l’ordre d’un évêque anonyme. Selon M. Kuefler, Odon invente ici une solution compatible avec sa certitude personnelle que seule la vie monastique est une vie sainte.

5Ces explications présentées avec conviction par M. Kuefler auront du mal à convaincre entièrement pour plusieurs raisons : l’A. se livre d’abord à des essais récurrents de psychologie historique – Odon puis Adémar s’identifient à Géraud – assez éloignés des habitudes du lecteur francophone. C’est que M. Kuefler imagine que des touches autobiographiques pourraient être responsables des altérations qu’Adémar fait subir à la Vie brève ; faute de disposer d’informations vérifiées sur Géraud, il utiliserait des souvenirs personnels, en plus de ses lectures comme la Vie de Maïeul ou celle de Léonard de Noblat ; partout, Adémar exprimerait ses propres convictions sur la justice et l’exercice légitime de la violence, sans jamais mentionner de faits authentiques, pour faire de Géraud un partisan de la Paix de Dieu avant l’heure. De fait, l’hagiographe traduit un malaise devant le choix par Géraud d’une vie monastique : un laïc qui refuse mariage, richesse et pouvoir sans embrasser toute la vie monastique n’agit-il pas précisément comme ces hérétiques contemporains qu’Adémar condamne ? Le plus gênant reste le choix de M. Kuefler de ne faire reposer aucune de ses conclusions sur un travail de philologie : il ne cherche pas à prouver mot à mot qu’il est possible par amplification de passer de la Vie brève à la Vie longue ; il renonce aussi à fonder son attribution de la Vie longue à Adémar sur une étude lexicale, qu’il estime impossible et inutile dans le cas d’une réécriture par un faussaire ; il s’appuie donc presque exclusivement sur les idées véhiculées par les Vies, sur leur adéquation avec ce qu’il estime être le contexte intellectuel et religieux, et surtout avec un projet d’auteur (présumé). L’argumentation est de ce fait circulaire.

6L’histoire du culte de Géraud après la rédaction des deux premières Vies aura l’air moins novatrice, et surtout tracée un peu à la va-vite : l’expansion du culte (xie-xiie s.) correspond à une période de prospérité pour le monastère, le pèlerinage de Compostelle et le culte de saints aquitains (Foy, Vivien) ; son déclin s’explique a contrario par l’affadissement de la vie monastique à Aurillac, des conflits entre les moines et les habitants du bourg, les malheurs des temps, etc. Surtout, le propositum de Géraud, qui use avec modération de ses richesses, ne serait plus en phase avec la valorisation de la pauvreté : il faut au xiiie s. renoncer plus franchement à ses biens pour être saint. M. Kuefler ne s’arrête pas au Moyen Âge : il attire à juste titre l’attention sur l’importance de Dominique de Jésus (m. 1638) pour l’écriture de l’histoire d’Aurillac et des saints auvergnats (Sébastien Fray est revenu depuis sur ce Carme dans « Entre hagiographie et histoire. L’Histoire sainte de Dominique de Jésus », Historiens modernes et Moyen Âge méridional, Toulouse, 2014, p. 253-278, Cahiers de Fanjeaux, 49). Il conclut même sur l’époque contemporaine, déplorant autant les destructions révolutionnaires que les restaurations qui les ont suivies – « l’église Saint-Géraud est aujourd’hui la moins médiévale des églises d’Aurillac » (p. 153). Les représentations de Géraud se signalent alors par l’accroissement des symboles militaires placés autour du saint, figuré en armure, l’épée à la main, couronné : il est possible qu’elles veuillent flatter une frange de la population catholique crispée devant les progrès de la République, qui verrait en Géraud un ultramontain avant l’heure, voire un viril antidote à la féminisation mièvre de la piété qui caractériserait le xixe s. L’A. conclut sur un catalogue assez cocasse de confusions : ici Géraud est vénéré sous l’habit d’un bénédictin ou de l’évêque saint Gérard, là ses reliques passent pour celles de Gérard Tenque (m. 1120), etc. Outre bibliographie, tableau des manuscrits, etc., le livre est complété en annexe par une traduction anglaise de la Vie brève, difficile à apprécier car fondée sur un texte latin que M. Kuelfer doit encore publier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Céline Isaïa, « Mathew Kuefler, The Making and Unmaking of a Saint. Hagiography and Memory in the Cult of Gerald of Aurillac »Cahiers de civilisation médiévale, 237 | 2017, 86-87.

Référence électronique

Marie-Céline Isaïa, « Mathew Kuefler, The Making and Unmaking of a Saint. Hagiography and Memory in the Cult of Gerald of Aurillac »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 237 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6128 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6128

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Auteur

Marie-Céline Isaïa

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