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Comptes rendus

Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge

Karin Ueltschi
p. 213-214
Bibliographical reference

Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Tours, Presses Universitaires François-Rabelais (Tables des hommes), 2014.

Full text

1Cet ouvrage est issu du remaniement d’une thèse de doctorat en Histoire, Art, Archéologie, soutenue à l’Université libre de Bruxelles en mars 2010. C’est la première fois qu’un historien s’attelle à l’exploration du cannibalisme en Occident pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, jusqu’alors essentiellement étudié par les littéraires et les anthropologues. Si la notion de « cannibalisme » proprement dite n’apparaît que tardivement, la pratique, elle, est ancienne : l’ingestion de l’homme par l’homme, propre comme symbolique est attestée depuis la haute Antiquité ; les mentions sont toujours accompagnées d’une expression de répulsion que nourrit l’homme face à la consommation « du même » : c’est la transgression d’un tabou.

2Le premier chapitre, « Définition et état des connaissances », est consacré à l’inventaire des problématiques en présence, notamment la définition des principaux termes impliqués et les choix méthodologiques. Le terrain concerné par le cannibalisme est en effet difficile à circonscrire parce que la frontière entre réalité et fiction n’est jamais nette ; mais il est clair pour tous les auteurs qu’il s’agit de la transgression des normes alimentaires, ce qui permet d’exclure définitivement du champ d’étude des pratiques adjacentes et en même temps radicalement distinctes, l’allaitement par exemple. Il était utile aussi de rappeler les principaux types de cannibalisme établis par la tradition anthropologique, à savoir l’endocannibalisme (consommation d’un individu du même groupe), l’exocannibalisme (consommation d’un individu d’un groupe extérieur), le cannibalisme de survie, le cannibalisme psychopathologique, médical, sacrificiel, funéraire, guerrier, involontaire, enfin, l’auto-cannibalisme ; si cette grille permet d’actualiser les principales approches scientifiques du sujet, elle constitue un simple cadre auquel l’A. n’aura recours que très ponctuellement car elle est le produit de méthodologies divergentes et insatisfaisantes notamment à cause d’un brouillage disciplinaire que la synthèse épistémologique ici présentée met bien en valeur, tout autant que les « tendances dominantes » (tendances interprétative, sceptique, démonstrative, postcoloniale, enfin, la tendance consistant à relier le cannibalisme à la problématique de sorcellerie) qui ont pu orienter ces études de référence. Mais ces rappels permettent l’établissement d’un panorama précis et approfondi de l’état actuel de la recherche scientifique sur le sujet.

3La problématique du cannibalisme est polymorphe : le second chapitre, « Cannibalismes antiques et médiévaux », cherche à cerner la diversité des thématiques antiques et médiévales, couvrant aussi bien l’Eucharistie que le massacre des juifs ou encore les procès de sorcellerie et le riche potentiel du dossier infernal, tout en dégageant des constantes ou des contrastes, des liens et des continuités des présentations thématiques autonomes, autour de l’absorption de sang plus particulièrement. Le sang eucharistique, après avoir jeté une suspicion sur les premiers chrétiens, a sans doute contribué à renforcer l’idée que boire du sang accroît la virilité et la prouesse guerrière, à l’exemple d’un passage de la Chanson des Niebelungen (entre 1190 et 1204) où un guerrier de Hagen n’hésite pas à s’abreuver du sang d’un cadavre et s’en délecte, si bien que son exemple est suivi par ses compagnons : le sang bu peut d’ailleurs également sceller des pactes entre les hommes. De manière générale, les sources, des Écritures aux Pénitentiels, font de la consommation de la chair ou du sang humain quelque chose d’illicite qui rend le coupable impur et abject. Enfin, le cannibalisme médical est un héritage de l’Antiquité : certaines maladies comme l’épilepsie peuvent être guéries, pense-t-on, par l’absorption de sang humain, idée attestée et développée notamment par Pline l’Ancien. À partir de l’époque médiévale, la momie est considérée comme étant un médicament de choix, ce qui engage un véritable commerce de momies depuis l’Égypte, et ce jusqu’au cœur du xvie s. ! Pendant ces périodes, une des interrogations les plus lancinantes que posent ces pratiques concerne le destin de ces corps absorbés au moment de la résurrection.

4Avec le troisième chapitre, « Le prix de la survie : faim et cannibalisme, entre Antiquité et Moyen Âge », la perspective change radicalement : nous passons d’un problème d’idées et de croyances à une problématique concrète et proprement vitale : le cannibalisme « de survie » attesté notamment dans le contexte de disettes et des grandes famines. Il existe en effet des cas d’urgence qui mettent en question la survie et qui bousculent et annulent proprement les codes alimentaires des civilisations : les liens sociaux se distendent pour faire triompher un égoïsme de survie brut. Même si les sources brouillent constamment rumeur et réalité, la thématique est récurrente à l’occasion de chaque catastrophe historique. César évoque ainsi le conseil d’un Gaulois au siège d’Alésia qui encourage ses compagnons à s’inspirer de leurs ancêtres et à se nourrir des hommes âgés et inutiles pour faire front à la guerre de siège. Toute une rhétorique stéréotypée du siège s’est ainsi développée dans le genre historique antique, mêlant l’expression de l’horreur avec la justification que recourir à cette extrémité relève d’une nécessité et non d’un choix délibéré. Un motif particulier se détache cependant et il aura une belle postérité dans la littérature savante et vernaculaire mais aussi dans l’iconographie : celui de la mère anthropophage qui se développe à partit de Flavius Josèphe avec en son centre l’horrible « cercle vicieux de la chair engendrée puis consommée » (p. 201). Ce développement fait partie des plus belles pages de ce livre remarquable ; on y reviendra d’ailleurs au chapitre 4, notamment autour de Guillaume d’Angleterre attribué à Chrétien de Troyes.

5Le quatrième chapitre, « Constructions et reconstructions du discours sur le cannibalisme de survie au Moyen Âge », cherche à exploiter les nombreuses occurrences du cannibalisme chez les auteurs savants du Moyen Âge, avec ce souci de mettre toujours en relation des réalités concrètes – la faim – l’imaginaire et le discours qui en découlent. L’anthropophagie est à la fois fascinante et repoussante mais son traitement peut aller (à l’exemple du diable qu’on aime à ridiculiser pour le neutraliser) jusqu’à à la dérision comique. Ce chapitre s’appuie sur des auteurs témoins des invasions germaniques de sinistre réputation (Isidore, Jérôme), ou encore sur Raoul Glabre dont l’œuvre affiche une ambition historique alors qu’elle développe avec complaisance des anecdotes merveilleuses, et donc aussi des récits de famines qui aboutissent à des scènes de cannibalisme. Une chaîne de cause à effets se dégage de tous ces récits : Dieu, le péché, la faim (punition) et le cannibalisme. Surgit alors parfois, dans ces sources historiques, la figure du cannibale repenti dont la lourde pénitence implique en premier lieu l’interdiction significative de consommer de la viande quelle qu’elle soit ! Enfin, les équilibres s’inversent dans le contexte des croisades où des chrétiens sont réduits à se livrer à l’anthropophagie à cause des cruelles famines qui accompagnent parfois ces expéditions ; c’est surtout la première croisade qui alimente force rumeurs (quatre témoignages indépendants) de cannibalisme de survie toujours, thème qui entre alors dans la littérature vernaculaire en train de naître.

6Le cinquième chapitre enfin, « Aux sources de l’ethnographie occidentale des mangeurs d’hommes », dilatera l’investigation aux « mangeurs d’homme du bout du monde » en s’appuyant sur l’imaginaire géographique si vivant depuis la Haute Antiquité (Hérodote, Hésiode, Homère, Ovide, avec les Cyclopes, les Lestrygons et les Scythes), et les grands stéréotypes qui circulent alors, par exemple celui des Grecs buveurs de sang ou encore de l’Inde peuplée de mangeurs d’homme. Le Moyen Âge s’appuiera sur ces traditions tout en cultivant avec bonheur l’imaginaire des monstres anthropophages pour l’ancrer dans une géographie désormais bien établie dans les différentes mappae mundi et que complèteront les écrits de Marco Polo.

7Horreur et esprit de dérision marquent tour à tour l’attitude des sources savantes face à ces pratiques, posant encore et toujours la question de la frontière exacte entre réalité et fantasme, entre Histoire et imaginaire. Il est vrai que le parti pris thématique adopté par l’A. ne peut éviter le retour périodique de l’argumentation sur les mêmes auteurs et problématiques, mais qui sont chaque fois abordés sous d’angles différents ; l’alternative d’une approche purement chronologique n’eût pas permis, en effet, de développer autant de nuances et de subtiles résonances problématiques.

8Un superbe cahier iconographique en couleur agrémente délicieusement la lecture de cet ouvrage qui, outre les mines d’information qui font sa richesse, ravit par le ton toujours joyeux et alerte, et constitue une belle illustration de ce « gai savoir » que Rabelais appelait de ses vœux et qui rend l’érudition si aimable. Le lecteur est fasciné par le sujet et porté par la dynamique de l’argumentation depuis la première page avec cette épigraphe qui domine tout le texte : la chanson du Petit Navire et du malheureux matelot désigné à la courte paille pour servir de repas à ses compagnons : d’emblée, le sujet nous est familier, d’emblée il se présente à nous comme d’un intérêt capital : cet ouvrage nous sera désormais indispensable.

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References

Bibliographical reference

Karin Ueltschi, “Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen ÂgeCahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 213-214.

Electronic reference

Karin Ueltschi, “Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen ÂgeCahiers de civilisation médiévale [Online], 238 | 2017, Online since 01 June 2017, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6072; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6072

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