Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du ixe à la fin du xiie siècle
Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du ixe à la fin du xiie siècle, Rome, école française de Rome (Classiques – école française de Rome), 2015, 2 vol.
Texte intégral
1Tous ceux qui ont travaillé sur les hommes du Moyen Âge et sur tous les phénomènes objectifs qui ont concouru à leur organisation sociale sont forcément tombés sur le « modèle » de l’incastellamento proposé par P. Toubert dans sa thèse, publiée dès 1973 par l’École Française de Rome. Il était donc temps que ce phare de l’historiographie médiévistique française, qui a valu à l’A. un poste à la Sorbonne puis au Collège de France, soit, malgré un retirage en 1993, de nouveau accessible en librairie, sous un format réduit mais préservant le texte original, et pour un prix relativement modique (40 euros) – aux dépens, il est vrai, de la piètre qualité de la cartonnade enfermant les deux volumes. En plus de la préface de l’édition originale (en italien, par O. Bertolini), cette réédition est précédée d’une précieuse préface par l’A. lui-même.
2Étant donné que ce travail est devenu un repère historiographique, il n’entre pas dans notre propos de commenter principalement son contenu – qui l’a été abondamment, dès sa parution – mais plutôt d’en identifier le positionnement au sein de la médiévistique et plus largement dans le panorama des sciences humaines. P. Toubert se livre lui-même à cet exercice, mais il est évidemment dans une position gênante d’égo-historien, obligé d’analyser ses propres mérites, sans tomber dans le plaidoyer pro domo ou dans l’auto-glorification ; il se tire d’ailleurs de cette épreuve avec toute la maestria qu’on lui connaît. À cet égard, le recenseur, pour être plus extérieur, ne doit pas moins annoncer dès l’abord « d’où il parle », en l’occurrence confesser qu’il se compte au nombre des disciples de P. Toubert...
3Rappelons tout d’abord que cette thèse représente un fleuron de ce que l’historiographie française a produit de meilleur : la monographie régionale. Tout y est, depuis le choix d’un cadre spatial et chronologique pertinent jusqu’à la minutie des analyses, en passant par le dépouillement exhaustif des sources et l’élaboration de méthodes pertinentes et novatrices. Mais il y a plus que ces qualités, communes à beaucoup de ces grandes thèses d’État : il y a la clarté des idées, la capacité à découvrir des liens (l’intelligence, au sens étymologique du terme), le va-et-vient permanent entre les concepts et les données, et surtout il y a un postulat épistémologique, relevant très fortement de l’approche sociologique, celui de rechercher des « structures », sans autre qualificatif adjoint. C’est-à-dire que P. Toubert a choisi d’envisager une société régionale – je veux dire un groupe humain – comme un système, dans lequel tous les phénomènes sont liés. Avec ce travail, on se rend compte qu’une « histoire totale » est possible, non pas sous forme d’un panorama « à tiroirs » mais sous forme d’un ensemble articulé de phénomènes, impliquant aussi bien les acteurs les plus modestes que les élites (qui réalisent l’essentiel des liaisons entre les différents ordres de phénomènes) – non pas une anatomie mais une physiologie.
4Cette démarche structuraliste, qui était alors à la mode, a fort heureusement échappé à l’abstraction et au dédain de la chronologie qui la caractérisent. Pour ce faire, il fallait trouver un « objet » fortement historique et chronologiquement bien ancré, le castrum, le village aggloméré et enceint, qui est au cœur de la société du Latium. Plus que d’un objet matériel – qui aurait pu être traité techniquement, par une médiocre approche descriptive, à la limite « castellologique » –, il s’agit d’un processus : pourquoi et comment les hommes se mettent-ils à vivre dans des habitats groupés, perchés et fortifiés ? On pourra arguer que P. Toubert a eu la chance de tomber sur une région où ce phénomène est poussé à son extrême, et que des chroniqueurs particulièrement clairvoyants l’ont aiguillé vers ce processus ; en outre, il a bénéficié d’un éclairage tout à fait extraordinaire, pour les x-xie s., avec les immenses cartulaires et chartriers des monastères de Farfa et Subiaco, qui n’ont guère de pendant qu’avec les sources catalanes. Mais tout le mérite de l’A. est d’avoir transformé de vagues intuitions en un véritable « modèle », qui permet de penser, les uns en rapport avec les autres, le peuplement, l’économie (notamment le rôle de la monnaie), la « révolution » féodale et même la « réforme » grégorienne. On a là un cas presque unique de véritable « concept » élaboré par un historien – le premier depuis les « trois temps de l’histoire » de F. Braudel. Certes, ce concept ne prétend pas avoir une valeur aussi universelle que la lutte des classes, par exemple, mais son succès même (les castelnaux de B. Cursente, le castell terminat catalan) montre toute sa capacité herméneutique.
5Avant d’en venir au cœur de la question, signalons tout de même que l’incastellamento – dont l’analyse, tout au moins en tant que système de peuplement, n’occupe que 150 pages sur les quelque 1 500 de la thèse ! – a quelque peu éclipsé d’autres apports fondamentaux de ce livre. P. Toubert en signale lui-même quelques uns (le rapport entre le fonctionnement des tribunaux et le droit mis en œuvre, qui a engendré la thèse de F. Bougard ; la lecture « sociale » des récits hagiographiques, qui a été suivie particulièrement par J. Dalarun), auxquels on peut ajouter l’admirable chapitre I consacré aux structures de la documentation écrite (surtout p. 71-134), dans lequel l’A. reconstitue les rapports entre la production documentaire et le fonctionnement de la société ; on a là une histoire diplomatique renouvelée, à l’origine d’une approche plus sociale de la literacy, telle qu’elle est menée par O. Guyotjannin.
6Il n’en demeure pas moins que c’est bien l’étude de l’habitat qui a rencontré le plus grand succès chez les lecteurs ; une bibliométrie attentive montrerait probablement que c’est l’étude sociopolitique et économique des communautés rurales qui a le plus bénéficié des propositions de P. Toubert – citons les travaux de M. Bourin, L. Feller, P. Guichard, P. Sénac, P. Martínez Sopena, J. M. Salrach et même de l’auteur de ces lignes... Certes, l’idée d’un rapport entre les formes du peuplement et l’organisation sociopolitique n’est pas neuve, et l’A. lui-même reconnaît sa dette envers la Siedlungsgeschichte allemande et les Caractères originaux de M. Bloch. Mais même les médiévistes contemporains ou prédécesseurs immédiats de P. Toubert qui ont livré les plus remarquables travaux à ce sujet (G. Fournier, C. Higounet) n’avaient pas réussi à décloisonner et à fusionner les problématiques aussi bien que dans cette thèse. Toute l’interprétation de la féodalité en a été affectée. En Italie même, ce fut une véritable révélation/révolution – reçue par nos collègues transalpins sans aucune jalousie nationaliste, d’ailleurs –, tant les traditions académiques y interdisaient un tel décloisonnement, et d’autant plus que les campagnes n’y étaient étudiées jusqu’alors que comme le décor d’un sujet beaucoup plus noble, la conquista del contado par les villes. D’autres schémas ont ensuite été proposés pour qualifier l’évolution sociomatérielle, si j’ose dire, de l’époque féodale (« encellulement », inecclesiamento) ; même quand ils s’opposent à l’incastellamento – ça a fini par être le cas avec l’encellulement de R. Fossier –, ils se positionnent par rapport à lui.
7Soulignons tout de même une contradiction. On a trop peu noté que le chapitre IV consacré à la l’organisation du peuplement constitue le premier chapitre du livre II, intitulé « les structures économiques » ; et l’introduction de ce chapitre n’apporte aucune justification de ce choix. Or, même si P. Toubert s’est ensuite fortement tourné vers l’étude de la croissance économique alto-médiévale (en contradiction avec R. Fossier et E. Magnou-Nortier), comme en témoignent son impulsion au 10e colloque de Flaran sur ce thème (1988) et ses contributions réunies dans L’Europe dans sa première croissance, les lecteurs des Structures du Latium médiéval ont utilisé l’incastellamento surtout comme une clé d’interprétation des rapports de pouvoir (une forme extrême de la féodalisation). Il semble bien, pourtant, que, dans sa brève conclusion (six pages sur 1 500 !), l’A. inscrive le phénomène castral dans une problématique fondamentalement économique : l’incastellamento est le « grand fait », parce qu’il « a imprimé à une croissance plus ancienne et spontanée un changement décisif de rythme, de cadre, de style » (p. 1355) ; même s’il insiste ensuite sur les conséquences sociales de cette nouvelle vie au village pour les paysans (ordre moral, enfermement dans le terroir et la paroisse, perte d’autonomie du couple conjugal), P. Toubert voit le rapport social entre seigneurs et paysans comme une action des puissants « pour mieux maîtriser l’expansion et accroître leur profit ». Quant à la première proposition, il est rare que l’on puisse suivre aussi bien qu’en Latium le rythme et la nature de la croissance agricole ; du coup, c’est la seconde proposition qui a été retenue : les castra regroupent la population pour mieux la déposséder de ses richesses – et cette redistribution est clairement intégrée dans une problématique sociopolitique de la « domination ». Une autre conséquence des plus fécondes du modèle latial – analysée longuement par l’auteur dans sa préface – a été son effet d’entraînement sur l’archéologie médiévale. Sans négliger les travaux pionniers de G. Démians d’Archimbaud, pour les pays du bassin méditerranéen, l’idée que l’habitat commun d’époque féodale est aussi intéressant à étudier que les églises romanes ou les cimetières barbares est sortie de la thèse de P. Toubert – plus que des exemples anglais (lost villages) et polonais, qui ont logiquement inspiré les travaux plus septentrionaux de M. de Boüard. En retour, la quantité de fouilles rurales menées en Espagne, en France et en Italie à partir des années 1980 est venue féconder et enrichir les propositions de l’A., fondées sur la seule documentation écrite – P. Toubert, en 1973, maîtrisait assez peu le lexique archéologique pour parler de « mise à jour » des strates médiévales (p. 304), au lieu d’une mise au jour –, avec l’incapacité bien connue des chartes à dater les phénomènes matériels. En fait, en nuançant et en diversifiant les chronologies et les modalités matérielles de la castralisation – ce que les textes sont bien impuissants à faire –, ce sont les recherches de terrain qui ont fait de l’incastellamento un véritable « modèle », c’est-à-dire un ensemble souple et non dogmatique de propositions, dans lequel « l’écart à la norme » est une source d’intelligence et non pas une anomalie. Il fallait bien un tel modèle pour rendre compte, de façon intelligible, de l’infinie diversité de la réalité matérielle – et de l’ubiquité des situations sociales.
8Un petit regret, à cet égard : les archéologues contemporains du modèle latial, tels que A. Bazzana, J.-M. Pesez, M. Barceló ou R. Francovitch, reconnaissent très clairement leur dette envers P. Toubert quant à l’émergence de l’archéologie médiévale comme une discipline à part entière – en la dotant d’un objet pertinent –, tandis que certains de leurs disciples plus jeunes semblent avoir perdu cette mémoire, refusant peut-être de trop devoir à un historien « des textes »…
9Même un chef d’œuvre a ses limites, au moins dans notre discipline ; marquons-en quelques unes, qui tiennent plus, comme on l’a vu, à la réception et à l’usage du livre qu’à ses mérites propres. D’abord, ancré dans une région et dans un temps donnés, l’incastellamento, victime de son succès – presque d’une mode –, a parfois été mis à toutes les sauces ; on a trop voulu voir l’Occident se couvrir, aux alentours de l’an mille, d’un « blanc manteau » de châteaux neufs… Dans beaucoup de régions, les rapports de la fortification des habitats ruraux et des résidences aristocratiques avec la localisation de la résidence commune et des activités productives sont moins univoques que dans le Latium. On pourrait même dire que la diffusion du modèle toubertien a conduit à ce que tout le monde se positionne par rapport à lui, entretenant ainsi son succès et son caractère référentiel ; outre les mérites intellectuels immenses de ce livre, il faut reconnaître que, dans les années 1970, une recherche véritablement novatrice n’était pas noyée dans un flux incontrôlable de travaux, et pouvait émerger plus facilement qu’aujourd’hui. Heureux temps où le chercheur n’était pas sommé d’être « productif » dès son Master et pouvait se permettre de présenter un tel chef d’œuvre avec seulement deux articles personnels en bibliographie (de 1960 et 1965, pour une thèse soutenue en 1972 !) ; on laissait alors au thésard le temps de mûrir ses idées – et même ces deux articles de jeunesse sont restés des références ! Paradoxalement, les chantiers issus de cette fructueuse approche de la société par son inscription spatiale, tels que la magnifique série des colloques Castrum, ont été laissés en plan, en France, sans avoir épuisé toutes leurs potentialités ; on pense en particulier aux phénomènes de territorialisation issus de la polarisation castrale, aussi bien à l’échelle régionale (création de principautés féodales sur la base de réseaux castraux) qu’à l’échelle locale (organisation de terroirs), dont l’étude a été abandonnée aux archéologues, alors qu’ils n’ont pas toujours les moyens de l’analyser de façon dynamique.
10En définitive, ce livre rappelle la nécessité absolue, dans les sciences humaines mais plus particulièrement en histoire, guettée par l’atomisation de la contingence, d’un minimum de modélisation. En l’occurrence, la proposition implicite de la recherche de P. Toubert me semble être, au-delà de la systémicité, celle d’une mise en cohérence : à l’époque féodale, dans un phénomène matériel, la castralisation, ont convergé ou au moins se sont recoupés les moyens techniques, les rapports sociaux (notamment de pouvoir), les tendances économiques émergentes (au sens sociologique du terme) et les impératifs idéologiques dominants. Ce fonctionnement systémique résulte autant d’« effets de système » (échappant au contrôle ou même à la conscience des acteurs) que de la volonté politique (consciente et calculatrice). Loin d’une féodalité pure « d’entre Loire et Rhin » qui serait « abâtardie » sur les rives de la Méditerranée, il existe bien une civilisation féodale, multiforme mais qui se caractérise par la fortification et des formes plus ou moins oppressantes de seigneurie. Il n’est pas question que ce paradigme soit accepté dans tous ses détails, mais il convient de le prendre pour base de départ, afin que les différentes études régionales soient au moins comparables. Le comparatisme a besoin de schémas interprétatifs forts.
11En bref, il est urgent de découvrir – pour les plus jeunes – ou de relire – pour les plus âgés – ce maître livre, premier rempart contre une « histoire en miettes ».
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Boisselier, « Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du ixe à la fin du xiie siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 210-212.
Référence électronique
Stéphane Boisselier, « Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du ixe à la fin du xiie siècle », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 238 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6069 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6069
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