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Comptes rendus

Agata Sobczyk, Les jongleurs de Dieu. Sainte simplicité dans la littérature religieuse de la France médiévale

Yasmina Foehr-Janssens
p. 205-207
Bibliographical reference

Agata Sobczyk, Les jongleurs de Dieu. Sainte simplicité dans la littérature religieuse de la France médiévale, Łask, Oficyna Wydawnicza Leksem, 2012.

Full text

1Voilà bien un livre qui aborde un sujet dont on aurait aimé avoir l’idée. En se proposant de consacrer une étude à la sainte simplicité dans la littérature religieuse de la France médiévale, Agata Sobczyk, qui a déjà publié un beau livre sur le roman idyllique (L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Leuven, Peeters, 2008), semble avoir choisi un sujet de peu d’envergure, tant les livres de miracles et les recueils d’exempla sur lesquels elle s’appuie continuent, malgré les recherches qui démontrent leur intérêt, d’occuper une place marginale dans le champ de l’histoire littéraire du Moyen Âge français (il convient de signaler cependant l’exception que constituent en la matière les travaux de Michel Zink : Poésie et conversion au Moyen Âge Paris, PUF, 2003, par exemple, dont A. Sobczyk tire le meilleur profit). Mais il suffit de lire au hasard quelques pages de son ouvrage pour s’apercevoir de l’importance et de la richesse tant poétique que philosophique de ce thème dont l’avant-propos revendique à la fois la marginalité et la productivité narrative (p. 16).

2Comme l’A. le signale elle-même dans son introduction, « l’éloge de la simplicité » est « enraciné dans le paradoxe paulinien de la sagesse qui est folie et vice versa » (p. 53). Son traitement repose donc sur « une série de couples antithétiques dont on renverse l’ordre : début et fin, haut et bas, intérieur et extérieur » (ibidem,voir aussi tout le chapitre trois). La trame de la pensée médiévale sur la simplicité touche donc aux mystères même de la foi, c’est pourquoi il convient, comme le fait A. Sobczyk, de se tourner en premier lieu vers la théologie pour délimiter la portée de notre thème. Grégoire le Grand, Guillaume de Saint Thierry, Pierre Damien, Thomas d’Aquin et Nicolas de Cues (on pourrait regretter que cet exposé, qui juxtapose des autorités de la fin de l’Antiquité, du Moyen Âge central et des derniers siècles de la période médiévale n’offre pas une mise en perspective plus historique du thème de la sainte simplicité), telles sont quelques unes des autorités qui permettent de guider la réflexion. Celle-ci doit en effet prendre en compte des modèles intellectuels variés pour nous permettre de saisir toute l’épaisseur conceptuelle de la simplicité. Sagesse et folie, orgueil et humilité, science et ignorance, sainteté et médiocrité sont autant de couples antithétiques susceptibles de forger l’identité du simple, à partir du moment où la figure de ce dernier est utilisée pour illustrer, sur un mode toujours plus ou moins apologétique, les défis de la dévotion. Au terme de cette première analyse, l’A. propose une distinction utile, qui aurait peut-être pu être plus clairement thématisée en prêtant une plus grande attention aux contextes énonciatifs des différents traités consultés. La sainte simplicité a une valeur opératoire différente selon qu’elle vient sous-tendre le portrait d’un saint ou celui d’un « fidèle anonyme » (p. 61). Elle compose tantôt avec le rejet de la science, tantôt avec l’absence de celle-ci. Elle permet l’infusion d’un savoir divin ou illustre plus modestement le don de la prière et sa puissance.

3Le travail d’A. Sobczyk s’inscrit explicitement dans le sillage de celui d’Aaron Gourevitch sur la « culture populaire » médiévale (Aaron J. Gourevitch, La Culture populaire au Moyen Âge. « Simplici et docti », Paris, Aubier, 1992 ; pour les références à Gourevitch, voir l’avant-propos, p. 12 et la présentation du corpus, p. 69). Dans une optique bakhtinienne, il s’agit d’interroger ensemble la « face honteuse » de la simplicité et sa face glorieuse en s’efforçant, autant que faire se peut, de ne pas les dissocier. La première tâche à laquelle il convient de s’atteler est alors de dénombrer les « avatars » (p. 22 à 36) de la simplicité et de dresser une typologie. Les saints, les enfants et les bergers se présentent alors comme autant de paradigmes d’une vertu qui est en même temps un manquement, un défaut, de savoir, d’intelligence ou de raison. Le vocabulaire en témoigne : il fournit aux auteurs toute une série d’adjectifs dépréciatifs (idiota, stultus, illiteratus) qui viennent compléter et compliquer la description d’êtres empreints d’une piété fervente, mais dénuée de subtilité. Dans cette galerie de portraits, deux figures se détachent du fait de leur originalité et de leur position limite par rapport aux modèles de la simplicité : Saint François et Jeanne d’Arc, dont les mentions accompagnent le développement de l’argumentation. L’excentricité voire la folie de leurs comportements, l’incorrection de leurs discours, mais aussi la justesse de leurs raisonnements et le caractère inspiré de leurs paroles illustrent en effet la dynamique de renversement qui caractérise les démonstrations de la simplicité. Pourtant le corpus d’étude, définit aux pages 69 à 88, reste circonscrit à des récits de miracles opérés le plus souvent par la Vierge et à des exempla dont les héros (ou anti-héros, suivant comment on les considère) sont des moines ignorants, des chevaliers sans instruction, des clercs déclassés, des mendiants, des bourgeois presque illettrés, des malfaiteurs, des ermites excentriques, des muets, de pauvres petits porchers, et j’en passe. Quelques rares personnages féminins viennent compléter le tableau : la mère de Villon, sainte Douceline et sainte Marie l’égyptienne (le défi que représente l’adaptation du thème de la sainte simplicité à la biographie d’un personnage féminin aurait, à notre sens, mérité un développement critique).

4Après une introduction substantielle, la première partie de l’étude est consacrée au simple dans l’univers des signes. C’est ici que se révèle tout l’intérêt du livre d’A. Sobczyk. Les questions qui y sont envisagées sont d’une importance capitale pour la réflexion littéraire et la dimension paradoxale de la simplicité implique que celles-ci soient nécessairement abordées dans toute leur complexité. L’illettrisme du simple induit un rapport littéral avec le langage et implique une remise en question ou une remise à plat des systèmes métaphoriques dont le discours de la science abuse jusqu’à en perdre de vue la valeur imagée. Si bien que le savoir linguistique du simple, qualifié de sensuel et d’affectif par Paul Zumthor (La Lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987, p. 137 ; la référence à P. Zumthor se trouve p. 111) dévoile le pouvoir sonore du langage, son efficacité mélodique. L’imperfection même de la diction du simple, son aphasie, ses hésitations, son hybridité finissent par renvoyer aux limites de la communication avec Dieu : le simple devient le signe de l’incommensurabilité du divin et de l’humain. De la même manière, les rapports entre textes et images ainsi qu’entre la gestualité et le langage sont totalement réinvestis par la dialectique de la simplicité dans une revalorisation de la gaucherie et de l’analphabétisme qui ouvre sur une véritable poétique. Telle est sans doute une des leçons principales de ce livre dense et productif. L’insignifiance sociale et intellectuelle du simple, lorsqu’elle s’allie contradictoirement à la portée spirituelle de son message, ouvre la voie à une réflexion sur le potentiel de sublimité des registres du comique et du ludique. « Les jongleurs de Dieu », le titre choisi n’a évidemment rien d’original – on en connaît la référence franciscaine – mais il permet d’insister sur la dimension spectaculaire du thème traité, en plaçant au centre des préoccupations la théâtralité intrinsèque des récits. Le quatrième et dernier chapitre, consacré justement aux modalités de la mise en récit, démontre avec minutie une idée déjà présentée dans les dernières lignes de l’introduction : « le personnage du simple ne se passe pas d’interprétation ; il lui faut un savant – que ce soit un témoin ou l’A. – à qui il est opposé, et qui seul est capable de déceler sa vraie valeur. » (p. 61). Si les signes ambivalents de la simplicité requièrent une herméneutique pour advenir à leur juste compréhension, ce dispositif induit une structure narrative particulière qu’A. Sobczyk analyse avec beaucoup de soin et de justesse. S’appuyant sur les instruments de la narratologie, focalisation, voix et instances narratives, elle décrit la « relation de pouvoir ambigüe » entre le protagoniste de la simplicité et le narrateur savant de ses faits et gestes. Fondée sur la modestie et l’humilité, la vertu du simple ne peut jamais se révéler qu’à travers une mise en scène érudite qui la met en vedette, mais qui renvoie aussi chacun, narrateur et public, à sa propre « part d’ignorance » (p. 245).

5L’enquête pourrait se clore ici et serait déjà une belle leçon de lecture, appliquée à des textes que la critique déserte en arguant de leur modestie et de leur peu de valeur littéraire. Mais, comme pour répondre au vœu de Gourevitch, cité p. 69, de voir quelqu’un « analyse[r] l’image du simplex-idiota dans les ‘ouvrages faisant partie de la haute littérature’ du Moyen Âge », l’A. consacre les dernières pages de son livre à examiner, à la lumière des résultats acquis, « le simple parmi les sots », c’est-à-dire qu’elle confronte la figure du simple avec celle des nices dont on trouve le portrait dans la littérature profane. Perceval est bien entendu en ligne de mire, mais aussi les bergers de la tradition pastorale, ainsi que les sots ou les ignorants que l’on peut croiser dans les fabliaux ou encore Renouart, pour ce qui concerne la chanson de geste. Sans aller jusqu’à proposer de tracer une ligne de démarcation rigide entre les deux corpus, la démonstration nous permet de percevoir, chez les auteurs profanes, un fond de scepticisme à l’égard de la sainte simplicité. Perceval le nice démontre une foi naïve qui doit être réformée et qui n’est pas à proprement parler l’instrument de son salut. Chrétien de Troyes privilégie le schéma narratif du roman d’éducation et semble d’emblée mettre en question la sainte simplicité au profit d’une quête visant l’intelligibilité du monde : « la vraie sagesse ne se déploie pas naturellement derrière toute sottise » (p. 275). Mais, finalement, comme le note malicieusement A. Sobczyk, c’est « tant mieux pour la sainte simplicité ! » (p. 274), car son vrai prix lui vient de la divine surprise que nous réserve ses manifestations toujours inouïes.

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References

Bibliographical reference

Yasmina Foehr-Janssens, “Agata Sobczyk, Les jongleurs de Dieu. Sainte simplicité dans la littérature religieuse de la France médiévaleCahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 205-207.

Electronic reference

Yasmina Foehr-Janssens, “Agata Sobczyk, Les jongleurs de Dieu. Sainte simplicité dans la littérature religieuse de la France médiévaleCahiers de civilisation médiévale [Online], 238 | 2017, Online since 01 June 2017, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6059; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6059

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