Annick Peters-Custot, Bruno en Calabre. Histoire d’une fondation monastique dans l’Italie normande : S. Maria de Turri et S. Stefano del Bosco
Annick Peters-Custot, Bruno en Calabre. Histoire d’une fondation monastique dans l’Italie normande : S. Maria de Turri et S. Stefano del Bosco, Rome, École française de Rome (Collection de l’École française de Rome, 489), 2014.
Texte intégral
1Ce livre a été conçu pour combler une importante lacune dans 1’historiographie sur les chartreux, à propos du séjour de saint Bruno de Cologne (1030-1101) en Calabre. Bien qu’il ait terminé sa vie dans cette région, après au moins dix ans de présence, son passage calabrais est resté peu étudié et la recherche s’est concentrée avant tout sur la vie du saint à Reims, sur la fondation de la Grande Chartreuse et sur son séjour dans la curie d’Urbain II. Annick Peters-Custot, dans sa qualité de spécialiste de l’Italie méridionale et de l’histoire monastique, procède, pour la première fois, à une confrontation de l’historiographie cartusienne avec les études sur la Calabre normande. Il y a encore quelques années, ce travail aurait été sans doute irréalisable, car ses sources principales – les documents émis au nom du comte Roger Ier – n’ont été systématiquement vérifiés, étudiés et catalogués que par les très récents travaux de Julia Becker, que A. Peters-Custot a pu utiliser pour sa propre recherche. Le livre s’articule en trois parties. La première présente d’abord le cadre général de la recherche, c’est-à-dire la biographie de Bruno de Cologne. Le résumé de l’historiographie existante sur sa présence en Calabre et un aperçu sur la documentation d’archive disponible sur le sujet sont suivis par une ouverture sur le contexte général de la Calabre méridionale à la fin du xie siècle dans une perspective centrée sur 1’héritage grec, et byzantin et sur la politique religieuse des Normands.
2La deuxième partie contient le noyau principal de la recherche, elle est consacrée précisément à la présence de Bruno en Calabre et à ses fondations monastiques locales. D’abord, 1’A. traite la question des raisons, des modalités et de la chronologie de 1’arrivée de Bruno, en défiant avec succès les obstacles posés par des sources dont l’authenticité doit être vérifiée au cas par cas. À travers une étude approfondie, A. Peters-Custot propose diverses dates pour l’arrivée de Bruno en Italie du Sud et en Calabre, autour de 1089 et 1092. Le site de sa première installation (S. Maria de Turri) n’a pas été identifié avec certitude, mais pour l’A. il s’agirait d’une localité proche du castrum de Stilo. A. Peters-Custot décrit aussi les premières concessions des hommes et des terres à la faveur de la fondation de Bruno qui finira par devenir en définitive une seigneurie foncière. La période suivante·(à la mort de Bruno) correspond au passage des frères de 1’érémitisme original au cénobisme, fait que cette époque a été considérée comme celle d’une « trahison » des principes du fondateur. On assiste alors à la consolidation des frères dans le territoire calabrais et à l’utilisation de leur abbaye (appelé désormais S. Stefano del Bosco) comme instrument de contrôle du territoire par les rois de Sicile. L’histoire institutionnelle et organisationnelle de la fondation calabraise de saint Bruno, bien que nettement moins documentée que 1’évolution de son patrimoine, mérite une étude à part. La fondation de Bruno, était-elle avant tout, une « chartreuse » ? Pour 1’A., 1’expérience calabraise de Bruno ne relève pas de 1’ordre cartusien et, après la mort du fondateur, les liens entre l’ordre et l’abbaye en Calabre ont été rompus, S. Maria de Turri étant visiblement à la recherche d’une identité originelle. Cette constatation amène à une série d’observations sur le site de S. Maria et sur ses différences avec la Grande Chartreuse, sur le mode de vie interne de la communauté de Bruno et sur la pensée du fondateur et sa transmission. Au fond, aussi bien dans le cas calabrais que dans celui de la Grande Chartreuse, on note le rôle limité réservé au fondateur : était-ce le charisme de Bruno qui à créer l’originalité de l’ordre ou s’agit-il en revanche d’une reconstruction a posteriori ?Sur ce point, la période suivant la mort de Bruno se révèle d’une grande importance ; 1’A. retourne donc sur cette époque et sur la question d’une prétendue « trahison » de l’esprit de Bruno. Elle étudie en particulier les informations disponibles sur les conditions matérielles dans la maison de Calabre et sur les activités de ses dirigeants durant le xiie siècle, en dressant une liste d’une série de rapides changements qui ont transformé 1’esprit original de la fondation calabraise et 1’ont éloigné des traditions de la Grande Chartreuse. En Calabre, les successeurs de Bruno ont aussi subi l’influence d’autres modèles monastiques, surtout, selon A. Peters-Custot, celui des camaldules. Un autre aspect important, concernant cette fois-ci le fondateur lui-même, serait l’influence de l’œuvre de Cassiodore sur Bruno. La troisième partie du livre (« Bruno et la Calabre, manipulations et projections ») traite le mythe et le souvenir de la présence calabraise de Bruno de Cologne. Ici, on examine avant tout le problème des faux documents prétendument émis à la faveur des chartreux en Calabre et celui de l’usage qui en a été fait, ce qui porte à des conclusions qui dépassent amplement le cadre donné par le titre du livre et qui considèrent surtout 1’époque entre 1198 et 1220, lorsque la fondation de Bruno appartenait déjà aux cisterciens (qui en devinrent propriétaires en 1193). Il s’agit donc d’une partie de la vaste problématique des usurpations et manumissions commises durant l’âge mineur de Frédéric II. A. Peters-Custot va encore plus loin, en cherchant aussi le lieu matériel où ils furent fabriqués, lieu qu’elle identifie avec le scriptorium de S. Stefano del Bosco, mais il n’est pas à exclure qu’il ait été aussi question d’un « réseaux cistercien de falsification. » Cette possibilité porte l’autrice à examiner les stratégies d’expansion des cisterciens dans la Calabre méridionale. Dans un chapitre successif, l’A. étudie les aspects de la « construction mémorielle » autour de Bruno de Cologne, en se basant sur les sources comme les tituli funèbres. D’une manière à première vue étonnante, on souligne la brièveté de l’hagiographie de Bruno : la Grande Chartreuse, privée de reliques de son fondateur, n’a jamais fait rédiger une Vie du saint. Dans le même temps, dans l’entourage calabrais de Bruno, personne n’a été saisi « par la nécessité de prouver la sainteté des origines au moyen d’un récit. » Les lacunes hagiographiques s’expliquent, en partie, aussi par la volonté des nouveaux propriétaires cisterciens d’insister non sur le rôle de Bruno mais sur celui de Roger Ier dans la fondation d’origine. La canonisation de Bruno a eu lieu en 1514, dans un tout autre contexte, suite à la concession de S. Stefano del Bosco à l’ordre chartreux, et s’accompagna naturellement aussi d’une construction hagiographique. Enfin, l’A. nous offre une série de réflexions sur quelques « questionnements modernes » à propos de Bruno et de la Calabre : le lien de Bruno au monachisme oriental, son lien à l’érémitisme (qui en son temps ne s’opposa point au cénobitisme), le rapport (en réalité pratiquement inexistant) entre Bruno et la « latinisation » de l’Italie méridionale hellénisée, l’éventuel rôle de Bruno comme un missionnaire du pape (pas plus qu’une possibilité théorique). Dans ses conclusions, A. Peters-Custot place le séjour calabrais de Bruno de Cologne dans le contexte général de 1’époque, dans le passage entre la diffusion et la popularité de 1’érémitisme et son placement sous le contrôle des autorités ecclésiastiques. Dans le même temps, le contexte calabrais est aussi très particulier, dû à d’une mainmise des autorités politiques normandes sur l’Église locale, ce qui a influencée histoire de la fondation de Bruno, beaucoup plus que les autres originalités de la Calabre méridionale, comme la tradition italo-grecque et byzantine. Dans les annexes du livre, l’A. nous offre une série d’études diplomatiques approfondies des sources de Roger Ier, Roger Borsa et Roger II, les cartes géographiques et la reproduction d’un diplôme de l’évêque de Squillace et Stilo du 7 décembre 1091. Suivent une bibliographie exhaustive et l’index toponomastique et thématique. Pour affronter un sujet comme celui de la présence de Bruno en Calabre, il a fallu sans doute une bonne dose de courage et, surtout, une excellente connaissance de la Calabre médiévale et des sources de l’époque normande. Le sujet, en soi extrêmement complexe, est traité par A. Peters-Custot selon un schéma intuitive, où « une question tire l’autre » : par exemple, lorsqu’elle passe de l’étude des faux documents à celle de 1’expansion des cisterciens dans le Sud italien, une certaine fascination émane ainsi du texte. Le livre d’A. Peters-Custot fournit la preuve qu’aucun aspect de l’Italie méridionale médiévale ne peut être classé comme « histoire locale » et que concernant 1’époque de la domination normande, beaucoup de questions restent encore ouvertes. On ne peut donc que saluer cette œuvre, utile et bien réalisée.
Pour citer cet article
Référence papier
Kristjan Toomaspoeg, « Annick Peters-Custot, Bruno en Calabre. Histoire d’une fondation monastique dans l’Italie normande : S. Maria de Turri et S. Stefano del Bosco », Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 195-197.
Référence électronique
Kristjan Toomaspoeg, « Annick Peters-Custot, Bruno en Calabre. Histoire d’une fondation monastique dans l’Italie normande : S. Maria de Turri et S. Stefano del Bosco », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 238 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6043 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6043
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