Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident
Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident, Paris, Presses universitaires de France, 2014.
Full text
1Le lecteur retrouve ici les thèmes de prédilection que Robert Jacob explore depuis les années 90 sous l’angle de l’anthropologie juridique sans jamais buter sur l’obstacle des frontières disciplinaires et des périodisations classiques. Pour couvrir l’amplitude du sujet de cet ouvrage, l’A. effectue ainsi, dans un style original mais avec modestie et rigueur, de constants allers et retours chronologiques, parcourant une aire géographique englobant aussi l’Afrique, l’Asie et particulièrement la Chine à laquelle est consacrée tout un chapitre, pour ensuite mieux revenir à l’Occident médiéval, incubateur des systèmes juridiques actuels. Cet entrecroisement des sciences humaines et des espaces affranchit R. Jacob de proposer une interminable bibliographie qui serait devenue – tant les champs parcourus sont larges – finalement inopérante ; la curiosité du lecteur est en fait satisfaite au fil des notes de bas de pages, dossier par dossier.
2Pour comprendre la construction non pas d’une mais de multiples vérités judiciaires, R. Jacob adopte un plan atypique et volontiers diachronique construit en neuf points : « Les ordalies : anthropologie et histoire » ; « La promesse du jugement de Dieu » ; « Des royaumes de justice » ; « L’acte de juger dans l’histoire des mots » ; « Le serment des juges ou l’invention de la conscience judiciaire » ; « Le pape, l’enquête et la vérité » ; « La formation de la déontologie judiciaire » ; « Juger sous le ciel. Allers et retours d’Occident en Chine », enfin, pour clore la boucle, « La grâce des juges ». Et plutôt que de conclure, l’A. propose une « Perspective », promesse de nouvelles recherches.
3Le premier dossier, de loin le plus détaillé et occupant près d’un quart de l’ouvrage, s’attarde sur l’ordalie et le serment qui marquent le rituel judiciaire médiéval et témoignent de l’intrication de la justice et du sacré ; point de départ de cet ouvrage, l’ordalie en est ensuite le fil conducteur. Un vaste tour d’horizon permet d’abord de préciser ses origines et sa pratique. Le parcours proposé par l’A. interrogeant nombre de sources et de religions, révèle ainsi l’édification d’un modèle culminant en Occident durant le haut Moyen Âge, période durant laquelle l’ordalie quitte ses oripeaux païens pour intégrer le monde chrétien et devenir l’expression de la volonté divine, à mesure aussi que le roi, par le sacre, voit son devoir de rendre la justice se teinter d’une plus grande responsabilité religieuse. Ce modèle se répand jusqu’au xiie s., avant de rencontrer une concurrence procédurale nouvelle : en effet, s’il est toujours question de justice et de sacralité, l’ordalie est désormais interdite par Rome (qui ne peut cependant en empêcher la pratique perdurant par endroits jusqu’au xixe s.) et cède le terrain à d’autres modes de recherches de la vérité. Au cours des xiie et xiiie s., la procédure inquisitoriale, nourrie de l’exploitation des droits romain et canonique, fournit au juge humain les preuves qui lui permettront de rendre sa sentence. Sur le continent, tout s’apprécie désormais à l’aune de l’enquête jetant une lumière crue sur les faits : enquêtes civiles, criminelles, administratives, sur la sainteté, etc., toutes devant conduire à la vérité. Mais si durant cette phase l’on peut désormais « se passer des dieux », le sacré n’a pas pour autant déserté le judiciaire : l’acte de juger s’est détaché de l’intervention divine mais il est toujours question de sacralité et ce malgré l’instauration de repères savants dans la procédure. Elle s’est simplement déplacée, quittant le rituel judiciaire pour animer directement la fonction de juge commandant la marche du procès et engageant devant Dieu sa responsabilité par le serment promissoire, détaillé ici à nouveaux frais. Pour illustrer ce glissement, R. Jacob invoque moins un passage de l’irrationnel vers le rationnel caractérisé par un « procès de rationalisation », que celui conduisant d’une justice de rite à une justice d’autorité révélée par un « procès d’autorisation ». L’Occident monothéiste a connu cette mutation tant sur le continent qu’en Angleterre, conférant l’autorité nécessaire et les moyens de trancher le procès, ici au juge royal, municipal ou ecclésiastique, là au jury. L’A. souligne combien, en dépit des raffinements procéduraux développés durant l’époque médiévale, il est donc vain de croire en une raison judiciaire pure et partout semblable. Et de souligner, à titre d’exemple, combien est subjective la décision du jury anglais qui ne peut être véritablement comprise que si l’on garde en tête qu’en common law, établir la vérité judiciaire importe plus que de rechercher une vérité pure. Toutes les stratégies bâties aujourd’hui autour du « plaider coupable » suffisent à le démontrer.
4Les comparaisons opérées par l’auteur tant dans le temps que dans l’espace éclairent la permanence jusqu’à nos jours, sous une forme ou une autre, de cette sacralité et de ce rapport au divin. L’intérêt de ce stimulant ouvrage est donc de rendre intelligible (grâce notamment à une remarquable étude sémantique révélant les mots pour dire « l’acte de juger »), la présence du sacré animant toujours le domaine judiciaire, sous les cieux français, anglais ou chinois. De ces impressionnantes voltes réalisées par R. Jacob d’un système juridique à l’autre, montrant différences et points de convergence, émergent des perspectives de recherches toujours renouvelées sur les rouages de l’institution judiciaire comme sur la mission de ses acteurs. Historiens, juristes et comparatistes tireront un grand profit de la lecture de La grâce des juges.
References
Bibliographical reference
Jacques Pericard, “Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident”, Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 185-186.
Electronic reference
Jacques Pericard, “Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident”, Cahiers de civilisation médiévale [Online], 238 | 2017, Online since 01 June 2017, connection on 11 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6026; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6026
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