Benoît Grévin, Pierre d’Éboli, Les bains de Pouzzoles
Benoît Grévin, Pierre d’Éboli, Les bains de Pouzzoles, Cologny/Paris, Fondation Martin Bodmer/PUF (Sources), 2012.
Texte intégral
1La collection « Sources » de la fondation Bodmer, qui regroupe depuis 2007 des fac-similés de livres anciens, montre par l’exemple l’intérêt qu’il y a encore, à l’époque du numérique, à reproduire les manuscrits anciens dans leur matérialité. Ici, c’est le texte célèbre de Pierre d’Éboli (Pietro da Eboli, mort probablement en 1219) sur les bains de Pouzzoles, près de Naples, qui fait l’objet de la mise en valeur, à travers un manuscrit richement enluminé conservé à la fondation sous la cote 135. Toutefois, l’ouvrage ne se contente pas de nous proposer de superbes images de ce codex : il s’accompagne d’une importante introduction, d’une transcription du texte latin, d’une traduction française médiévale et enfin d’une traduction en français contemporain. Attardons-nous donc sur chacun de ces éléments.
2L’introduction de B. Grévin est à la fois très claire, courte et suggestive. Elle rappelle l’essentiel de ce que l’on sait sur l’A. et le texte, ainsi que sur la diffusion de l’ouvrage (conservé dans 27 manuscrits). Pierre d’Éboli est replacé dans son contexte, à savoir celui de la région de Naples au début du xiiie s., mais aussi dans celui de la littérature latine de cette période charnière et, bien sûr, dans celui de la médecine de l’époque. B. Grévin propose ici une synthèse de la littérature secondaire, n’omettant pas les interrogations subsistantes – comme, par exemple, celle des sources de Pietro d’Éboli – mais fait également quelques suggestions intéressantes, notamment sur les liens entretenus par cet auteur avec l’empereur Frédéric II ou sur l’importance de la versification dans la littérature scientifique de l’époque. B. Grévin s’attarde ensuite sur le ms 135 lui-même, puisque c’est celui qui est reproduit dans l’ouvrage. Ce témoin, datable du second tiers du xive s. et peut-être lié à une commande royale de la dynastie angevine de Naples, est replacé à la fois dans la tradition des manuscrits enluminés de luxe et dans celle, plus spécifique, des manuscrits du texte de Pietro d’Éboli. Cette présentation donne à B. Grévin l’occasion de poser le problème, crucial notamment dans le cas des manuscrits scientifiques, du rôle des illustrations et de leur rapport au texte : ici, il met ainsi en garde contre une vision trop simpliste, qui chercherait à trouver dans le codex une cohérence que la multiplicité des intervenants et leurs intérêts divergents rend sans doute illusoire.
3Dans le cadre d’une collection de haut niveau scientifique, mais destinée à un large public, on ne peut que se féliciter des trois « suggestions de parcours » qui terminent l’introduction. En effet, il est clair que les manuscrits du genre de celui du traité de Pietro d’Éboli sont doublement difficiles d’accès pour les lecteurs d’aujourd’hui : du fait de leur texte, dont la forme comme le fond nous sont désormais presque étrangers, et du fait de leur illustration, puisque les conventions artistiques médiévales sont souvent délicates à comprendre pour qui n’est pas formé à l’histoire de l’art de cette période. Ces trois parcours proposent de s’attarder sur les noms des bains, en soulignant le rôle de l’étymologie symbolique à l’époque médiévale, mais aussi l’importance des jeux de sonorité ; le second insiste sur le langage visuel du peintre, qui ne vise pas à une reconstitution précise et réaliste des bains mais manifeste leurs caractéristiques par des signes que le lecteur peut repérer comme dans un jeu de piste ; enfin, le troisième parcours suggère de repérer les maux traités et leur représentation, indiquée par les gestes ou par les corps des baigneurs, qu’un regard rapide pourrait considérer comme une masse indifférenciée.
4Les reproductions, de très grande qualité, occupent les pages 43 à 120 ; on appréciera particulièrement le fait qu’elles ne se contentent pas de donner le texte lui-même, mais intègrent les pages de garde portant parfois des notes de bibliothécaires de l’époque moderne, ainsi qu’une table des maladies ajoutée après coup au texte, l’ensemble permettant au lecteur non familier de ce type de source de se rendre compte de leur forme concrète. On regrettera peut-être que l’introduction à l’édition ne comporte pas de véritable étude codicologique, notamment sur les annotations, ce qui aurait permis de montrer que les manuscrits médiévaux sont des objets vivants, portant en eux les traces de leur confection et de leur utilisation par différents lecteurs au cours du temps. L’édition en elle-même est très respectueuse du texte du manuscrit, y compris dans ses erreurs ou ses variantes. Quelques corrections auraient parfois pu être faites pour rendre le texte plus compréhensible (ainsi, pour le bain II, le point pourrait se situer à la fin du vers 7et non du précédent, ou encore pour le bain IIII, où la virgule devrait se situer après « membrorum » comme dans la traduction) ; néanmoins, le plus souvent, les annotations donnent des explications claires aux choix effectués. La traduction est quant à elle particulièrement élégante et claire, même si l’on peut bien sûr discuter certains partis pris assez forts (« minois » pour « ore » au bain VIII, « soigner l’humaine machine » pour « virtute humana medendi » pour le bain XII, etc.). Toutefois, on appréciera surtout le fait que les choix sont dans l’ensemble très sûrs (« interiora », soit les membres internes, plutôt qu’« inferiora » membres inférieurs pour le bain XIIII, interprétation du vers 8 du bain XVIII…) et que la traduction, malgré son caractère très agréable, reste toujours précise. Du reste, la comparaison avec la traduction médiévale proposée (faite par Richard Eudes à la fin du xive s.) permet d’illustrer les évolutions du texte et les adaptations faites lors de la vernacularisation de l’ouvrage, tout en montrant que l’ensemble de la production savante médiévale ne se diffusait pas qu’en latin. Bien sûr, le fait de mettre en avant un seul témoin, celui de la fondation Bodmer, ne possédant sans doute pas le meilleur texte, pose parfois problème : il arrive qu’il soit impossible de respecter vraiment les leçons du codex, sous peine de devoir renoncer à donner un sens au texte (ainsi bain XXIIII, vers 7, et dans de nombreux autres cas). Toutefois, cela a l’avantage de démontrer par l’exemple la difficulté et l’intérêt de travailler sur les sources manuscrites, et de faire comprendre le travail de l’historien sans doute mieux que par une docte présentation philologique. En ce sens, l’ouvrage édité par B. Grévin remplit parfaitement son rôle, en s’adressant à un large public tout en ne cédant rien à la rigueur scientifique ; il est donc également fort utile pour tout historien intéressé à l’histoire de la médecine médiévale, de la poésie savante ou des origines du thermalisme.
Pour citer cet article
Référence papier
Joël Chandelier, « Benoît Grévin, Pierre d’Éboli, Les bains de Pouzzoles », Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 178-179.
Référence électronique
Joël Chandelier, « Benoît Grévin, Pierre d’Éboli, Les bains de Pouzzoles », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 238 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/6009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.6009
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