Navigation – Plan du site

AccueilNuméros238Comptes rendusLaura Chinellato, Arte longobarda...

Comptes rendus

Laura Chinellato, Arte longobarda in Friuli: l’ara di Ratchis a Cividale. La ricerca e la riscoperta delle policromie

Piotr Skubiszewski
p. 170-174
Référence(s) :

Laura Chinellato, Arte longobarda in Friuli: l’ara di Ratchis a Cividale. La ricerca e la riscoperta delle policromie, Udine, Forum Editrice Universitaria Udinese, 2016.

Texte intégral

1Bien que l’objet de cette monographie, le cippe de l’autel de Ratchis conservé au Museo Cristiano de Cividale, soit d’une époque antérieure à celle habituellement traitée par les Cahiers de Civilisation Médiévale, le livre de L. Chinellato mérite d’être signalé aux lecteurs de notre revue. Les quatre plaques en pierre calcaire composant cette pièce sont sculptées en relief et elles nous livrent le plus ancien exemple connu d’un autel décoré de thèmes chrétiens sur ses quatre faces. Son programme iconographique est sans analogie mais certaines idées théologiques qu’il exprime se retrouveront plus tard dans le décor des autels carolingiens, ottoniens et romans et l’œuvre doit être considérée comme un témoin important des débuts du mobilier liturgique historié. Un autre aspect permet d’assigner au cippe de Cividale une place privilégiée parmi les autels les plus anciens conservés de nos jours : une inscription courant sur le bord supérieur des quatres plaques indique le commanditaire de l’œuvre et le lieu de sa destination.

2Les chapitres écrits par L. Chinellato constituent le noyau du livre (p. 11-12, 37-141, 166-183, 189-190, 231 et 239-261) mais d’autres textes viennent le compléter : la préface de V. Pace (p. 9-10), un aperçu de l’histoire de Cividale au viiie s. par S. Gasparri (p. 15-22), un regard sur la liturgie de la même époque par L. Della Pietra (p. 23-36), l’analyse des restes de la polychromie de l’autel et un rapport sur les travaux de conservation par M. T. Costantini (p . 141-166, 183-187, 190-201 et 231-232), un rapport sur l’analyse électronique des échantillons de la peinture par A. Princivalle (p. 202-216), un rapport sur la restitution de la polychromie d’origine faite à l’aide d’un scanner par D. Manzato (p. 217-230 et 232-233), et une postface de H. Torp (p. 235-237). La recherche sur la polychromie de l’autel de Ratchis enrichit considérablement notre connaissance du rôle de la couleur dans la sculpture du Haut Moyen Âge. Cependant, les textes qui s’y rapportent sont dispersés parmi les parties du livre dédiées à l’histoire de l’art ce qui n’en facilite pas la lecture. On aurait préféré les voir regroupés dans une section de l’ouvrage traitant uniquement de cette matière particulière.

3La partie du livre due à L. Chinellato, objet de ce compte rendu, est construite sur cinq axes : d’abord une présentation de l’œuvre et de son commanditaire, ensuite l’état de la recherche, puis une analyse iconographique suivie d’une étude épigraphique, enfin l’examen du travail des sculpteurs. Soulignons d’emblée que l’A. fait preuve d’une approche méthodologique qui ne veut négliger aucun problème relatif à l’étude d’un autel historié du Haut Moyen Âge. Appuyée sur une belle érudition dont témoignent 512 titres réunis dans la bibliographie, L. Chinellato examine attentivement tous les aspects historiques et artistiques de ce monument exceptionnel.

4C’est le deuxième des cinq chapitres de la monographie de L. Chinellato, l’exposé historique des recherches sur l’autel de Ratchis (p. 50-102), qui me semble le mieux préparer le lecteur à l’étude de l’œuvre. Cette riche documentation, réunie par l’A. avec le plus grand soin, révèle que le monument apparaît déjà dans les écrits des historiens humanistes de la Renaissance et que, depuis, il ne cesse d’attirer l’intérêt de très nombreux auteurs allant des érudits locaux aux historiens d’art de renommée mondiale. Lorsqu’on examine cette historiographie, on découvre qu’elle porte en germe beaucoup d’éléments d’interprétation de l’œuvre qui peuvent être adoptés par la recherche de notre époque. L. Chinellato en est parfaitement consciente et les résultats de ses propres recherches témoignent d’un intelligent dialogue avec le travail de ses prédécesseurs. Certes, l’historique des recherches dont nous parlons ici intéresse avant tout une œuvre d’art très précise. Mais au-delà de sa portée en quelque sorte « locale », ce chapitre nous livre en même temps des informations passionnantes sur l’évolution des opinions sur l’art du Haut Moyen Âge et sur le vocabulaire de l’histoire de l’art in statu nascendi. Parmi ces jugements certains sont surprenants. Ainsi un chanoine de la cathédrale d’Acquilée au xviiie s., Gian Domenico Bertoli, nous explique que les figures humaines sculptées sur l’autel ont été volontairement rendues par des formes artistiques grossières et ceci pour prévenir le péché d’idolâtrie (p. 55) ! Mais le xxe s. connaîtra aussi quelques extravagances. Faustino Nazzi, un auteur écrivant en 1985, interprète la scène de la Visitation qui décore l’autel comme image symbolique de l’entente entre les Lombards et les Romains ou encore découvre dans l’Adoration des Mages les effigies du roi des Lombards et des ducs de Spolète et de Bénévent (p. 98) ! Mais nous ne sommes là qu’aux marges de la recherche. Certains érudits du xviiie s. savaient déjà reconnaître un style propre dans les reliefs de cet autel. Gaetano Sturolo (1772) n’a pas hésité à employer l’expression « travail à la lombarde » dans sa description de l’œuvre (p. 57). Notons aussi qu’il fut le premier à repérer les restes de la polychromie d’origine. Son contemporain, Giovanni Battista Belgrado (1789), porte lui aussi un jugement positif sur l’autel de Ratchis. Il le qualifie de « chef-d’œuvre de l’antiquité chrétienne » (p. 61). Cependant, ces opinions restent minoritaires. Pour le xixe s. l’œuvre demeure en principe « barbare » et « fruste » quand bien même on admet parfois l’existence de bons modèles derrière ses reliefs. Ainsi Fernand de Dartein (1865-1882) cherche cette inspiration dans l’art byzantin, bien que cet auteur, tout comme ses contemporains d’ailleurs, ne nous dise rien sur le genre de l’œuvre ou sur la période exacte que celui-ci aurait révélée (p. 65). Michele Leicht (1895) est probablement le premier à rompre définitivement avec le diktat de l’esthétique vasarienne lorsqu’il découvre dans les reliefs de l’autel les caractéristiques d’un style qui marque plus d’une œuvre italienne de l’époque et que ce chercheur appelle, non sans une exagération certaine, le symptôme de « la renaissance artistique italienne » du Moyen Âge (p. 70). On notera que M. Leicht avance son opinion exactement au moment où les travaux de la première école viennoise proclament la polyvalence des jugements d’histoire de l’art provoquant ainsi le plus grand tournant méthodologique dans l’évolution de notre discipline. Cependant, l’idéal classique comme critère artistique avait la vie dure. Paolo Verzone, encore en 1968, qualifiait le sculpteur comme « un médiocre, incapable de s’élever au-dessus de son primitivisme et d’atteindre une vraie note artistique » (p. 95).

5Heureusement, dans la deuxième moitié du xxe s., les discussions portèrent principalement sur les sources du style des reliefs. Selon Géza De Francovich (1961), ils sont à chercher dans les processus qui accompagnaient la désintégration de la koinè artistique du monde gréco-romain, notamment dans le très net abandon du rendu naturaliste des sujets de représentation et dans l’extrême simplification de la forme. Le nouveau langage artistique qui s’est ainsi établi sur les ruines de l’oïkoumëné méditerranéenne a absorbé les influences venant des régions très diverses comme la Perse sassanide, la Mésopotamie du viie s., l’Irlande du Haut Moyen Âge ou l’Espagne wisigothique. Cet alliage ‒ toujours selon De Francovich ‒ avait déterminé la figuration dans la Méditerranée, ce dont Cividale nous livre un éminent exemple (p. 92-94). La même année, Mario Brozzi et Amelio Tagliaferri ont proposé une autre explication des origines de ce style (p. 94, note 302). Ils l’ont mis en relation avec le travail en méplat, technique dominante dans les arts du métal de l’époque des migrations et longtemps après. L. Chinellato nous rappelle d’ailleurs qu’ils n’étaient ni les premiers ni les derniers à évoquer cette parenté. Ce sont déjà Giuseppe Loschi en 1895 (p. 51) et Carlo Cecchelli en 1918 (p. 76) qui ont comparé les reliefs du cippe aux travaux de l’orfèvrerie et cela se retrouvera chez les auteurs plus récents comme Decio Gioseffi (1978 ; p. 96) ou Angiola Maria Romanini (1992 ; p. 99). Les interprétations de De Francovich et de Brozzi‒Tagliaferri ne sont contradictoires qu’en apparence. En Méditerranée, les grands ateliers urbains de sculpture ont disparu après 600 environ mais l’Église n’a pas cessé de parer ses sanctuaires avec des pièces de mobilier liturgique ornées d’images et de beaux ornements. On faisait alors appel aux orfèvres et artisans du métal, peut-être aussi aux enlumineurs, seuls artistes disponibles et capables de réaliser ces commandes. Et le bagage artistique de ceux qui produisaient les fibules, les boucles de ceintures, les boucles d’oreilles, les bracelets, les colliers ou petits objets d’usage domestique était très riche : il comportait des traditions qui remontaient aux peuples de l’Asie Centrale, aux Celtes, aux peuples germaniques et aux autres civilisation de la périphérie gréco-romaine. Les formes que les reliefs de l’autel de Ratchis partagent avec ces mondes « extérieurs » font donc partie du nouveau langage artistique qui s’est emparé de la Méditerranée et d’une partie du continent européen après la chute de l’oïkoumëné gréco-romaine et dont le véhicule principal, sinon parfois unique, étaient les arts du métal.

6Je me suis arrêté ici sur quelques problèmes de style qui ont été abordés par les auteurs travaillant sur l’autel de Ratchis, car ‒ comme je l’ai déjà relevé ‒ l’excellente revue de la littérature faite par L. Chinellato donne un bon regard sur l’évolution de notre perception de l’art du Haut Moyen Âge. Il est évident que l’on a tout autant débattu la date de cette pièce, l’identité de son commanditaire et son lieu d’origine. L’A. nous offre non seulement une étude approfondie de l’inscription, source première pour l’origine et la destination de l’œuvre (p. 123-130 et 181-182) mais réunit aussi, dans une annexe spéciale, treize transcriptions de ce document épigraphique proposées par les auteurs allant du xviiie au xxie s. Ce tableau est de très grande valeur pour qui veut étudier l’histoire de l’épigraphie latine.

7L’inscription rappelle le nom du commanditaire, Ratchis, duc du Frioul entre 737 et 744, roi des Lombards de 744 à 749 et évoque son père, Pemmo, que cette donation devait commémorer. Elle mentionne aussi un ciborium (tegurium) qui surmontait l’autel et qui abritait une pendola, sans aucun doute une croix et une couronne votives suspendues à la voûte ou aux poutres de l’ouvrage. Un dessin (p. 101, fig. 31) tiré d’un article que Silvia Lusuardi Siena et Paola Piva ont écrit en 2001 sur la sculpture du Frioul aux viiie-ixe s. propose la reconstitution de ce bel ensemble liturgique à l’époque de sa fondation. Mais quel était le sanctuaire de saint Jean, la domus beati Iohannis, qui devait accueillir ce don de Ratchis ? L. Chinellato se prononce pour une église abritant les sépultures des ducs lombards, probablement San Giovanni in Valle (p. 102). L’A. écarte donc l’hypothèse selon laquelle l’autel aurait été destiné au baptistère de la cathédrale. Giovanni Francesco Maria De Rubeis (1740) fut le premier à identifier l’église Saint-Jean de l’inscription avec le baptistère de la cathédrale de Cividale (p. 55) et cette idée a été reprise en 1943 par Carlo Cecchelli (p. 87) puis en 1975 par Mario Mirabella Roberti (p. 96). Doit-on l’abandonner ? N’est-il pas possible de considérer l’autel de Ratchis, tout comme les fonts baptismaux de Calixte, œuvre contemporaine, comme un élément majeur du nouvel aménagement liturgique du baptistère entrepris précisément par ce patriarche d’Acquilée au moment de son installation définitive à Cividale ? Silvia Lusuardi Siena et Maria Laura Delpiano ont démontré dans un article récent (2010) que les fonts baptismaux de Callixte ont été alors installés au-dessus de la cuve baptismale d’origine.

8Dans le chapitre « Iconographie » (p. 102-123 et 178-181), ce sont surtout les parentés typologiques du décor de l’autel qui constituent le fil conducteur du texte. L. Chinellato a raison de chercher les origines de la composition de la face postérieure de ce cippe dans la sculpture ravennate du vie s. Le revêtement peint d’un autel de l’abbaye de San Vincenzo al Volturno, œuvre du ixe s., confirme la force de cette tradition dans l’Italie du Haut Moyen Âge. Les croix représentées de part et d’autre de la fenestella altaris sont à juste titre rapprochées des croix orfévrées de l’époque.

9Mais on comprend bien que l’attention de l’A. se porte surtout sur les trois faces historiées de l’autel : son front décoré d’une représentation du Christ et ses deux plaques latérales ornées respectivement d’une Visitation et d’une Adoration des Mages. L’image du Christ de Cividale, trônant et porté par quatre anges, doit sa formule au thème iconographique de l’Ascension au point que cette représentation est souvent appelée « Ascension » et telle est aussi l’appellation que lui donne L. Chinellato (p. 105). Carlo Cecchelli a très justement cité à propos de cette plaque les ampoules de Terre Sainte (1943). Comme on le sait bien, elles ont largement contribué à la diffusion en Occident de la version palestinienne de ce sujet (cf. Monza, nos 1, 10, 11, 14 et 16 ; Bobbio, nos 19 et 20). Arthur Haseloff, savant d’une remarquable érudition, a noté, lui aussi, la présence de l’iconographie de l’Orient chrétien dans les reliefs de l’autel de Ratchis (1930). Cependant, tout en étant tributaire de cette tradition iconographique, l’image du Christ sur le front de cet autel n’est pas une scène narrative et G. De Francovich avait raison de ne pas vouloir y reconnaître le thème de l’Ascension. C’est une représentation au contenu dogmatique. La gloire du Fils qui demeure éternellement auprès du Père en constitue le sujet. Deux motifs iconographiques donnent cette note doctrinale à la composition : deux séraphins/chérubins qui accompagnent le Siégeant et la manus Dei au-dessus de sa tête. On a déjà judicieusement observé que les figures qui escortent le Sauveur de Cividale réunissent les propriétés de deux catégories de créatures célestes (F. Nazzi, 1985 ; p. 98) et L. Chinellato a raison d’insister sur cette particularité (p. 109). En effet, les six ailes les assimilent aux séraphins héxaptéryges de la vision d’Is 6, 1-2, tandis que les yeux qui émaillent leurs ailes les rapprochent des chérubins (ou tétramorphe) de la vision qu’a eue Ézéchiel au bord du fleuve Kebar (Éz 1, 18 et 10, 12) mais il faut rappeler que c’est déjà l’auteur de l’Apocalypse qui fait de ces hybrides l’escorte du Siégeant (Ap 4, 8). Le plus ancien exemple de cette créature céleste « mixte » nous est livré par une des illustrations de la Topographie Chrétienne, ouvrage composé par Cosmas Indicopleustès vers 547-549 et orné de miniatures. L’original du vie s. a disparu mais sa luxueuse copie réalisée à Constantinople à la fin du ixe s. nous a transmis fidèlement son décor (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. 699). Dans la miniature qui montre Shaddaï trônant au-dessus de la « voûte éclatante » du ciel, les créatures célestes qui soutiennent ce « cristal » sont des êtres hybrides : ils sont munis de six ailes comme les séraphins de la vision d’Isaïe mais il se tiennent sur les roues qui accompagnent le tétramorphe de la Théophanie décrite par Ézéchiel (fol. 74v°). Il faut pourtant remarquer que ce n’est pas en Grèce que la figure hybride du séraphin/chérubin est devenue un thème fréquent de l’iconographie. Nous la rencontrons surtout en Géorgie et en Arménie où certains exemples datent des viie-viiie s. (cf. les peintures de la chapelle Saint-Dodo dans le complexe monastique de David Garedja, datation proposée par Shalva Amiranashvili). Bien évidemment, ce n’est pas là qu’il faut chercher l’origine du motif. Ces deux pays chrétiens du Caucase suivaient les modèles qui venaient des grands centres ecclésiastiques de Palestine et de Syrie, œuvres aujourd’hui malheureusement disparues, connues seulement à travers leur descendance géorgienne et arménienne. Les quatre séraphins/chérubins peints sur l’arc triomphal de Santa Maria Antiqua de Rome, datés du pontificat de Jean VII (705-707), et que F. Nazzi a cités à propos de Cividale (p. 177, n. 347) démontrent que cette formule d’origine orientale a très tôt pénétré en Italie. Certes, le Christ de Cividale est accompagné de l’escorte céleste dont l’aspect est inspiré par les deux grandes Théophanies de l’Ancien Testament mais ce n’est pas assez pour pouvoir reconnaître dans cette composition l’image de la Maiestas Domini, type iconographique très précis et bien défini depuis les recherches de Wilhelm Neuss, Walter W. S. Cook, Anton Baumstark et Frédéric Van der Meer. Ce qui frappe encore dans cette représentation c’est que son concepteur y a introduit la manus Dei. À ma connaissance, ce motif n’apparaît jamais dans les représentations du Christ en Gloire et il serait dailleurs complètement hors de propos dans la Maiestas Domini, image qui fusionne les Théophanies d’Ézéchiel et de l’auteur de l’Apocalypse et dont le message essentiel est la consubstantialité du Fils et du Père. À Cividale on nous présente les deux personnes divines séparément : le Dieu incarné sous sa forme humaine et Dieu le Père sous la forme d’un symbole qui exprime son omnipotence (cf. Dt 4, 34 ; 1 S 5, 6 ; 1 R 18, 46 ; Ps 63, 9 ; 89, 14 et 138, 7).

10Il y a encore une autre particularité qui distingue le Christ de Cividale. Le Sauveur porte une étole. La recherche a naturellement bien remarqué ce détail iconographique et L. Chinellato, elle aussi, s’arrête très justement sur ce motif (p. 107). Il est très important, car il présente le Christ comme prêtre et cet élément prend toute sa signification dans le contexte de la fonction liturgique de l’œuvre. Il rappelle que le Christ est le Grand Prêtre de la nouvelle Alliance, le prêtre parfait et définitif, car il est en même temps la Victime selon l’enseignement de l’auteur de l’Épître aux Hébreux ; donc médiateur unique entre Dieu et son peuple. Le thème du sacerdoce du Christ si clairement exprimé sur l’autel de Cividale est à mettre en rapport avec l’enseignement de l’Église sur le lien intime unissant la liturgie terrestre et la liturgie céleste. Cette doctrine, dont le premier témoignage remonte à la fin du ier s. (Clément de Rome, Épître aux Corinthiens) a trouvé sa formulation accomplie deux à trois siècles plus tard dans les anaphores grecques et orientales et dans le canon de la messe romaine. C’est la préface, la principale prière de louange et de l’action de grâces récitée au début de l’anaphore (ou au début du canon de la messe romaine) qui développe l’image du Ciel où le Tout-Puissant trône dans sa gloire, entouré des myriades d’anges, de chérubins et de séraphins ; le trishagion chanté alors par ces chœurs célestes est aussitôt repris par les fidèles réunis dans l’église. L’idée de la correspondance étroite entre l’Eucharistie célébrée sur terre et la gloire que les hiérarchies du ciel rendent éternellement à Dieu a pénétré non seulement les textes liturgiques, mais elle a aussi trouvé son chemin dans les commentaires sur l’office divin. Dans la littérature grecque Cyrille de Jérusalem († c. 386) et Théodore de Mopsueste († 428) ont développé cette pensée et en Occident latin c’est Grégoire le Grand († 604) qui l’a formulée d’une façon on ne peut plus lumineuse : « Qui donc parmi les fidèles pourrait douter qu’à l’heure précise de l’immolation les cieux s’ouvrent à la voix du prêtre, qu’à ce mystère de Jésus-Christ les chœurs des anges sont présents, le très haut s’unit au très bas, le terrestre et le céleste se rejoignent, le visible et l’invisible se fondent en un ? » (Dialogues, livre IV, chap. 60).

11Il faut s’arrêter sur d’autres éléments iconographiques encore qui contribuent à la frappante originalité de l’image du Christ de Cividale. Le délinéament de son auréole est marqué par les branches de laurier. L. Cinellato a raison d’y découvrir le symbole de la Gloire et de la Victoire du Sauveur. L’A. évoque à ce propos l’iconographie des empereurs romains portant une couronne de laurier sur la tête (p. 105). Rappelons pourtant qu’une auréole aux contours dessinés par le laurier pouvait déjà envelopper la figure du Christ au ve s. En témoigne la superbe mais en même temps très atypique Maiestas Domini qui décore la porte de Sainte-Sabine de Rome. Elle prouve que les artistes chrétiens osèrent très tôt prendre des libertés avec un grand thème biblique. Comme l’a démontré Ursula Nilgen, le halo entourant le Christ, quelle qu’ait été sa forme précise (cercle, auréole, mandorle), n’était rien qu’une reproduction simplifiée, commandée par les moyens artistiques de l’époque, de ce qui séparait Dieu de la créature : la « voûte éclatante comme le cristal » (Éz 1, 22) ou la « mer transparente autant que du cristal » (Ap 4, 6). Or, remplacer la figure géométrique d’une auréole, emblème divin par excellence, par une couronne de laurier, symbole du pouvoir, signifiait vouloir exprimer un attribut bien précis du Sauveur : sa royauté. Et la dimension cosmique de son règne a été clairement rendue sur l’autel de Ratchis. L. Chinellato a raison de voir dans les huit étoiles et fleurs-étoiles qui parsèment le fond de cette composition l’image du cosmos sur lequel s’étend le pouvoir du Christ. Le nombre huit était le symbole du Salut et de l’éternité (p. 105).

12Des deux scènes évangéliques qui décorent les faces latérales de l’autel, la Visitation suit la version orientale de ce thème iconographique. Une fois encore, les ampoules de Terre Sainte sont à citer comme le véhicule le plus probable de la transmission de la variante qui montre la Vierge et sainte Anne s’embrasser au moment de leur rencontre (Monza, no 2 ; Bobbio, nos 17, 18 et 19). L’A. interprète la plante représentée à côté de la Vierge comme le symbole de la chasteté des deux femmes (p. 111). Mais si, effectivement, ce motif a une valeur symbolique, ne faut-il pas y voir plutôt le signe de la virginité de la mère de Jésus ? Quant à l’Adoration des Mages, l’A. a raison de rapprocher le relief de Cividale de l’art ravennate où cette scène suit presque invariablement le schéma d’une composition horizontale (p. 112). On a beaucoup discuté sur l’identité du personnage qui se tient derrière le trône de la Vierge. J’avoue n’avoir trouvé aucune bonne solution de ce problème dans la littérature citée par L. Chinellato. Mais la proposition de l’A. ne me convainc non plus. Selon L. Chinellato, ce serait aussi la figure de la Mère de Dieu mais cette fois-ci représentée comme jeune fille et symbolisant sa virginité (p. 118). Connaît-on une scène narrative dans l’art où un personnage apparaîtrait pareillement dupliqué ?

13G. D. Bertoli, auteur du xviiie s. qui a été déjà évoqué, pensait que l’image du Christ sur l’autel de Ratchis exprime la foi en la nature divine du Fils de Dieu incarné et que, de ce fait, elle porte un clair message antiarien (p. 56). La question d’un éventuel lien de l’œuvre avec la polémique antiarienne n’a pas disparu des pages consacrées à Cividale. L’idée de G. D. Bertoli a trouvé un partisan en la personne de Gino Fogolari (1906) mais elle a aussi rencontré une très forte critique chez G. De Francovich. En effet, il serait difficile de démontrer que l’autel ait été conçu sciemment comme un manifeste de la foi nicéenne et dirigé contre l’arianisme. Presque tout un siècle sépare la fondation de cette œuvre du temps où les élites lombardes ont définitivement rompu avec l’hérésie d’Arius. Néanmoins, il faut constater que le programme iconographique de l’œuvre est construit autour des articles de la foi nicéenne qui séparaient l’orthodoxie chrétienne des ariens. Les deux plaques latérales rappellent le dogme de l’Incarnation du Fils de Dieu et la Maternité Divine de la Vierge, la face postérieure rappelle que c’est par le sacrifice de la Croix que le Christ a racheté l’humanité et le devant, enfin, présente le Sauveur glorifié, recevant la louange éternelle en unité avec le Père.

14Le dernier chapitre du livre signé par L. Chinellato a pour titre « Aspects techniques et matériels » (p. 131-141). Sous ce titre modeste se cache un contenu qui est au cœur de toute recherche en histoire de l’art : l’enquête sur le travail de l’artiste. Ils étaient cinq sculpteurs à l’œuvre selon l’A. (malheureusement, on ne nous dit rien sur la répartition des mains). Cette partie du texte est servie par la volonté de L. Chinellato de pénétrer les procédés adoptés par l’équipe qui a reçu cette commande. L’A. démontre qu’à Cividale un calcul précis des dimensions des plaques et des proportions des figures humaines représentés sur l’autel a été fait avant que le marteau et le ciseau du sculpteur n’aient entamé la pierre. Le pied de 32 cm est le module qui règle les dimensions des plaques. Un réseau de figures géométriques, dont le cercle et le pentagramme, président à la disposition des personnages représentés sur le front de l’autel. Ici le cercle dont le diamètre correspond à la longueur de la manus Dei joue un rôle particulièrement important. Multiplié par sept, il détermine la hauteur et les proportions de la figure du Christ. Une excellente analyse des instruments utilisés par les sculpteurs et un regard sur leur technique du relief clôturent ce chapitre.

15Le livre de L. Chinellato projette un nouvel éclairage sur ce chef-d’œuvre de la sculpture haut-médiévale qu’est l’autel de Ratchis. Un nouveau pas vers une meilleure connaissance des débuts du mobilier liturgique chrétien a été franchi. Et c’est surtout la détermination de l’A. ‒ répétons-le ‒ de prendre en considération le plus grand nombre possible d’aspects de l’œuvre qui fait la richesse de cette monographie.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Piotr Skubiszewski, « Laura Chinellato, Arte longobarda in Friuli: l’ara di Ratchis a Cividale. La ricerca e la riscoperta delle policromie »Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 170-174.

Référence électronique

Piotr Skubiszewski, « Laura Chinellato, Arte longobarda in Friuli: l’ara di Ratchis a Cividale. La ricerca e la riscoperta delle policromie »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 238 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5995

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search