Shirley Ann Brown, The Bayeux Tapestry. Bayeux, Médiathèque municipale : Ms. 1. A Sourcebook
Shirley Ann Brown, The Bayeux Tapestry. Bayeux, Médiathèque municipale : Ms. 1. A Sourcebook, Turnhout, Brepols (Publications of the Journals of Medieval Latin, 9), 2013.
Texte intégral
1La broderie de Bayeux est un des monuments du Moyen Âge qui a généré une plus abondante bibliographie aussi bien spécialisée que de divulgation. Mais malgré son caractère unique, cette œuvre continue d’occuper une place secondaire dans les ouvrages généraux sur l’art médiéval qui persistent, avec obstination, à mettre en valeur presque exclusivement l’art religieux et, au sein de celui-ci, l’architecture ou la sculpture monumentale. La broderie de Bayeux fut classée au titre des monuments historiques en 1840, et elle est aujourd’hui conservée et présentée au public dans le Musée de la Tapisserie, situé dans l’ancien Grand Séminaire de Bayeux (Calvados), au sein du Centre Guillaume Le Conquérant. L’Unesco l’a inscrite au registre de la mémoire du monde. Bien qu’elle soit souvent encore connue comme « tapisserie », le chef d’œuvre de Bayeux doit plutôt être appelé broderie car il s’agit, en effet, d’une grande broderie à l’aiguille sur toile de lin, constituée de fils de laine de quatre couleurs différentes déclinées en huit teintes.
2Dans la broderie de Bayeux on trouve trois récits parallèles imbriqués mais autonomes. Il s’agit de trois manières d’expliquer une histoire qui est délimitée en haut et en bas par deux lignes continues : la frise centrale, les inscriptions et les bordures. Les correspondances profondes entre ces trois récits nous échappent souvent. Le récit central, principal, occupe le milieu de la bande et est le plus large. Le récit des inscriptions est une vraie histoire racontée avec des mots qui illustrent et élargissent ce que l’on voit dans les images avec leur propre autonomie, comme le texte d’une bande dessinée sans images. Enfin, le récit des bordures est double et se situe en haut et en bas de la bande principale avec une succession d’épisodes, parfois interrompue lorsque les images du secteur principal débordent sur les bordures, et que l’on a eu parfois des difficultés à expliquer par rapport au déroulement des scènes principales. Ces bordures ont une très grande cohérence entre elles et apportent le complément nécessaire au récit principal, même si nous avons parfois des difficultés pour mettre en relation les images des bordures avec celles qui leur correspondent dans la bande principale. Il y a un rapport étroit et une seule unité de l’histoire comme le prouvent les débordements et les empiètements d’un territoire sur l’autre et les endroits où, de toute évidence, les récits apparaissent complémentaires. Bien que la broderie illustre l’histoire de la conquête d’Angleterre par les Normands en 1066, on ne connaît pas exactement la date de fabrication de l’ouvrage.
3Le volume que je commente est un travail bibliographique issu de la persévérance de l’A., professeur à l’Université York de Toronto, au Canada. En effet, il y a bientôt trente ans, Shirley Brown avait publié un premier volume, déjà exhaustif à l’époque, sous le titre The Bayeux Tapestry. History and Bibliography, Woolbridge, Boydell Press, 1988, actualisé dix ans plus tard par le même auteur (« La tapisserie de Bayeux : analyse critique des publications des années 1988-1999 », dans La Tapisserie de Bayeux: l’art de broder l’Histoire. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (1999), Pierre Bouet, Brian Levy et François Neveux [éd.], Caen, Presses universitaires, 2004, p. 27-47). Il s’agit maintenant, en 2013, d’un recueil beaucoup plus large. Mais l’engouement pour le tissu de Bayeux est tel qu’en 2015, un autre auteur, John F. Szabo a réuni en un volume une nouvelle bibliographie, plus sommaire, certes, et en quelque sorte moins ordonnée (The Bayeux Tapestry: a Critically Annotated Bibliography, Lanham, Md, Rowman & Littlefield).
4Le livre de S. Brown permet de constater combien l’immense bibliographie sur la broderie de Bayeux est inégale avec des apports fondamentaux mais aussi des approches fortement nationalistes, toutes sortes de légendes et de fantaisies, d’approches a-historiques qui nourrissent une littérature protéiforme, fort abondante encore de nos jours. On mesure également les avancées notables que plusieurs colloques, ouvrages et quelques articles, ont apportées en la matière.
5Mais cet ouvrage permet une approche historiographique de plus en plus nécessaire quand on s’occupe d’art médiéval. Tout d’abord, le rôle de l’érudition du xviiie s., faite de curiosités et de culture, qui a reconnu dans le tissu de Bayeux un monument essentiel du patrimoine, alors surtout historique. Contrairement à d’autres œuvres d’art du Moyen Âge, la broderie de Bayeux était objet de convoitise, mais aussi de curiosité érudite déjà à la fin du xviiie s. et pendant les deux premières décennies du xixe s. Dès la fin du xviiie s. et les premières décennies du xixe, bien avant que n’intervienne en France la codification des monuments nationaux dans les premiers manuels d’archéologie moderne, la broderie de Bayeux avait fait l’objet de descriptions et d’études qui devançaient la nouvelle science archéologique promue en France sous la Monarchie de Juillet.
6Au cours du xixe s., la broderie de Bayeux allait intéresser aussi bien l’Angleterre que la France normande. Très tôt s’engagèrent les premiers débats historico-archéologiques sur la date et les circonstances de la fabrication de l’objet. A l’origine des premières discussions se situe l’abbé Gervais de La Rue (1735-1835), personnalité normande qui, lorsqu’il était doyen de la Faculté des Arts de Caen refusa de reconnaître la constitution civile du clergé lors de la Révolution, fut frappé de déportation et exilé à Londres dès 1792, où il devint membre de la Société royale des Antiquaires. Il retourna à Caen en 1797 puis, à la création de l’Université, il prit possession de la chaire d’histoire et en fut le recteur. Il fut deux fois directeur de la Société des Antiquaires de Normandie, fondée par Arcisse de Caumont en 1824, et entra à l’Académie des Inscriptions en 1832.
7Dès 1812, l’abbé de La Rue composa un premier travail sur la broderie de Bayeux qui fut communiqué à la Société royale des Antiquaires de Londres, traduit en anglais et inséré dans le t. XVII de ses mémoires. D’autres interventions sur la broderie auprès de la Société royale furent présentées par plusieurs membres de la Société, Hudson Gurney, Thomas Amyot ou Charles Stothard qui discutèrent les opinions de l’abbé. Ce fut en raison de la curiosité qu’éveilla cette communication que la décision fut prise d’envoyer à Bayeux pendant deux ans un anglais, Charles Stothard pour réaliser un dessin fidèle de la broderie. Les recherches de l’abbé de La Rue, précocement contestées, furent publiées par la suite à Caen, en 1824 et 1844.
8Gervais de La Rue écarta d’emblée l’attribution qui était faite de la broderie à la reine Mathilde et proposa de dater l’ouvrage à un moment postérieur. De La Rue utilisait aussi bien les silences au sujet de la broderie parmi les legs de Guillaume le Conquérant que les destructions et saccages de la cathédrale pour postuler une date postérieure au xie s. Wace considérait cet argument déterminant pour l’estimer postérieure, au moins de la seconde moitié du xiie s.
9De belles polémiques virent alors le jour autour de ces questions avec des publications et des traductions. Ainsi la traduction des Antiquités Anglo-Normandes de Ducarel, publiée à Caen en 1823 plaçait en frontispice une belle gravure de « Mathilde dirigeant les travaux de la tapisserie de Bayeux », la scène prenant place dans la croisée du transept de la cathédrale. Le thème fit fortune parmi les Romantiques. Fort heureusement les approches plus sérieuses continuèrent. L’antiquaire anglais Bolton Corney (1784-1870) proposa pour la broderie une date encore plus tardive, 1205, ce qui provoqua une vive réaction du bibliothécaire de Bayeux Édouard Lambert et de plusieurs antiquaires de l’Ouest. Plus intéressante fut la réaction de Jules Quicherat qui représentait à Paris la méthode de l’École des Chartes face au régionalisme normand d’Arcisse de Caumont. Au tournant du siècle, on s’appuiera souvent sur la description du conservateur de la Bibliothèque de Bayeux, l’abbé Laffetay et on acceptera généralement l’hypothèse de sa fabrication pour être exposée dans la nef de la cathédrale de Bayeux.
10La broderie est totalement absente du volume correspondant, daté de 1906, de l’histoire de l’art en plusieurs volumes dirigée par André Michel qui tendait à donner, au début du xxe s., une vision française de l’art européen. Même Emile Male, l’A. du chapitre sur la peinture dans cette œuvre monumentale, oublie d’en parler. Rien d’étonnant puisque ce même A. dans son grand livre sur l’art religieux en France au xiie s., publié en 1922 ne consacre à la broderie que quelques lignes pour commenter une des fables de la bordure. Ce qui est plus surprenant encore, c’est qu’Henri Focillon, qui avait tant écrit sur l’art roman et sur l’évolution des formes ne s’y soit arrêté dans aucune de ses études générales sur l’art médiéval. Il ne l’évoque même pas dans son Art d’Occident de 1938. Il aurait pu l’utiliser dans ses chapitres sur la formation du style roman, lorsqu’il mettait en valeur l’art des frises, par exemple, ou l’art de la colonne Trajane.
11En même temps que la broderie disparaissait des traités d’histoire de l’art du Moyen Âge, elle faisait son entrée dans les études sur ce qu’on appellera, plus tard, la culture matérielle. On m’excusera, à ce sujet, d’évoquer quelques jalons de l’historiographie française. Eugène Viollet-le-Duc la présenta dans son Dictionnaire du mobilier et l’utilisa pour illustrer la vie au Moyen Âge. Puis, Camille Enlart (1862-1927) s’en servit dans son manuel pour illustrer, par exemple, les types de navires de l’époque romane en développant une théorie qui deviendra habituelle : les navires de la broderie ne différeraient de ceux des deux siècles antérieurs et sont dans leur construction assez semblables aux navires des Vikings. En s’appuyant aussi sur l’explication de Wace, C. Enlart livrait un bel exemple de la meilleure archéologie française au tournant du siècle dans sa description des bateaux de la broderie.
12Si au xixe s. la broderie de Bayeux avait déjà fourni une très abondante bibliographie, celle-ci est devenue immense au cours du xxe s., et plus particulièrement dans la deuxième moitié du siècle. Les positions et les controverses ont continué de tourner principalement autour du lieu de fabrication de la broderie. On a mis de côté définitivement l’attribution matérielle à Mathilde. Lentement un point de vue quasi unanime a été accepté qui situe la fabrication de la broderie immédiatement après la bataille de Hastings, sa commande par l’évêque Odon de Bayeux et sa fabrication dans un des ateliers religieux d’Angleterre autour de Winchester et Canterbury. Avec moins d’unanimité, mais bénéficiant d’une large acceptation, on a continué d’attribuer l’usage immédiat de cette broderie, après sa fabrication, à la cathédrale de Bayeux, en situant sa première utilisation au moment de la consécration de la cathédrale en 1077. Ces points de vue ont été assumés également par les historiens des textes ou de la littérature qui se sont penchés sur les sources contemporaines. La polémique franco-anglaise s’est lentement éteinte au bénéfice d’un accord assez généralisé sur une commande normande par l’évêque Odon faite de ce côté-ci de la Manche et sur une fabrication réelle de l’autre côté, en Angleterre (Dans un ouvrage très récent : En souvenir du roi Guillaume. La broderie de Bayeux. Stratégies narratives et vision médiévale du monde, Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, j’aboutis à des conclusions fort différentes et, bien que cela ne soit pas le sujet de ce compte-rendu, je me permets de signaler que je situe son exécution dans l’Ouest de la France au cours des premières décennies du xiie s., dans l’entourage de la fille du Conquérant Adèle de Blois, au moment où se développe dans la région un mouvement poétique et historiographique commémoratif de la mémoire de Guillaume le Conquérant, au sein duquel on peut situer également le célèbre poème de Baudri de Bourgueil adressé à la comtesse Adèle ; pour moi, la broderie de Bayeux est un témoin de la manière médiévale de visualiser le pouvoir, la géographie et l’idée que l’on se faisait du monde habité et du monde imaginé).
13Des ouvrages généraux ont connu un grand succès, parmi lesquels, en raison de ses nombreuses rééditions, on peut signaler en France celui de Lucien Musset, professeur à l’Université de Caen, dans la collection Zodiaque, ou encore celui de Simone Bertrand, qui fut conservateur du Musée de la Tapisserie de 1948 à 1978. Aujourd’hui, le plus populaire est probablement le beau livre de Pierre Bouet et François Neveux, La tapisserie de Bayeux. Révélation et mystères d’une broderie du Moyen Âge,Rennes, Ouest-France, 2013. En 1983, l’historien Michel Parisse avait donné une vision sérieuse et neutre adressée à un large public. Mais sans aucun doute l’ouvrage qui a eu le plus grand succès pendant au moins une décennie – car traduit en plusieurs langues et réédité – a été celui de David M. Wilson, directeur du British Museum de 1977 à 1991 (La Tapisserie de Bayeux, Paris, Flammarion 1985 pour l’édition française, avec une nouvelle édition en 2005), en raison non seulement de la qualité exceptionnelle des reproductions mais également par son esprit de synthèse érudite.
14Selon moi, une secousse importante, bien que probablement volontairement tenue à l’écart de la bibliographie postérieure en raison de sa méthodologie marxiste, fut donnée en 1976 par l’article d’Otto Karl Werckmeister sur l’idéologie politique de la broderie di Bayeux, non seulement par rapport à ses modèles antiques, mais aussi aux problématiques de royauté et vassalité (“The Political Ideology of the Bayeux Tapestry”, Studi medievali, 3e série, XVII, 2, 1976, p. 535-595, réédité dans Romanesque Art and Ideology. Reprinted Articles, Los Angeles 1978, p. 119-192, avec un compte rendu très critique par Chiara Frugoni dans les Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 3e série, VII, 4, 1977, p. 1565-1569).
15En bonne méthode allemande, l’article de Werckmeister comprend une bibliographie critique jusqu’au début des années soixante-dix : celle-ci a été actualisée, comme je l’ai signalé plus haut, par Shirley Ann Brown, d’abord dans un ouvrage publié en 1988, puis avec un complément bibliographique jusqu’en 1999, et maintenant avec ce nouveau volume monographique. La fin du xxe s. et le début du xxie a continué d’être jalonné par des ouvrages de synthèse élaborés par des auteurs provenant de milieux culturels fort différents. L’un de plus notables a été celui de Howard Bloch, professeur de français à la faculté d’Humanités de l’Université de Yale, paru en 2006 (A Needle in the Richt Hand of God. The Norman Conquest of 1066 and the Making of the Bayeux Tapestry, New York, Random House, 2006).
16La première décennie du nouveau siècle a surtout été marquée par la pluralité de trois événements collectifs issus de grands colloques internationaux et de rencontres-débats. Le premier (La Tapisserie de Bayeux : l’art de broder l’Histoire), fut organisé à Cerisy-la-Salle par Pierre Bouet, Brian Levy et François Neveux en 1999, et publié par les Presses Universitaires de Caen en 2004. Les deux autres sont anglais : le premier répond à un séminaire organisé à l’Université de Yale par R. Howard Bloch en 2005 et à quelques séances du congrès international d’études médiévales de l’Université de Leeds en 2006, qui convergèrent dans une rencontre au British Museum en 2008 (The Bayeux Tapestry. New Interpretations, Martin K. Foys, Karen Eileen Overbey, Dan Terkla [éd.], Woolbridge, The Boydell Press, 2009). Le second est issu directement du colloque célébré au British Museum les 16 et 17 Juillet 2008 (The Bayeux Tapestry: New Approaches. Proceedings of a Conference at the British Museum, Michael J. Lewis, Gale R. Owen-Crocker, Dan Terkla [éd.], Oxford-Oakville, Oxbow, 2011). Il convient encore de signaler les réunions annuelles (Battle Conferences of Anglo-Norman Studies) fondées par R. Allen Brown en 1978 dans le site de l’abbaye de Battle, avec des interventions qui souvent concernent les questions de la broderie.
17On le voit, la recherche des dernières années sur la broderie de Bayeux s’est déplacée clairement de la Normandie vers l’Angleterre, comme le prouve encore la réédition très récente, dans un unique volume, des écrits du professeur de l’Université de Manchester Gale R. Cocken-Owen (The Bayeux Tapestry. Collected papers, Ashgate, Farnham, 2012). Par ailleurs, le débat est toujours nourri par la publication d’ouvrages en anglais à un rythme régulier. On peut citer également comme publication en français, mon livre cité plus haut. L’année 2016, celle de l’anniversaire de la bataille d’Hastings a été marquée par deux grands colloques internationaux, le premier, historique, Conquest : 1016-1066, Interdisciplinary Anniversary Conference (Ioannou Centre, Oxford, 21-24 juillet 2016), édité par Laure Ashe, le second, artistique, L’invention de la Tapisserie de Bayeux. Naissance, composition et style d’un chef d’œuvre médiéval (Bayeux, 22-25 septembre 2016), édité par Sylvette Lemagnen.
Pour citer cet article
Référence papier
Xavier Barral i Altet, « Shirley Ann Brown, The Bayeux Tapestry. Bayeux, Médiathèque municipale : Ms. 1. A Sourcebook », Cahiers de civilisation médiévale, 238 | 2017, 164-167.
Référence électronique
Xavier Barral i Altet, « Shirley Ann Brown, The Bayeux Tapestry. Bayeux, Médiathèque municipale : Ms. 1. A Sourcebook », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 238 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5990 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5990
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