Brigitte Saouma, Amour sacré, Fin’amor. Bernard de Clairvaux et les troubadours
Brigitte Saouma, Amour sacré, Fin’amor. Bernard de Clairvaux et les troubadours, Louvain/Paris/Bristol, Peeters Publishers (Philosophes médiévaux, 60), 2016.
Texte intégral
1Paru en 2016 chez les éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie de Louvain-la-Neuve, le livre de Brigitte Saouma représente une version remaniée de sa thèse en Histoire de la philosophie, soutenue en 1984 à l’Université Paris 1, sous la direction de Jean Deprun. D’un corpus à l’autre, d’un amour à l’autre, la chercheuse opère une délicate translatio de sens ; pour sonder la profondeur de l’influence de saint Bernard sur les troubadours, elle adopte une démarche comparative qui mobilise les textes et le contexte, en scrutant lucidement les similitudes et les différences de deux doctrines contemporaines – l’amour sacré et la fin’amor – compte tenu des modèles qu’elles proposent.
2Entre le latin et le vernaculaire, entre le sacré et le profane, il est permis de surprendre un dialogue qui va bien au-delà de la dimension cultuelle et même au-delà de la synchronie des deux champs, en remontant aux traditions textuelles sous-jacentes. Comme tout ce qui est chrétien n’est pas forcément bernardin, les autres influences religieuses (notamment le catharisme) sur la création des troubadours sont attentivement distinguées, compte tenu des recherches les plus influentes dans ce domaine (Étienne Gilson, René Nelli, Charles Camproux, Michel Zink, etc.).
3L’A. consacre le premier chapitre de sa thèse à l’exploration du corpus doctrinal de Bernard de Clairvaux, le deuxième à la constitution et analyse d’un corpus troubadouresque érotique, et le dernier à la comparaison proprement dite des deux cultes de l’amour. Cette architecture à trois piliers repose sur un usage savant de la répétition, qui invite au parallélisme et à l’approfondissement.
4La doctrine de Bernard de Clairvaux est analysée selon cinq axes : le Christ, l’homme, le processus d’amour, les caractéristiques de l’amour humain et les caractéristiques de l’amour partagé. Si la conception bernardine du Christ (comme modèle humain et comme esprit) jouit d’une attention à part, qui a pour contrepartie une triple vision de l’humain (l’âme, l’épouse et l’Église), les derniers volets du chapitre gagneraient à être traités conjointement, sous un jour à la fois plus synthétique et discriminatif. Face au panorama offert par les traits et les stades de l’amour sacré, le lecteur est sensibilisé au potentiel érotique du désir, du baiser et de l’union, tout en restant circonspect quant à la pertinence de la fidélité, de la charité d’action ou de l’éviction du corps, thèmes essentiellement théologiques, dont les vertus comparatives restent à démontrer.
5Lorsque B. Saouma approche « les troubadours », ce n’est point une œuvre particulière ou un style scripturaire distinct (mettons le trobar clus) qui fait l’objet de ses recherches : seuls sont retenus les thèmes et la structure qu’ils sous-tendent. L’aimée et l’amant, l’amour, la fin’amor et la guerre se disputent tour à tour les devants de la scène, tandis que les citations s’enchaînent allègrement, pour illustrer une sorte de continuum troubadouresque que l’A. essaie de distinguer des autres genres lyriques de l’époque (notamment la poésie licencieuse latine). En faisant parfois allusion au versant obscène de cette création globalement courtoise, la chercheuse en défend l’unité, la tendance au progrès spirituel, au développement d’une mystique échappant aux déterminations féodales. En outre, les topoï de la prison d’Amour et de la prédestination viennent spécifier la fin’amor, en faisant une place paradoxalement large à la « volonté ».
6C’est le dernier chapitre qui concentre, en une soixantaine de pages denses et ciblées, la contribution originale de B. Saouma : « les analogies et les différences entre la doctrine de l’amour de saint Bernard et la fin’amor ». Quatre types d’entités dessinent les points cardinaux de ce parallèle : le Christ et la dame ; Dieu et Amour ; l’âme-épouse, la dame, et la femme ; enfin, le diable, les jaloux et les médisants. Sans chercher à rendre compte de ces champs de forces par une tentative d’unification des données, l’A. appelle à considérer, dans un entrelardement généreux (allant donc de Dieu au diable), le processus d’amour et les aspects communs aux deux doctrines. Le résultat est mémorable et inattendu : un paysage foisonnant appelle l’attention du lecteur, dans un va-et-vient de thèmes et sous-thèmes oscillant entre la perception corporelle (l’ouïe du spirituel et le regard de la dame), l’émotion institutionnalisée (la miséricorde, l’humilité ou la charité d’action et d’affection), la corde émotionnelle tabouée (l’orgueil), sans oublier la crainte, la douleur, la joie, ni des « caractéristiques » comme l’attente, la présence dans l’absence, le service, la fidélité ou le mariage. Il est difficile de cheminer à travers ce labyrinthe conceptuel, qui a surtout le mérite d’être à l’image et à la ressemblance de ces écrits volontairement hétérogènes, où l’attente conduit, idéalement, à l’égalité créée par l’amour et à la présence dans l’absence, sinon aux épousailles, pour reprendre les repères les plus cités. Par tous ces moyens, l’itinéraire spirituel de Bernard de Clairvaux, proposant un dépassement rituel de l’humain, se révèle, grâce à une patiente démonstration, une source d’inspiration constante pour les métamorphoses plus ou moins charitables des troubadours et trobaïritz.
7Des différences comme la distribution des rôles de l’initiateur, de l’époux et de l’aimé(e) ne sauraient occulter « une analogie plus importante [ :] le modèle à aimer est proposé par ceux qui aiment les premiers et qui donnent plus d’amour qu’ils n’en reçoivent. » (p. 334). Thèmes et structures s’avèrent ainsi librement comparables. La conclusion, promptement et rigoureusement construite, recentre les enjeux descriptifs et vulgarisateurs de l’ouvrage sur sa visée proprement argumentative : « Par conséquent, d’une métaphysique similaire découle une éthique équivalente. […] Les troubadours se seraient inspirés des fondements de la spiritualité bernardine dans l’élaboration de la fin’amor, leur métaphysique et leur éthique rejoignant celle[s] de l’abbé de Clairvaux. » (p. 338).
8Grâce à B. Saouma, les modèles de l’amour sacré et de la fin’amor au Moyen Âge central retrouvent un terrain d’entente prometteur, invitant à de nombreuses « promenades inférentielles » (pour emprunter le concept d’Umberto Eco) susceptibles à construire deux mondes possibles réciproquement accessibles. Pour l’histoire des mentalités, la philosophie, la littérature comparée et la théologie, l’étude pose des jalons aptes à inspirer des quêtes tout aussi légitimes et ambitieusement interdisciplinaires.
Pour citer cet article
Référence papier
Brîndușa Grigoriu, « Brigitte Saouma, Amour sacré, Fin’amor. Bernard de Clairvaux et les troubadours », Cahiers de civilisation médiévale, 239 | 2017, 322-324.
Référence électronique
Brîndușa Grigoriu, « Brigitte Saouma, Amour sacré, Fin’amor. Bernard de Clairvaux et les troubadours », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 239 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5926 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5926
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