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Comptes rendus

Charis Messis, Les eunuques à Byzance, entre réalité et imaginaire

Jean-Claude Cheynet
p. 313-315
Référence(s) :

Charis Messis, Les eunuques à Byzance, entre réalité et imaginaire, Paris, EHESS (Dossiers byzantins, 14), 2014.

Texte intégral

1La castration volontaire était étrangère à la tradition romaine classique, quoique les eunuques soient attestés bien antérieurement au ive s. ; elle fut condamnée par l’Église. Leur emploi vient de l’Empire perse qu’imitèrent les empereurs romains, une fois installés à Constantinople. Les Latins venus à Constantinople comprenaient mal que les Grecs aient conservé cette coutume et le leur reprochaient. Du reste, lorsque l’influence occidentale pesa davantage à partir de la fin du xie s. et plus encore sous les Paléologues, la place des eunuques se réduisit considérablement.

2Les eunuques byzantins attirent plus particulièrement les chercheurs depuis deux décennies avec les travaux de Kathryn Ringrose (The Perfect Servant. Eunuchs and the Social Construction of Gender in Byzantium, Chicago, University of Chicago Press, 2003) et Shaun Tougher (The Eunuch in Byzantine History and Society, New York, Routledge [Routledge monographs in classical studies], 2008) et la parution attendue du livre de Georges Sidéris. Les eunuques représentaient en fait une part infime de la population byzantine, mais ils étaient particulièrement visibles, car ils étaient concentrés à Constantinople, principalement à la cour, au service du basileus et des principaux personnages de l’État. Ils obtinrent des postes prestigieux, puisqu’ils pouvaient occuper toutes les charges, sauf celles d’empereur et de domestique des Scholes (chef de l’armée). Des eunuques furent patriarches ou commandèrent de grandes armées de campagne sans le titre de domestique. Leur influence marqua particulièrement l’époque de la dynastie macédonienne.

3Le livre de C. Messis n’a pas pour but d’offrir une histoire des eunuques célèbres, dont la carrière est déjà bien connue, pas même un récit de l’évolution de leur place à la cour, qui dépendait assez souvent des aptitudes militaires des empereurs, les plus actifs à la guerre s’appuyant moins sur eux, quoique des contre-exemples pourraient être fournis. Il se propose d’explorer les représentations que se font les Byzantins des eunuques dans toute leur diversité. Les eunuques ne constituaient pas un groupe homogène, selon que leur condition provenait de causes naturelles ou qu’ils étaient castrés soit dans leur enfance, soit à l’âge de la maturité. Parmi ces derniers, certains pouvaient encore procréer selon Psellos, qui résume des lois antérieures (p. 34). Le discours sur les eunuques est ambivalent, source d’éloges ou de blâmes selon le contexte. Cette opposition comble d’aise les lettrés byzantins tout imprégnés de la rhétorique de Ménandre ou d’Hermogène, qui les incitent perpétuellement à toujours présenter le pour ou le contre sur tous les personnages qu’ils décrivent.

4L’A., après avoir retracé l’héritage de l’Antiquité tardive, expose toute cette pensée ambivalente en deux temps, d’une part en analysant la position des eunuques dans les grandes institutions impériales, l’État et l’Église, et, d’autre part, selon le type de texte, hagiographie, sources narratives… L’Antiquité propose aux lettrés un discours médical qui s’interroge sur la place de l’eunuque dans la hiérarchie des sexes. Il oscille entre deux pôles, résumé par l’évolution de Gallien. Ce dernier suit d’abord Aristote pour qui l’eunuque se rapproche de la catégorie des femmes, puis évolue, constatant que l’eunuque conserve les caractéristiques de la masculinité, le comportement viril, avant de conclure qu’il est inclassable, façonné en « une créature nouvelle, différente des deux précédentes ». K. Ringrose et surtout G. Sidéris (« Les débats sur l’eunicité et la nature physiologique des eunuques à Byzance, [ive-xiie s.] », dans Féminité et masculinité altérées : transgression et inversion des genres au Moyen Âge, Florence, Sismel [Micrologus’ library, 78], 2017, p. 145-206) y voit l’émergence d’un troisième sexe, ce que C. Messis, dans sa conclusion, rejette pour l’époque byzantine.

5Byzance hérite également de la pensée des Pères de l’Église. Ils condamnent la castration par l’homme, mais l’eunuque naturel bénéficie d’un passage favorable du Livre d’Isaïe. Toutefois, à leurs yeux, le plus admirable, c’est la castration par la continence sexuelle pour se consacrer au service de Dieu, ascèse qui ne concerne pas, en fait, les vrais eunuques. En revanche, ils s’inquiètent du désir sexuel possible chez ceux-ci, qui pourrait même constituer un facteur attractif pour des femmes désireuses d’éviter les soucis de la maternité.

6La législation sur les eunuques a évolué. La castration condamnée par les lois romaines, l’est également par Justinien qui ajoute que cet acte est une offense à Dieu et cette interdiction légale fut toujours maintenue, même si elle ne fut jamais respectée, comme en témoigne l’afflux d’eunuques venant de Paphlagonie. La christianisation des lois se traduit par l’interdiction de la castration punitive, qui ne fut pas toujours effective pour les fils d’empereurs qu’on voulait écarter du pouvoir, et l’amélioration de la condition d’eunuque. Ainsi, sous Léon VI, il leur est licite d’adopter et donc de transmettre leur fortune.

7Le droit canon est clair puisque l’Église accueille les eunuques pourvu qu’ils ne soient en rien complices de leur condition. Leur présence dans les monastères de femmes résolvait un problème technique : comment célébrer l’office, qui ne peut être accompli que par un prêtre. Cependant, beaucoup de typika de monastères, dont celui régissant la montagne athonite, interdisent l’entrée aux eunuques, dont on craint les traits efféminés et tentateurs. Les pénitentiels se montrent très critiques envers toute activité sexuelle des eunuques.

8Les deux catégories de textes montrant souvent des eunuques en action sont les Vies de saint et les sources narratives. Il y a peu de Vies de saints eunuques et leur culte ne vient pas d’une initiative populaire, mais sont liés, soit à la louange de patriarches eunuques, comme Germain Ier ou Ignace, soit à la fondation de grands monastères. Ils ne véhiculent pas les stéréotypes sociaux qu’on retrouve, en revanche, chez des personnages secondaires eunuques avec la figure de l’eunuque vicieux et pervers. J’ajouterai que plusieurs de ces saints eunuques appartenaient à des familles de la plus haute aristocratie, comme les patriarches déjà cités, Théodore Kratéros ou Nicétas Monomaque. Un des mérites du saint est le combat victorieux contre les désirs jusqu’à atteindre l’apatheia. A priori l’eunuque est désavantagé puisque le contrôle des pulsions se fait par sa nature et non par sa volonté, ce qui réduit son mérite. C. Messis montre que certaines Vies et un typikon, celui de Phobéros, décrivent au contraire les terribles penchants qu’ils ressentent et que leur vertu n’est donc pas moindre que celle des hommes barbus.

9Les sources historiographiques présentent des portraits positifs d’eunuques, notamment de grands généraux, qui pourtant vivaient dans un milieu hostile, parmi les soldats, mais en les présentant comme des exceptions parmi leurs congénères. Sans surprise, le point de vue sur tel ou tel eunuque dépend moins de sa condition, qui ne sert qu’à alimenter une argumentation positive ou négative, que de son intervention dans les luttes de clan à la cour, selon qu’il est ou non du parti qui a la sympathie de l’historiographe. C. Messis souligne à juste titre que l’image favorable des eunuques au xe siècle doit beaucoup à l’influence dans les milieux lettrés de la capitale des deux parakoimomènes, Joseph Bringas et principalement Basile Lécapène, ce dernier étant un quasi-empereur, entre 976 et 985. Sous les Comnènes, admiratifs des vertus guerrières des chevaliers occidentaux, les eunuques restent à l’arrière-plan et sont rarement présentés sous un jour favorable. De fait le rôle des eunuques « mésazôn » s’est achevé avec l’arrivée au pouvoir des Comnènes.

10Ce compte rendu ne rend pas totalement justice à la richesse de la documentation que l’A. a mobilisée, qui touche tous les genres littéraires et médicaux sur plus d’un millénaire. Il nous offre une véritable anthropologie de l’eunuchisme byzantin. Parfois le texte est un peu répétitif en raison du plan choisi et il aurait gagné à une relecture supplémentaire pour corriger les dernières imperfections, mais le lecteur peut se forger sa propre image des opinions contradictoires des Byzantins sur les eunuques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Cheynet, « Charis Messis, Les eunuques à Byzance, entre réalité et imaginaire »Cahiers de civilisation médiévale, 239 | 2017, 313-315.

Référence électronique

Jean-Claude Cheynet, « Charis Messis, Les eunuques à Byzance, entre réalité et imaginaire »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 239 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5913 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5913

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