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Comptes rendus

Marie-Noël Colette et Gunilla Iversen, La Parole chantée : invention poétique et musicale dans le haut Moyen Âge occidental

Christelle Cazaux-Kowalski
p. 293-294
Référence(s) :

Marie-Noël Colette et Gunilla Iversen, La Parole chantée : invention poétique et musicale dans le haut Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols (Témoins de notre Histoire), 2014.

Texte intégral

1Ce livre est le fruit de la collaboration entre deux éminentes spécialistes, la musicologue française Marie-Noël Colette et la philologue suédoise Gunilla Iversen. Il offre un vaste panorama des enjeux historiques, théologiques et esthétiques qui président à l’élaboration des répertoires de chant de l’époque paléochrétienne à la fin du xiie s. Il y est question non seulement du chant romano-franc dit « grégorien », mais aussi et surtout des genres relevant de la poésie liturgique (tropes, prosules, proses, séquences…) venue enrichir le grégorien à partir du ixe s. La chanson profane n’a laissé que très peu de traces écrites pour la période considérée : le dernier chapitre du livre lui accorde cependant une place de choix, en soulignant les liens entre répertoires sacré et profane.

2Le volume se décline en deux volets. Douze chapitres thématiques forment la première partie, soit environ 350 p. de texte. La seconde partie, intitulée « Florilège », réunit 42 textes et pièces de chant édités et traduits en français ayant servi d’exemples dans les différents chapitres de la première partie. Hormis quelques pièces reproduites d’après le Graduale Triplex de Solesmes, les transcriptions ont été réalisées spécialement pour ce livre. Textes et mélodies réunis dans le Florilège sont également insérés dans les chapitres de la première partie, ce qui dispense le lecteur d’allers et retours incessants entre les différentes parties. Le livre est accompagné d’un CD permettant d’écouter 12 pièces du Florilège, interprétées par l’Ensemble Gilles Binchois sous la direction de Dominique Vellard.

3Le premier chapitre (« Chanter les psaumes ») plonge le lecteur dans l’histoire complexe de la psalmodie, fondement de cette « parole chantée ». Il permet de comprendre l’émergence et le développement des différents genres musicaux en usage à la messe et à l’office (liturgie des heures), selon la manière dont est conduit et interprété le chant du ou des psaumes : avec ou sans refrain, en faisant alterner différents groupes de chanteurs, ou bien en faisant alterner un soliste et le reste de l’assemblée.

4Le chap. 2 est consacré à la « prière chantée » : il y est question des chants liés aux processions, supplications et demandes d’intercession. On y trouve des analyses particulièrement intéressantes des particularités stylistiques et sémantiques des textes chantés, qui citent largement l’Ancien Testament, soit de manière littérale, soit en procédant à des remaniements (omissions, assemblages, centonisation).

5Les chap. 3 et 4 explorent les enjeux littéraires et musicaux à l’œuvre dans les différents genres de la poésie liturgique. Le chap. 3, en examinant la place des expressions hébraïques comme « Alleluia » et « Osanna » dans la poésie liturgique, montre la fascination que ces mots porteurs d’invocations et de sonorités particulières (voyelles A, E, O), ont exercée sur les oreilles et les esprits médiévaux ; ils sont à l’origine de nombreux textes et mélodies de proses, prosules ou tropes. Dans le chap. 4 (« Jubilus, neuma, prosa, prosula… ») il est question du chant de l’Alléluia et aux différentes formes d’extrapolations littéraires et musicales qui lui sont associées. S’appuyant sur les textes bibliques et sur les commentaires de certains auteurs comme saint Augustin, M.-N. Colette analyse la place et le rôle de la vocalise sans texte (jubilus), qui, dans le répertoire liturgique, correspond à une manifestation de joie paroxystique. La suite de ce chap. 4 explore les différentes formes de poésie liturgique auxquelles le principe du jubilus a donné naissance dans les chants de la messe comme l’alléluia, le Kyrie, le Gloria, le Sanctus, à partir de l’époque carolingienne. L’A. rappelle à cette occasion la typologie traditionnelle qui distingue les tropes méloformes (vocalise sans texte), les tropes mélogènes (vocalise préexistante à laquelle on ajoute un nouveau texte), et les tropes logogènes (trope, c’est-à-dire nouveau texte accompagné d’une nouvelle mélodie).

6Dans les chap. 5 à 12, les auteurs ont mis l’accent sur des aspects plus précis de la « Parole chantée ». Le chap. 5 explore la relation entre la voix, l’esprit et le cœur l’analyse. Partant de la Règle de saint Benoît, qui commande aux moines de chanter « corde et ore », l’analyse s’appuie tant sur les auteurs médiévaux que sur les textes mêmes de la poésie liturgique. Dans le chap. 6, il est question de la place des muses antiques dans le contexte chrétien de la poésie liturgique. Le chap. 7 est consacré aux « verba canendi », c’est-à-dire à la richesse sémantique mise en œuvre dans la poésie liturgique en vue de décrire l’action de chanter. Le chap. 8 s’attarde sur la nature particulièrement instable de la tradition écrite et orale de la poésie liturgique. Le corpus des tropes est, en effet, sujet à toutes sortes de modifications et de recompositions au fil du temps et des sources. Les auteurs rappellent que ce goût pour la variation et le renouvellement n’est pas spécifique au domaine littéraire et musical, mais qu’il se manifeste dans d’autres domaines de la connaissance et de l’art et semble un trait fondamental de la culture médiévale.

7Le chap. 9 aborde un sujet original, celui de la voix des femmes dans la liturgie, voix qui la plupart du temps exprime le chagrin et la douleur. Il ouvre des perspectives particulièrement intéressantes à travers différents exemples de plaintes féminines : les plaintes des vierges martyres (Agathe, Lucie, Agnès, Cécile), celles des trois Marie au tombeau du Christ le jour de Pâques, la célèbre parabole des vierges sages et folles, ou encore la plainte de Rachel sur ses enfants (réels ou mythiques) à l’occasion de la fête des saints Innocents.

8Le chap. 10 offre des perspectives nouvelles sur la poésie mariale du xiie s., à travers quelques exemples issus de la poésie victorine et de l’œuvre d’Hildegard von Bingen.

9Le chap. 11 (« Modulatio dans les paroles et la musique ») plonge le lecteur au cœur des aspects formels de la poésie chantée. Il y est question des conceptions esthétiques des auteurs médiévaux en matière de mètre, de rythme, de versification, et bien sûr de la relation entre structures poétiques et mélodies.

10Enfin le dernier chapitre jette un pont entre les répertoires sacré et profane en examinant plus particulièrement les jeux de voyelles (notamment O et A) présents dans certaines chansons profanes qui se présentent comme des parodies de proses ou de prosules.

11En fin de volume, le lecteur trouvera des index des chants (incipit textuels), des mots-clés, des auteurs anciens et des manuscrits cités. La bibliographie finale ne reprend malheureusement pas l’ensemble des références bibliographiques citées en note de bas de page. Sans doute les auteurs ont-elles préféré ne garder que l’essentiel, afin de préserver la cohérence interne de cette bibliographie et son adéquation avec l’esprit du volume.

12En conclusion, il faut souligner le fait que cet ouvrage cherche à rendre accessibles au plus grand nombre – et donc aux non spécialistes – des sujets complexes auxquels les auteurs ont consacré plusieurs décennies de recherches érudites. Il combine les qualités d’un recueil d’essais hautement spécialisés et celles d’un manuel destiné à un public plus large que les seuls musicologues ou philologues spécialistes des sujets abordés. La consultation d’un article, d’un exemple musical, peut se faire de manière rapide, simple et efficace, si l’on ne souhaite pas se lancer dans une lecture in extenso. Nul doute que ce livre nourrira la curiosité des non spécialistes tout en satisfaisant l’appétit de ceux qui fréquentent déjà l’univers passionnant du chant et de la poésie liturgique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christelle Cazaux-Kowalski, « Marie-Noël Colette et Gunilla Iversen, La Parole chantée : invention poétique et musicale dans le haut Moyen Âge occidental »Cahiers de civilisation médiévale, 239 | 2017, 293-294.

Référence électronique

Christelle Cazaux-Kowalski, « Marie-Noël Colette et Gunilla Iversen, La Parole chantée : invention poétique et musicale dans le haut Moyen Âge occidental »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 239 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5875 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5875

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