Jessica L. Goldberg, Trade and Institutions in the Medieval Mediterranean. The Geniza Merchants and their Business World
Jessica L. Goldberg, Trade and Institutions in the Medieval Mediterranean. The Geniza Merchants and their Business World, Cambridge, Cambridge University Press (Studies in Economic History), 2012.
Full text
1Jessica Golberg s’attache dans ce livre à reprendre le dossier déjà très largement étudié des documents marchands conservés dans la Geniza de Fustât/Le Caire, mais en en proposant une analyse renouvelée. Elle se livre tout d’abord à une étude à la fois prudente et pénétrante du corpus, pour en comprendre les modalités de constitution et donc les apports et les limites, exposant avec clarté sa méthode d’analyse au fur et à mesure de ses développements. Sans être une archive au sens propre du terme, ce dépôt conserve des papiers que la présence du nom de Dieu interdisait de détruire, et qui ont dans le cas de la Geniza de Fustât été exceptionnellement conservés jusqu’à nous. Parmi eux de nombreuses lettres de marchands, qui couvrent pour l’essentiel la période fatimide, J. Goldberg analysant plus particulièrement deux ensembles documentaires liés aux grands marchands Yûsuf ibn ‘Awkal (actif entre ca. 990 et 1030) et Nahray ibn Nissîm (actif entre ca. 1042 et 1095), qui permettent d’éclairer deux moments de l’époque fatimide. Le premier intérêt de ce livre est cette approche méthodique du corpus de la Geniza, pourtant souvent mobilisé mais pas toujours avec autant de prudence. Cela lui permet à la fois des études de cas précis, notamment celles qui ouvrent chaque chapitre autour d’un dossier documentaire précis, et des tableaux plus larges avec parfois des approches sérielles.
2Contre une interprétation du monde des marchands de la Geniza comme étant marqué par les relations informelles fondées sur la confiance et la réputation à l’intérieur du groupe, qui seraient à l’origine du recul des pays d’Islam face à la puissance des cités italiennes et le formalisme des relations marchandes dans le monde latin (A. Grief), J. Goldberg montre au contraire l’importance des institutions et de la formalisation des relations dans les échanges entre marchands. Elle souligne tout d’abord l’importance des institutions d’État, au rebours d’une certaine historiographie qui les considère comme structurellement faibles en Islam, à travers les douanes, les représentants du pouvoir musulman (cadis, muhtasibs) ou les intermédiaires avec ce pouvoir (wakîl al-tujjâr). Le pouvoir (sultân) est en effet omniprésent dans les lettres de la Geniza, à travers les administrations (dîwâns) et les officiers qui les faisaient fonctionner. Le recours à la justice en particulier, s’il est souvent précédé par des efforts de règlement à l’amiable, est bien attesté, que ce soit à travers le système légal juif ou musulman, dont rien n’indique, contrairement à ce qu’affirmait A. Grief, qu’il ait été particulièrement lent et inefficace, et les marchands prenaient soin que leurs activités soient en conformité avec les normes légales aussi bien juives que musulmanes – du reste souvent proches dans le domaine commercial – pour sécuriser leurs activités dans un cadre institutionnel.
3J. Goldberg montre surtout comment se mettent en place des structures qui permettent de sécuriser les investissements, de limiter ou partager les risques et de faire fonctionner efficacement les échanges à longue distance. La correspondance épistolaire, dont elle analyse avec précision le fonctionnement et les modes de circulation, constitue un des instruments à la fois de cohésion du groupe et d’efficacité de ses affaires, permettant de transmettre aussi bien des ordres que des informations aux agents et partenaires commerciaux. Mais les modalités d’association entre marchands sont marquées également par un très grand formalisme encadré par un système légal et des institutions, notamment judiciaires. Les marchands ont recours à la fois à des employés, des partenaires commerciaux (avec lesquels ils partagent les risques et les bénéfices, selon des normes légales encadrées par la Loi juive ou le droit musulman) et surtout à des agents. Ce système de la suhba, qualifié de reciprocal agency, établissait un type de relations bilatérales entre deux marchands associés (ashâb), marqué par un échange de services (khidma) selon un principe de réciprocité permettant de profiter de la position privilégiée de chaque associé dans son lieu de résidence, et notamment de ses relations avec le pouvoir et les institutions locales. Chaque marchand construisait ainsi son propre réseau, qui fonctionnait grâce aux échanges épistolaires qui transmettaient les ordres et les requêtes. La suhba apparaît donc dans les lettres de la Geniza comme un système formalisé de relations commerciales, avec ses règles propres, même s’il ne se traduisait pas par un contrat écrit. La Méditerranée que dessinent dès lors les documents de la Geniza, à l’opposé de celle de Braudel ou plus récemment Horden et Purcell, est profondément encadrée par des structures politiques et les États, ici celui des Fatimides, et par une institutionnalisation et une formalisation des relations marchandes.
4J. Goldberg analyse ainsi le fonctionnement de ce groupe qui désigne ses membres comme ashâbunâ (« nos associés »), formé de marchands circulant dans l’ensemble de l’espace fatimide, parfois au-delà, sans organisation formalisée particulière mais qui se reconnaissent comme faisant partie d’une « communauté professionnelle ». Ce qui les unit sont des liens d’affaires entre individus, qui se construisent au gré des carrières des principaux marchands. Pour autant, J. Goldberg montre aussi que ces marchands juifs éclairés par les documents de la Geniza s’intègrent dans des réseaux qui ne sont pas exclusivement confessionnels, l’identité religieuse n’étant pas la seule qui les définisse, et étant même souvent secondaire, le plus important étant l’appartenance à un même système de normes. Ils entretiennent en effet des relations permanentes avec les musulmans, parfois les chrétiens – même si les Latins, comme les Byzantins jouent un rôle encore mineur à cette époque. Loin d’être les intermédiaires interculturels entre mondes chrétien et musulman que les historiens ont longtemps décrits, souvent en référence à des périodes plus récentes, les juifs de la Geniza évoluent dans un espace qui est principalement islamique, et construisent des réseaux à l’intérieur de cet espace. Certes les juifs se distinguent sur certains points de leurs partenaires musulmans : en particuliers ils n’investissent pas dans le transport maritime ou terrestre, et utilisent les navires musulmans ou confient leurs biens aux caravanes terrestres, notamment reliant l’Égypte au Maghreb. Certains produits sont également absents de leurs affaires, notamment ceux qui touchent de près au pouvoir comme les armes ou les céréales, et certaines fonctions comme celle de cadi leur sont fermées. Mais pour le reste on les voit profondément intégrés dans les milieux marchands fatimides, et dans les normes culturelles du monde islamique, sans trace d’une quelconque ségrégation, notamment économique.
5Les analyses de J. Goldberg permettent de mieux comprendre la géographie des échanges telle qu’elle se dessine dans les papiers de la Geniza. Elles distinguent tout d’abord une échelle régionale qui fait de l’Égypte (notamment les ports méditerranéens comme Alexandrie) et de la Syrie méridionale et une zone d’influence de Fustât, son hinterland en quelque sorte, que la capitale égyptienne peut contrôler aisément (alors que la Syrie du nord est économiquement moins connectée à cet ensemble polarisé autour de Fustât). Elles remettent donc au centre des échanges cette échelle régionale, essentielle mais souvent négligée. À une échelle plus large le monde de la Géniza inclut principalement l’Ifrîqiya et la Sicile, soit un espace qui est ou a été sous domination fatimide, et qui présente une réelle unité à travers des réseaux d’échanges construits par ces marchands. C’est cette capacité à se situer et agir aux deux échelles, régionale et méditerranéenne, qui fait l’efficacité des marchands de la Geniza, qui ne sont en aucune manière des agents cosmopolites d’une diaspora dénuée de racines, contrairement à l’image souvent véhiculée par l’historiographie. Allant à l’encontre là encore d’une idée toujours largement admise, J. Goldberg montre ainsi que le grand commerce dans le monde islamique ne peut se résumer à un commerce de transit de produits de luxe venant de l’extérieur (notamment les épices orientales), mais qu’il est constitué pour l’essentiel par l’échanges de productions propres, qu’elles soient issues de l’agriculture (notamment le lin produit en Égypte que les marchands de Fustât vont chercher dans les zones de production) ou d’activités de transformation (textile), permettant une intégration économique verticale.
6Ce tableau, loin d’être statique, montre le fonctionnement de ces réseaux marchands, et ainsi permet de comprendre leur évolution entre les deux périodes couvertes par la documentation mobilisée par J. Goldberg, avec un changement dans la hiérarchie des routes. La seconde moitié du xie s., celle de Nahray ibn Nissîm, montre ainsi des changements importants dans l’organisation de ces échanges. Elle voit tout d’abord le recul des relations à longue distance avec al-Andalus et la fermeture presque totale dans les années 1050 de la route terrestre par la Libye, entravée par la présence de tribus bédouines arabes mal contrôlées. Quant au commerce avec la Méditerranée centrale, perturbé par la situation politique instable dans la région, il reste essentiel mais apparaît comme moins polarisé autour de Kairouan/Mahdia et Palerme, la fréquentation de ports jusque-là secondaires comme Sfax ou Mazara permettant de s’adapter à ces risques nouveaux. Enfin, en Orient, la centralité économique de Fustât en Méditerranée se confirme et les échanges à l’échelle régionale, avec la Syrie méridionale et l’Égypte, prennent de l’ampleur, alors que commence à se développer le commerce avec l’océan Indien et que les échanges avec l’espace irakien et iranien se tarissent.
References
Bibliographical reference
Dominique Valérian, “Jessica L. Goldberg, Trade and Institutions in the Medieval Mediterranean. The Geniza Merchants and their Business World”, Cahiers de civilisation médiévale, 240 | 2017, 411-413.
Electronic reference
Dominique Valérian, “Jessica L. Goldberg, Trade and Institutions in the Medieval Mediterranean. The Geniza Merchants and their Business World”, Cahiers de civilisation médiévale [Online], 240 | 2017, Online since 01 December 2017, connection on 16 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5679; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5679
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