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Comptes rendus

John France, Hattin

Abbès Zouache
p. 409-411
Référence(s) :

John France, Hattin, Oxford, Oxford University Press (Great Battles Series), 2015.

Texte intégral

1Les travaux de John France sur l’histoire militaire des croisades font aujourd’hui largement autorité. Il était donc particulièrement qualifié pour rédiger cette histoire de la célèbre bataille de Ḥaṭṭīn (4 juillet 1187), à l’issue de laquelle les armées de Saladin défirent celles du roi de Jérusalem, Guy de Lusignan. La victoire du sultan musulman fut totale. Il en profita pour, en quelques mois, réduire le royaume de Jérusalem à peau de chagrin. Le 2 octobre 1187, il s’emparait même de Jérusalem. Cependant, même si, après la bataille, le royaume ne retrouva plus jamais le lustre qui avait été le sien, il ne disparut pas, et survécut jusqu’à la chute de Saint-Jean d’Acre, en 1291.

2Tout ceci a été maintes fois raconté par les historiens occidentaux des croisades, qui soulignent depuis longtemps l’importance de la bataille, à laquelle un colloque qui a fait date a été consacré à l’occasion de son 800e anniversaire, en 1987 – les actes ont été publiés cinq ans plus tard (Benjamin Z. Kedar [éd.], The Horns of Hattin: proceedings of the Second Conference of the Society for the Study of the Cruades and the Latin East, Jerusalem and Haifa, 2-6 July 1987, Jérusalem/Londres, Yad Izhak Ben-Zvi/Israel Exploration Society & Variorum, 1992). La même année, un autre colloque auquel des chercheurs arabes participaient se tenait au Caire, celui-là publié dès 1989 (800 ‘ām : Ḥaṭṭīn. Ṣalāḥ al-dīn wa l-‘amal al-‘arabī al-muwaḥḥad, Le Caire, Dār al-Šurūq, 1989). Il est vrai que les historiens arabes, dont la plupart des travaux ne sont pas traduits dans une langue occidentale et n’ont donc pas pu être consultés par J. France, s’intéressent aussi depuis longtemps à Ḥaṭṭīn, dont ils font généralement un tournant qui marqua durablement l’histoire du Proche-Orient (Exemple de travaux scientifiques ou de vulgarisation rédigés en arabe portant sur la bataille de Ḥaṭṭīn, la liste est loin d’être exhaustive : Maḥmūd Muḥammad al-Sirsāwī, Min rawā’i‘ al-ta’rīḫ al-‘askarī al-‘arabī : yawm Ḥaṭṭīn, Le Caire, al-Dār al-Qawmiyya, 1960 ; ‘Aṭīya al-Qusī, Ma‘rakat Ḥaṭṭīn wa waḥdat al-ṣaff al-‘arabī, Le Caire, al-Dār al-Qawmiyya li l-Ṭibā‘a wa l-Našr, 1963 ; Suhayl Zakkār, Ḥaṭṭīn : masīra al-taḥrīr min Dimašq ilā al-Quds, Damas, Dār Ḥassān li l-Ṭibā‘a wa l-Našr, 1984 ; Nūr al-dīn Ḥāṭūm et ‘Ādil Zaytūn, Fī ḏikrā ma‘rakat Ḥaṭṭīn [24 rabī‘ al-ṯānī 583/4 tammūz 1187], Damas, Wizārat al-Ṯaqāfa fī al-Ǧumhūriyya al-‘Arabiyya al-Ṣūriyya, 1987 ; Ibrāhīm Maḥmūd Ibrāhīm, Ḥaṭṭīn bayn aḫbār mu’arriḫihā wa ši‘r mu‘āsirīhā, Amman, Dār al-Bāšī, 1987 ; Yūsuf Sāmī Yūsuf, Ḥaṭṭīn, Damas, al-Ahālī, 1988 ; ‘Umar al-Daqqāq, Aṣdā‘ Ḥaṭṭīn wa Ṣalāḥ al-dīn : dirāsa, Damas, Manšūrāt Ittiḥād al-Kuttāb al-‘Arab, 1992 ; ‘Alī Muḥammad Muḥammad al-Ṣallābī, al-Ta’rīḫ al-siyāsī wa l-‘askarī wa l-idārī li-Ṣalāḥ al-dīn al-ayyūbī fī ma‘rakat Ḥaṭṭīn wa fatḥ Bayt al-Muqaddas, Le Caire, Dār al-Kitāb al-Ḥadīṯ, 2008).

3Le Hattin de J. France s’inscrit donc dans la lignée des travaux des historiens occidentaux des croisades. De toute évidence, il s’adresse tout autant à un public non spécialiste et aux étudiants qu’aux historiens de métier. Assurément, tous trouveront sa lecture agréable et instructive. Le style est clair, l’information maîtrisée et le ton, lorsque J. France aborde une question aussi sensible que l’instrumentalisation de la bataille par des idéologues, mesuré. Bien que reléguée en fin d’ouvrage et insuffisamment légendée (à l’exception des cartes), l’illustration a été plutôt soignée par l’éditeur, même si l’on peut regretter le choix du noir et blanc, qui ne sied guère, en particulier, aux enluminures médiévales. Il faut saluer, aussi, l’organisation harmonieuse en cinq chapitres, selon une progression essentiellement chronologique. Enfin, on ne peut que féliciter J. France d’avoir su relever avec succès le défi lancé par Hew Strachan, directeur de la collection (« Préface », p. X), d’ancrer l’analyse dans la longue durée, et donc de ne pas avoir écrit un de ces énièmes compendiums d’histoire opérationnelle exclusivement centrés sur la stratégie et la tactique dont nombre d’éditeurs anglo-saxons sont toujours friands. D’ailleurs, un seul chapitre (le troisième), certes le plus long, vise à reconstituer une bataille dont J. France rappelle d’emblée (c’est là l’un des fils directeurs du livre) qu’elle fut certes « un grand triomphe pour les musulmans », mais sans pour autant pouvoir être appréhendée comme « un triomphe réellement décisif ». Tout au long de l’ouvrage, Ḥaṭṭīn est vue comme un épisode d’un affrontement plus ample, une « victoire d’une guerre qui n’allait s’achever qu’en 1291 » (p. 4), un événement qui s’étale dans le temps, dont J. France se propose donc d’analyser les échos immédiats et lointains.

4Les deux premiers chapitres (Salvation through Slaughter, p. 1-31 ; Crusade and Jihad, p. 33-63), très synthétiques, constituent une sorte de tour de force. J. France y peint à grands coups de pinceaux l’arrière-fond d’un de ces tableaux représentant des scènes historiques qui firent fureur, au xixe s., et qu’on a toujours plaisir à contempler dans les musées. Plusieurs siècles d’histoire y sont passés en revue avec une si grande simplicité qu’assurément le lecteur non spécialiste ne sera jamais désorienté. Le premier chapitre décrit les évolutions politiques et religieuses qui, du viie au xiie s., conduisirent la chrétienté latine et l’Islam à s’affronter au Proche-Orient. J. France évoque tout spécialement la naissance, l’expansion puis la fragmentation de l’empire musulman ; la force que longtemps, le djihad procura aux armées de l’Islam où, progressivement, les cavaliers non-Arabes, turcs essentiellement, jouèrent un rôle de plus en plus important ; le recul de la chrétienté latine en Méditerranée puis son sursaut ; la lente maturation de l’idée de guerre sainte en Occident et le rôle d’impulsion joué par la papauté dans la lutte contre les ennemis du christianisme ; la première croisade, la création des États latins d’Orient et l’apparition des ordres militaires qui, « plus que toute autre chose », montrent, selon lui, que « la foi religieuse » (p. 27) joua un rôle central dans la croisade.

5Tout aussi synthétique, le deuxième chapitre est cependant un peu plus aéré, dans la mesure où le propos est centré cette fois sur le xiie s. et sur l’évolution du rapport de force, au Proche-Orient, entre Francs et musulmans. Là encore, même si certaines affirmations paraîtront bien rapides au lecteur expert (mais était-il possible d’être plus précis dans un ouvrage si synthétique ?), l’argumentation est équilibrée. En particulier, J. France prend soin de donner toute leur place à l’évolution politique et religieuse des États musulmans. Il décrit notamment la lente unification de la Syrie musulmane sous l’égide de Nūr al-Dīn (m. 1174), dont il rappelle fort justement que pas plus que ses prédécesseurs, il ne fit de la lutte contre l’ennemi chrétien le seul fil directeur de sa politique. Néanmoins, c’est bien à partir de son règne que le rapport de force s’inversa de manière décisive en faveur des musulmans (p. 46).

6Le troisième chapitre (The battle of Hattin, p. 64-101) est tout entier consacré à la bataille. J. France y reconstitue un affrontement dont il souligne cependant que les sources sont trop partielles, contradictoires et orientées pour pouvoir toujours le faire avec quelque justesse. Les Francs furent confrontés à plusieurs défis, en particulier logistique et tactique. Piégés par Saladin qui « en comprenait l’importance » (p. 94), ils souffrirent tout particulièrement du manque d’eau. Le jugement de J. France est finalement sans appel, quant à la direction des opérations par les commandants en chef musulman et franc : selon lui, Saladin se montra un grand tacticien alors que Guy de Lusignan fut « un commandant qui faillit à tous les niveaux » (p. 100-101).

7Les deux derniers chapitres examinent les conséquences immédiates et sur le long terme de la bataille. Le quatrième, intitulé Hattin. Bloody consequences (p. 102-110), permet de rappeler que Saladin, qui était conscient d’avoir « remporté une victoire, mais non la guerre » (p. 104) mit à mal le royaume de Jérusalem, mais sans véritablement en altérer les fondements. Saint-Jean d’Acre demeura franque ; les Francs conservèrent le contrôle du littoral syro-palestinien ; les villes côtières demeurèrent des bases solides pour de « nouvelles croisades, qui furent, [à commencer par la troisième croisade], de mieux en mieux organisées et financées » (p. 129). C’est une des raisons, selon J. France, qui expliquent que cette « victoire fut tôt oubliée » en Orient comme en Occident (p. 130-131). À mon sens, cet oubli doit être au moins relativisé, concernant l’Orient musulman, où la bataille participa de la constitution d’une mémoire de la lutte victorieuse contre l’ennemi chrétien ponctuellement réactivée, longtemps après la mort de Saladin, par des hommes de religion sunnites et/ou des souverains, dès lors que les tensions avec les chrétiens européens se faisaient vives.

8À dire vrai, différentes mémoires de Ḥattīn doivent être distinguées, comme le montre le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage, qui est le plus original (Hattin today. A Poisoned Heritage, p. 132-168). J. France considère qu’en Occident comme en Orient, la « mémoire de Ḥaṭṭīn » (Hattin memory) est étroitement liée au « mythe de Saladin ». Selon lui, ce mythe a longtemps, en Occident, éclipsé la bataille, qui cependant fit beaucoup pour sa renommée (p. 133). J. France s’intéresse aussi aux traces laissées par la bataille dans l’Orient musulman, où, à mon sens, la croisade est aujourd’hui devenue un enjeu mémoriel. Déjà instrumentalisée par les autocrates dits panarabes après la seconde guerre mondiale, la victoire de Saladin est aujourd’hui régulièrement utilisée à des fins de propagande par différents groupes sociaux, en particulier par les tenants de l’islamisme radical et violent, qui s’y réfèrent volontiers. Cependant, comme J. France tient à le rappeler, des voix mesurées y luttent contre une telle propagande ; elles refusent de faire de Saladin la « créature des radicaux » (p. 163).

9On le voit, la lecture de ce petit livre très synthétique sera tout aussi utile aux étudiants et au grand public qu’aux spécialistes des croisades. Les premiers en sortiront mieux informés et mieux armés pour rejeter les discours simplistes et univoques qui instrumentalisent Ḥaṭṭīn, Saladin et les croisades à des fins idéologiques. Les seconds y trouveront matière à réflexion et s’empresseront de le conseiller à leurs étudiants. Certes, certains d’entre eux regretteront que J. France ne s’y interroge pas plus souvent sur le statut des sources et leur caractère très orienté. Les mêmes ou d’autres encore pourront contester telle ou telle idée trop rapidement avancée comme celle, il est vrai prudemment énoncée, suivant laquelle la première croisade ne fut pas vraiment comprise dans toute sa singularité par « des musulmans » (Abbès Zouache, « Les croisades en Orient. Histoire, mémoires », Tabularia « Études », 15, 2015, p. 75-119 : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/​tabularia/​2187). D’autres encore, enfin, ceux-là plus sensibles au tournant culturel et anthropologique qu’a récemment pris l’historiographie de la guerre, se diront que cette histoire de la bataille de Ḥaṭṭīn aurait pu être moins désincarnée et accorder plus de place à l’expérience de guerre de ses protagonistes. Mais tous, assurément, apprécieront l’ampleur du propos et les analyses d’un historien dont le savoir affleure à chaque page, et se laisseront volontiers porter par une plume qui, au fil de la lecture, sonne comme les graves, lentes et douces mélodies qui, transmises de mémoire avec une justesse étonnante, bercent depuis des lustres des générations d’enfants.

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Pour citer cet article

Référence papier

Abbès Zouache, « John France, Hattin »Cahiers de civilisation médiévale, 240 | 2017, 409-411.

Référence électronique

Abbès Zouache, « John France, Hattin »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 240 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5677 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5677

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Auteur

Abbès Zouache

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