Yumi Narasawa, Les autels chrétiens du sud de la Gaule (ve-xiie siècles)
Yumi Narasawa, Les autels chrétiens du sud de la Gaule (ve-xiie siècles), Michel Fixot (préf.), Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’Antiquité tardive, 27), 2015.
Texte intégral
1L’ouvrage est issu de la thèse de doctorat de Yumi Narasawa, sous la direction de Michel Fixot, soutenue en 2008 à l’université Aix-Marseille. Il se compose d’une partie introductive consacrée aux circonstances de la préservation des blocs, d’un important catalogue (p. 35-402) et d’une étude synthétique (p. 403-530).
2Les recherches de Y. Narasawa portaient sur les autels chrétiens dont la datation s’étend de la fin du ive-ve s., jusqu’à la fin du xiie ou début du xiiie s., dans onze départements du sud de la France actuelle (Alpes-de-Haute-Provence, Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Var, Vaucluse ; Ardèche, Drôme ; Gard, Hérault, Aude). 450 objets ont été inventoriés et étudiés, avec le but d’établir une chronologie mieux assurée, toujours problématique malgré un intérêt pour ces blocs depuis le xixe s.
3L’autel est le mobilier le plus vénérable de l’église. C’est aussi un mobilier fragile : ceux de l’époque étudiée ne nous parviennent pas dans leur emplacement et état d’origine. C’est une table en pierre monolithique, conformément au canon du concile d’Épaone de 517, fixée à un support dont la forme est variable. La datation de l’autel permet de connaître l’époque de la consécration ou du moins d’une phase importante de l’édifice. L’étude des autels entre le ve et le xiie s. est rendue difficile par les conditions de conservation ainsi que par le conservatisme des formes et décors. L’autel ancien bénéficie d’une meilleure conservation par rapport aux autres mobiliers de l’église.
4Le recensement et l’étude permettent de définir quatre groupes d’autels décorés : les tables portant un décor sculpté sur la tranche, les « autels-cippes » monolithes, les tables à décor lobé et les autels bâtis. La table peut être « à rebord » ou « plane », le support « à colonnettes », « à un pied » et « bâti ». Le dépôt de reliques de saints faisait partie de la consécration. La succession de réemploi est un point intéressant de ce mobilier. On utilisait des blocs antiques, et les tables d’autel plus anciennes ont souvent été incluses dans le nouvel autel ou placées bien en vue dans l’église.
5Le catalogue présente les pièces par ordre alphabétique du lieu de découverte ou de conservation : 260 sites dont certains ont livré une petite série, comme Aix-en-Provence, Antibes, Arles, Avignon, Bize-Minvervois, Bonnieux, Boulbon, Buoux, Ganagobie, Marseille, Narbonne, La Roque-d’Antéron, Saint-Guilhem-le-Désert, Saint-Raphaël, Six-Fours-les-Plages, Théziers, Trets, Vaison-la-Romaine, Villemagne-l’Argentière. Chaque notice comporte une description détaillée, une étude de la forme, l’identification et l’histoire de la pièce, des commentaires et la bibliographie, ainsi qu’un dessin et une photographie (quelques planches en couleurs en fin de volume).
6La table d’autel paléochrétien à rebord et à décor sculpté sur la tranche a été distinguée dès le milieu du xixe s. et désignée sous le nom de type provençal. On y voit un décor symbolique de chrisme, colombes, brebis et pampre. Sujet de nombreuses études depuis cette époque, ce type a été enrichi par des pièces repérées par l’étude de Y. Narasawa. Les plus anciennes (par ex. Marseille) remontent à une phase entre la fin du ive et le viie s., définie par des comparaisons iconographiques. Elles sont assez variées, de grandes dimensions, en marbre, plutôt avec quatre colonnes aux angles en guise de support. D’autres objets sont des dérivées tardives, du haut Moyen Âge et de la période romane, d’un style dégradé, de taille plus modeste, sans trace d’encastrement (posé sur un support).
7Le décor sculpté se situe sur la tranche et le bord. Les tables sont presque toujours décorées ainsi ; dans les phases plus tardives, les côtés postérieur puis latéraux restent lisses. Dès le ive s., un motif central, le plus souvent christologique (monogramme, croix, alpha et oméga ; vase), est encadré de manière symétrique par des processions d’animaux (colombes, brebis) et d’autres motifs végétaux et architecturaux (feuilles, rinceaux de vigne, de lierre, d’acanthe, olivier, palmette, arbre, colonne). Comme la croix ou le chrisme symbolisent le Christ, les animaux représentent certainement des figures humaines. Les colombes, surtout par 6 ou 12, sont probablement les apôtres, comme le suggèrent les comparaisons iconographiques (mosaïques) et l’étude des sources écrites (lettre de Paulin de Nole) ; les brebis : le Christ, les apôtres ou les fidèles (iconographie monumentale, sur sarcophages ou sur des objets liturgiques). Des tables d’autel comparables sont connues en Italie. La vigne représente le Christ et l’eucharistie (nombreuses comparaisons iconographiques). L’état fragmentaire des objets rend les conclusions difficiles. Il ne semble pas y avoir eu un centre de production unique, ni importation, mais une activité artisanale locale.
8Une autre série, connue en Languedoc, attribuée aux viiie-xiie s., sont des supports monolithes ou « autels-cippes » à décor chrétien, parfois antiques. Des pièces de cette forme, à décor de colonnettes et d’arc, sont encore en usage à l’époque romane dans le nord-ouest de la Provence.
9L’« autel-cippe » décoré est un bloc massif, réemployant un autel antique ou en affectant la forme, décoré de symboles christiques. Ils sont particulièrement nombreux en Provence, et présents en Italie, en Espagne, en Afrique du Nord. Le terme apparaît au début du xxe s., surtout pour les autels païens réutilisés, mais il a été étendu sur pratiquement tous les supports monolithiques (d’où l’emploi des guillemets).
10Une première série, les « autels-cippes chrétiens » typiques, des ve-viie s., est répandue en Provence, et est composée surtout d’autels antiques ornés de symboles chrétiens. Les exemplaires sont massifs, haut de 1 m environ. Quatre sont des autels antiques christianisés, d’autres utilisaient des blocs antiques divers, encore d’autres sont des fabrications chrétiennes (ces derniers sont surtout cantonnés par des colonnettes aux angles). Ils portent sur la face principale une croix ou un chrisme, et souvent aussi des signes sur les petits côtés. Le recensement n’a pas couvert toute l’aire de répartition. Des comparaisons existent en Italie.
11Une quinzaine d’autels-reliquaires de l’Aude et de l’Hérault, ornés d’une croix, sont appelés « wisigothiques ». Leur datation est peu sûre, certains remontent aux viiie-ixe s. Les similitudes entre eux permettent d’y voir une même production narbonnaise, dès l’époque wisigothique.
12Une dernière série de supports monolithes sont d’époque romane, du xie et surtout du xiie s., garnis de décors sculptés. Leur aménagement atteste qu’ils portaient des tables. Un type orné de colonnes est répandu dans le nord-ouest de la Provence. Une filiation avec le groupe paléochrétien à colonnes est envisageable.
13Le troisième grand type est celui des tables d’autel décorées de lobes. C’est une série dominante aux xe-xie s., le recensement a concerné ceux du Languedoc, mais ils sont également très présents de l’autre côté des Pyrénées, en Catalogne. La plupart sont en marbre, rectangulaires, de grande taille (jusqu’à 2 m de large et 18 cm d’épaisseur), à bords moulurés, luxueusement ornés. Les lobes, entre 18 et 34 cm, ont un diamètre d’environ 11-12 cm, leur dessin est semi-circulaire ou outrepassé dans les coins. Chaque table comporte d’autres motifs soignés (feuilles tréflées, palmette, baguette à ruban hélicoïdal, perles et pirouettes).
14Les diverses études ont cherché l’emplacement de l’atelier, situé probablement à Narbonne. La datation est plus aisée grâce à des dédicaces (par ex. à Capestang, 898-922), aux sources historiques, à la cohérence du groupe et aux comparaisons avec un relief en ivoire du trésor de Narbonne. Ces tables semblent avoir été placées sur un support central cylindrique. Elles sont probablement apparentées aux tables antiques, comme en témoigne l’exemplaire circulaire à décor de lobes, de datation discutée (xie s. ?), à Besançon ; et des comparaisons italiennes. Un certain nombre de tables d’autel présente les mêmes motifs sculptés, sans les lobes. Il s’agit très probablement de productions de la même époque. On peut aussi y trouver les symboles des évangélistes (tétramorphe).
15L’antependium ou devant d’autel décorait la table sur toute la face frontale. Il pouvait être en tissu, en orfèvrerie, en bois ou en pierre (dont l’exemple le plus ancien est à San Vitale de Ravenne). Dans la région, on connaît des plaques, dont l’usage n’est pas certain, dès le haut Moyen Âge. La dizaine dont le rôle d’antependium est attesté datent du xiie s. On y voit le Christ en majesté, la Vierge à l’Enfant, la Main bénissant. La majorité est divisée en 3 compartiments, délimités par des éléments architecturaux, pouvant rester vides. Ils représentent probablement la Trinité. L’intérieur de cette construction restait vide, comme un coffre, accessible depuis l’arrière. Il pouvait abriter les reliques. Les angles représentent souvent des pilastres.
16Un chapitre « Typologie et chronologie » synthétise les acquis. En ce qui concerne la table, elle peut posséder un rebord, ou non. Pour créer la table à rebord, la face supérieure est évidée. La forme existe jusqu’à la fin de l’époque romane et ne disparaît qu’au xiiie s. On peut relier cette forme aux tables de repas antique, l’expliquer par le souci de ne pas laisser écouler le liquide – mais on dirait qu’il s’agissait d’une forme convenue pour l’autel. La disparition de cette forme correspond à la fin de la communion sous deux espèces et l’apparition des retables.
17Le recensement a retenu environ 150 tables à rebord dans le sud de la France. L’usage religieux n’est pas exclusif, il peut être aussi profane ou funéraire. La plus ancienne table datée est celle de Saint-Étienne de Minerve, consacrée entre 456 et 457 selon son inscription. Les exemplaires semblables sont datés généralement du ve s., une dizaine en Languedoc, et quelques autres en Catalogne. Mais des caractéristiques persistent jusqu’au xie s. Leur taille est limitée probablement par l’usage d’un support unique qui semble prédominant.
18Dans la région provençale, une dizaine d’exemplaires sont des ve-viie s. (Marseille). Pour de nombreuses pièces de cette région, on n’arrive pas à resserrer la datation entre le ve et le xie s. Par des faisceaux d’indices, on peut attribuer certaines à une époque haute (Fontaine-de-Vaucluse, Saint-Julien-le-Montagnier, Beaumes-de-Venise). Une série de petites tables de forme trapue est attribuée au haut Moyen Âge (par ex. : Saint-Pantaléon, Saignon, Bonnieux, Saint-Saturnin-les-Apt).
19Le xie s. est l’âge d’or des tables ornées de lobes en Languedoc. En Provence, les formes paraissent plus traditionnelles de sorte que peu d’exemplaires peuvent être datés avec certitude du xie s. (par ex. : Simiane-Collongue, Belcodène, Auriol). Le xiie s. est caractérisé par des types variés, dont de grandes tables en marbre de haute qualité des grandes églises de la région (par ex. : Vaison-la-Romaine, Avignon, Arles, Aix-en-Provence, Apt).
20L’inventaire compte presque 80 tables plates. Elles sont destinées à des autels modestes, en pierre de moindre qualité (3 seulement en marbres), posées sur un massif maçonné. Elles remontent aux alentours de l’an Mil (par ex. : Sainte-Eulalie-d’Olt), sont typiquement romanes (par ex. : Saint-Savin-sur-Gartempe), mais persistent jusqu’aux xiiie-xvie s. (par ex. : Minerve, xvie s.).
21L’allongement des tables, à rebord ou plates, semble être une caractéristique récente, à partir du xe s. Les gravures de croix sont peu nombreuses, difficiles à dater, liées probablement à la consécration.
22En ce qui concerne les supports, les colonnettes aux angles sont typiquement paléochrétiennes, des ve-viie s. On en recense sept cas, majoritairement dans des cathédrales (Limans, Valence, Marseille, Riez, Cimiez). Dix autres exemplaires forment un groupe roman, parfois intégralement conservés, avec cinq supports.
23Quand la table était soutenue par un support unique, celui-ci pouvait être plus fin, avec un encastrement pour fixer la table, ou plus large et plat sur le haut. Il est rare que ces autels soient complets, table et support sont le plus souvent dissociés. En Languedoc, les supports forment une colonne cylindrique, avec un creusement destiné aux reliques sur le sommet, le loculus. Cette forme semble prédominante et persistante en Languedoc. La plupart semblent postérieurs au xe s. En Province, les formes sont variées.
24Les supports en forme de cippe réutilisent des autels antiques ou y ressemblent. Ils ont une forme parallélépipédique, plus ou moins trapue, parfois avec une base et un couronnement. Leur datation est difficile, ils semblent remonter à l’époque carolingienne et vont jusqu’au xiiie s. Les supports parallélépipédiques simples en pierre locale datent de l’époque romane ; quand la table est conservée, elle est plate.
25Les supports présentent toujours le loculus, sur le sommet ou sur la façade, servant au dépôt des reliques. On peut remarquer qu’ils sont moins souvent en marbre, même s’ils sont associés à une table de cette matière. Leur hauteur peut varier, notamment selon l’encastrement dans la table et dans le sol.
26Le support peut se présenter comme une construction. Les autels par des plaques sur trois côtés sont connus au xiie s. Les autels en maçonnerie remontent probablement aux débuts paléochrétiens, même si les exemples sont peu nombreux (par ex. Poitiers). Ils perdurent pendant toute l’époque préromane et romane.
27L’étude présente quelques cas, peu nombreux, de loculi indépendants d’un autel (Narbonne, Auxerre, Marseille) et de sarcophages de saints (Arles, Saint-Guilhem-le-Désert ?). On constate l’usage de placer les sépultures, ou les reliques retirées des sépultures, derrière l’autel (par ex. : Saint-Denis, Bourg-Saint-Andéol). Des blocs creusés d’une cavité sont parfois retrouvés enfouis sous les autels, mais leur interprétation n’est pas évidente.
28Les reliquaires mêmes sont très rares, et ceux qui sont connus sont simples, de coffrets contenant quelques ossements enveloppés de tissu (Senez, Rognes, Auriol). Les reliques ont été trouvées en place dans le support d’autel roman à Comps-sur-Artuby et à Saint-Raphaël.
29On sait par les sources écrites que des tissus couvraient l’autel ou y étaient accrochés. Il n’en subsiste aucun dans la région étudiée. Des trous divers pratiqués dans les tables pourraient être les vestiges de leur fixation.
30L’étude se termine par un chapitre « Réemploi de matériaux anciens pour l’autel ». On y revient sur le cas des quelques plaques antiques réutilisées en table, et sur les autels antiques christianisés (catalogue en appendice). Les retouches montrent une christianisation évidente, comme l’effacement des textes et décors païens, l’ajout de signes et décors chrétiens, creusement du loculus. Leur utilisation « sous l’autel » est également chrétienne, même sans modification : une cinquantaine d’exemplaires sont encore visibles aux xvie-xviie s.
31D’autres blocs lapidaires, le plus souvent de belles plaques de marbre, sont également réutilisés, jusqu’à des sarcophages qui sont placés en support d’autel à partir de l’époque gothique et jusqu’au xixe s.
32L’a. conclut en soulignant que l’inventaire s’est enrichi de découvertes récentes pendant ses recherches, atteignant plus de 450 entrées. Sans parvenir à l’exhaustivité recherchée, « les documents recueillis ici dans une mesure jamais atteinte sont certainement suffisants pour une vue d’ensemble ». Le lecteur est effectivement impressionné par le corpus ainsi que par sa maîtrise par l’auteur.
33Au cours de la première partie du Moyen Âge, autour de Marseille et de Narbonne, deux groupes de tables d’autel se sont répandus et se sont maintenus jusqu’à l’époque romane : les tables décorées sur la tranche autour de Marseille, et des supports-reliquaires de la Haute Provence. Du viiie au xie s., des séries décorées novatrices apparaissent en Languedoc, notamment les lobes de la fin du ixe ou du début du xe s., contrairement au conservatisme de la Provence. Pour ce qui est de la chronologie recherchée, elle s’est affinée pour certains types, sans pouvoir conclure autrement que sur la longévité de plusieurs traits.
34Dans une thématique pointue et difficile, le lecteur intéressé a l’impression de mieux appréhender ce type de monuments lapidaires après la lecture de la thèse de Y. Narasawa.
Pour citer cet article
Référence papier
Katalin Escher, « Yumi Narasawa, Les autels chrétiens du sud de la Gaule (ve-xiie siècles) », Cahiers de civilisation médiévale, 240 bis | 2017, 516-519.
Référence électronique
Katalin Escher, « Yumi Narasawa, Les autels chrétiens du sud de la Gaule (ve-xiie siècles) », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 240 bis | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5545
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