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Comptes rendus

Ludo Milis, L’homme médiéval et sa vision du monde : ruptures et survivances

Sylvain Gouguenheim
p. 513-514
Référence(s) :

Ludo Milis, L’homme médiéval et sa vision du monde : ruptures et survivances, Jacques Fermaut (trad.), Turnhout, Brepols (Culture et société médiévales, 31), 2017.

Texte intégral

1L’ouvrage de Ludo Milis, spécialiste des ordres monastiques, se présente comme une compilation de commentaires de documents effectués lors de séminaires avec ses étudiants. Ayant procédé à une sélection d’une vingtaine d’auteurs, tous chroniqueurs ou hagiographes, il entreprend une étude des mentalités médiévales (dans la période comprise entre les xe et xiiie s.). Ce qui l’intéresse est non pas de déterminer ce qui s’est passé, mais comment ce qui s’est passé a été perçu et de dégager ce qui était important aux yeux des contemporains, et qui n’est pas nécessairement pour autant intéressant pour nous (p. 10). Il entend ainsi construire une « histoire des valeurs et des normes de l’homme médiéval et de leur impact sur son comportement » (p. 11).

2Une collection d’exemples n’est pas un ensemble, qui se définit ou par extension (liste de tous ses éléments) ou par compréhension (par définition de l’essence de ses éléments) alors qu’une collection peut être complétée au hasard des circonstances. Autrement dit, la portée des enseignements dégagés par Ludo Milis est limitée par sa propre sélection. Il estime cependant pouvoir en dégager des tendances générales, ses textes étant significatifs de leur période (« ils sont symptomatiques des milliers de textes conservés pour la seule Europe », p. 12). La pertinence de la sélection viendrait compenser son inévitable non-exhaustivité. En somme, les cas particuliers relevés par l’a. seraient généralisables.

3La liste des textes retenus n’offre pas de surprises aux médiévistes : on retrouve des auteurs célèbres, réputés pour la richesse de leurs informations, voire la qualité de leur réflexion : Guibert de Nogent, Fra Salimbene, Alpert de Metz, Galbert de Bruges, André de Fleury, La Heimskringla de Snorri Sturluson, Lambert d’Ardres, Jacques de Vitry, Emo de Bloemhof… Les documents retenus se concentrent dans le nord de la France, la Terre sainte, une partie de l’Italie et de la Scandinavie.

4L’a. a divisé son approche en trois sections, de taille décroissante. La première (« Au nom du Père ») est consacrée au christianisme médiéval et aux contacts religieux entre chrétiens et musulmans. Son approche commence par l’étude des récits de conversion, qui reposent tous sur la conviction profonde des missionnaires et des chroniqueurs que les chrétiens avaient raison contre les païens. Traitant du conflit entre Latins et Grecs (p. 20-21), l’a. attribue à la querelle du pain azyme le rôle majeur dans le schisme, alors que celui-ci a eu pour moteur réel, dès l’époque de Photios, le refus des Grecs de se soumettre à l’autorité pontificale (l’a. commet d’ailleurs une erreur p. 27 en écrivant qu’en 1054 le pape fut frappé d’anathème par le Patriarche de Constantinople, alors que seul son légat Humbert de Moyenmoutier fut alors excommunié par Michel Cérulaire ; de même qu’on est revenu sur la culpabilité exclusive de Venise dans les événements de 1204, cf. p. 34).

5Traitant des Croisades notamment en prenant appui sur Jacques de Vitry, il souligne le parti-pris des auteurs chrétiens incapables de reconnaître les vertus de l’islam, animés qu’ils étaient par « une intolérance qui était une vertu spirituelle » (p. 28). Il souligne ainsi que les chrétiens étaient – et sont toujours – incapables de reconnaître l’honneur dans lequel les musulmans tiennent le Christ reconnu comme prophète (p. 39). L. Milis oublie ici que le Coran voit dans le Christ un prophète de l’islam, ce à quoi les chrétiens du Moyen Âge ne pouvaient agréer. Constatant que la défiance était partagée, il précise cependant à propos d’Usama Ibn Munqidh, qu’« il est heureux qu’il y ait justement cet auteur pour souligner les côtés positifs du vivre-ensemble » et rapporte l’épisode où un chevalier chrétien invita le prince musulman dans sa demeure pour qu’il rase le pubis de sa femme (n. 59 p. 53). Il observe par ailleurs que « l’enfermement des épouses » et le fait que « les vierges dissimulent leur visage », rapporté par Jacques de Vitry à propos des « Sarrasins » avaient son reflet dans la séparation des hommes et des femmes à l’Église : la ségrégation des femmes ayant eu autant cours dans le monde chrétien, jusqu’à une époque récente (p. 38), de même que « la polygamie était une pratique largement répandue dans la chrétienté » (p. 41). Plusieurs pages sont consacrées à l’antijudaïsme des clercs, prompts à dénoncer la « fourberie » des Juifs (p. 55-60) où L. Milis voit la conséquence de la Crucifixion et de la formule « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » empruntée ici à Alpert de Metz (p. 56).

6La deuxième partie traite du « Prix de l’infamie » et concentre son attention sur la notion d’honneur et celles qui lui sont rattachées. Il souligne combien la nécessité de tenir son rang, faute d’un déshonneur total, imprégnait les mentalités et s’intéresse aux catégories de la honte, de la gêne et de l’infamie, en prenant appui sur des approches de ces sentiments suggérées par des anthropologues. Le cas célèbre du meurtre de Charles le Bon comte de Flandre en 1127 est particulièrement analysé en fonction du thème de l’honneur (p. 67 et suiv.). L’honneur englobe tout le clan familial et constitue un enjeu social d’une extrême importance, dont les femmes sont souvent la cible, même si, en ce qui les concerne, L. Milis note qu’il était plus souvent question « d’honorabilité » que d’honneur. L’honneur pouvait aussi être source de rire comme le montre la reprise d’un texte de Salimbene et L. Milis conclut à la capacité des médiévaux à sourire des anecdotes mettant en scène des individus bernés par des fourbes.

7La gêne (verecundia) quant à elle est facteur de tensions, tandis que la honte se distingue de plus en plus du sentiment de culpabilité (L. Milis reprend la distinction empruntée à des anthropologues entre « cultures de la honte » et « cultures de la culpabilité », p. 79). La honte provient de la passivité et trahit le malaise ; tandis que la culpabilité procède du sentiment d’avoir mal agi (p. 82). Au passage, il consacre plusieurs pages à la nudité comme facteur de honte. Enfin, il traite de l’infamie, sans étudier le concept de fama, mais en s’appuyant sur les rites d’infamie du monde scandinave, et notamment le discrédit immense qui frappe les hommes soupçonnés d’homosexualité passive. Il qualifie la société scandinave de « machiste » (p. 89) omettant peut-être l’importance, confirmée par l’archéologie funéraire, des femmes guerrières dans les sociétés nordiques et plus largement de leur rôle social. Il note au passage que l’infamie continue même à frapper les morts. Il s’attarde enfin sur la notion de scandale, relève de manière subtile la polysémie du terme (p. 98-100), tant au Moyen Âge que de nos jours, et traite en exemple l’histoire d’Abélard et d’Héloïse (p. 100-106). Les sociétés médiévales ont évolué en associant de plus en plus « civilisation » à « urbanité » et en rejetant dans le mode rural l’absence de style, de morale et de normes. Mais, pour autant, l’accroissement du sentiment de « la responsabilité individuelle des gens face à Dieu » a-t-il fait perdre à l’honneur « sa position d’unique contrôleur du comportement » ? La société des xive et xve s. semble pourtant être largement restée une « société à honneur » pour reprendre une expression de Claude Gauvard, ce que les lettres de rémission, autre source de la pratique, montrent.

8La troisième partie, « Flirter avec l’Au-delà » traite de la justice et de son rapport à la coutume, des rêves – toujours pris très au sérieux et que l’on se « raconte à la ronde », de la vengeance des saints, de la divination et de l’ambiguïté des comportements des clercs à son égard. Il rappelle combien les sociétés médiévales étaient méfiantes envers la nouveauté, voire lui étaient hostiles, ce qui n’empêchait pas « le nouveau de devenir une coutume » (p. 121). L. Milis souligne que « l’antithèse entre justice et injustice est souvent mise en vedette » (p. 119) et il observe qu’en dépit des interdits de l’Église, les superstitions, la croyance au mauvais œil par exemple, sont restées vivaces bien au-delà du Moyen Âge. Même les gens d’Église sont attentifs à repérer des signes annonciateurs note l’a. (p. 141) mais c’est ici moins une preuve d’enracinement dans la superstition qu’une conception deutéronomiste classique, selon laquelle Dieu envoie aux hommes des signes avertisseurs. Les esprits, les démons envahissaient le quotidien ; ils « appartenaient au monde des expériences courantes » (p. 129). On terminera avec la dernière observation en toute fin de livre (p. 155) sur l’association entre la croyance dans la Mesnie Hellequin et le travestissement d’hommes en femmes ou le port de masques blancs lors du carnaval.

9Ces constats amènent L. Milis à plaider en conclusion pour veiller à maintenir le rôle de la Raison dans un monde actuel marqué à ses yeux par un retour de l’irrationnel, des croyances absurdes ou des pratiques ancestrales, tels les crimes d’honneur ou les mariages arrangés (p. 158).

10Il reste que le prisme clérical des sources qui conduit à ériger des normes et à nourrir les textes d’exempla ne signifie pas que les hommes du Moyen Âge respectaient ces injonctions. Que l’on songe aux nombreux exemples de princes laïcs, de Foulque Nerra à Frédéric II, qui se soucièrent comme d’une guigne des excommunications prononcées contre eux, ou de ces souverains qui refusèrent d’adopter les règles édictées par les clercs. Des sources comme les testaments ou les diplômes de chancellerie, les actes de la pratique dont les chartes, sont également révélatrices des mentalités et de l’effet réel des normes comportementales que l’Église entendait imposer. Le livre est écrit de manière très abordable, parfois un peu familière (« les Pollanes – sic pour « Poulains » – en prennent plein la tête » p. 52), sans doute une trace des entretiens oraux des séminaires. Au total, on a là une rapide et suggestive introduction aux mentalités médiévales, largement nourrie de citations et de longs extraits qui permettra à des étudiants abordant la période de se familiariser avec elle et certains auteurs. Une rapide bibliographie et un index complètent l’ouvrage, assorti de nombreuses illustrations, souvent fournies par l’a. lui-même.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvain Gouguenheim, « Ludo Milis, L’homme médiéval et sa vision du monde : ruptures et survivances »Cahiers de civilisation médiévale, 240 bis | 2017, 513-514.

Référence électronique

Sylvain Gouguenheim, « Ludo Milis, L’homme médiéval et sa vision du monde : ruptures et survivances »Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 240 bis | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5539 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5539

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