Smilja Marjanović-Dušanić, L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale : étude d’hagiographie
Smilja Marjanović-Dušanić, L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale : étude d’hagiographie, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses, 179), 2017.
Texte intégral
1Smilja Marjanović-Dušanić a donné avec Свети Краљ. Култ Стефана Дечанског [Un roi sacré. Le culte de Stefan de Dečani] paru à Belgrade en 2007 une esquisse des méthodes et des idées qu’elle systématise dans cette synthèse en français : le propos consiste à écrire l’histoire d’un corpus narratif dans toutes ses dimensions (contexte, style, influences, modèles) tout en donnant l’interprétation idéologique que les textes réclament. Pour la Serbie médiévale en l’occurrence, l’hagiographie en langue paléo-serbe est produite par les plus hautes élites du royaume naissant avec la dynastie des Némanides (1168-1371). Elle a le saint roi pour sujet quasiment exclusif, même si le modèle dominant du saint roi devenu moine inauguré avec Stefan Nemanja (1168-1196) et incarné par Stefan Dragutin (1276-1316) évolue vers le modèle du saint roi martyr, à partir du dossier de Stefan de Dečani (écarté du trône par son propre fils Stefan Dučan en 1331 et objet d’une première Vie dès 1337-1340) et jusqu’à la Vie du despote Stefan Lazarević (rédigée v. 1433-1439). Ces Vies en effet sont le moyen choisi pour construire la légitimité d’un État serbe qui se crée par l’élection d’une famille régnante et le partage d’une même langue et d’une même foi. L’exaltation des rois va de pair avec l’exaltation des archevêques de l’Église serbe, recrutés dans les mêmes familles, avec les mêmes moyens hagiographiques : les Vies des rois et archevêques serbes rassemblées (après 1317 ?) par Daniel II, higoumène de Chilandar avant de devenir archevêque de Serbie (1324-1337), sont un témoignage assez éloquent de cette symbiose politique sous le règne de Stefan Milutin (1282-1321). Le mécanisme complexe qui consiste à passer de la valorisation d’une sainteté personnelle à l’exaltation d’une beata stirps, et de la glorification d’une dynastie à la création identitaire d’une nation, d’une patrie et d’une Église nationale, a souvent été décrit à partir de la pratique des Ottoniens imités par les Árpád, eux-mêmes certainement influents sur les Némanides. S. Marjanović-Dušanić reconnaît bien la dette idéologique de l’hagiographie serbe à l’égard de ces précédents occidentaux, tout en attirant plus volontiers l’attention sur tous les indices qui prouvent, dans le détail, une dépendance plus nette à l’égard de Byzance. La dépendance est directe et existentielle aussi bien que symbolique ou textuelle : en renonçant au trône pour devenir le moine Syméon (1197), Stefan Nemanja aurait imité le geste de Manuel Comnène prenant l’habit avant sa mort ; son fils saint Sava doit à l’excellence de ses relations avec Constantinople le privilège de relever le monastère de Chilandar sur l’Athos selon ses deux Vies ; de l’autre côté du spectre chronologique, Constantin le Philosophe ou de Kostenec, formé dans le monastère bulgare de Bačkovo, donne à Stefan Lazarević une Vie dont le style devrait beaucoup à l’historiographie byzantine. Il est vrai que les traductions d’œuvres grecques à l’intention de la cour serbe se multiplient à partir du milieu du xive s., quand Stefan Dučan (1331-1355) transforme le royaume de Serbie en empire orthodoxe et prend le titre d’« empereur des Serbes et des Romains » (1346).
2L’hagiographie médiévale serbe est donc décrite comme le vecteur de création et de diffusion d’une idéologie royale – à vrai dire, l’idée est familière, même au lecteur français, grâce aux travaux de Boško Bojović : dans une thèse soutenue à Paris en 1990, publiée sous le titre L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du Moyen Âge serbe (Rome, Pontificio Istituto Orientale [Orientalia christiania analecta, 248], 1995) Boško Bojović avait choisi les mêmes sources et le même cadre chronologique, celui de la dynastie némanide jusqu’à l’émiettement de l’empire serbe, puis de la dynastie des Lararević jusqu’à l’anéantissement par les Ottomans (1459) avec l’acmé dramatique de la bataille de Kosovo (1389) qui voit le martyre du roi Lazar. B. Bojović avait logiquement identifié dans la création de la sainteté de Stefan Nemanja à la fin du xiie s., le même point focal à partir duquel devait rayonner toute la construction d’une royauté charismatique serbe, caractérisée par sa forte dimension familiale et dynastique et ses relations privilégiées avec le Mont Athos (facilement accessible au lecteur francophone, voir la synthèse de ces idées dans Boško I. Bojović, « Une monarchie hagiographique. La théologie du pouvoir dans la Serbie médiévale [xiie-xve siècles] », L’empereur hagiographe. Culte des saints et monarchie byzantine et post-byzantine, actes de colloques [Bucarest, 13-14 mars 2000 et 1-2 novembre 2000], P. Guran, B. Flusin [dir.], Roumanie, New Europe College, 2001, p. 61-72). Au nombre des différences entre les deux chercheurs, on doit donc relever plutôt la qualification du genre des sources auxquelles ils s’intéressent : comme le montre assez clairement le titre de sa thèse, B. Bojović hésite toujours à parler d’hagiographie au sens strict. Il considère les biographies royales comme une modalité particulière de l’historiographie dynastique serbe (Boško I. Bojović, « Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au bas Moyen Âge. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’État médiéval serbe », Südost-Forschungen, 51, 1992, p. 29-49 ; voir surtout depuis Petre Guran, « Slavonic Historical Writing in South-Eastern Europe, 1200-1600 », dans The Oxford History of Historical Writing, 2 : 400-1400, S. Foot et C. F. Robinson [éd.], Oxford/New York, Oxford University Press, 2012, p. 328-345, où les textes « hagiographiques » serbes sont considérés comme historiographiques) et constate même l’évolution du genre vers une forme de laïcisation. De la Vie du despote Stefan Lazarević (m. 1427), héritier de Lazar, dont S. Marjanović-Dušanić parle comme d’un texte hagiographique, il écrit en effet qu’il s’agit d’une « biographie » et du « premier ouvrage sécularisé faisant suite à la longue série des hagio-biographies princières et royales de l’époque antérieure » (Boško I. Bojović, « Le “Dit d’amour” et le despote Stefan Lazarević », Corrispondenza d’amorosi sensi : l’omoerotismo nella letteratura medievale, P. Odorico et N. Pasero [dir.], Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2008, p. 285-296). Il serait ridicule de durcir l’opposition entre deux chercheurs dont le diagnostic se rejoint sur bien des points : l’observation sert ici à qualifier la double originalité du travail de S. Marjanović-Dušanić. L’a. englobe d’abord des sources d’origine et de présentation hétérogènes sous l’étiquette générique « hagiographie ». Le choix est justifié dans un contexte religieux et culturel sous influence byzantine où la première biographie d’un saint peut se lire dans le prologue d’un typikon : c’est le cas pour Syméon bien sûr (infra) mais aussi pour le roi Stefan Milutin, dont la première Vie apparaît dans le typikon de sa fondation de Banjska. Dans le corpus figure aussi l’extraordinaire Éloge du prince Lazar – Pohvala knezu Lazaru (« Louange adressée au prince Lazar » mieux qu’« Éloge au prince Lazar », p. 19) – brodé par Jefimija sur soie rouge, puisqu’il est le noyau d’une Vie brève du martyr intégré dans son Office. Cette extension de l’hagiographie à tout texte encomiastique, liturgique et mémoriel, est cohérente avec la pratique propre à l’Église serbe – une pratique assez archaïque pour l’époque discutée – de l’anagnorisis, soit la reconnaissance de la sainteté d’une personne du fait de l’existence d’un culte ou d’une réputation de sainteté, et non de l’héroïcité de ses vertus reconnues par un procès (voir l’étude exemplaire donnée par D. Popović sur la mémoire de Stefan le Premier Couronné [1196-1127] : le culte développé à Žiča autour de sa dépouille incorruptible précède de quatre siècles l’écriture de sa Vie ; « Када је Краљ Стефан Првовенчани уврштен у светитеље? Прилог проучавању владарске „канонизације“ у средњовековној Србији [Quand le roi Stefan le Premier Couronné a-t-il été compté au nombre des saints ? Préambule à une enquête sur la canonisation dans la Serbie médiévale] », Zbornik radova Vizantoloskog Instituta, 50-2, 2013, p. 573-584, suivi d’un résumé en anglais). Pour l’a., il n’y a donc pas lieu de séparer hagiographie et culte. De cette première originalité dans la caractérisation du corpus découle la seconde, qui relève des méthodes d’analyse : parce qu’elle considère un corpus hagiographique qui a de fortes contraintes génériques et ses propres traditions d’écriture, S. Marjanović-Dušanić est sensible à sa dimension proprement littéraire. Elle se réclame des maîtres du genre hagiographique – Stephanos Efthymiadis, Bernard Flusin, Monique Goullet, Martin Heinzelmann, Marc Van Uytfanghe, la liste n’est pas exhaustive – davantage que des historiens qui analysent l’hagiographie en termes idéologiques, Gábor Klaniczay étant sans doute l’exception la plus marquante. D’où deux chapitres qui travaillent la question de la réécriture et des modèles (chap. 3) puis toutes les formes d’expression de l’eschatologie serbe (chap. 4) où la définition hyper-extensive de l’hagiographie (incluant notamment l’homilétique et la tradition serbe des « dits » ou slovo) se montre très opérante. La réception serbe de l’Apocalypse d’Anastasie montre que ce classique récit de voyage dans l’au-delà, produit dans un milieu monastique byzantin à la fin du xe s., a trouvé son public dans les régions slaves, avec au moins une traduction serbe antérieure aux années 1380. Or cette acclimatation est l’occasion d’ajouter au modèle une réflexion sur la sainteté royale. Enfin, la fin de l’empire serbe (1371) et l’emprise ottomane grandissante sont le contexte favorable pour que se développe une littérature sur les temps derniers aux accents d’apocalypse – la glorification du saint roi martyr après Lazar permet de transcender l’échec politique sans renoncer à la sainteté royale.
3En rapprochant culte et hagiographie, S. Marjanović-Dušanić avait déjà démontré à propos du dossier de Stefan « de Dečani » (1322-1331), fils de Stefan Milutin (1282-1321), que la portée idéologique générale de cette hagiographie royale rencontrait ponctuellement les intérêts de tel ou tel monastère gardien de la mémoire et du culte d’un saint roi. Ce Stefan en effet doit son surnom à sa fondation du monastère de Dečani, et l’higoumène de Dečani Grégoire Camblak est en 1402 le deuxième hagiographe du saint roi. La pratique remonte pour la Serbie aux origines mêmes de sa tradition hagiographique, indissociable du monastère athonite de Chilandar et du monastère serbe de Studenica. Ces deux fondations de Stefan Nemanja se targuent d’être respectivement le lieu de sa conversion et de sa mort, et le lieu de conservation de ses reliques. (Selon sa deuxième Vie, la myroblitie qui caractérise saint Syméon se produit aussi bien dans l’un et l’autre lieu [sur la myroblitie de Syméon, a paru trop tard pour être intégré dans la bibliographie l’article de D. Popović et M. Popović, « Мироточиви гроб светог Симеона у Студеници – нови поглед [Du nouveau sur la miroblitie de la tombe de Syméon à Studenica] », Zbornik radova Vizantoloskog Instituta, 52, 2015, p. 237-253, avec résumé en anglais]). Le joupan Stefan est en effet venu rejoindre son fils Rastko Nemanjič, devenu moine de l’Athos dans les années 1190 sous le nom de Sava (Sabas), et passe pour le fondateur de Chilandar. Il revient à Sava de donner à Chilandar son typikon (1198), et d’écrire à la mémoire de son père une notice commémorative puis son amplification, soit la première Vie de Syméon le Myroblite en version brève puis longue, cette dernière étant intégrée dans le prologue au Typikon de Studenica. La rédaction d’une deuxième Vie par l’autre fils de Nemanja, Stefan le Premier Couronné, vise à accentuer peu après 1216 les liens entre dynastie sainte des Némanides et protection royale de la vie monastique. Le mouvement ne s’interrompt plus : l’hagiographie serbe est structurellement monastique, par ses auteurs et par ses idées. Domentian moine de Chilandar écrit la Vie de saint Sava en 1254 puis une troisième Vie de saint Syméon en 1264 à la demande de Stefan Uroš (1243-1276), petit-fils du saint. Théodose, moine de Chilandar, écrit une deuxième Vie de saint Sava ainsi qu’un office avec Vie de saint Pierre de Koriša, ermite contemporain – le sanctoral serbe s’ouvrait ainsi aux moines qui ne sont pas des rois sous le règne de Stefan Milutin. La reprise dans cette Vie de saint Pierre de Koriša des clichés sur un monachisme syrien ou égyptien idéalisé est représentative de l’emprise qu’exerce la norme monastique sur l’hagiographie serbe : un vrai saint est un moine de l’époque héroïque, un anachorète taillé sur le modèle d’Antoine. Sans frémir, le moule sert à façonner le portrait de souverains pourtant plongés durant leur existence dans des activités plus séculières ; ainsi pour la Vie de Stefan Dragutin (1276-1282-1316), frère et concurrent de Stefan Milutin en faveur duquel il est déposé. Daniel II le dote d’une Vie qui le montre, bien avant qu’il ne devienne effectivement moine avant sa mort, capable dans le monde d’exploits ascétiques inspirés par son amour de la pénitence. Le portrait de moine le plus achevé reste celui que crée Théodose pour saint Sava, calqué sur le prototype de son saint patron Sabas (m. 532) fondateur de Mar Sabas en Palestine.
4Composé à partir du texte de quatre conférences prononcées en 2012, le livre n’évite pas tout à fait les défauts inhérents à ces compilations : les sources sont présentées à plusieurs reprises, et certains thèmes souvent répétés, comme celui de l’influence, sur saint Sava peut-être et sur son dossier hagiographique sûrement, de la légende de Barlaam et Joasaph (Josaphat dans le monde latin). Comme Joasaph, Sava est ce prince promis au trône qui y renonce parce qu’un père spirituel sait l’initier à la supériorité de la vie monastique. Des outils viennent heureusement compenser ces défauts minimes – cartes, tableaux chronologiques, résumés des quelques-unes des Vies analysées, index surtout qui permet au lecteur une circulation aisée d’une conférence à l’autre.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie-Céline Isaïa, « Smilja Marjanović-Dušanić, L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale : étude d’hagiographie », Cahiers de civilisation médiévale, 240 bis | 2017, 509-511.
Référence électronique
Marie-Céline Isaïa, « Smilja Marjanović-Dušanić, L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale : étude d’hagiographie », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 240 bis | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccm/5533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccm.5533
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